Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
M. A... D... a demandé au tribunal administratif de Toulouse de condamner l'État français à lui verser la somme de 1 000 000 euros en réparation des préjudices consécutifs aux fautes commises par l'État français à l'égard des harkis et leurs familles à la suite de l'indépendance de l'Algérie.
Par un jugement n° 1506115 du 22 novembre 2017, le tribunal administratif de Toulouse a rejeté sa demande.
Procédure devant la cour :
Par une requête et deux mémoires, enregistrés le 22 janvier 2018 et les 14 mars et 22 août 2019, M. A... D..., représenté par Me B..., demande à la cour, dans le dernier état de ses écritures :
1°) d'annuler ce jugement du tribunal administratif de Toulouse du 22 novembre 2017 ;
2°) de condamner l'État à lui verser la somme de 100 000 euros, assortie des intérêts de retard à compter du 1er janvier 2012 avec capitalisation à compter du 1er janvier 2013, en réparation des préjudices endurés durant son enfance et son adolescence en raison des conditions d'hébergement réservées aux familles de harkis du camp de Bias ;
3°) de mettre à la charge de l'État le paiement d'une somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Il soutient que :
- le tribunal a entaché son jugement son erreur de droit en opposant l'avis de Conseil d'État Hoffmann-Glémane, qui ne concerne pas la situation des familles de harkis ;
- la prescription quadriennale ne peut lui être opposée, en vertu des dispositions de l'article 7 de la loi du 31 décembre1968 ;
- les conditions d'internement au camp de Bias sont constitutives d'une faute ;
- cette faute lui a causé des préjudices matériels et moraux qui peuvent être évalués à la somme de 100 000 euros ;
- ce sont 2 000 euros par mois pendant 20 ans d'allocations familiales et d'allocations logement dont la famille D... a été spoliée, ce qui représente environ 480 000 euros donc environ 54 000 euros par enfant ;
- il a, par ailleurs, perdu une chance d'avoir accès à l'école et à un parcours scolaire normal, ce qui l'a empêché d'obtenir un diplôme et de s'insérer sur le marché du travail, ce qui justifie l'allocation au titre de ces troubles dans ses conditions d'existence d'une somme de 25 000 euros ;
- son préjudice moral donnera lieu à l'allocation d'une somme de 25 000 euros.
Par un mémoire en intervention, présenté le 21 juin 2019, l'association Comité harkis et vérité, représentée par Me B..., conclut à l'annulation du jugement attaqué, à la recevabilité de son intervention et à ce qu'il soit fait droit aux conclusions de la demande en indemnisation de M. D..., par les mêmes moyens que ceux présentés par ce dernier à l'appui de ses conclusions.
Par un mémoire en défense, enregistré le 22 juin 2019, le ministre des armées conclut, à titre principal, au rejet de la requête et, à titre subsidiaire, à ce que le montant de l'indemnité à allouer à l'appelant soit ramené à la somme de 15 000 euros.
Il soutient que :
- la requête et le mémoire complémentaire ne mentionnent pas l'adresse de l'appelant, en contravention avec l'article R. 411-1 du code de justice administrative, rendu applicable en cause d'appel par l'article R. 811-13 du même code ;
- cette requête et ce mémoire ne sont pas davantage signés, en méconnaissance de l'article R. 431-4 de ce code, rendu applicable en cause d'appel par l'article R. 811-13 du même code ;
- le jugement attaqué est suffisamment motivé ;
- la créance dont se prévaut l'appelant est manifestement prescrite au regard des dispositions de l'article 1er de la loi du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances sur l'État, les départements, les communes et les établissements publics ;
- si l'appelant a bien séjourné dans un camp de transit avec sa famille, il ne verse aux débats aucun document permettant de déterminer la période concernée et l'étendue des préjudices dont il se prévaut, de sorte que la somme qu'il demande doit être ramenée à de plus justes proportions.
Vu les autres pièces de ce dossier.
Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- les déclarations gouvernementales du 19 mars 1962 relatives à l'Algérie, dites " accords d'Évian " ;
- la loi n° 46-940 du 7 mai 1946 ;
- la loi n° 61-1439 du 26 décembre 1961 ;
- la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 ;
- la loi n° 70-632 du 15 juillet 1970 ;
- la loi n° 74-1044 du 9 décembre ;
- la loi n° 87-549 du 16 juillet 1987;
- la loi n° 94-488 du 11 juin 1994 ;
- la loi de n° 99-1173 du 30 décembre 1999 ;
- la loi n° 2000-1353 du 30 décembre 2000 ;
- la loi n° 2005-158 du 23 février 2005 ;
- la loi n° 2008-492 du 26 mai 2008 ;
- la loi n° 2012-326 du 7 mars 2012 ;
- la loi n° 2013-1168 du 18 décembre 2013;
- la loi n° 2014-1554 du 22 décembre 2014 ;
- la loi n° 2015-1785 du 29 décembre 2015 ;
- l'ordonnance n° 62-25 du 21 juillet 1962 ;
- le décret n° 61-1201 du 6 novembre 1961 ;
- le décret du 31 mars 2003 ;
- le décret n° 2005-521 du 23 mai 2005 ;
- le décret n° 2015-772 du 29 juin 2015 ;
- l'arrêté du 1er septembre 2012 fixant le montant des aides complémentaires à la formation ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Rey-Bèthbéder, président-rapporteur,
- les conclusions de M. Normand, rapporteur public,
Considérant ce qui suit :
1. M A... D... est l'un des neuf enfants d'un ancien supplétif de l'armée française en Algérie, M. C... D.... Il est né en 1969 au camp de camp de Bias (Lot-et-Garonne), où il a vécu jusqu'en 1975.
2. Il relève appel d'un jugement du 22 novembre 2017 du tribunal administratif de Toulouse rejetant sa demande tendant à la condamnation de l'État à lui verser la somme de 1 000 000 euros en réparation des préjudices qu'il estime avoir subis du fait de l'abandon des anciens supplétifs de l'armée française par la France après la signature des " accords d'Évian " du 19 mars 1962, du refus d'organiser leur rapatriement en France, ainsi que des conditions d'accueil et de vie qui ont été réservées aux anciens supplétifs et à leurs familles sur le territoire français. M. D... a, devant la cour, ramené à 100 000 euros le montant de la somme au paiement de laquelle il demande que l'État soit condamné.
Sur l'intervention du Comité harkis et vérité :
2. Le Comité harkis et vérité justifie d'un intérêt de nature à le rendre recevable à intervenir au soutien de la requête de M. A... D....
Sur les fins de non-recevoir opposées par le ministre des armées :
5. En premier lieu et contrairement à ce que soutient le ministre, M. D... a indiqué son adresse sur sa requête introductive d'instance devant la cour.
6. En second lieu, cette requête est revêtue de la signature de son auteur.
7. Il résulte de ce qui a été dit précédemment que les fins de non-recevoir opposées par le ministre des armées à la requête doivent être rejetées.
Sur la régularité des jugements litigieux :
8. À supposer même que l'appelant puisse être regardé comme ayant entendu soutenir que le jugement attaqué n'aurait pas été suffisamment motivé, ce moyen ne peut qu'être écarté, ce jugement exposant de manière détaillée les motifs sur lesquels se sont fondés les premiers juges pour rejeter la demande dont ils étaient saisis.
Sur les conclusions relatives aux préjudices liés au défaut d'intervention de la France en Algérie pour protéger les anciens supplétifs de l'armée française et au défaut de rapatriement en France :
9. Devant le tribunal administratif de Toulouse et à l'appui de sa demande de réparation, M. D... a mis en cause la responsabilité pour faute de l'État en soutenant qu'étaient fautifs, d'une part, le fait de n'avoir pas fait obstacle aux représailles et aux massacres dont les supplétifs de l'armée française en Algérie et leurs familles ont été victimes sur le territoire algérien, après le cessez-le-feu du 18 mars 1962 et la proclamation de l'indépendance de l'Algérie le 5 juillet 1962, en méconnaissance des déclarations gouvernementales du 19 mars 1962, dites " accords d'Evian " et, d'autre part, le fait de n'avoir pas organisé leur rapatriement en France. Cependant, les préjudices ainsi invoqués ne sont pas détachables de la conduite des relations entre la France et l'Algérie et ne sauraient par suite engager la responsabilité de l'État sur le fondement de la faute. Il suit de là que c'est à bon droit que les premiers juges ont décliné la compétence de la juridiction administrative pour connaître des conclusions tendant à la réparation de préjudices liés à l'absence d'intervention de la France en Algérie pour protéger les anciens supplétifs de l'armée française.
10. En revanche et pour le motif exposé au point précédent, le jugement critiqué du tribunal administratif de Toulouse doit être annulé en tant qu'il a statué sur les conclusions indemnitaires " à raison des fautes commises dans l'abandon des harkis sur le sol algérien ". Il y a lieu d'évoquer dans cette mesure et, statuant immédiatement sur la demande présentée par M. D..., de la rejeter comme portée devant un ordre de juridiction incompétent pour en connaître.
Sur les conclusions tendant à la réparation de préjudices liés aux conditions d'accueil et de vie réservées sur le territoire français aux anciens supplétifs de l'armée française en Algérie et à leurs familles :
11. Le premier alinéa de l'article 1er de la loi du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances sur l'État, les départements, les communes et les établissements publics dispose : " Sont prescrites, au profit de l'État, des départements et des communes, sans préjudice des déchéances particulières édictées par la loi, et sous réserve des dispositions de la présente loi, toutes créances qui n'ont pas été payées dans un délai de quatre ans à partir du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle les droits ont été acquis ". Aux termes
de l'article 3 de la même loi : " La prescription ne court ni contre le créancier qui ne peut agir, soit par lui-même ou par l'intermédiaire de son représentant légal, soit pour une cause de force majeure, ni contre celui qui peut être légitimement regardé comme ignorant l'existence de sa créance ou de la créance de celui qu'il représente légalement ". En vertu de l'article 6 de cette loi, si les autorités administratives ne peuvent renoncer à opposer la prescription qui découle de cette loi, les créanciers des personnes publiques entrant dans son champ peuvent toutefois " être relevés en tout ou en partie de la prescription, à raison de circonstances particulières et notamment de la situation du créancier ". Aux termes du premier alinéa de son article 7 : " L'Administration doit, pour pouvoir se prévaloir, à propos d'une créance litigieuse, de la prescription prévue par la présente loi, l'invoquer avant que la juridiction saisie du litige au premier degré se soit prononcée sur le fond ". Enfin, aux termes de l'article 8 de la même loi : " La juridiction compétente pour connaître de la demande à laquelle la prescription est opposée, en vertu de la présente loi, est compétente pour statuer sur l'exception de prescription ". Lorsque la responsabilité d'une personne publique est recherchée, les droits de créance invoqués en vue d'obtenir l'indemnisation des préjudices doivent être regardés comme acquis, au sens de ces dispositions, à la date à laquelle la réalité et l'étendue de ces préjudices ont été entièrement révélées, ces préjudices étant connus et pouvant être exactement mesurés. La créance indemnitaire relative à la réparation d'un préjudice présentant un caractère continu et évolutif doit être rattachée à chacune des années au cours desquelles ce préjudice a été subi. Dans ce cas, le délai de prescription de la créance relative à une année court, sous réserve des cas visés à l'article 3 précité, à compter du 1er janvier de l'année suivante, à la condition qu'à cette date le préjudice subi au cours de cette année puisse être mesuré.
12. M. D... a mis en cause en première instance la responsabilité pour faute de l'État du fait des conditions d'accueil et de vie qui ont été réservées sur le territoire français aux anciens supplétifs de l'armée française en Algérie et à leurs familles. Cependant, l'administration n'a pas opposé devant les premiers juges la prescription quadriennale prévue par les dispositions précitées de l'article 1er de la loi du 31 décembre 1968. Par conséquent et en vertu des dispositions de l'article 7 de cette loi, le ministre n'est pas recevable à opposer pour la première fois en appel l'exception de prescription quadriennale à M. D....
13. Ainsi que le Conseil d'État l'a relevé dans sa décision du 3 octobre 2018 n° 410611 les anciens supplétifs de l'armée française en Algérie et leurs familles se sont vu réserver des conditions de vie indignes dans des camps comme celui de Bias et ont également subi des restrictions apportées à leurs libertés individuelles, du fait, en particulier, du contrôle de leurs courriers et de leurs colis, de l'affectation de leurs prestations sociales au financement des dépenses des camps et de l'absence de scolarisation des enfants dans des conditions de droit commun, de sorte qu'a été commise une faute de nature à engager la responsabilité de l'État.
14. Il en découle que la responsabilité pour faute de l'État doit être engagée à raison des conditions de vie indignes réservées à M. D... entre sa naissance et la fermeture du camp de Bias en 1975. Dans les circonstances de l'espèce, il sera fait une juste évaluation des préjudices matériel et moral qui ont été directement causés à l'appelant du fait des conditions dans lesquelles il a vécu dans le camp de Bias en fixant le montant de son indemnisation à 15 000 euros. Il en résulte que M. D... est fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement du 22 novembre 2017, le tribunal administratif de Toulouse a rejeté la demande de réparation qu'il a présentée à ce titre.
Sur l'application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :
15. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'État le paiement à M D... d'une somme de 1 500 euros au titre des frais exposés par lui et non compris dans les dépens.
DÉCIDE :
Article 1er : L'intervention du Comité Harkis et Vérité est admise.
Article 2 : Le jugement du tribunal administratif de Toulouse du 22 novembre 2017 est annulé en tant qu'il statue sur les conclusions relatives aux préjudices liés, d'une part, au défaut de rapatriement en France des anciens supplétifs de l'armée française et, d'autre part, aux conditions d'accueil et de vie qui leur ont été réservées en France.
Article 3 : Les conclusions relatives au préjudice lié au défaut de rapatriement en France des anciens supplétifs de l'armée française présentées devant le tribunal administratif de Toulouse sont rejetées comme portées devant un ordre de juridiction incompétent pour en connaître.
Article 4 : L'État est condamné à verser à M. D... la somme de 15 000 euros.
Article 5 : L'État versera à M. D... une somme de 1 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative
Article 6 : Le surplus des conclusions d'appel et de la demande de première instance de M. D... est rejeté.
Article 7 : Le présent arrêt sera notifié à M. A... D... et au ministre des armées.
Délibéré après l'audience du 5 septembre 2019 à laquelle siégeaient :
M. Éric Rey-Bèthbéder, président,
Mme Frédérique Munoz-Pauziès, président-assesseur,
Mme Florence Madelaigue, premier conseiller.
Lu en audience publique, le 3 octobre 2019.
Le président-assesseur,
Frédérique Munoz-Pauziès
Le président,
Éric Rey-BèthbéderLe greffier,
Caroline Brunier
La République mande et ordonne au ministre des armées en ce qui le concerne, et à tous huissiers de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution du présent arrêt.
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N° 18BX00285