AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE, en son audience publique tenue au Palais de Justice à PARIS, le vingt-quatre octobre mil neuf cent quatre-vingt-quinze, a rendu l'arrêt suivant :
Sur le rapport de M. le conseiller GUERDER, les observations de Me GOUTET et de la société civile professionnelle LYON-CAEN, FABIANI et THIRIEZ, avocats en la Cour, et les conclusions de M. l'avocat général PERFETTI ;
Statuant sur le pourvoi formé par :
- K. Jean-Marcel, partie civile, contre l'arrêt de la cour d'appel de PARIS, 11ème chambre, en date du 13 octobre 1993, qui, dans la procédure suivie contre Guy B., du chef de diffamation publique envers un citoyen chargé d'un mandat public, a relaxé le prévenu et débouté la partie civile ;
Vu l'article 21 de la loi du 3 août 1995 portant amnistie ;
Vu les mémoires produits en demande et en défense ;
Attendu qu'il appert de l'arrêt attaqué et des pièces de la procédure que le 18 novembre 1991, Guy B., interrogé par Philippe Gildas, au cours d'une émission de télévision intitulée "Nulle part ailleurs" diffusée par "Canal Plus", a déclaré notamment :
"On me dit le mec il avait été en Afrique du Sud, il n'avait pas vu l'apartheid ;
ce mec, vraiment un facho absolu, et on me dit ben ouais, c'est un nazi ce mec, c'est un nazi" ;
"On était en Lorraine ... un nazi lorrain, après ce qu'on a fait pour l'Alsace et la Lorraine, mais on va leur rendre ... on s'est interrogé au début pour savoir si c'était une injure ou une diffamation, et après la plaidoirie de mon avocat, Gisèle Halimi, on s'est aperçu que c'était une information : c'est un nazi" ;
Attendu que Jean Marcel K., député, maire de la commune d'Amnéville, a fait citer directement Guy B. devant le tribunal correctionnel, sous la prévention de diffamation publique envers un citoyen chargé d'un mandat public, appliquée aux premiers propos articulés, et d'injures publiques envers un citoyen chargé d'un mandat public, à raison des autres expressions poursuivies, en visant les articles 29, 31 et 33 alinéa 1 de la loi du 29 juillet 1881 ;
Attendu que pour rejeter l'exception de nullité de la citation prise par le prévenu de la dualité des qualifications, le tribunal a estimé que les faits incriminés étaient distincts ;
que les premiers juges ont relaxé le prévenu du chef de diffamation, en admettant l'absence de précision du fait imputé, mais l'ont déclaré coupable d'injures publiques envers le plaignant ;
Attendu que sur les appels du prévenu et de la partie civile, la juridiction du second degré, devant laquelle l'exception de nullité de la citation a été abandonnée, a retenu le caractère diffamatoire des premiers propos incriminés, leur indivisibilité avec les expressions injurieuses, et la bonne foi du prévenu ;
En cet état :
Sur le second moyen de cassation pris de la violation des articles 29 et suivants de la loi du 29 juillet 1881 et 1382 du Code civil ;
"en ce que l'arrêt attaqué a relaxé Guy B. du délit de diffamation publique envers un citoyen chargé d'un mandat public ;
"au motif que Guy B. avait pris pour cible un homme politique en raison des positions que ce dernier avait exposées au retour d'une mission d'études parlementaires, positions erronées au regard des données habituellement fournies, ce qui, en dépit de l'excès des termes utilisés, conduit à accorder au prévenu le bénéfice de la bonne foi ;
"alors qu'en matière de diffamation, la mauvaise foi est présumée et qu'il appartient au prévenu d'apporter la preuve d'un fait justificatif ;
que si la critique des opinions émises par les hommes publics est légitime et si certains artistes bénéficient d'une large tolérance, le juge ne saurait faire dépendre l'appréciation de la bonne ou de la mauvaise foi du diffamateur de sa propre appréciation de la vérité ou de la valeur des positions prises par l'élu diffamé dans l'exercice de son mandat ;
qu'il suit de là qu'en déclarant qu'en dépit de l'excès des termes utilisés, l'opinion émise par M. K. à son retour de mission en Afrique du Sud justifiait cet excès et conduisait à accorder au prévenu le bénéfice de la bonne foi, la Cour n'a pas légalement justifié sa décision ;
"et alors qu'ainsi privés de toute justification admissible, les propos diffamatoires tenus par le prévenu, quelle que soit la marge de tolérance dont celui-ci jouissait, ne pouvaient être considérés comme proférés de bonne foi, faute de fait justificatif de nature à écarter la présomption de mauvaise foi qui pèse sur l'expression de tels propos" ;
Vu lesdits articles ;
Attendu que les imputations diffamatoires impliquent l'intention coupable de leur auteur ;
que si le prévenu peut démontrer sa bonne foi, par l'existence de circonstances particulières, c'est à lui seul qu'incombe cette preuve ;
que l'exception de bonne foi ne saurait être légalement admise par les juges qu'autant qu'ils énoncent les faits sur lesquels ils se fondent et que ces faits justifient cette exception ;
Attendu que pour relaxer le prévenu, les juges, après avoir analysé les témoignages et les éléments de preuve versés aux débats, énoncent notamment que "les propos dénoncés pourraient être tenus pour attentatoires à l'honneur de la part d'un journaliste ou d'un écrivain, dont le devoir est de vérifier l'exactitude des attaques qu'ils portent ou de s'assurer de leur fondement, qu'en revanche, la prudence, la rigueur, la mesure, l'objectivité qui caractérisent la bonne foi demeurent étrangères à la démarche de l'humoriste ou de l'artiste satirique, ceux-ci bénéficiant traditionnellement d'une large tolérance dans l'appréciation des critiques qu'ils peuvent faire des hommes politiques, que leurs seules limites, même si l'excès apparaît comme la loi du genre, sont les atteintes à la vie privée des personnes mises en cause, ou les entreprises de dénigrement menées à des fins personnelles ou partisanes" ;
Mais attendu qu'en déduisant de ces énonciations que Guy B., en qualité d'humoriste, n'avait pas dépassé les limites de la liberté d'expression, ni manqué de prudence, tout en constatant que le prévenu était, par ailleurs, en procès avec le plaignant à la suite d'un incident relatif à la location d'une salle de spectacles, et alors que la satire politique cesse là où commencent les attaques personnelles, la cour d'appel a méconnu le sens et la portée du principe susénoncé ;
Par ces motifs, et sans qu'il soit besoin d'examiner le premier moyen proposé,
CASSE ET ANNULE l'arrêt de la cour d'appel de Paris, en date du 13 octobre 1993, mais seulement en ses dispositions concernant l'action civile, et pour qu'il soit à nouveau jugé conformément à la loi,
RENVOIE la cause et les parties devant la cour d'appel de Versailles, à ce désignée par délibération spéciale prise en chambre du conseil ;
ORDONNE l'impression du présent arrêt, sa transcription sur les registres du greffe de la Cour d'appel de Paris, sa mention en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement annulé ;
Ainsi jugé et prononcé par la Cour de Cassation, chambre criminelle, en son audience publique, les jour, mois et an que dessus ;
Où étaient présents : M. Milleville conseiller le plus ancien, faisant fonctions de président en remplacement du président empêché, M. Guerder conseiller rapporteur, MM. Pinsseau, Joly, Pibouleau, Mme Chevallier, M. Farge conseillers de la chambre, Mmes Batut, Fossaert-Sabatier conseillers référendaires, M. Perfetti avocat général, Mme Arnoult greffier de chambre ;
En foi de quoi le présent arrêt a été signé par le président, le rapporteur et le greffier de chambre ;