Vu la requête et le mémoire ampliatif enregistrés au greffe de la cour les 9 décembre 1993 et 18 février 1994, présentés pour la société France 5 dont le siège est ... par Me X..., avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation ; la société France 5 demande à la cour :
1°) de réformer le jugement en date du 27 avril 1993 par lequel le tribunal administratif de Paris a partiellement rejeté sa demande tendant à la condamnation de l'Etat à lui verser la somme de 3.700.000.000 F en réparation du préjudice qu'elle a subi du fait de la résiliation du traité de concession dont elle était titulaire pour l'exploitation de la 5ème chaîne de télévision ;
2°) de porter la condamnation indemnitaire de l'Etat de la somme de 150.075.000 F à celle de 757.074.000 F, assortie des intérêts et des intérêts des intérêts ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu le code des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel ;
Vu la loi n° 87-1127 du 31 décembre 1987 ;
Après avoir entendu, au cours de l'audience publique du 11 avril 1996 :
- le rapport de Mme ALBANEL, conseiller,
- les observations de Me X..., avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, pour la société France 5 et celles de la SCP LAFARGE, FLECHEUX, REVuZ, avocat, pour M. Y... Ministre,
- et les conclusions de Mme BRIN, commissaire du Gouvernement ;
Considérant que, par une décision du 22 avril 1988, le Conseil d'Etat a jugé que le décret du 2 février 1987 portant résiliation du contrat d'exploitation de la 5ème chaîne de télévision avait été pris pour des motifs d'intérêt général et qu'en se fondant sur ces motifs, le gouvernement avait fait un usage régulier de son pouvoir de résiliation d'une concession, sous réserve des droits d'indemnisation du concessionnaire ; que la société France 5, qui se trouvait depuis le 18 janvier 1986 titulaire d'une concession pour une durée de 18 ans renouvelable, a droit à la réparation de l'intégralité de son préjudice, dans les conditions fixées par le contrat de concession ;
Sur la fin de non-recevoir tirée du défaut de réclamation préalable :
Considérant que si l'Etat soutient que les chefs de préjudice correspondant aux prestations de mandataire liquidateur, d'une part, et à la réparation de l'atteinte à l'image de marque et à la stratégie, d'autre part, n'ont pas été formulés dans la réclamation préalable adressée à l'administration, il résulte de l'instruction que la requérante a présenté à l'administration une demande fondée sur une méthode globale d'indemnisation du préjudice et a, devant le tribunal administratif, individualisé les éléments du préjudice conformément au rapport d'expertise, en fonction de la méthode d'évaluation différente qui avait été impartie aux experts par le tribunal, sans étendre le quantum global de ses conclusions ; qu'ainsi, ces conclusions ne sont pas fondées sur une cause nouvelle et ne sont pas distinctes des précédentes conclusions en indemnité ; que l'Etat n'est donc pas fondé à soutenir qu'elles sont irrecevables ;
Sur la réparation du préjudice :
Considérant qu'aux termes de l'article 16 du traité de concession : "Au terme de la concession pour quelque cause que ce soit, à l'exception de la déchéance pour faute grave prononcée sous contrôle judiciaire, l'Etat prendra la suite des obligations du concessionnaire dans tous les contrats et marchés conclus par le concessionnaire dans l'intérêt de la concession. En outre, l'Etat prendra en charge les annuités d'intérêts et d'amortissements des emprunts éventuellement contractés par le concessionnaire pour réaliser l'équipement nécessaire à l'exploitation de la concession. L'Etat remboursera au concessionnaire la valeur non amortie des installations matérielles et des dépenses utiles et justifiées engagées par le concessionnaire pour l'exploitation de la concession. Sans préjudice des dispositions qui précèdent, l'Etat indemnisera le concessionnaire pour l'intégralité des dommages pouvant résulter d'une résiliation" ;
En ce qui concerne les contrats de travail :
Considérant qu'il résulte des termes mêmes du rapport d'expertise que "les salaires, préavis, indemnités, y compris les charges qui y sont afférentes concernant le licenciement des deux personnes non reprises ou tout au moins non conservées par la Cinq SA" ... constituent des "dépenses résultant directement de la résiliation de la concession" ; qu'en relatant l'historique du litige, les experts ont clairement énoncé que "l'ensemble du personnel, à l'exception de (ces) deux personnes, avait été repris par La Cinq SA" ; qu'ainsi, l'Etat n'est pas fondé à faire valoir que ces deux salariés auraient été repris et non conservés par la société La Cinq SA ; que la requérante est, dès lors, fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Paris a refusé de l'indemniser des dépenses qu'elle a engagées à l'occasion de ces licenciements ; qu'il ne sera pas fait une évaluation exagérée de ce chef de préjudice en condamnant l'Etat à lui verser la somme de 3.006.255 F ;
En ce qui concerne la rémunération du mandataire-liquidateur :
Considérant qu'il ressort des pièces du dossier, notamment du rapport d'expertise, que "la prestation de mandataire-liquidateur réalisée par France 5 pour le contrôle du bon déroulement des opérations de liquidation" ... a "pour origine la reprise de la concession par l'Etat" ; que cette charge a été évaluée par l'expert à 750.000 F ; qu'il y a lieu, toutefois, de déduire de cette somme la majoration de 10 % retenue par les experts en vue de "tenir compte des soins apportés par France 5 pour assurer la continuité des contrats en cours et la cession des droits télévisuels" qui ne peut être regardée comme un dommage pouvant résulter de la résiliation ; qu'il sera fait une exacte appréciation de ce chef de préjudice en portant la rémunération du mandataire-liquidateur fixée à 75.000 F par les premiers juges à 680.000 F ;
En ce qui concerne la privation des bénéfices futurs escomptés :
Considérant qu'il n'est pas établi par les pièces du dossier, et notamment par le rapport d'expertise, que la réalisation d'un profit futur en cas de poursuite de l'exploitation de la concession aurait présenté un caractère certain ; que les experts soulignent notamment, "compte tenu de la brièveté de la concession dans un secteur d'activité où la rentabilité n'apparaît qu'après plusieurs années d'exploitation", "le caractère aléatoire que présente toute tentative d'estimation des préjudices relatifs aux dommages futurs", "toute variation, même minime, sur les recettes ou les dépenses, (étant) susceptible d'entraîner une modification importante du résultat, voire conduire à une perte" ; que si les experts ont pris en compte la méthode d'actualisation des flux de trésorerie, c'est pour en définitive l'écarter, en raison du caractère "particulièrement fluctuant" du secteur de l'audiovisuel en 1987 et du caractère aléatoire et contestable des hypothèses économiques sur lesquelles elle repose ; qu'ils ont, enfin, entendu écarter le principe de l'indemnisation de la privation des résultats futurs escomptés, tout comme le remboursement de la valeur intrinsèque de la concession en fin de période qui feraient double emploi avec les éléments d'indemnisation retenus" (p. 96 du rapport d'expertise) ; qu'il suit de là que la société requérante, qui ne critique pas utilement les constats et appréciations de fait des experts et ne propose pas une autre méthode d'évaluation susceptible de permettre de regarder comme établi le chef de préjudice, dont s'agit, n'est pas fondée à en demander l'indemnisation ;
En ce qui concerne le remboursement de la valeur non amortie des installations matérielles et des dépenses utiles et justifiées engagées pour l'exploitation de la concession et la rémunération du capital investi :
Considérant que si les premiers juges ont évalué à 150.000.000 F la somme due par l'Etat au titre des dépenses engagées pour l'exploitation de la concession qui n'ont pas été compensées par des recettes, il ressort des calculs non contestés des experts que l'indemnité due à ce titre, à la date de la résiliation, doit être évaluée -compte tenu de la perte cumulée de 219.713.738 F et de la plus-value de 51.348.558 F- à 168.365.180 F ; que ces calculs en se fondant sur les résultats du contrôle des comptes 1986 certifiés par les commissaires aux comptes, dont les certifications sont d'ailleurs corroborées par les constats d'une vérification fiscale, procèdent d'éléments dont il est suffisamment justifié de l'exactitude matérielle et du rattachement à l'exploitation de la concession ;
Considérant qu'il y a lieu également d'admettre, dans son principe, l'indemnisation de l'absence de rémunération du capital investi qui aurait, faute qu'il n'eût été investi au titre de la concession, pu faire l'objet d'un placement ; qu'une telle indemnisation au titre non de la privation de bénéfices escomptés postérieurement à la résiliation, mais de la période courant de l'investissement des capitaux dans la concession jusqu'à la résiliation -ainsi qu'il est précisé par les experts, qui exposent que "ces sommes couvrent exclusivement la période courant jusqu'à la résiliation de la concession"- ne porte pas sur un chef de préjudice éventuel ; que, contrairement à ce que soutient l'Etat, la prévision expresse par les articles 16-1 et 2 du traité de concession de l'indemnisation de certains éléments du préjudice relevant de la perte subie, n'exclut pas l'indemnisation d'autres éléments relevant de la même perte, dès lors que les dispositions de l'alinéa 3 du même article ne sauraient être interprêtées, en l'absence de toute précision expresse en ce sens, comme ne concernant que l'indemnisation du gain manqué ; que l'indemnisation du chef en cause, qui est de la nature de celles compensant la perte subie, n'est donc pas exclue dans son principe par l'article 16 ; que, contrairement à ce que soutient encore l'Etat, elle est due à la société requérante et ne constitue pas la réparation d'une perte personnelle distincte dans le chef de ses seuls actionnaires ;
Considérant par contre, en ce qui concerne le montant de l'indemnisation de ce chef de préjudice, qu'il ne résulte pas de l'instruction que la requérante aurait procédé aux dates où les fonds en cause ont été immobilisés à des placements "liquides à risques" ; qu'il sera fait, dans ces conditions, une juste appréciation dudit montant en retenant la rémunération procédant d'un placement sans risques dont le taux aurait été, selon les constatations non contestées des experts, sensiblement équivalent qu'il s'agisse d'un placement de ce type à court ou à long terme ; qu'il résulte des calculs non contestés des experts que, dans cette occurrence, les intérêts des capitaux immobilisés auraient été, durant la période courant de l'immobilisation à la résiliation, de 21.468.750 F ; que c'est au paiement de cette somme qu'il y a lieu, par suite, de condamner l'Etat au titre de ce chef de préjudice ;
En ce qui concerne l'atteinte à l'image de marque et à la stratégie :
Considérant que la société requérante n'établit pas la réalité d'un préjudice qui serait né de ce chef de la décision de résiliation prise par l'Etat dans l'intérêt général ; qu'en outre, la méthode retenue par les experts pour évaluer ce chef de préjudice, fondée sur la moyenne des résultats annuels sur la durée globale de la concession, n'est pas de nature à déterminer de manière appropriée et avec une précision suffisante le préjudice spécifiquement inhérent à la définition et à la diffusion d'une image de marque, comme à la stratégie de la requérante ;
Sur les conclusions incidentes présentées par l'Etat :
En ce qui concerne la demande de consolidation :
Considérant qu'il ressort du rapport des experts que "bien que non indépendante de l'activité concédée, l'activité de la Cinq Production ne lui était pas assez indissolublement liée pour que son résultat d'ensemble fût consolidé avec celui de l'exploitation de la concession" ; qu'en outre, les experts font valoir sans être contredits que "les futures rediffusions n'étant pas prévisibles, le résultat global consolidé retenu ne pourrait être que provisoire et qu'il ne serait pas illogique de tenir compte au moins partiellement des frais financiers supportés par cette société dont les capitaux sont négatifs" ; que, dans ces conditions, la demande formulée par l'Etat en vue "d'admettre en diminution de l'indemnité accordée à France 5 la somme de 643.709 F", procédant d'ailleurs de l'activité d'une filiale juridiquement distincte, ne peut qu'être écartée ;
Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède qu'il sera fait une juste appréciation des différents préjudices subis par la société France 5 en portant la somme de 150.075.000 F fixée par les premiers juges à 193.520.185 F ;
Sur les intérêts :
En ce qui concerne la période postérieure au 31 décembre 1988 :
Considérant que pour la période postérieure au 31 décembre 1988, l'Etat a fait droit à la requête de la société France 5 concernant les intérêts moratoires et a versé une indemnité de 77.094.636 F correspondant aux intérêts au taux légal sur l'indemnité de 150.075.000 F accordée par le tribunal administratif de Paris ; que les conclusions de la requête sont dans cette mesure devenues sans objet ;
Considérant que la requérante a droit aux intérêts sur la somme de 43.445.185 F correspondant à la différence entre la somme de 150.075 F accordée par le tribunal et l'indemnité de 193.520.185 F accordée par le présent arrêt, à compter du 1er janvier 1989 ;
En ce qui concerne la période courant du 24 février au 31 décembre 1988 :
Sans qu'il soit besoin de statuer sur la recevabilité de la constestation par la société France 5 de la décision du premier ministre du 25 juillet 1994 apposant la prescription à la fraction de la créance d'intérêts courant du 24 février au 31 décembre 1988 ;
Sur la compétence :
Considérant que les services compétents pour assurer le paiement des sommes en cause dépendent du Premier ministre et que les crédits doivent être imputés sur le budget de celui-ci ; que même si les services en cause étaient, à la date de la décision opposant la prescription, mis à disposition pour l'exercice des attributions du ministre de la communication dont le ministre du budget, porte-parole du Gouvernement assumait à titre provisoire les fonctions, le Premier ministre était compétent pour opposer la prescription ; que la délégation de signature consentie au secrétaire général du Gouvernement par arrêté du 30 mars 1993 autorisait celui-ci à signer la décision opposant la prescription, alors même que les décisions de ce type n'étaient pas expressément mentionnées au nombre des matières déléguées, des lors que le secrétaire général avait reçu délégation en matière financière ;
Sur la procédure :
Considérant qu'à la date d'opposition de la prescription, le décret du 25 septembre 1990 modifiant l'article 1er du décret du 23 février 1981 avait supprimé l'obligation de consulter le comité du contentieux près l'agence judiciaire du Trésor ; qu'ainsi, la société France 5 n'est pas fondée à se prévaloir d'une irrégularité de procédure, faute que ne soit intervenue préalablement au 25 juillet 1995 la consultation dont il s'agit ;
Sur le fond ;
Considérant, en premier lieu, que la créance d'intérêts étant distincte de la créance en principal l'Etat est fondé à opposer la prescription sur partie de la première créance, alors même qu'il ne l'est plus en ce qui concerne la seconde ;
Considérant, en second lieu, que le point de départ de la prescription qui frappe la créance d'intérêts est celui qui court pour la créance principale d'indemnité ; que, contrairement à ce qui soutient la société France 5, la créance principale est devenue certaine dans son principe non à la date du jugement du tribunal administratif du 27 juin 1989 portant annulation de la décision prise par le Premier ministre au sujet de la demande d'indemnité, mais à la date du fait générateur du dommage constitué par la décision de résiliation de la concession, le 2 février 1987 ; que par suite la prescription quadriennale a commencé à courir non pour compter du 1er janvier 1990 mais du 1er janvier 1988, et, dès lors que chaque fraction annuelle de la créance d'intérêts constitue une créance distincte et qu'en l'espèce la première fraction a couru du 24 février 1988, date de la réception de la demande en principal, au 31 décembre 1988, la prescription était acquise en ce qui la concerne au 31 décembre 1992 ; que c'est par suite à bon droit que le Premier ministre a opposé la prescription s'agissant de la fraction dont s'agit, dès lors que la demande d'intérêts a été formulée pour la première fois le 9 décembre 1993 ;
Sur la capitalisation des intérêts :
Considérant que, comme le fait valoir l'Etat, ladite capitalisation n'a pas été sollicitée, y compris dans le dernier état de l'instruction, pour compter de la date de la présentation de la demande et que dans ces conditions, alors même que les intérêts ont été demandés pour la première fois en appel, leur capitalisation ne peut être accordée "à tout le moins depuis le 24 février 1988" comme la requérante se borne à le demander dans le dernier état de ses conclusions ;
Article 1er : A concurrence de la somme de 77.094.636 F, il n'y a pas lieu de statuer sur les conclusions de la requête de la société France 5 tendant au versement des intérêts.
Article 2 : La somme de 150.075.000 F que l'Etat a été condamné à verser à la société France 5 par le jugement du tribunal adminsitratif de Paris du 27 avril 1993 est portée à 193.520.185 F. La société a droit aux intérêts sur la somme de 43.445.185 F à compter du 1er janvier 1989.
Article 3 : Le jugement du tribunal administratif de Paris en date du 27 avril 1993 est réformé en ce qu'il a de contraire au présent arrêt.
Article 4 : Le surplus des conclusions de la requête et les conclusions incidentes de l'Etat sont rejetées.