LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE, a rendu l'arrêt suivant :
COUR DE CASSATION FB
ASSEMBLÉE PLÉNIÈRE
Audience publique du 10 mai 2019
M. LOUVEL, premier président Rejet
Arrêt n° 646 P+B+R+I
Pourvoi n° D 18-82.737
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
LA COUR DE CASSATION, siégeant en ASSEMBLÉE PLÉNIÈRE, a rendu l'arrêt suivant :
Statuant sur le pourvoi formé par le Royaume du Maroc,
partie civile,
contre l'arrêt rendu le 24 janvier 2018 par la cour d'appel de Paris (pôle 2 - chambre 7), qui, dans la procédure suivie contre M. L... du chef de diffamation publique envers un particulier, a déclaré irrecevable sa citation directe ;
La SCP Spinosi et Sureau a, par mémoire spécial, reçu le 17 septembre 2018, formulé une question prioritaire de constitutionnalité ;
Le premier président a, par ordonnance du 28 septembre 2018, ordonné le renvoi de l'examen du pourvoi devant l'assemblée plénière ;
La SCP Zribi et Texier s'est constituée au nom de M. L..., bénéficiaire de l'aide juridictionnelle totale par décision du 12 novembre 2018 ;
Un mémoire en défense sur la question prioritaire de constitutionnalité a été déposé au greffe de la Cour de cassation par la SCP Zribi et Texier ;
Par arrêt en date du 17 décembre 2018, l'assemblée plénière de la Cour de cassation a dit n'y avoir lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité ;
Le demandeur invoque, devant l'assemblée plénière, un moyen unique de cassation annexé au présent arrêt ;
Ce moyen a été formulé dans un mémoire déposé au greffe de la Cour de cassation par la SCP Spinosi et Sureau, avocat du Royaume du Maroc, représenté par son ambassadeur, M. V... X... ;
Le rapport écrit de Mme Teiller, conseiller, et l'avis écrit de M. Cordier, premier avocat général, ont été mis à disposition des parties ;
Sur quoi, LA COUR, siégeant en assemblée plénière, en l'audience publique du 12 avril 2019, où étaient présents : M. Louvel, premier président, Mmes Flise, Batut, Mouillard, MM. Soulard, Cathala, présidents, M. Maunand, conseiller doyen faisant fonction de président, Mme Teiller, conseiller rapporteur, Mme Riffault-Silk, MM. Prétot, Pers, Mme Kamara, MM. Huglo, Jessel, Rémery, Mme Brouard-Gallet, M. de Larosière de Champfeu, Mmes Basset, Auroy, conseillers, M. Cordier, premier avocat général, Mme Caratini, directeur principal des services de greffe ;
Sur le rapport de Mme Teiller, conseiller, assistée de Mmes Cottereau, Benac, M. Gilquin-Vaudour, auditeurs au service de documentation, des études et du rapport, les observations de la SCP Spinosi et Sureau, de la SCP Zribi et Texier, l'avis de M. Cordier, premier avocat général, auquel les parties, invitées à le faire, ont répliqué, et après en avoir délibéré conformément à la loi ;
Attendu qu'il résulte de l'arrêt attaqué que, le 26 février 2015, le Royaume du Maroc, représenté par son ministre de l'intérieur, a fait citer M. L... devant le tribunal correctionnel de Paris du chef de diffamation publique envers un particulier, sur le fondement des articles 23, 29, alinéa 1er, et 32, alinéa 1er, de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse et de l'article 93-3 de la loi n° 82-652 du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle, en raison de propos tenus en direct, le 11 janvier 2015, sur les chaînes de télévision I-Télé et BFM ; que le tribunal de grande instance de Paris l'ayant déclaré irrecevable en son action au motif qu'il ne saurait être assimilé à un particulier au sens de l'article 32, alinéa 1er, précité, le Royaume du Maroc a formé appel de cette décision ;
Attendu que le Royaume du Maroc fait grief à l'arrêt de le déclarer irrecevable en son action du chef de diffamation publique envers un particulier, en violation des articles 6 et 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, 6, 8, 13 et 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, 29, 30, 31, 32 et 48 de la loi du 29 juillet 1881, 591 et 593 du code de procédure pénale, alors, selon le moyen :
1°/ que les dispositions combinées des articles 29, alinéa 1er, 30, 31, alinéa 1er, 32, alinéa 1er, et 48, 1°, 3° et 6° de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, desquelles il résulte qu'à la différence de l'Etat français qui, notamment par l'intermédiaire de ses ministres, peut engager des poursuites en diffamation sur le fondement des articles 30 et 31 susvisés en cas d'atteinte portée à sa réputation résultant de propos attentatoires à l'honneur ou à la considération de ses institutions, corps constitués, administrations publiques ou représentants en raison de leurs fonctions, un Etat étranger n'est pas admis à engager une telle action en cas d'atteinte portée à sa réputation par les mêmes moyens, faute de pouvoir agir sur le fondement des articles 30 et 31 de la loi susvisée et faute de pouvoir être assimilé à un particulier au sens de son article 32, alinéa 1er, instituent une différence de traitement injustifiée entre l'Etat français et les Etats étrangers dans l'exercice du droit à un recours juridictionnel et méconnaissent par conséquent le principe d'égalité devant la justice, tel qu'il est garanti par les articles 6 et 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ; que consécutivement à la déclaration d'inconstitutionnalité qui interviendra, l'arrêt attaqué se trouvera privé de base légale ;
2°/ que, selon les dispositions combinées des articles 6 § 1 et 14 de la Convention européenne des droits de l'homme, toute personne morale, quelle que soit sa nationalité, a droit à ce que sa cause soit entendue par un tribunal indépendant et impartial ; qu'il résulte en outre de l'article 8 de cette Convention que les personnes morales ont droit à la protection de leur réputation, droit par ailleurs reconnu aux Etats par le droit international public ; que, dès lors, en déclarant irrecevable l'action en diffamation engagée sur le fondement de l'article 32, alinéa 2, de la loi du 29 juillet 1881 par le Royaume du Maroc à raison des propos estimés diffamatoires que M. L... a tenus sur deux chaînes de télévision françaises envers la police marocaine, lorsqu'à la différence de l'Etat français qui, dans la même situation, aurait pu agir, par l'intermédiaire de son ministre de l'intérieur, sur le fondement de l'article 30 de cette loi, le Royaume du Maroc ne dispose d'aucune autre voie de recours lui permettant d'accéder à un juge pour qu'il soit statué sur l'atteinte portée à sa réputation et, le cas échéant, sur la réparation du préjudice en résultant, la cour d'appel a porté atteinte à la substance même de son droit d'accès à un tribunal et l'a placé dans une situation discriminatoire dans la jouissance de ce droit par rapport à l'Etat français et aux autres personnes, physiques et morales, en violation des dispositions conventionnelles visées au moyen ;
Mais attendu que le moyen, pris en sa première branche, est devenu sans portée à la suite de l'arrêt de l'assemblée plénière de cette Cour en date du 17 décembre 2018 disant n'y avoir lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité présentée par le demandeur ;
Et attendu, d'abord, que l'article 32, alinéa 1er, de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ne permet pas à un Etat, qui ne peut pas être assimilé à un particulier au sens de ce texte, d'engager une poursuite en diffamation sur le fondement de cette loi ;
Attendu ensuite, qu'en droit interne, la libre communication des pensées et opinions est une liberté fondamentale qui garantit le respect des autres droits et libertés, et que les atteintes portées à son exercice doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées à l'objectif poursuivi (Cons. constit., 10 juin 2009, n° 2009-580 DC) ; qu'il en est de même au sens de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, telle qu'interprétée par la Cour européenne des droits de l'homme, laquelle considère que la liberté d'expression constitue l'un des fondements essentiels d'une société démocratique (CEDH, 7 décembre 1976, Handyside c. Royaume-Uni, n° 5493/72 ; 14 février 2008, July et SARL Libération c. France, n° 20893/03), de sorte qu'un Etat ne peut se prévaloir d'un droit à la protection de sa réputation, résultant de l'article 8 de ladite Convention, pour en limiter l'exercice (CEDH, 25 août 1998, Hertel c. Suisse, n° 25181/94 ; 25 juin 2002, Colombani et autres c. France, n° 51279/99 ; 22 octobre 2007, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France, n°s 21279/02 et 36448/02) ; qu'en conséquence, aucun Etat, qui soutient être victime d'une diffamation, ne peut agir en réparation de son préjudice et que, dès lors, il n'existe aucun droit substantiel dont le droit processuel devrait permettre l'exercice en organisant, conformément à l'article 6, § 1, de la Convention précitée, un accès au juge de nature à en assurer l'effectivité ;
D'où il suit qu'à supposer que la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales puisse être invoquée, le moyen ne peut être accueilli en aucune de ses branches ;
PAR CES MOTIFS :
REJETTE le pourvoi ;
Condamne le Royaume du Maroc aux dépens ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, siégeant en assemblée plénière, et prononcé par le premier président en son audience publique du dix mai deux mille dix-neuf.
MOYEN ANNEXE au présent arrêt :
Moyen produit par la SCP Spinosi et Sureau, avocat aux Conseils, pour le Royaume du Maroc, représenté par son ambassadeur, M. V... X....
Violation des articles 6 et 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, 6, 8, 13, 14 de la Convention européenne des droits de l'homme, 29, 30, 31, 32, 48 de la loi du 29 juillet 1881, 591 et 593 du code de procédure pénale ;
En ce que la cour d'appel a confirmé le jugement déféré ayant déclaré le Royaume du Maroc irrecevable en son action en diffamation publique envers M. L... ;
Aux motifs que « la partie civile s'appuie sur ces dernières réquisitions pour revendiquer un droit d'accès à la justice, la loi sur la presse ne lui offrant aucune autre voie pour défendre son honneur et sa réputation. Elle considère que l'article 30 de la même loi n'est applicable qu'aux institutions de l'Etat français, l'article 31 n'offrant pour sa part de protection qu'aux personnes physiques dans l'exercice d'une activité au service de l'Etat.
Outre les réquisitions précitées, le Royaume du Maroc estime que celles-ci ne font que conforter la motivation de l'arrêt également précité du 15 février 2017.
La partie civile a encore étendu ces affirmations à l'action des personnes morales et physiques de droit privé régies par les règles de droit. Elle fait ainsi référence à la jurisprudence européenne qui a déclaré recevable en France la constitution de partie d'associations étrangères.
De même elle cite des jurisprudences qui ont admis le principe de l'indemnisation de l'Etat en raison du discrédit qui pouvait être porté sur des corps constitués par le fait d'infractions constituant « un facteur d'affaiblissement de l'autorité de l'Etat dans l'opinion publique ».
Ainsi, l'agent judiciaire de l'Etat a-t-il pu obtenir l'indemnisation d'un préjudice moral subi par celui-ci.
Aussi le caractère « d'Etat souverain » du Royaume du Maroc constaté par le premier juge ne serait-il pas un obstacle à son action. Une solution contraire serait donc en contradiction avec les principes constitutionnels du droit à un recours juridictionnel effectif et à l'accès au juge.
En dernier lieu, par rapport à la question qui pourrait se poser en l'espèce, la partie civile serait parfaitement identifiable comme mise en cause dans les propos du prévenu, qui impute non seulement aux autorités marocaines, mais encore au « Maroc » lui-même des infractions pénales dont il aurait été victime.
Pour estimer au contraire que la plainte dirigée contre lui serait irrecevable, Y... L... rappelle le principe de l'interprétation stricte du droit pénal et son application précise à l'espèce, en considérant que les articles 30 à 32 de la loi du 29 juillet 1881 ne visent des personnes privées ou publiques sans référence aucune à la notion d'Etat, celui-ci, français ou étranger serait donc extérieur à l'application de cette loi.
Selon lui, la jurisprudence exclurait qu'un Etat souverain puisse être considéré comme un particulier. Il cite encore un jugement récent du tribunal correctionnel de Nanterre qui a déclaré irrecevable une plainte en diffamation dirigée par l'Azerbaïdjan contre une journaliste française. Il rappelle que la cour est saisie d'un autre appel du Royaume du Maroc, déclaré irrecevable au titre d'une autre action dirigée contre lui pour d'autres faits de diffamation, ce par jugement du 28 mars 2017 rendu par la 17e chambre du tribunal correctionnel de Paris.
L'intimé fait encore valoir que l'immunité pénale des Etats étrangers ainsi que de l'Etat français exclurait la possibilité pour ceux-ci de poursuivre les particuliers autrement que par l'intermédiaire des personnes morales et physiques visée par les articles 30 et 31 de la loi sur la presse. La recevabilité des recours de ces mêmes personnes interdit de considérer que les Etats seraient privés d'un accès au juge.
La cour retiendra de son précédent arrêt refusant de transmettre la question prioritaire de constitutionnalité, qu'il ne fait que constater que la loi sur la presse ne présente pas de caractère exclusif à l'égard de quiconque quant à l'accès à ses dispositions. Cependant, s'il a considéré qu'aux limites strictes des articles 30 et 31 de cette loi, devait être opposé le caractère plus large de son article 32, il n'a pas pour autant affirmé que le Royaume du Maroc pouvait être assimilé à un particulier. La lettre de ce dernier texte n'est certes pas exclusive, mais reste entière la capacité à agir d'un Etat étranger en tant que tel devant les juridictions françaises de l'ordre judiciaire.
C'est avec pertinence qu'à défaut de jurisprudence établie à ce titre que le Royaume du Maroc fait référence à la jurisprudence relative à l'Etat français. Cependant, aucun des arrêts qu'il cite ne précise la qualité de l'Etat, personne publique ou (et) privée, et n'ont statué que sur la recevabilité d'actions civiles conséquences d'actions pénales engagées par l'agent judiciaire de l'Etat au regard de préjudices matériels ou moraux subis par l'Etat français, au regard des principes généraux du lien de causalité entre la faute commise et le préjudice dont l'indemnisation est revendiquée.
Doit également être pris en compte le rappel par l'intimé du fait que les privilèges exorbitants du droit commun des Etats français ou étrangers en matière d'immunité de juridiction et d'exécution excluraient qu'ils puissent être assimilés à des personnes privées.
Par ailleurs, les articles 30 et 31 de la loi du 29 juillet 1881, qui décrivent de manière exhaustive les actions qui peuvent être engagées par les personnes publiques physiques ou morales représentant l'Etat à différents titres, s'opposent à ce qu'elles puissent user des dispositions de l'article 32. Il serait dès lors anormal qu'un Etat étranger puisse agir autrement que par ses corps constitués ou agents publics, ceux-ci ne pouvant invoquer les dispositions des articles 30 et 31 qui n'intéressent que les autorités françaises, il serait alors légitime que ces corps ou agents se fondent sur les dispositions de l'article 32.
En conséquence, le jugement déféré sera confirmé » ;
Alors que d'une part, les dispositions combinées des articles 29, alinéa 1er, 30, 31, alinéa 1er, 32, alinéa 1er, et 48, 1°, 3° et 6° de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, desquelles il résulte qu'à la différence de l'Etat français qui, notamment par l'intermédiaire de ses ministres, peut engager des poursuites en diffamation sur le fondement des articles 30 et 31 susvisés en cas d'atteinte portée à sa réputation résultant de propos attentatoires à l'honneur ou à la considération de ses institutions, corps constitués, administrations publiques ou représentants en raison de leurs fonctions, un Etat étranger n'est pas admis à engager une telle action en cas d'atteinte portée à sa réputation par les mêmes moyens, faute de pouvoir agir sur le fondement des articles 30 et 31 de la loi susvisée et faute de pouvoir être assimilé à un particulier au sens de son article 32, alinéa 1er, instituent une différence de traitement injustifiée entre l'Etat français et les Etats étrangers dans l'exercice du droit à un recours juridictionnel et méconnaissent par conséquent le principe d'égalité devant la justice, tel qu'il est garanti par les articles 6 et 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ; que consécutivement à la déclaration d'inconstitutionnalité qui interviendra, l'arrêt attaqué se trouvera privé de base légale ;
Alors que d'autre part, selon les dispositions combinées des articles 6 § 1 et 14 de la Convention européenne des droits de l'homme, toute personne morale, quelle que soit sa nationalité, a droit à ce que sa cause soit entendue par un tribunal indépendant et impartial ; qu'il résulte en outre de l'article 8 de cette Convention que les personnes morales ont droit à la protection de leur réputation, droit par ailleurs reconnu aux Etats par le droit international public ; que, dès lors, en déclarant irrecevable l'action en diffamation engagée sur le fondement de l'article 32, alinéa 2, de la loi du 29 juillet 1881 par le Royaume du Maroc à raison des propos estimés diffamatoires que M. L... a tenus sur deux chaînes de télévision françaises envers la police marocaine, lorsqu'à la différence de l'Etat français qui, dans la même situation, aurait pu agir, par l'intermédiaire de son ministre de l'intérieur, sur le fondement de l'article 30 de cette loi, le Royaume du Maroc ne dispose d'aucune autre voie de recours lui permettant d'accéder à un juge pour qu'il soit statué sur l'atteinte portée à sa réputation et, le cas échéant, sur la réparation du préjudice en résultant, la cour d'appel a porté atteinte à la substance même de son droit d'accès à un tribunal et l'a placé dans une situation discriminatoire dans la jouissance de ce droit par rapport à l'Etat français et aux autres personnes, physiques et morales, en violation des dispositions conventionnelles visées au moyen.