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12/01/2024 | FRANCE | N°22NT00356

France | France, Cour administrative d'appel, 3ème chambre, 12 janvier 2024, 22NT00356


Vu la procédure suivante :





Par un arrêt avant dire droit n° 22NT00356 du 1er juillet 2022, la cour a, avant de statuer sur la requête de la société Eiffage Rail Express et sur les conclusions présentées par la voie de l'appel incident par M. D..., ordonné avant dire droit une expertise afin d'obtenir les éléments lui permettant d'apprécier les nuisances de toute nature engendrées par la présence et le fonctionnement de la ligne à grande vitesse (LGV) Bretagne-Pays de la Loire susceptibles d'influer sur la valeur vénale de la propriété de M. D...

et d'évaluer, le cas échéant, la perte de valeur vénale de cette propriété.



...

Vu la procédure suivante :

Par un arrêt avant dire droit n° 22NT00356 du 1er juillet 2022, la cour a, avant de statuer sur la requête de la société Eiffage Rail Express et sur les conclusions présentées par la voie de l'appel incident par M. D..., ordonné avant dire droit une expertise afin d'obtenir les éléments lui permettant d'apprécier les nuisances de toute nature engendrées par la présence et le fonctionnement de la ligne à grande vitesse (LGV) Bretagne-Pays de la Loire susceptibles d'influer sur la valeur vénale de la propriété de M. D... et d'évaluer, le cas échéant, la perte de valeur vénale de cette propriété.

L'expert a remis son rapport le 4 mai 2023.

Par deux mémoires, enregistrés le 31 mai 2023 et le 3 août 2023 (ce dernier non communiqué), la société SNCF Réseau, représentée par Me Piwnica et Me Molinié, maintient ses conclusions tendant, à titre principal, au rejet de la requête d'appel de la société Eiffage Rail Express, à titre subsidiaire, à l'annulation du jugement du tribunal administratif de Nantes du 9 avril 2019 en tant qu'il a fait partiellement droit à la demande de M. D... et au rejet de la demande indemnitaire présentée par l'intéressé, et, en toute hypothèse, à ce que la société Eiffage Rail Express et M. D... lui versent une somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Elle demande en outre à la cour de mettre à la charge de la société Eiffage Rail Express et de la société SNCF Réseau les frais d'expertise.

Elle soutient que :

- le préjudice dont M. D... demande réparation ne présente pas de caractère grave et spécial, dès lors que :

o les nuisances sonores liées à la LGV en façade du château sont très circonscrites dans le temps et très faibles à l'intérieur du château comme en façade sud de celui-ci ; il en va de même à l'intérieur du parc ; elles ne peuvent être regardées comme perturbant de manière notable l'activité équestre au sein du parc ; elles sont faibles voire nulles pour la maison de la Belle Etoile ;

o les nuisances visuelles subies à partir du château sont nulles selon l'expert ; les mesures d'aménagement paysager compensatoires, qui ont fait l'objet d'un protocole d'accord le 11 octobre 2013, réduisent les éventuelles nuisances visuelles liées à l'infrastructure ;

o s'agissant de l'impact du passage de la LGV BPL sur la valeur de la propriété concernée, l'experte judiciaire a omis de prendre en considération la plus-value générée par la ligne ferroviaire ;

- les frais d'expertises, à la charge en principe de la partie perdante en vertu de l'article R. 761-1 du code de justice administrative, doivent être mis à la charge de la société Eiffage Rail Express et de M. D....

Par deux mémoires, enregistrés les 5 juin et 4 juillet 2023, la société Eiffage Rail Express, représentée par Me Tabouis, demande à la cour :

1°) d'annuler le jugement du 9 avril 2019 du tribunal administratif de Nantes en tant qu'il a jugé qu'elle était seule responsable des préjudices permanents résultant de la ligne à grande vitesse Bretagne Pays de la Loire ;

2°) à titre principal, de rejeter la demande indemnitaire de M. D... et, à titre subsidiaire de minorer le montant du préjudice retenu dans les conclusions de l'expertise judiciaire ordonnée avant dire-droit ;

3°) de mettre à la charge de la société SNCF Réseau la totalité des frais d'expertise provisoirement mis à sa charge ;

4°) de mettre à la charge de SNCF Réseau le versement à son profit de la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que le rapport d'expertise déposé le 3 mai 2023 est discutable sur plusieurs points :

- l'impossibilité de faire venir des chevaux de l'extérieur et d'organiser des manifestations ouvertes à tous ne pouvait être prise en considération pour apprécier les conséquences des nuisances sonores et la perte de valeur du bien, dès lors que le château de Coulans-sur-Gée n'est pas un lieu de rendez-vous équin et n'est pas connu pour organiser des manifestations autour du cheval ;

- eu égard aux nuisances sonores résultant de la route départementale, celles liées à la ligne à grande vitesse litigieuse doivent être considérées comme nulles ;

- aucune méthodologie objective n'est précisée par l'experte pour expliquer les pourcentages de dépréciation de la valeur vénale retenus afin de traduire les différents degrés des nuisances sonores et visuelles relevées aux différents endroits de la propriété ;

- les nuisances visuelles préexistantes à la ligne à grande vitesse (éoliennes, pylône électrique, château d'eau) auraient dû être prises en compte comme contraintes dans l'estimation de la valeur du bien avant LGV ;

- la conséquence de l'étroitesse du marché immobilier aurait dû être prise en compte dans le cadre de l'évaluation initiale du bien et non comme un élément dépréciateur de la présence de la LGV BPL ;

- l'application d'un coefficient de dépréciation de 15% en raison de la déstructuration du parc historique et de l'étroitesse du marché sans aucune explication méthodologique n'est pas objectivée ;

- les nuisances olfactives liées à la présence du poulailler et les nuisances sonores liées à la route départementale n'ont pas été prises en considération dans l'évaluation du bien " sans contrainte " ;

- l'impact positif de la LGV BPL n'a pas été pris en considération alors qu'elle permet de rallier sans voiture de grandes métropoles comme Rennes et Paris ;

- la perte de valeur vénale du bien n'est dès lors pas établie et le préjudice dont M. D... demande réparation ne revêt pas les caractères d'anormalité et de spécialité requis.

Par un mémoire, enregistré le 12 juillet 2023, M. D... demande à la cour :

1°) de condamner solidairement l'Etat, la société SNCF Réseau et la société Eiffage Rail Express au paiement de la somme de 1 454 710 euros, ou subsidiairement de 1 377 355 euros, avec intérêt au taux légal à compter de la demande préalable et anatocisme ;

2°) de condamner solidairement l'Etat, SNCF Réseau et la société Eiffage Rail Express à lui verser une somme de 50 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Il soutient que :

- il est en droit d'obtenir une indemnisation de la perte de valeur vénale de son bien sur le terrain de la responsabilité sans faute pour dommages permanents de travaux publics ;

- il justifie d'un préjudice anormal et spécial, dès lors qu'il s'agit du seul monument historique d'importance impacté dans cette région par la création de la ligne à grande vitesse et que l'atteinte portée à la structure du parc entourant le monument est considérable ;

- il conteste les conclusions de l'experte selon lesquelles le poulailler engendrerait des nuisances olfactives qui n'ont au demeurant pas été constatées, dès lors que l'épandage a lieu une fois par an et qu'il s'agit d'un lisier paillé sec ne diffusant aucune odeur ;

- il estime que la perte de valeur vénale de son bien doit être évaluée à la somme de 1 454 710 euros et subsidiairement à celle de 1 037 355 euros, majorée des intérêts au taux légal à compter du 20 janvier 2015 avec anatocisme ;

- il a droit au remboursement des frais d'expertise dont il a fait l'avance, d'un montant de 11 578,39 euros ;

- eu égard aux quatre années de procédure et aux deux expertises judiciaires réalisées depuis maintenant 10 ans pour faire reconnaître ses droits, il y a lieu de mettre à la charge solidaire des défendeurs la somme de 50 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu l'ordonnance de taxation du président de la cour du 12 juin 2023.

Vu :

- l'ordonnance n° 2004-559 du 17 juin 2004 ;

- le décret n° 2011-917 du 1er août 2011 ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de Mme Lellouch,

- les conclusions de M. A...,

- les observations de Me Blanchard, représentant la société Eiffage Rail Express, et celles de Me de Cenival, représentant la société SNCF Réseau.

Considérant ce qui suit :

1. M. D... est propriétaire sur le territoire de la commune de Coulans-sur-Gée (Sarthe) d'un château datant du XVIIIème siècle dont la façade et la toiture ont été inscrits à l'inventaire supplémentaire des monuments historiques. Cette demeure comprend également des dépendances, un parc de 48 hectares, des bois et des prairies. Estimant subir des préjudices du fait de l'implantation et de la mise en exploitation de la ligne à grande vitesse (LGV) Bretagne-Pays de la Loire à proximité de sa propriété, M. D... a saisi l'État, Réseau ferré de France, devenu la société SNCF Réseau, et la société Eiffage Rail Express de demandes indemnitaires préalables en réparation de ses préjudices, lesquelles ont été implicitement rejetées. S'il a obtenu avant les travaux, dans un cadre amiable, l'indemnisation de ses préjudices, notamment cynégétiques, par la société Eiffage Rail Express, à hauteur de 257 277,55 euros, ainsi que la prise en charge de travaux, notamment paysagers, permettant de limiter les nuisances sonores et visuelles, le protocole transactionnel conclu le

11 octobre 2013 réservait expressément la question de la compensation de la perte de valeur vénale de sa propriété. Faute d'accord sur ce point, l'intéressé a alors demandé au tribunal administratif de Nantes de condamner solidairement l'État, Réseau ferré de France et la société Eiffage Rail Express à lui verser la somme de 1 487 710 euros en réparation de cette perte de valeur. Par un jugement du 9 avril 2019, le tribunal a condamné la seule société Eiffage Rail Express à lui verser la somme de 743 854 euros, majorée des intérêts au taux légal à compter du 26 janvier 2015. La société Eiffage Rail Express a relevé appel de ce jugement. La société SNCF Réseau s'est pourvue en cassation contre l'arrêt du 26 mars 2021 par lequel la cour administrative d'appel de Nantes a annulé le jugement du tribunal administratif de Nantes du 9 avril 2019, l'a condamnée à verser à M. D... la somme de 743 854 euros majorée des intérêts au taux légal à compter du 26 janvier 2015 et a mis à sa charge les frais de l'expertise d'un montant de 11 578,39 euros. Par une décision du 8 février 2022, le Conseil d'État, statuant au contentieux, a annulé l'arrêt du 26 mars 2021 et a renvoyé devant la cour l'affaire, qui porte désormais le n° 22NT00356. Par un arrêt avant dire droit du 1er juillet 2022, la cour a, avant de statuer sur la requête de la société Eiffage Rail Express et sur les conclusions présentées par la voie de l'appel incident par M. D..., ordonné une expertise afin d'obtenir les éléments lui permettant d'apprécier les nuisances de toute nature engendrées par la présence et le fonctionnement de la ligne à grande vitesse Bretagne-Pays de la Loire susceptibles d'influer sur la valeur vénale de la propriété de M. D... et d'évaluer, le cas échéant, la perte de valeur vénale de cette propriété. L'expert a remis son rapport le 4 mai 2023.

Sur les conclusions indemnitaires :

En ce qui concerne la détermination de la personne publique responsable :

2. Aux termes de l'article 1er de l'ordonnance du 17 juin 2004 sur les contrats de partenariat, applicable au litige : " I. - Le contrat de partenariat est un contrat administratif par lequel l'Etat ou un établissement public de l'Etat confie à un tiers, pour une période déterminée en fonction de la durée d'amortissement des investissements ou des modalités de financement retenues, une mission globale ayant pour objet la construction ou la transformation, l'entretien, la maintenance, l'exploitation ou la gestion d'ouvrages, d'équipements ou de biens immatériels nécessaires au service public, ainsi que tout ou partie de leur financement à l'exception de toute participation au capital. / Il peut également avoir pour objet tout ou partie de la conception de ces ouvrages, équipements ou biens immatériels ainsi que des prestations de services concourant à l'exercice, par la personne publique, de la mission de service public dont elle est chargée. / II. - Le cocontractant de la personne publique assure la maîtrise d'ouvrage des travaux à réaliser. Après décision de l'Etat, il peut être chargé d'acquérir les biens nécessaires à la réalisation de l'opération, y compris, le cas échéant, par voie d'expropriation. (...) La rémunération du cocontractant fait l'objet d'un paiement par la personne publique pendant toute la durée du contrat. Elle est liée à des objectifs de performance assignés au cocontractant. (...) ". Aux termes de l'article 11 de cette ordonnance : " Un contrat de partenariat comporte nécessairement des clauses relatives : / a) A sa durée ; / b) Aux conditions dans lesquelles est établi le partage des risques entre la personne publique et son cocontractant ; / c) Aux objectifs de performance assignés au cocontractant, (...) / d) A la rémunération du cocontractant, (...) ".

3. Il résulte des dispositions citées au point précédent qu'un contrat de partenariat conclu sur le fondement des dispositions de l'ordonnance du 17 juin 2004, d'une part, a pour effet de confier la maîtrise d'ouvrage des travaux à réaliser au titulaire de ce contrat, d'autre part, détermine le partage des risques liés à cette opération entre ce titulaire et la personne publique.

4. D'une part, par un contrat de partenariat approuvé par décret du 1er août 2011, conclu pour une durée de 25 ans, l'établissement public industriel et commercial Réseau ferré de France, aux droits duquel est venue la société SNCF Réseau a confié à la société Eiffage Rail Express la conception, la construction, le fonctionnement, l'entretien, la maintenance, le renouvellement et le financement de la ligne ferroviaire à grande vitesse Bretagne-Pays de la Loire entre Connerré et Cesson-Sévigné et des raccordements au réseau existant, ainsi que cela est précisé à l'article 2.1 du contrat. L'article 5.1 de ce contrat, qui porte sur le champ des obligations contractuelles générales de la société Eiffage Rail Express au titre de la réalisation de la ligne ferroviaire, prévoit qu'" en qualité de maître d'ouvrage de la Ligne, le titulaire réalise l'ensemble des opérations nécessaires à la réalisation de la Ligne, et notamment les acquisitions foncières, les études de conception et l'exécution des travaux dans les conditions prévues au Contrat et dans le respect de la réglementation et des Règles de l'art ".

5. D'autre part, le contrat de partenariat litigieux, conclu en avril 2011, prévoit en son article 36 relatif aux responsabilités que " le titulaire [la société Eiffage Rail Express] est responsable des dommages causés aux tiers, ainsi que des frais et indemnités qui en résultent, survenus à l'occasion de l'exécution, par le titulaire ou sous sa responsabilité, des obligations mises à sa charge au titre du contrat, à l'exclusion des dommages liés aux activités de gestion du trafic et des circulations imputables à RFF [Réseau Ferré de France]. (...) / (...) / Le titulaire supporte seul les conséquences pécuniaires de ces dommages. Il ne peut exercer d'action contre RFF à raison de ces dommages et garantit RFF contre toute action ou réclamation des tiers et toute condamnation susceptible d'être prononcée à son encore pour de tels dommages ou préjudices. ".

6. M. D... sollicite l'indemnisation de la perte de valeur vénale de sa propriété, à raison tant de la présence de la LGV Bretagne-Pays de la Loire située à proximité immédiate de sa propriété que de son fonctionnement, du fait notamment des nuisances visuelles et sonores liées au passage des trains. Un tel dommage causé à un tiers, qui revêt un caractère permanent dès lors qu'il est inhérent à l'existence et au fonctionnement mêmes de l'ouvrage public, est survenu dans le cadre de l'exécution par la société Eiffage Rail Express de la mission globale qui lui a été confiée par l'article 2.1 du contrat de partenariat, et donc à l'occasion de " l'exécution des obligations mises à sa charge au titre du contrat ". Il ne saurait s'analyser en un dommage lié " aux activités de gestion du trafic et des circulations ". Dès lors, en application des stipulations de l'article 36.1 du contrat de partenariat la responsabilité du préjudice résultant de la perte de valeur vénale de la propriété de M. D... du fait de la présence et du fonctionnement de l'ouvrage public que constitue la LGV Bretagne-Pays de la Loire ne peut être recherchée qu'auprès de la société Eiffage Rail Express sans que cette société puisse utilement invoquer la circonstance que le tracé de la ligne a été décidé avant la signature du contrat et lui a été imposé. Par suite, M. D... n'est pas fondé à rechercher la responsabilité de la SNCF Réseau ni celle de l'Etat pour ces dommages et la société Eiffage Rail Express n'est pas fondée à soutenir que c'est à tort que le tribunal administratif de Nantes a estimé qu'elle était la personne publique responsable du dommage causé par la LGV à l'intéressé.

En ce qui concerne l'évaluation du préjudice :

7. Le préjudice résultant de la perte de valeur vénale du bien appartenant à M. D... à raison de l'existence et du fonctionnement de la LGV Bretagne-Pays de la Loire ne peut faire l'objet d'une indemnisation par le maître de l'ouvrage au titre de la responsabilité sans faute que si, excédant les sujétions susceptibles d'être normalement imposées, dans l'intérêt général, aux riverains des ouvrages publics, il revêt un caractère grave et spécial.

8. Le château de Coulans-sur-Gée comporte, outre des jardins d'agrément, un parc offrant une vue sur la campagne environnante et s'insère dans un vaste domaine de bois et prairies. Sont également implantés sur le domaine, outre les dépendances du château, plusieurs maisons, " Les Pentières " et " La Belle Etoile " ainsi qu'un rendez-vous de chasse, étant précisé que la maison " La Moncésière ", cédée à la fille de M. D..., est exclue de la propriété dont ce dernier demande à être indemnisé de la perte de valeur vénale. Afin d'évaluer la dépréciation de l'ensemble de la propriété avant la réalisation de la LGV Bretagne-Pays de la Loire, l'experte a tenu compte de la surface habitable du château et de ses dépendances, de l'absence d'activité professionnelle liée, de l'époque de construction du château, de l'unité historique et de la cohérence du domaine, du classement à l'inventaire des monuments historiques, de l'état d'entretien et des équipements, et de la superficie de l'ensemble du domaine, notamment des 46 hectares de bois qu'il comporte. Au terme d'une analyse étayée par des comparaisons avec les ventes de châteaux réalisées depuis l'année 2017 dans le grand ouest, l'experte a estimé la valeur vénale du bien dans son état antérieur à la réalisation de la LGV à la somme de 2 410 000 euros. Il résulte du rapport de l'expertise ordonnée avant dire-droit que l'experte a bien tenu compte de la présence préexistante des éoliennes, du pylône électrique, de la zone industrielle et de l'élevage avicole situés dans l'environnement du château, considérant que leur présence n'était pas de nature à diminuer la valeur vénale du domaine avant réalisation de la LGV. Elle a aussi pris en considération la route départementale située à 1 kilomètre du château. Toutefois, si l'experte a pu estimer, pour apprécier la valeur vénale du bien dans son état antérieur, qu'au-delà de 1 000 m² habitables, les mètres carrés ne sont pas valorisés, ce qui l'a conduite à ne prendre en compte, pour évaluer le bien, qu'une surface habitable de 1 000 m², il résulte de l'instruction que le pavillon de chasse, la maison " Les Pentières ", et la maison " La belle étoile ", situés à l'écart du château et de ses dépendances, sont susceptibles d'une exploitation ou d'une utilisation autonome par rapport au reste du domaine, et qu'ils sont susceptibles d'être vendus séparément sans déprécier du reste la valeur de la propriété. Dans ces conditions, il y a lieu d'augmenter la valeur vénale avant travaux de 2 410 000 euros proposée par l'expertise avant dire-droit en y ajoutant la valeur de ces annexes autonomes, évaluées par le premier expert judiciaire à la somme de 252 800 euros. Il s'ensuit que la valeur vénale avant travaux de la propriété de M. D... doit être évaluée à la somme de 2 662 800 euros.

9. L'emprise de la ligne à grande vitesse, d'une superficie de 5,5 ha, empiète sur le parc, notamment sur sa partie boisée, et a pour effet de lui faire perdre une partie de sa cohérence paysagère, portant ainsi atteinte au patrimoine historique et culturel s'attachant à ce château. Il résulte en particulier des expertises judiciaires, convergentes sur ce point, que le parc historique présente une unité et une cohérence qualifiée d'assez " rare " et que la LGV a coupé les allées cavalières ce qui a pour effet de rompre l'effet de perspective du fait de la présence d'un merlon de terre anti-bruit de 1320 mètres de longueur et 4 mètres de hauteur bordant toute la partie est de la propriété et sur lequel la vue vient buter. Dans ces conditions, et compte tenu de l'étroitesse du marché pour ce type de biens, qui intéresse une clientèle peu nombreuse, exigeante et sélective, il y a lieu de retenir le pourcentage de 15% de dépréciation fixé par l'experte à raison de la déstructuration du parc historique. En outre, si, pour limiter les inconvénients liés à la présence et au fonctionnement de cette ligne, la réalisation d'aménagements à proximité du château a été mise en œuvre, en particulier la construction d'un merlon le long de la voie pour atténuer les nuisances phoniques liées à l'exploitation de la ligne ferroviaire ainsi que des plantations de végétaux, il résulte des expertises diligentées, en particulier de celle ordonnée avant dire droit, que les nuisances sonores et visuelles ont entraîné une dégradation des conditions de jouissance de la propriété. L'experte, au terme d'une analyse de ces nuisances à l'intérieur du château, dans le parc, mais aussi dans chacune des dépendances implantées sur le domaine, a conclu que les nuisances sonores entraînaient une dépréciation du bien de 8% et les nuisances visuelles une dépréciation de 5%. Ces pourcentages de dépréciation sont justifiés par des évaluations de ces nuisances mesurées, s'agissant des nuisances sonores, sur la base d'une étude acoustique réalisée par un cabinet spécialisé, et, s'agissant des nuisances visuelles, par des constatations effectuées sur place par l'experte, en différents lieux de la propriété. Il résulte par ailleurs du rapport d'expertise que l'experte a bien tenu compte, pour apprécier l'impact réel des nuisances sonores résultant de la ligne ferroviaire, de la présence, antérieure à la construction de cette ligne, d'une route départementale très passante. L'évaluation de la dépréciation de la valeur vénale du bien à hauteur de 620 000 euros n'est dès lors pas sérieusement contestée. Il y a lieu, toutefois, de la porter à la somme de 657 920 euros pour y intégrer la dépréciation des annexes indépendantes mentionnées au point précédent, dépréciation dont il peut être fait une juste appréciation en l'évaluant à 15% de leur valeur avant travaux, ce pourcentage tenant compte du niveau plus élevé de nuisances sonores et visuelles auxquelles elles sont exposées du fait de leur localisation, mais aussi du fait que ces annexes ne sont pas concernées par l'effet négatif de déstructuration du parc historique, que le marché immobilier est plus ouvert pour ce type de biens, et que la meilleure desserte offerte par la LGV constitue un facteur positif.

10. La perte de valeur vénale du bien immobilier de M. D..., ainsi évaluée à la somme de 657 920 euros, correspondant à près de 25 % de la valeur du bien avant travaux, est significative et constitue un préjudice grave. Par ailleurs, de par la situation et le caractère du domaine, alors que le château est classé depuis 1980 à l'inventaire des monuments historiques, ce préjudice revêt en outre un caractère spécial.

11. Il résulte de tout ce qui précède qu'il y a lieu de condamner la société Eiffage Rail Express à verser à M. D... une somme de 657 920 euros en réparation de la perte de valeur vénale de son bien imputable à l'existence et au fonctionnement de la LGV Bretagne-Pays de la Loire. Cette somme portera intérêts au taux légal à compter du 26 janvier 2015, date de réception de la réclamation préalable de M. D... par la société Eiffage Rail Express. La capitalisation des intérêts a été demandée par M. D... dans son mémoire enregistré le 19 mars 2022. A cette date, il était dû au moins une année d'intérêts. Dès lors, conformément aux dispositions de l'article 1343-2 du code civil, il doit être fait droit à cette demande. Il y a lieu, en conséquence, de réformer le jugement attaqué du tribunal administratif du 9 avril 2019 en ce sens.

Sur les frais liés au litige :

12. En application de l'article R. 761-1 du code de justice administrative, il y a lieu en l'espèce de laisser les frais d'expertise, liquidés et taxés à la somme de 11 578,39 euros par une ordonnance du président du tribunal administratif du 4 mars 2015 à la charge de la société Eiffage Rail Express, ainsi que l'a décidé le tribunal, et de mettre à la charge de cette même société les frais de l'expertise ordonnée avant dire-droit en appel, liquidés et taxés par ordonnance du président de la cour du 12 juin 2023 à la somme de 12 302,03 euros TTC.

13. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ne permettent pas d'en faire bénéficier la partie tenue aux dépens. Par suite, les conclusions présentées sur ce fondement par la société Eiffage Rail Express ne peuvent être accueillies. Dans les circonstances de l'espèce il y a lieu de mettre à la charge de la société Eiffage Rail Express le versement d'une somme de 1 500 euros à la SNCF Réseau et d'une somme de 3 000 euros à M. D... au titre des frais exposés et non compris dans les dépens.

DECIDE :

Article 1er : La société Eiffage Rail Express est condamnée à verser à M. D... la somme de 657 920 euros (six cent cinquante-sept mille neuf cent vingt euros). Cette somme portera intérêt au taux légal à compter du 26 janvier 2015. Les intérêts échus à la date du 19 mars 2022 puis à chaque échéance annuelle à compter de cette date seront capitalisés à chacune de ces dates pour produire eux-mêmes intérêts.

Article 2 : Le jugement du tribunal administratif de Nantes du 9 avril 2019 est réformé en ce qu'il a de contraire à l'article 1er du présent arrêt.

Article 3 : Les frais de l'expertise réalisée par Mme C... s'élevant à la somme de 12 302,03 euros sont mis à la charge définitive de la société Eiffage Rail Express.

Article 4 : La société Eiffage Rail Express versera les sommes de 3 000 euros à M. D... et de 1 500 euros à la SNCF Réseau au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 5 : Le surplus des conclusions des parties est rejeté.

Article 6 : Le présent arrêt sera notifié à la Société Eiffage Rail express, à M. B... D..., au ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires et à SNCF Réseau.

Une copie en sera en outre adressée à l'experte.

Délibéré après l'audience du 14 décembre 2023, à laquelle siégeaient :

- M. Vergne, président,

- Mme Lellouch, premier conseiller,

- M. Catroux, premier conseiller.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 12 janvier 2024.

La rapporteure,

J. LELLOUCH

Le président,

G.-V. VERGNE

La greffière,

A. MARTIN

La République mande et ordonne au ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires en ce qui le concerne, et à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

2

N° 22NT00356


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de NANTES
Formation : 3ème chambre
Numéro d'arrêt : 22NT00356
Date de la décision : 12/01/2024
Type de recours : Plein contentieux

Composition du Tribunal
Président : M. SALVI
Rapporteur ?: M. Michel LHIRONDEL
Rapporteur public ?: M. BERTHON
Avocat(s) : SCP PIWNICA & MOLINIE

Origine de la décision
Date de l'import : 21/01/2024
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel;arret;2024-01-12;22nt00356 ?
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