Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
Mme C... D... a demandé au tribunal administratif de la Guadeloupe d'annuler la décision du 11 septembre 2020 par laquelle le directeur du département de Lettres Modernes de l'université des Antilles, responsable du master d'études culturelles, lui a retiré deux enseignements au sein de ce master pour l'année 2020-2021.
Par une ordonnance n° 2001014 du 30 juin 2022, le président de la 1ère chambre du tribunal administratif de la Guadeloupe a rejeté sa demande.
Procédure devant la cour :
Par une requête enregistrée le 27 septembre 2022 et un mémoire, non communiqué, enregistré le 29 décembre 2022, Mme D..., représentée par Me Arvis, demande à la cour :
1°) d'annuler l'ordonnance du président de la 1ère chambre du tribunal administratif de la Guadeloupe du 30 juin 2022 ;
2°) d'annuler la décision du 11 septembre 2020 ;
3°) de mettre à la charge de l'université des Antilles la somme de 2 500 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
En ce qui concerne l'ordonnance du tribunal :
- l'ordonnance du tribunal est entachée d'irrégularité dès lors que le principe du droit à un jugement dans un délai raisonnable garanti par les stipulations de l'article 6 paragraphe 1 de la convention européenne des droits de l'homme a été méconnu ;
- le principe du contradictoire garantie par l'article L. 5 du code de justice administrative a été méconnu dès lors que l'ordonnance a été rendue en l'absence de mémoire en défense et sans que les parties aient été informées que la requête était susceptible d'être rejetée sur un moyen d'ordre public ;
- l'ordonnance du tribunal retient à tort que la décision litigieuse était une mesure d'ordre intérieur ;
En ce qui concerne la décision litigieuse :
- la décision constitue un acte de harcèlement moral ;
- elle méconnaît l'article L. 952-4 du code de l'éducation, l'article 7 du décret du 6 juin 1984 et les articles 2 et 5 du règlement intérieur de l'UFR de Lettres Modernes de la faculté des sciences humaines de l'université des Antilles dès lors que la décision a été prise unilatéralement par M. B..., sans information préalable, sans réunion pédagogique et sans justification légitime et que le conseil de l'UFR ne rassemblait pas l'ensemble des enseignants du département.
Par un mémoire en défense, enregistré le 24 novembre 2022, l'université des Antilles, représentée par Me Moreau, conclut au rejet de la requête et à ce que la cour mette à la charge de Mme A... une somme de 2 000 euros en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que les moyens soulevés ne sont pas fondés.
Par ordonnance du 29 novembre 2022, la clôture d'instruction a été fixée au 29 décembre 2022 à 12h00.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code de l'éducation ;
- la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 ;
- le décret n° 84-431 du 6 juin 1984
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Jean-Claude Pauziès,
- les conclusions de M. Romain Roussel-Cera, rapporteur public,
- et les observations de Me Moreau, représentant l'université des Antilles.
Considérant ce qui suit :
1. Mme D... est maîtresse de conférence en littérature française à l'université des Antilles sur le campus de Schoelcher. Par un courriel du 11 septembre 2020, Mme D... a été informée de la décision du responsable du master d'études culturelles pour l'année 2020-2021 de lui retirer les enseignements d'Hégémonismes et contre-cultures et d'Humanités caribéennes qu'elle assurait depuis deux ans au sein de ce master et de lui confier un autre cours qu'elle n'avait pas sollicité. Mme D... relève appel de l'ordonnance du 30 juin 2022 par laquelle le président de la 1ère chambre du tribunal administratif de la Guadeloupe a rejeté sa demande tendant à l'annulation de cette décision au motif qu'elle constituait une mesure d'ordre intérieur.
Sur la régularité de l'ordonnance :
2. Aux termes de l'article 6 quinquies de la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, applicable au litige, dont les dispositions sont désormais reprises à l'article L. 133-2 du code général de la fonction publique : " Aucun fonctionnaire ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel ".
3. D'une part, les mesures prises à l'égard d'agents publics qui, compte tenu de leurs effets, ne peuvent être regardées comme leur faisant grief constituent de simples mesures d'ordre intérieur insusceptibles de recours. Il en va ainsi des mesures qui, tout en modifiant leur affectation ou les tâches qu'ils ont à accomplir, ne portent pas atteinte aux droits et prérogatives qu'ils tiennent de leur statut ou de leur contrat ou à l'exercice de leurs droits et libertés fondamentaux, ni n'emportent de perte de responsabilités ou de rémunération. Le recours contre de telles mesures, à moins qu'elles ne traduisent une discrimination ou une sanction, est irrecevable. Toutefois, lorsqu'un agent soutient qu'une telle mesure fait partie des éléments caractérisant un harcèlement moral à son encontre, il appartient au juge de rechercher si la décision contestée a porté atteinte au droit du fonctionnaire de ne pas être soumis à un harcèlement moral, que l'intéressé tient de son statut, ce qui exclurait de la regarder comme une mesure d'ordre intérieur insusceptible de recours.
4. D'autre part, il appartient à un agent public qui soutient avoir été victime d'agissements constitutifs de harcèlement moral de soumettre au juge des éléments de fait susceptibles de faire présumer l'existence d'un tel harcèlement. Il incombe à l'administration de produire, en sens contraire, une argumentation de nature à démontrer que les agissements en cause sont justifiés par des considérations étrangères à tout harcèlement. La conviction du juge, à qui il revient d'apprécier si les agissements de harcèlement sont ou non établis, se détermine au vu de ces échanges contradictoires, qu'il peut compléter, en cas de doute, en ordonnant toute mesure d'instruction utile. Pour apprécier si des agissements dont il est allégué qu'ils sont constitutifs d'un harcèlement moral revêtent un tel caractère, le juge administratif doit tenir compte des comportements respectifs de l'agent auquel il est reproché d'avoir exercé de tels agissements et de l'agent qui estime avoir été victime d'un harcèlement moral.
5. Mme D... soutient que la décision du 11 septembre 2020 par laquelle le directeur du département de Lettres Modernes de l'université des Antilles, responsable du master d'études culturelles, a procédé à la répartition des enseignements et lui a retiré deux enseignements au sein de ce master pour l'année 2020-2021 constitue une manifestation des agissements de harcèlement moral qu'elle subit de la part de cette personne depuis l'année 2013. Il ressort des pièces du dossier et notamment de nombreux témoignages de collègues reproduits dans les écritures de Mme D... et qui ne sont pas contestés en défense, que le directeur du département de Lettres Modernes a tenu, dans le cadre professionnel, des propos injurieux et outrageants à l'encontre de Mme D.... Cette dernière fait également valoir ne pas avoir été soutenue dans ses publications, ni dans ses projets de programmations et que le directeur du département de Lettres Modernes refuse depuis plusieurs années d'ouvrir le poste de professeur d'université auquel elle pourrait prétendre. Le 29 octobre 2018, une motion de défiance, signée par plusieurs enseignants, a été déposée à l'encontre du directeur du département de Lettres Modernes qui fait notamment état de son manque de respect envers eux et de son " agressivité verbale et comportementale en réunion de département ". Il ressort également des pièces du dossier que la décision en litige consistant à retirer deux enseignements à Mme D... au profit du directeur du département de Lettres Modernes a été prise alors que l'appelante avait été informée au cours d'une réunion préparatoire du mois de juillet 2020 qu'elle conserverait ces enseignements, conformément au mail adressé par le directeur du département de Lettres Modernes à Mme D... le 7 juin 2020 qui comportait en pièce jointe le service de la requérante comprenant ces deux enseignements. Enfin, Mme D... fait valoir que l'ensemble des agissements malveillants et répétés exercés à son encontre a eu pour conséquence une atteinte à sa dignité et à sa santé. Elle produit à cet égard le certificat médical de son médecin qui fait état d'une " symptomatologie en lien avec du stress chronique attribué à des agressions verbales à son travail dans un contexte de harcèlement permanent " justifiant qu'elle soit placée sous traitement anxiolytique et antidépresseur. L'université des Antilles n'apporte en défense aucun élément de nature à remettre en cause ces faits et ne démontre pas davantage que ces agissements ainsi que la décision contestée seraient justifiés par des considérations étrangères à tout harcèlement moral.
6. Dans ces conditions, Mme D... apporte des éléments de fait suffisants pour démontrer que la décision de lui retirer deux enseignements pour l'année universitaire 2020-2021 fait partie des agissements caractérisant un harcèlement moral à son encontre. Par suite, c'est à tort que le président de la 1ère chambre du tribunal administratif de la Guadeloupe a regardé la décision en litige comme une mesure d'ordre intérieur et a rejeté sa demande comme irrecevable. Par suite, et sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens soulevés par Mme-D... tirés de l'irrégularité de l'ordonnance attaquée, il y a lieu d'en prononcer l'annulation.
7. Il y a lieu d'évoquer et de statuer immédiatement sur les demandes présentées par Mme D... devant le tribunal administratif de la Guadeloupe.
Sur la légalité de la décision du 11 septembre 2020 :
8. Si la circonstance qu'un agent a subi ou refusé de subir des agissements de harcèlement moral ne saurait légalement justifier que lui soit imposée une mesure relative à son affectation, à sa mutation ou à son détachement, elle ne fait pas obstacle à ce que l'administration prenne, à l'égard de cet agent, dans son intérêt ou dans l'intérêt du service, une telle mesure si aucune autre mesure relevant de sa compétence, prise notamment à l'égard des auteurs des agissements en cause, n'est de nature à atteindre le même but.
9. Lorsqu'une telle mesure est contestée devant lui par un agent public au motif qu'elle méconnaît les dispositions précitées de l'article 6 quinquies de la loi du 13 juillet 1983, il incombe d'abord au juge administratif d'apprécier si l'agent a subi ou refusé de subir des agissements de harcèlement moral. S'il estime que tel est le cas, il lui appartient, dans un second temps, d'apprécier si l'administration justifie n'avoir pu prendre, pour préserver l'intérêt du service ou celui de l'agent, aucune autre mesure, notamment à l'égard des auteurs du harcèlement moral.
10. Ainsi qu'il a été dit au point 5, la décision du 11 septembre 2020 par laquelle le directeur du département de Lettres Modernes a décidé de retirer à Mme D... deux enseignements au sein du master d'études culturelles et de lui confier un autre cours qu'elle n'avait pas sollicité caractérise un agissement constitutif de harcèlement moral au sens de l'article 6 quinquies de la loi du 13 juillet 1983 qui s'inscrit dans le contexte de harcèlement moral subi par l'appelante depuis 2013. L'université des Antilles ne produit aucun élément de nature à démontrer qu'aucune autre mesure ne pouvait être prise pour préserver l'intérêt du service ou celui de l'agent. Par suite, la décision du 11 septembre 2020 méconnaît les dispositions précitées de l'article 6 quinquies de la loi du 13 juillet 1983 et Mme D... est fondée à en demander l'annulation.
Sur les frais d'instance :
11. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge de Mme D... qui, dans la présente instance, n'est pas la partie perdante, une somme au titre des frais exposés par l'université des Antilles non compris dans les dépens. En revanche, il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'université des Antilles une somme de 1 500 euros à verser à Mme D... au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
DECIDE :
Article 1er : L'ordonnance n° 2001014 du 30 juin 2022 du président de la 1ère chambre du tribunal administratif de la Guadeloupe est annulée.
Article 2 : La décision du 11 septembre 2020 est annulée.
Article 3 : L'université des Antilles versera à Mme D... la somme de 1 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : Le présent arrêt sera notifié à Mme C... D... et à l'université des Antilles.
Copie en sera adressée à la ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche.
Délibéré après l'audience du 2 octobre 2023 à laquelle siégeaient :
M. Jean-Claude Pauziès, président,
Mme Christelle Brouard-Lucas, présidente-assesseure,
Mme Kolia Gallier, première conseillère.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 2 novembre 2023.
La présidente-assesseure,
Christelle Brouard-LucasLe président-rapporteur,
Jean-Claude Pauziès La greffière,
Stéphanie Larrue
La République mande et ordonne à la ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche en ce qui le concerne, et à tous commissaires de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution du présent arrêt.
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N° 22BX02545