AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
LA COUR DE CASSATION, DEUXIEME CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
Sur le pourvoi formé par L'Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l'identité Française et chrétienne (AGRIF), dont le siège est ..., en cassation d'un arrêt rendu le 20 septembre 1993 par la cour d'appel de Paris (1re chambre, section A), au profit de M. Jean Y...
A..., demeurant ..., défendeur à la cassation ;
M. Jean Y...
A... a, par un mémoire déposé au greffe, le 7 juillet 1994, formé un pourvoi incident contre le même arrêt ;
La demanderesse au pourvoi principal invoque, à l'appui de son recours, les deux moyens de cassation annexés au présent arrêt ;
Le demandeur au pourvoi incident invoque, à l'appui de son recours, le moyen unique de cassation annexé au présent arrêt ;
LA COUR, en l'audience publique du 18 décembre 1995, où étaient présents : M. Zakine, président, M. Colcombet, conseiller rapporteur, MM.
Michaud, Chevreau, Delattre, Laplace, Pierre, Mme H..., MM. X..., Z..., G..., D... Solange Gautier, conseillers, MM. Bonnet, Mucchielli, Mlle Sant, conseillers référendaires, M. Tatu, avocat général, Mme Claude Gautier, greffier de chambre ;
Sur le rapport de M. Colcombet, conseiller, les observations de la SCP Hubert et Bruno Le Griel, avocat de L'Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l'identité française et chrétienne (AGRIF), de la SCP Waquet, Farge et Hazan, avocat de M. A..., les conclusions de M. Tatu, avocat général, et après en avoir délibéré conformément à la loi ;
Sur le moyen unique du pourvoi incident qui est préalable :
Attendu que la revue "La B... Bertha" a fait paraître en couverture de son numéro 36 un dessin représentant un christ moribond avec l'inscription : "Je suce était son nom" par "Robert E..." et "Alain F... de l'Acadébite" avec l'inscription :
"Robert C... :
une hostie et un coup de blanc", et page 3 de ce numéro un dessin avec la légende "Jésus-Christ entre au théâtre" et "Père ! nous avons brûlé une sainte" tandis qu'un souffleur crie : "non ! :
"pourquoi m'as-tu abandonné" ducon !", un dessin représentant le christ et les apôtres au pied de la croix portant des banderoles :
"retraite forcée à 33 ans", "précarité de l'emploi", "gardarem nos Assedic !", un "fait divers" illustré d'une femme nue couchée éventrée, un crucifix planté dans le vagin, et, en couverture du n 38 sous le titre : "Le Pape chez les travelos", un dessin représentant le pape Jean-Paul II sodomisé par un travesti qui s'écrie : "bienvenue au Brésil !" et page 9 de ce numéro un dessin, sous le titre "les K.G. Bistes recyclés en prêtres" représentant un prêtre plongeant un enfant dans les fonds baptismaux en déclarant :
"on a des moyens pour te faire parler, sale gosse !"
Que l'Alliance générale contre la racisme et pour le respect de l'identité française et chrétienne (AGRIF) a assigné M. A..., directeur de la revue La B... Bertha, en soutenant que la publication de ces dessins constituait des provocations à la
discrimination, à la haine ou à la violence envers les catholiques ;
Attendu qu'il est fait grief à l'arrêt d'avoir accueilli cette demande, alors, selon le moyen, que la cour d'appel aurait dû rechercher, comme le lui demandait expressément le directeur de publication, si l'insertion de la lutte contre le racisme dans l'objet social de l'Association n'avait pas eu un caractère purement formel, destiné à lui ouvrir les portes de l'action réservée aux associations de ce type dans la loi de 1881, et dont elle n'usait que dans un but partisan, et pour la défense d'idées particulières, sans rapport avec la lutte contre la racisme ;
qu'en omettant de s'expliquer sur ce moyen de la fraude à la loi, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision au regard des articles 24 et 48-1 de la loi du 29 juillet 1881 ;
Mais attendu que toute association régulièrement déclarée depuis au moins cinq ans à la date des faits, se proposant par ses statuts de combattre le racisme, a le droit d'agir en application de l'article 48-1 de la loi du 29 juillet 1881, sans autres conditions que celles qui sont prévues par ce texte ;
D'où il suit que la cour d'appel, qui a constaté que l'AGRIF se proposait par ses statuts de combattre le racisme, a légalement justifié sa décision ;
Sur le premier moyen du pourvoi principal :
Vu l'article 48-1 de la loi du 29 juillet 1881 ;
Attendu qu'il résulte de ce texte que toute association régulièrement déclarée depuis au moins cinq ans à la date des faits se proposant, par ses statuts, de combattre le racisme ou d'assister les victimes de discrimination fondée sur leur origine nationale ethnique, raciale ou religieuse, peut exercer les droits reconnus à la partie civile en ce qui concerne les infractions prévues par l'article 24 de la loi du 29 juillet 1881, et que lorsque l'infraction aura été commise envers les personnes considérées individuellement, l'association ne sera recevable dans son action que si elle justifie avoir reçu l'accord de ces personnes ;
Attendu que, pour rejeter la demande l'AGRIF soutenant que le dessin publié en première page du n 38 de La B... Bertha, représentant le pape constituait une provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence envers les catholiques, l'arrêt retient que la faute avait été commise envers Jean-Paul II individuellement et que l'AGRIF n'apportait pas la preuve que celui-ci avait donné son accord à l'action ;
Qu'en statuant ainsi, alors que l'AGRIF soutenait qu'en la personne du "père commun des fidèles c'est l'ensemble du peuple chrétien qui était violemment injurié, chaque fidèle étant donc recevable à demander en justice la réparation du préjudice causé par cette violence" et que le dessin représentait le pape en sa qualité de chef de l'église catholique, la cour d'appel a violé le texte susvisé ;
Et sur le second moyen du pourvoi principal pris en sa deuxième branche :
Vu l'article 1382 du Code civil ;
Attendu que, pour débouter l'AGRIF de sa demande sur le fondement de l'article 1382 du Code civil concernant les autres dessins, l'arrêt énonce que la liberté de la presse ne se trouve limitée que par les dispositions spéciales de la loi du 29 juillet 1881, et que l'AGRIF ne rapporte la preuve d'aucune faute distincte de la provocation prohibée par l'article 24 de cette loi sur laquelle elle a fondé son action ;
Qu'en limitant ainsi en matière de presse, la portée générale de l'article 1382 du Code civil, tout en constatant que les dessins représentaient des personnages et des symboles religieux assortis de légendes outrancières et provocantes, ce qui caractérisait une faute, la cour d'appel a, par refus d'application, violé le texte susvisé ;
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres branches du second moyen :
CASSE ET ANNULE, dans toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 20 septembre 1993, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;
remet, en conséquence, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d'appel de Versailles ;
Condamne M. A..., envers L'Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l'identité française et chrétienne (AGRIF), aux dépens et aux frais d'exécution du présent arrêt ;
Ordonne qu'à la diligence de M. le procureur général près la Cour de Cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit sur les registres de la cour d'appel de Paris, en marge ou à la suite de l'arrêt annulé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de Cassation, Deuxième chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du vingt-huit février mil neuf cent quatre-vingt-seize.
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