AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
LA COUR DE CASSATION, TROISIEME CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
Sur le pourvoi formé par :
1 / la société Axa Global Risks, société anonyme d'assurances, venant aux droits de la compagnie Uni Europe, dont le siège est ...,
2 / la société Comet, société anonyme, venant aux droits de la SIT, dont le siège est ...,
en cassation d'un arrêt rendu le 21 octobre 1996 par la cour d'appel de Bourges (1re chambre), au profit :
1 / de la société Coopérative Agri Cher, dont le siège est ...,
2 / de M. X..., ès qualités de représentant des créanciers de la société Agri Cher, demeurant ...,
3 / de M. Y..., agissant ès qualités d'administrateur de la société Agri Cher, demeurant ...,
4 / des établissements Boutillet, dont le siège est ...,
défendeurs à la cassation ;
La société Coopérative Agri Cher, M. X..., ès qualités et M. Y..., ès qualités, ont formé, par un mémoire déposé au greffe le 15 septembre 1997, un pourvoi incident contre le même arrêt ;
Les demanderesses au pourvoi principal invoquent, à l'appui de leur recours, un moyen unique de cassation annexé au présent arrêt ;
Les demandeurs au pourvoi incident invoquent, à l'appui de leur recours, deux moyens de cassation annexés au présent arrêt ;
LA COUR, en l'audience publique du 21 juillet 1998, où étaient présents : M. Beauvois, président, M. Martin, conseiller rapporteur, Mlle Fossereau, MM. Chemin, Fromont, Villien, Cachelot, conseillers, M. Nivôse, Mmes Masson-Daum, Boulanger, conseillers référendaires, M. Weber, avocat général, Mlle Jacomy, greffier de chambre ;
Sur le rapport de M. Martin, conseiller, les observations de la SCP Rouvière et Boutet, avocat des sociétés Axa Global Risks et Comet, de Me Parmentier, avocat de la société Coopérative Agri Cher, et de MM. X... et Y..., ès qualités, les conclusions de M. Weber, avocat général, et après en avoir délibéré conformément à la loi ;
Donne acte aux sociétés Axa Global Risks et Comet du désistement de leur pourvoi en ce qu'il est dirigé contre la société Boutillet ;
Sur le moyen unique du pourvoi principal :
Attendu, selon l'arrêt attaqué (Bourges, 21 octobre 1996), que la société Coopérative Agri Cher (société Agri Cher), maître de l'ouvrage, depuis lors en redressement judiciaire, assurée par la compagnie Uni Europe, ayant entrepris la construction d'un silo de stockage de céréales, a chargé la Société d'ingénieurs et de techniciens (société SIT) des études, de l'obtention des offres des entrepreneurs et de la direction des travaux ; que le marché de génie civil a été attribué à la société Boutillet ; que ce contrat ayant été rompu, la cour d'appel a, par arrêt du 13 février 1990, jugé que la rupture était imputable aux sociétés Agri Cher et SIT, les a condamnées in solidum à indemniser la société Boutillet, a condamné la société SIT à payer au maître de l'ouvrage une indemnité provisionnelle à valoir sur son préjudice occasionné par un retard de six mois dans l'exécution des travaux et a ordonné une expertise ; que la société Agri Cher ayant délivré un commandement de payer à la société SIT et à son assureur, la société SIT l'a assignée aux fins de mainlevée et nullité ; que les instances ont été jointes ;
Attendu que les sociétés Axa Global Risks (société Axa), venant aux droits de la compagnie Uni Europe, et Comet, aux droits de la société SIT, font grief à l'arrêt d'accueillir la demande de la société Agri Cher au titre du surcoût de la construction, des frais annexes, des frais d'immobilisations financières et du préjudice économique, alors, selon le moyen, "1 / que l'arrêt viole l'autorité de la chose jugée lorsqu'il affirme que la cour d'appel a déjà tranché la question du surcoût de la réalisation de l'ouvrage, à travers les "attendus" de son arrêt du 13 février 1990 ; que le seul dispositif d'une décision est revêtu de l'autorité de chose jugée et qu'en opposant, sur un fondement juridique erroné, une véritable fin de non-recevoir à la contestation formulée sur la question essentielle du surcoût, l'arrêt a violé les articles 1350, 1351 du Code civil, 480 du nouveau Code de procédure civile ; 2 / que lorsqu'un ouvrage ne peut être exécuté en raison de sa conception innovante (prototype, de ce fait subventionnée) et qu'un nouvel ouvrage "classique" lui est substitué, il ne peut être mis à la charge du bureau d'études, chargé précisément d'études et non de la construction, la différence entre le prix de l'ouvrage final que le maître d'oeuvre eut dû en toute hypothèse régler à sa valeur réelle ; que le préjudice réparé est sans relation directe avec le dommage, seuls les dommages-intérêts pouvant sanctionner les manquements éventuels à ses obligations imputés au bureau d'études ; qu'au surplus la condamnation prononcée est incompatible avec une condamnation supplémentaire à régler le surcoût de l'intervention d'une entreprise tierce, des immobilisations financières, et un préjudice économique (violation des articles 1131, 1134, 1147et
suivants, 1153 du Code civil) ; 3 / que dans la mesure où la cour d'appel a retenu comme le premier juge la conjonction des fautes de la SIT, bureau d'ingénieurs, et de la société Agri Cher, maître d'ouvrage dans l'échec du projet primitif et en a déduit que les responsabilités étaient partagées 3/4-1/4 entre les sociétés, elle ne pouvait condamner la SIT à régler à Agri Cher la totalité des sommes représentant son prétendu préjudice (manque de base légale, article 1147 et suivants, 1153 du Code civil)" ;
Mais attendu, d'une part, que les sociétés SIT et Uni Europe n'ayant pas soutenu dans leurs conclusions déposées devant la cour d'appel que l'indemnisation du préjudice de la société Agri Cher devait être affectée du même partage que la responsabilité du dommage causé à la société Boutillet, le moyen, de ce chef, est nouveau, mélangé de fait et de droit ;
Attendu, d'autre part, qu'ayant constaté, par motifs propres et adoptés, que la cour d'appel avait définitivement jugé, dans son arrêt du 13 février 1990, que le surcoût de la réalisation de l'ouvrage était dû par la société SIT et n'avait alloué une provision qu'en l'état d'une expertise ordonnée pour apprécier les autres éléments du préjudice, la cour d'appel en a exactement déduit, sans violation de l'autorité de la chose jugée et abstraction faite d'un motif surabondant, que la demande en réparation de ces chefs de préjudice, dont elle a évalué souverainement le montant, devait être accueillie ;
D'où il suit que, pour partie irrecevable, le moyen n'est pas fondé pour le surplus ;
Sur le premier moyen du pourvoi incident :
Attendu que la société Agri Cher, MM. X... et Y... font grief à l'arrêt de n'accueillir que partiellement la demande en garantie de la société Agri Cher à l'encontre de la société Comet et de la compagnie Axa Global Risks, alors, selon le moyen, "1 / que les juges sont tenus de répondre aux moyens des conclusions d'appel dont ils sont régulièrement saisis ; que, dans ses conclusions d'appel, la société Coopérative Agri Cher faisait notamment valoir qu'il était faux de prétendre qu'il avait été définitivement jugé qu'elle était responsable à raison de sa faute de la rupture du marché conclu avec les établissements Boutillet, dès lors que l'arrêt du 13 février 1990, fondé sur l'article 1794 du Code civil, contrairement au jugement du 20 octobre 1988, n'avait envisagé que la responsabilité objective de la société Agri Cher, en dehors de toute idée de faute ; qu'en laissant sans réponse ce moyen péremptoire, la cour d'appel a violé l'article 455 du nouveau Code de procédure civile ; 2 / qu'entre codébiteurs in solidum la contribution à la dette est fonction des fautes commises par chacun ; qu'en limitant la garantie de la société Comet et de la compagnie Axa Global Risks par le motif que la société Coopérative Agri Cher avait pris une décision précipitée en rompant le marché forfaitaire conclu avec les établissements Boutillet dont les prétentions relatives au dépassement du forfait étaient finalement fondées, tout en relevant que ladite décision avait été préconisée par ladite société Comet, la cour d'appel, qui n'a pas tiré les conséquences légales de ses constatations, a violé l'article 1382 du Code civil ; 3 / qu'entre codébiteurs in solidum
la contribution à la dette est fonction des fautes commises par chacun ; qu'en limitant la garantie de la société Comet et de la compagnie Axa Global Risks par le motif que la société Coopérative Agri Cher avait pris une décision précipitée en rompant le marché forfaitaire conclu avec les établissements Boutillet dont les prétentions relatives au dépassement du forfait étaient finalement fondées, en relevant en outre que cette décision était justifiée pour la société Agri Cher dans la mesure où celle-ci était en droit de refuser de supporter le surcoût auquel elle était étrangère, la cour d'appel, qui n'a pas tiré les conséquences légales de ses constatations, a violé l'article 1382 du Code civil" ;
Mais attendu, qu'ayant constaté, par motifs adoptés, qu'il avait été définitivement jugé que la responsabilité contractuelle de la société Agri Cher était engagée vis-à-vis de la société Boutillet en raison de sa faute, la cour d'appel qui a exactement retenu, par motifs propres, que le partage des responsabilités devait être apprécié en fonction du rôle respectif des fautes commises entre les parties condamnées in solidum, a souverainement apprécié les proportions de ce partage ;
D'où il suit que le moyen n'est pas fondé ;
Mais sur le second moyen du pourvoi incident :
Vu les articles 1147 et 1149 du Code civil ;
Attendu que pour n'accueillir que partiellement la demande de la société Agri Cher au titre de son préjudice économique, l'arrêt retient qu'une décision passée en force de chose jugée limitait à la période du 1er janvier au 30 juin 1985 la réparation du dommage causé à la société Agri Cher par le retard de six mois survenu dans la construction du silo ;
Qu'en statuant ainsi, sans rechercher, comme il le lui était demandé, si ce retard n'avait pas causé un dommage postérieurement à cette période, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision ;
PAR CES MOTIFS :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il condamne in solidum la société Comet et la compagnie Uni Europe à payer à la société Agri Cher les sommes de 651 929,70 francs et de 46 738,98 francs au titre du préjudice économique, l'arrêt rendu le 21 octobre 1996, entre les parties, par la cour d'appel de Bourges ; remet, en conséquence, quant à ce, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d'appel d'Orléans ;
Condamne, ensemble, la société Axa Global Risks et la société Comet aux dépens ;
Vu l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, condamne, ensemble, la société Axa Global Risks et la société Comet à payer à la société Coopérative Agri Cher, à M. X..., ès qualités, et à M. Y..., ès qualités, ensemble, la somme de 9 000 francs ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de Cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de Cassation, Troisième chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du sept octobre mil neuf cent quatre-vingt-dix-huit.