Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
M. A... B... a demandé au tribunal administratif de Bordeaux de condamner l'Etat à lui verser la somme de 30 000 euros de dommages et intérêts en réparation de son préjudice moral et de ses troubles dans ses conditions d'existence résultant de son exposition durant sa carrière professionnelle aux poussières d'amiante.
Par un jugement n° 1802749 du 18 mars 2021, le tribunal a condamné l'Etat à verser à M. B... la somme de 10 000 euros à titre de dommages et intérêts.
Procédure devant la cour :
Par une requête et un mémoire enregistrés le 31 mai 2021 et le 18 juillet 2022, le ministre des armées demande à la cour :
1°) d'annuler ce jugement n° 1802749 du tribunal ;
2°) de rejeter la demande de première instance de M. B....
Il soutient que :
- c'est à tort que les premiers juges ont écarté l'exception de prescription quadriennale découlant de l'application de la loi du 31 décembre 1968 ; le délai a couru en effet à compter du 1er janvier 2004, année suivant celle au cours de laquelle est paru au journal officiel l'arrêté du 30 juin 2003 modifiant la liste des établissements susceptibles d'ouvrir droit à l'allocation spécifique de cessation anticipée d'activité ; la poudrerie de Saint-Médard-en-Jalles, où le requérant a travaillé, a été inscrite sur la liste par l'arrêté du 30 juin 2003 ; c'est donc à compter de la publication de cet arrêté que le requérant a pu prendre conscience du risque qui pesait sur lui du fait de son exposition aux poussières d'amiante ;
- le délai de prescription quadriennale n'a pas été interrompu par le recours de tiers tendant à la mise en jeu de la responsabilité de l'Etat devant d'autres juridictions ; le fait générateur n'est pas le même, d'autant que l'Etat n'était plus l'employeur de certains des auteurs de ces recours depuis la création en 1972 de la société nationale des poudres et des explosifs (SNPE) ;
- en tout état de cause, l'Etat ne peut plus être tenu pour responsable des préjudices invoqués par le requérant pour la période postérieure à 1972, date de création de la SNPE, devenue la seule exploitante de l'établissement et la seule gestionnaire des ouvriers y travaillant ;
- s'agissant de la période antérieure au 30 septembre 1972, la carence fautive de l'Etat n'est pas suffisamment caractérisée ;
- les préjudices invoqués ne sont pas établis et les montants demandés sont en tout état de cause excessifs.
Par ordonnance du 20 octobre 2022, la clôture d'instruction a été fixée au 22 novembre 2022 à 12h00.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- le code du travail ;
- le code de la sécurité sociale ;
- la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 ;
- la loi n° 98-1194 du 23 décembre 1998 et notamment son article 41 ;
- l'arrêté du 30 juin 2003 modifiant la liste des établissements susceptibles d'ouvrir droit à l'allocation de cessation anticipée d'activité des travailleurs de l'amiante ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Frédéric Faïck,
- les conclusions de Mme Florence Madelaigue, rapporteure publique.
Considérant ce qui suit :
1. M. B..., né le 1er février 1937, a été employé entre 1950 et 1992 comme ouvrier d'Etat dans l'établissement de Saint-Médard-en-Jalles de la poudrerie nationale, service de la délégation générale de l'armement du ministère de la défense, géré depuis le 1er octobre 1972 par la société nationale des poudres et explosifs (SNPE). Estimant avoir été exposé aux poussières d'amiante à l'occasion de son activité professionnelle et avoir subi à ce titre un préjudice moral et des troubles dans ses conditions d'existence, M. B... a, le 14 mars 2018, adressé au ministre des armées une demande préalable indemnitaire qui a fait l'objet d'une décision implicite de rejet. M. B... a alors saisi le tribunal administratif de Bordeaux d'une demande tendant à la condamnation de l'Etat à lui verser une somme de 30 000 euros à titre de dommages et intérêts. Le ministre des armées relève appel du jugement rendu le 18 mars 2021 par lequel le tribunal a condamné l'Etat à indemniser M. B... à hauteur de la somme de 10 000 euros.
2. Devant les premiers juges, M. B... a recherché la responsabilité de l'Etat pour sa carence fautive à définir une réglementation et des mesures de protection propres à prévenir les risques liés à l'exposition des travailleurs aux poussières d'amiante.
3. Aux termes du premier alinéa de l'article 1er de la loi du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances sur l'Etat, les départements, les communes et les établissements publics : " Sont prescrites, au profit de l'État (...) toutes créances qui n'ont pas été payées dans un délai de quatre ans à partir du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle les droits ont été acquis ". Aux termes de l'article 2 de la même loi : " La prescription est interrompue par : / (...) Tout recours formé devant une juridiction, relatif au fait générateur, à l'existence, au montant ou au paiement de la créance, quel que soit l'auteur du recours et même si la juridiction saisie est incompétente pour en connaître, et si l'administration qui aura finalement la charge du règlement n'est pas partie à l'instance ; / (...) Un nouveau délai de quatre ans court à compter du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle a eu lieu l'interruption. Toutefois, si l'interruption résulte d'un recours juridictionnel, le nouveau délai court à partir du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle la décision est passée en force de chose jugée ". Aux termes de l'article 3 de la même loi : " La prescription ne court ni contre le créancier qui ne peut agir (...) ni contre celui qui peut être légitimement regardé comme ignorant l'existence de sa créance ou de la créance de celui qu'il représente légalement ".
4. Aux termes du I de l'article 41 de la loi du 23 décembre 1998 de financement de la sécurité sociale pour 1999 : " Une allocation de cessation anticipée d'activité est versée aux salariés et anciens salariés des établissements de fabrication de matériaux contenant de l'amiante, des établissements de flocage et de calorifugeage à l'amiante ou de construction et de réparation navales, sous réserve qu'ils cessent toute activité professionnelle, lorsqu'ils remplissent les conditions suivantes : / 1° Travailler ou avoir travaillé dans un des établissements mentionnés ci-dessus et figurant sur une liste établie par arrêté des ministres chargés du travail, de la sécurité sociale et du budget, pendant la période où y étaient fabriqués ou traités l'amiante ou des matériaux contenant de l'amiante. L'exercice des activités de fabrication de matériaux contenant de l'amiante, de flocage et de calorifugeage à l'amiante de l'établissement doit présenter un caractère significatif ; / 2° Avoir atteint l'âge de soixante ans diminué du tiers de la durée du travail effectué dans les établissements visés au 1°, sans que cet âge puisse être inférieur à cinquante ans ; / 3° S'agissant des salariés de la construction et de la réparation navales, avoir exercé un métier figurant sur une liste fixée par arrêté conjoint des ministres chargés du travail, de la sécurité sociale et du budget. / Le bénéfice de l'allocation de cessation anticipée d'activité est ouvert aux ouvriers dockers professionnels et personnels portuaires assurant la manutention sous réserve qu'ils cessent toute activité professionnelle (...) ". Ces dispositions instaurent un régime particulier de cessation anticipée d'activité permettant aux salariés ou anciens salariés des établissements de fabrication ou de traitement de l'amiante ou de matériaux contenant de l'amiante figurant sur une liste établie par arrêté ministériel, dits " travailleurs de l'amiante ", de percevoir, sous certaines conditions, une allocation de cessation anticipée d'activité (ACAATA) sous réserve qu'ils cessent toute activité professionnelle.
5. Lorsque la responsabilité d'une personne publique est recherchée, les droits de créance invoqués en vue d'obtenir l'indemnisation des préjudices doivent être regardés comme acquis, au sens des dispositions précitées de la loi du 31 décembre 1968, à la date à laquelle la réalité et l'étendue de ces préjudices ont été entièrement révélées, ces préjudices étant connus et pouvant être exactement mesurés. La créance indemnitaire relative à la réparation d'un préjudice présentant un caractère continu et évolutif doit être rattachée à chacune des années au cours desquelles ce préjudice a été subi. Dans ce cas, le délai de prescription de la créance relative à une année court, sous réserve des cas visés à l'article 3 de la loi du 31 décembre 1968, à compter du 1er janvier de l'année suivante, à la condition qu'à cette date le préjudice subi au cours de cette année puisse être mesuré.
6. Le préjudice d'anxiété dont peut se prévaloir un salarié éligible à l'allocation de cessation anticipée des travailleurs de l'amiante (ACAATA) naît de la conscience prise par celui-ci qu'il court le risque élevé de développer une pathologie grave, et par là-même d'une espérance de vie diminuée, à la suite de son exposition aux poussières d'amiante. La publication de l'arrêté qui inscrit l'établissement en cause, pour une période au cours de laquelle l'intéressé y a travaillé, sur la liste établie par arrêté interministériel dans les conditions mentionnées au point 3, est par elle-même de nature à porter à la connaissance de l'intéressé, s'agissant de l'établissement et de la période désignés dans l'arrêté, la créance qu'il peut détenir de ce chef sur l'administration au titre de son exposition aux poussières d'amiante. Le droit à réparation du préjudice en question doit donc être regardé comme acquis, au sens des dispositions précitées de la loi du 31 décembre 1968, pour la détermination du point de départ du délai de prescription, à la date de publication de cet arrêté. Lorsque l'établissement a fait l'objet de plusieurs arrêtés successifs étendant la période d'inscription ouvrant droit à l'ACAATA, la date à prendre en compte est la plus tardive des dates de publication d'un arrêté inscrivant l'établissement pour une période pendant laquelle le salarié y a travaillé. Enfin, dès lors que l'exposition a cessé, la créance se rattache, non à chacune des années au cours desquelles l'intéressé souffre de l'anxiété dont il demande réparation, mais à la seule année de publication de l'arrêté, lors de laquelle la durée et l'intensité de l'exposition sont entièrement révélées, de sorte que le préjudice peut être exactement mesuré. Par suite la totalité de ce chef de préjudice doit être rattachée à cette année, pour la computation du délai de prescription institué par l'article 1er de la loi du 31 décembre 1968.
7. Les recours formés à l'encontre de l'Etat par des tiers tels que d'autres salariés victimes, leurs ayants droit ou des sociétés exerçant une action en garantie fondée sur les droits d'autres salariés victimes ne peuvent être regardés comme relatifs au fait générateur, à l'existence, au montant ou au paiement de la créance, dont ils ne peuvent dès lors interrompre le délai de prescription en application de l'article 2 de la loi du 31 décembre 1968.
8. Les dispositions de cet article subordonnant l'interruption du délai de prescription qu'elles prévoient en cas de recours juridictionnel à la mise en cause d'une collectivité publique, les actions en reconnaissance de la faute inexcusable de l'employeur formées devant les juridictions judiciaires ne peuvent, en tout état de cause, en l'absence d'une telle mise en cause, davantage interrompre le cours du délai de prescription de la créance le cas échéant détenue sur l'Etat.
9. Par un arrêté du 30 juin 2003, publié au Journal Officiel le 10 juillet 2003, l'établissement de Saint-Médard-en-Jalle de la SNPE a été inscrit sur la liste des établissements ouvrant droit à l'allocation de cessation anticipée d'activité des travailleurs de l'amiante pour les années 1972 à 1997. M. B... doit ainsi être réputé avoir eu connaissance du risque personnel à l'origine du préjudice moral et des troubles dans les conditions d'existence dont il demande réparation, et dans lesquels est incorporé le préjudice d'anxiété, à la date du 10 juillet 2003. Il s'ensuit que le délai de prescription quadriennale de la créance invoquée par M. B... à l'encontre de l'Etat a couru à compter du 1er janvier 2004.
10. Compte tenu de ce qui a été dit au point 7, c'est à tort que le tribunal administratif de Bordeaux a jugé que le délai de prescription quadriennale a été interrompu par les actions formées par des tiers à l'encontre de l'Etat devant les juridictions de la sécurité sociale.
11. Par suite, le ministre est fondé à soutenir que la créance invoquée par M. B... était prescrite lorsque celui-ci a, le 14 mars 2018, présenté une demande préalable d'indemnisation.
12. Il résulte de tout ce qui précède que le ministre des armées est fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Bordeaux a condamné l'Etat à verser à M. B... la somme de 10 000 euros à titre de dommages et intérêts. Dès lors, ce jugement doit être annulé et la demande de première instance de M. B... doit être rejetée.
DECIDE
Article 1er : Le jugement n° 1802749 du tribunal administratif de Bordeaux du 18 mars 2021 est annulé.
Article 2 : La demande de première instance de M. B... est rejetée.
Article 3 : Le présent arrêt sera notifié au ministre des armées et à M. A... B... et au ministre des armées.
Délibéré après l'audience du 15 juin 2023 à laquelle siégeaient :
Mme Florence Demurger, présidente,
M. Frédéric Faïck, président-assesseur,
Mme Caroline Gaillard, première conseillère.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 28 juin 2023.
Le rapporteur,
Frédéric Faïck
La présidente,
Florence DemurgerLa greffière,
Catherine Jussy
La République mande et ordonne au ministre des armées, en ce qui le concerne, et à tous commissaires de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution du présent arrêt.
N° 21BX02327 2