Vu la requête sommaire et le mémoire complémentaire, enregistrés au greffe de la Cour les 25 mai et 18 octobre 1993, présentés pour la société anonyme Compagnie des Bases Lubrifiantes (CBL), dont le siège social est situé zone industrielle, ..., et pour Me Y..., administrateur judiciaire de la société CBL, par Me X..., avocat aux conseils ;
La société CBL demande à la Cour :
1 ) d'annuler le jugement en date du 23 mars 1993 par lequel le Tribunal administratif de Rouen a rejeté ses demandes tendant, d'une part, à l'annulation de l'arrêté du 10 avril 1989 par lequel le préfet de l'Eure l'a mise en demeure de réhabiliter le dépôt de goudrons sulfuriques dont elle est propriétaire à Romilly-sur-Andelle, d'autre part, à l'annulation de l'arrêté du 22 novembre 1990 par lequel cette même autorité a mis en oeuvre à son encontre la procédure de consignation prévue par l'article 23 de la loi du 19 juillet 1976 en vue de la réhabilitation de ce dépôt ;
2 ) d'annuler ces deux arrêtés ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu la loi n 75-633 du 15 juillet 1975 modifiée ;
Vu la loi n 76-663 du 19 juillet 1976 modifiée ;
Vu la loi n 79-587 du 11 juillet 1979 ;
Vu le décret n 77-1133 du 21 septembre 1977 ;
Vu le code des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel ;
Vu la loi n 87-1127 du 31 décembre 1987 ;
Les parties ayant été régulièrement averties du jour de l'audience,
Après avoir entendu au cours de l'audience publique du 26 juin 1996 :
- le rapport de Mme DEVILLERS, conseiller,
- et les conclusions de M. CADENAT, commissaire du gouvernement ;
Considérant que la société Compagnie des Bases Lubrifiantes (CBL) et Me Y..., son administrateur judiciaire, demandent à la Cour d'annuler le jugement du 23 mars 1993 par lequel le Tribunal administratif de Rouen a rejeté les demandes de la société tendant respectivement à l'annulation de l'arrêté du 10 avril 1989 par lequel le préfet de l'Eure l'a mise en demeure, sur le fondement de la loi du 19 juillet 1976 susvisée, de poursuivre et d'achever la "réhabilitation" du dépôt de goudrons sulfuriques dont elle est propriétaire à Romilly-sur-Andelle et à l'annulation de l'arrêté du 22 novembre 1990 par lequel cette autorité lui a imposé, sur le fondement de la même loi, de consigner dans les mains du trésorier payeur général, par des versements échelonnés, une somme totale de 10 000 000 F ;
Sur l'application de la loi du 19 juillet 1976 :
Considérant qu'aux termes de l'article 1er de la loi du 19 juillet 1976 : "Sont soumis aux dispositions de la présente loi les ... dépôts ... et d'une manière générale les installations exploitées ou détenues par toute personne ... qui peuvent présenter des dangers ou des inconvénients soit pour la commodité du voisinage, soit pour la santé, la sécurité, la salubrité publiques, soit pour l'agriculture, soit pour la protection de la nature et de l'environnement, soit pour la conservation des sites et des monuments" ; qu'aux termes de l'article 16 : "Les installations existantes soumises aux dispositions de la présente loi et qui, avant l'entrée en vigueur de celle-ci, n'entraient pas dans le champ d'application de la loi modifiée du 19 décembre 1917 relative aux établissements dangereux, insalubres ou incommodes peuvent continuer à fonctionner sans l'autorisation ou la déclaration prévue à l'article 4 ci-dessus. Toutefois, avant une date fixée par décret et dans un délai qui ne pourra excéder deux ans à compter de l'entrée en vigueur de la présente loi, l'exploitant doit se faire connaître au préfet, qui peut lui imposer les mesures propres à sauvegarder les intérêts mentionnés à l'article 1er ci-dessus" ; qu'aux termes de l'article 23 dans sa rédaction issue de la loi du 13 juillet 1992 : "Indépendamment des poursuites pénales qui peuvent être exercées et lorsqu'un inspecteur des installations classées ou un expert désigné par le ministre chargé des installations classées a constaté l'inobservation des conditions imposées à l'exploitant d'une installation classée, le préfet met en demeure ce dernier de satisfaire à ces conditions dans un délai déterminé. Si, à l'expiration du délai fixé pour l'exécution, l'exploitant n'a pas obtempéré à cette injonction, le préfet peut : a) Obliger l'exploitant à consigner entre les mains d'un comptable public une somme répondant du montant des travaux à réaliser ..." ; qu'en vertu des alinéas 2 et 3 de l'article 34 du décret du 21 septembre 1977, l'exploitant doit informer le préfet de la cessation de l'activité au titre de laquelle son installation était autorisée ou déclarée et remettre le site de l'installation dans un état tel qu'il ne présente plus aucun des dangers ou inconvénients mentionnés à l'article 1 de la loi du 19 juillet 1976 ;
Considérant qu'il résulte de l'ensemble de ces dispositions que si les installations qui n'étaient pas régies par la loi du 19 décembre 1917 avant le 1er janvier 1977, date d'entrée en vigueur de la loi du 19 juillet 1976, et qui ont poursuivi leur exploitation au-delà de cette date entrent dans le champ d'application de cette dernière loi dès lors qu'elles sont susceptibles de porter atteinte aux intérêts mentionnés à son article premier, il n'en est pas de même de celles qui ont cessé leur exploitation avant le 1er janvier 1977 ;
Considérant qu'il résulte de l'instruction que le dépôt de goudrons sulfuriques créé en 1964 par la société Matthys lubrifiants, ultérieurement dénommée CBL, dépôt qui ne pouvait être classé dans la rubrique 82 de la nomenclature des installations classées résultant du décret du 20 mai 1953 "Boues et immondices, ordures, voiries, suies, déchets pulvérulents (dépôt de) quelle que soit leur destination", n'était pas soumis à la loi du 19 décembre 1917 ; qu'il est constant que ce dépôt avait cessé d'être exploité avant l'entrée en vigueur de la loi du 19 juillet 1976 ; que, dans ces conditions, cette loi ne lui était pas applicable ;
Mais considérant qu'aux termes du 1 alinéa de l'article 2 de la loi du 15 juillet 1975 relative à l'élimination des déchets et à la récupération des matériaux : "Toute personne qui produit ou détient des déchets, dans des conditions de nature à produire des effets nocifs sur le sol, à polluer l'air ou les eaux, ... et d'une façon générale à porter atteinte à la santé de l'homme et à l'environnement, est tenue d'en assurer ou d'en faire assurer l'élimination conformément aux dispositions de la présente loi, dans des conditions propres à éviter lesdits effets" ; et qu'aux termes de l'article 3 de cette même loi, dans sa rédaction issue de la loi du 30 décembre 1988 : "Au cas où des déchets sont abandonnés, déposés ou traités contrairement aux prescriptions de la présente loi et des règlements pris pour son application, l'autorité titulaire du pouvoir de police peut, après mise en demeure, assurer d'office l'élimination desdits déchets aux frais du responsable. Elle peut également obliger le responsable à consigner entre les mains d'un comptable public une somme répondant du montant des travaux à réaliser, laquelle sera restituée au fur et à mesure de l'exécution des travaux" ;
Considérant que ces dispositions étant susceptibles de fonder les décisions litigieuses, il appartient à la Cour de statuer sur les conclusions de la société CBL en substituant ce fondement à celui retenu par le préfet ;
Sur les conclusions tendant à l'annulation de l'arrêté du 10 avril 1989 :
Considérant qu'il ressort des pièces du dossier que la société CBL a eu notification de cet arrêté le 13 avril 1989 ; que son recours gracieux en date du 9 mai 1989 a interrompu le délai de recours contentieux ; que le silence gardé par l'administration sur ce recours a fait naître au terme d'un délai de quatre mois une décision de refus susceptible d'être contesté au contentieux dans le délai de deux mois ; qu'ainsi, à la date du 10 novembre 1989, la demande tendant à l'annulation de l'arrêté litigieux n'était pas tardive ; que, dès lors, le jugement attaqué doit être annulé en tant qu'il a rejeté ladite demande comme tardive ;
Considérant toutefois qu'il y a lieu d'évoquer et de statuer immédiatement sur les conclusions de la société CBL tendant à l'annulation de l'arrêté du 10 avril 1989 ;
Sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens :
Considérant que les décisions qui, comme l'arrêté en litige, imposent des sujétions doivent être motivées en application de l'article premier de la loi du 11 juillet 1979 et qu'aux termes de l'article 3 du même texte, cette motivation "doit ... comporter l'énoncé des considérations de droit et de fait qui constituent le fondement de la décision" ; qu'en se bornant à faire référence aux décisions prises antérieurement en vue d'assurer la réhabilitation du site et au rapport de l'inspecteur des installations classées, sans joindre ce rapport ni indiquer les éléments de fait justifiant la mise en demeure, le préfet a méconnu ces dispositions ; que ce défaut de motivation entache l'arrêté d'illégalité ; que la société requérante est dès lors fondée à en demander l'annulation ;
Sur les conclusions tendant à l'annulation de l'arrêté du 22 novembre 1990 :
Sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens de la requête :
Considérant que la décision imposant, sur le fondement de l'article 3 de la loi du 15 juillet 1975 modifiée, la consignation d'une somme d'argent constitue une sanction administrative ; qu'une telle sanction ne peut légalement être édictée que si la décision de mise en demeure qui, en vertu du même texte, lui sert de fondement est elle-même intervenue légalement ; qu'il s'ensuit que le moyen tiré de l'illégalité de l'arrêté de mise en demeure est recevable au soutien de conclusions tendant à l'annulation de l'arrêté de consignation ;
Considérant qu'ainsi qu'il vient d'être dit, l'arrêté du 10 avril 1989 est entaché d'illégalité ; que cette illégalité entraîne celle de l'arrêté du 22 novembre 1990 qui prescrit à la société CBL la consignation de la somme de 10 000 000 F ; que, dès lors, la société CBL est fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le Tribunal administratif de Rouen a rejeté sa demande tendant à l'annulation de cet arrêté, lequel est lui-même d'ailleurs, faute d'indiquer les bases de détermination de la somme à consigner, entaché d'insuffisance de motivation ;
Article 1er : Le jugement du Tribunal administratif de Rouen du 23 mars 1993 ainsi que les arrêtés préfectoraux des 10 avril 1989 et 22 novembre 1990 sont annulés.
Article 2 : Le présent arrêt sera notifié à la société CBL, à Me Y..., administrateur judiciaire de la société CBL et au ministre de l'environnement.