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24/05/2018 | FRANCE | N°15BX00402

France | France, Cour administrative d'appel de Bordeaux, 1ère chambre - formation à 3, 24 mai 2018, 15BX00402


Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

La société Indian Ocean Exploration (IOE) Ltd a demandé au tribunal administratif de La Réunion de condamner solidairement les Terres australes et antarctiques françaises (TAAF) et l'Etat français à lui verser une somme de 722 337 euros au titre du préjudice subi à la suite de l'exécution, selon elle déloyale et fautive, par les TAAF du contrat de vente du navire de recherches scientifiques " La Curieuse ", et du refus opposé par l'Etat de lui accorder la protection contre la piraterie par une équipe e

mbarquée, assortie des intérêts au taux légal à compter du 20 décembre 2011...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

La société Indian Ocean Exploration (IOE) Ltd a demandé au tribunal administratif de La Réunion de condamner solidairement les Terres australes et antarctiques françaises (TAAF) et l'Etat français à lui verser une somme de 722 337 euros au titre du préjudice subi à la suite de l'exécution, selon elle déloyale et fautive, par les TAAF du contrat de vente du navire de recherches scientifiques " La Curieuse ", et du refus opposé par l'Etat de lui accorder la protection contre la piraterie par une équipe embarquée, assortie des intérêts au taux légal à compter du 20 décembre 2011, avec capitalisation des intérêts. A titre reconventionnel, les TAAF demandaient la condamnation de la société IOE à leur verser la somme de 100 000 euros en raison des réparations qu'elles ont dû effectuer sur le navire après sa restitution.

Par un jugement n° 1200344 du 2 octobre 2014, le tribunal administratif de La Réunion a rejeté la demande de la société IOE et les conclusions reconventionnelles des TAAF.

Procédure devant la cour :

Par une requête, enregistrée le 3 février 2015, et des mémoires complémentaires, enregistrés les 9 mai, 10 juillet et 26 octobre 2017 et les 1er février, 6 mars et 4 avril 2018, la société IOE Ltd, représentée par Me B... et Ferrata, demande à la cour dans le dernier état de ses écritures :

1°) d'annuler ce jugement du tribunal administratif de La Réunion du 2 octobre 2014 ;

2°) à titre principal,

- de condamner solidairement les TAAF ainsi que l'Etat au paiement d'une indemnité de 660 222 euros au titre du préjudice subi, assortie des intérêts au taux légal à compter de la date de la demande préalable du 20 décembre 2011, avec capitalisation des intérêts ;

- de condamner l'Etat au paiement de la somme de 157 080 euros, assortie des intérêts au taux légal à compter de la date de la demande préalable du 20 décembre 2011 et capitalisation des intérêts ;

3°) à titre subsidiaire, de condamner respectivement les TAAF et l'Etat français au paiement des sommes de 572 739 euros et 157 080 euros, assorties des intérêts au taux légal à compter de la date de la demande préalable du 20 décembre 2011 ;

4°) de rejeter les conclusions reconventionnelles des TAAF ;

5°) de mettre à la charge des TAAF la somme de 15 000 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- le contrat de vente est nul pour vice du consentement : opposer à la société IOE l'impossibilité de principe de tout changement de pavillon du fait des conditions d'affectation du navire trois mois par an à disposition des TAAF, en dépit des stipulations du premier alinéa de l'article 8.1.6 du contrat, revient à considérer que les TAAF ont trompé la société IOE lors de la conclusion du contrat en lui faisant croire qu'elle pourrait, le cas échéant, solliciter le changement de pavillon ; cette stipulation, qui n'était donc pas en phase avec la réalité, a eu pour effet de vicier son consentement ; le fait de soumettre tout changement de pavillon à l'obtention d'un agrément totalement discrétionnaire et potestatif des TAAF, qui avait vocation à n'être jamais accordé, a, en outre, constitué une manoeuvre dolosive à son détriment ; elle a donc droit au remboursement des dépenses utiles et de celles résultant de la faute des TAAF ;

- subsidiairement, la responsabilité contractuelle des TAAF est engagée : les TAAF ont manqué à leur obligation de loyauté lors de l'exécution du contrat ; d'une part, les TAAF ont délibérément tiré profit de l'ambiguïté de ses correspondances pour imposer de façon irrévocable la rupture anticipée du contrat alors qu'elle n'avait aucunement demandé de façon expresse la mise en oeuvre de l'article 12-1 ; la résiliation amiable n'avait été envisagée qu'à titre conditionnel dans le cadre d'hypothèses de travail et à défaut de toute solution alternative permettant la poursuite de l'exploitation du navire ; ces courriers ont été dénaturés ; si les TAAF refusaient les solutions alternatives proposées par IOE, ils auraient dû l'indiquer en lui laissant alors le choix ultime de formuler, en toute connaissance de cause, une éventuelle demande de rupture amiable, en bonne et due forme, conformément à la logique fixée par l'article 12.1 du contrat ; les motifs économiques ne pouvaient valablement être opposés pour justifier la décision de résilier la convention ; elle a immédiatement manifesté une opposition claire à toute rupture du contrat, évoquant le marché qu'elle venait d'obtenir, faisant obstacle à un consentement clair et sans équivoque ; d'autre part, les TAAF ont refusé sans motif valable d'appliquer la clause 8.1.6 du contrat relative à la modification de pavillon du navire et d'ajourner la résiliation ; alors que seul un changement de pavillon offrait une solution lui permettant de poursuivre l'exploitation du navire, l'évocation de la " tardiveté de la demande " n'a été qu'un paravent permettant aux TAAF de ne pas respecter ses droits contractuels ;

- la responsabilité de l'Etat doit être engagée sans faute sur le fondement de la rupture d'égalité devant les charges publiques ; les obligations de l'Etat en matière de sécurité des navires battant pavillon français trouvent leur source dans le droit international ; le titre VII de la convention de l'Organisation des Nations Unies sur le droit de la mer du 10 décembre 1982 ratifiée par la France par la loi n°95-1311 du 21 décembre 1995, reconnaît aux Etats parties à la convention des pouvoirs de police, notamment en vue de garantir la sécurité de la navigation maritime, laquelle comprend la lutte contre la piraterie maritime ; la convention pour la répression d'actes illicites dirigés contre la sécurité de la navigation maritime, ratifiée par la France le 2 décembre 1991, est spécifiquement conçue pour autoriser et réglementer l'exercice des pouvoirs de police des Etats parties en vue de réprimer ou d'éviter la commission d'actes de piraterie ; ces obligations trouvent également leur source en droit interne ; l'article 12 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen fait obligation à l'Etat d'assurer la sécurité collective des citoyens, de laquelle découle celle de protéger les installations en mer battant pavillon français ; s'agissant en particulier de la zone maritime sud de l'Océan indien, cette obligation est définie par l'arrêté du 22 mars 2007 établissant la liste des missions en mer incombant à l'Etat dans les zones maritimes de la Manche-mer du Nord, de l'Atlantique, de la Méditerranée, des Antilles, de Guyane, du sud de l'Océan Indien et dans les eaux bordant les Terres australes et antarctiques françaises ; l'annexe jointe à cet arrêté, de même que l'étude d'impact jointe au projet de loi relatif aux activités privées de protection des navires, confirment l'obligation d'intervention qui pèse sur l'Etat ;

- la demande de protection qu'elle avait formulée était bien fondée ; le navire " La Curieuse ", battant pavillon français, toujours propriété des TAAF aux termes d'une clause de réserve de propriété, dont l'équipage est composé à majorité de citoyens français, et dont l'activité présente un intérêt scientifique stratégique, remplissait parfaitement les conditions pour bénéficier du concours de la force publique sous la forme d'une équipe de protection embarquée ; cette demande a fait l'objet d'un soutien explicite de la part des TAAF ; le refus opposé à la demande n'a pas résulté d'un défaut d'éligibilité de la demande mais simplement d'un manque de moyens de l'Etat et d'un arbitrage effectué par celui-ci entre un nombre trop important de demandes par rapport aux moyens disponibles ; la mission de prospection sous-marine profonde dans le canal du Mozambique entre le 12 ème et le 15ème degré Sud relevait bien d'une zone de piraterie ; si la piraterie maritime peut être considérée comme un aléa normal de toute exploitation maritime, la recrudescence et la violence des attaques à partir de 2010, après la conclusion du contrat, en sont une manifestation anormale, qui a conduit les sociétés d'assurance à refuser leur couverture des risques en l'absence de mesures de protection particulière ; cette situation a nécessité l'intervention du législateur en 2014 pour autoriser spécialement les navires à pouvoir solliciter les sociétés privées de sécurité ; elle a été la seule à se voir refuser l'octroi d'[0]une équipe de protection embarquée (EPE) pour défaut de moyens disponibles ;

- le préjudice subi est anormal ; d'abord, le préjudice subi est d'une particulière gravité ; le refus opposé par l'Etat a empêché la société d'honorer le contrat d'armement qu'elle avait remporté pour la mission scientifique dans le canal du Mozambique ; combiné avec le refus systématique des TAAF de faire droit aux demandes de changement de pavillon, le rejet par l'Etat de la demande de protection militaire a anéanti toutes possibilités pour la société d'exploiter normalement le navire pour des missions dans l'océan Indien et a directement participé à la fin de son exploitation ; d'autre part, ce préjudice excède les aléas normaux de l'exploitation du navire dans la zone sud de l'Océan Indien ; le risque de piraterie au sud du Kenya n'était pas connu à la fin de l'année 2008 ; alors que sa demande de protection remplissait les conditions, un refus n'était pas prévisible ; contrairement à d'autres armateurs qui ont pu bénéficier de la protection d'équipes embarquées, le manque de moyens étatiques du fait du caractère limité des ressources militaires disponibles a conduit l'Etat à devoir lui refuser l'octroi du concours de la force publique ; ensuite, la société n'a pas bénéficié d'avantages particuliers après le refus de concours des forces armées opposé par le ministre ; enfin, le préjudice subi n'est pas la conséquence d'un risque particulier qu'elle aurait assumé ; les missions scientifiques ne sont pas par nature dangereuses ;

- le préjudice subi, évalué à 157 080 euros, est spécial ; la protection de l'Etat n'a pas été accordée à la société mais elle l'a été au profit d'autres armateurs sur des critères de priorité, non définis et non contrôlables, plaçant ainsi la société dans une situation spéciale ; quand bien même le ministre, seul à même d'apporter des éléments sur les protections attribuées ou refusées apporterait la preuve que d'autres armateurs n'ont pas pu bénéficier de la protection, un groupe identifié d'administrés peut subir un préjudice anormal et spécial ;

- elle sollicite le remboursement de la somme de 257 960 euros correspondant aux frais engagés pour remettre en état de fonctionnement le navire, nets de l'indemnité forfaitaire de 24 000 euros versée par les TAAF au titre de l'application du contrat ; les factures des 16 mars et 14 avril 2009 se rapportant à la visite du Bureau Véritas et aux essais de stabilité ont été engagées pour la conclusion du contrat entaché de nullité ; elle admet que certains items de la facture n° 35-12 d'un montant de 44 507 euros correspondent à des exigences commerciales sans lien avec les frais de remise en état ; si ces dépenses ne devaient pas être regardées comme des dépenses utiles pour les TAAF, elle en sollicite l'indemnisation au titre de la faute commise par les TAAF liée à la conclusion d'un contrat entaché de nullité ; si l'on se réfère à la durée d'amortissement de huit ans proposée par l'administration fiscale s'agissant d'aménagements réalisés sur un navire d'occasion, compte tenu des valeurs non amorties au 23 juin 2011, elle est en droit de solliciter la somme de 161 573 euros après déduction des 24 000 euros versés par les TAAF ;

- elle sollicite le paiement du prix qui aurait dû être payé par les TAAF, correspondant à la mise à disposition du navire pendant 106 jours ; le coût journalier réel, qui ne prend en compte que les charges d'exploitation et est identique selon qu'il s'agit d'une journée commerciale ou d'une journée de mise à disposition, pouvant s'évaluer à 1 498 euros, le coût des mises à disposition s'élève à 158 361 euros ; cette somme s'analyse, en l'absence d'acquisition du navire, comme un chiffre d'affaires non encaissé ; si le ratio des charges incompressibles est de 23,30 % du total des charges incluant les consommables, la part des charges incompressibles intégrée dans le coût journalier des mises à disposition constitue une dépense utile pour les TAAF ; à tout le moins, si l'abattement de 23,30 % devait être pris en compte, le préjudice subi serait de 162 604 euros ;

- elle sollicite le remboursement de la somme de 144 063 euros correspondant aux bénéfices manqués pour la période de septembre à décembre 2011 ; elle devait conclure par l'intermédiaire de son partenaire commercial deux marchés confirmés, et est fondée à demander la réparation de la perte nette correspondant au chiffre d'affaires moins les charges ;

- elle sollicite le remboursement des frais de fonctionnement auxquels elle a dû faire face de fin juin à fin août 2011, jusqu'à qu'elle restitue le navire en l'absence de toute possibilité d'exploitation ; ces dépenses ont été exposées pour les besoins de la cessation effective du contrat ; ces frais s'élèvent à 65 245 euros ;

- elle sollicite le montant des salaires de ses trois salariés pendant la période d'attente, de même que le montant des indemnités de licenciement ; quel que soit le motif du licenciement, ces dépenses constituent des dépenses résultant de l'exécution du contrat entaché de nullité ; le préjudice subi s'élève à 43 070 euros ;

- elle justifie avoir perdu un contrat d'armement pour la mission australe 2011/2012 et d'un coût journalier de 1 737 euros ; dès lors, elle est fondée à solliciter le montant de 157 080 euros correspondant à la perte nette en résultant ;

- un lien de causalité directe peut être établi entre le refus d'octroi d'une protection embarquée et la rupture du contrat ; le ministre de la défense était informé de la situation dans laquelle se trouvait l''exploitation du navire et des conséquences que pouvait impliquer le refus d'octroi d'une protection militaire ; la loi n'autorisait aucun autre moyen de protection que celle de l'armée pour tous les navires battant pavillon français ; elle était dans l'impossibilité d'exercer son activité dans une autre zone plus sécurisée ;

- à titre subsidiaire, elle entend formuler des conclusions subsidiaires à l'encontre de l'Etat dans l'hypothèse où le lien de causalité entre le refus d'octroi de la protection embarquée et la résiliation anticipée du contrat ne serait pas retenu ; le refus de protection embarquée a entraîné directement la perte du contrat d'armement pour la mission australe 2011/2012 d'un montant de 435 000 euros, correspondant à une perte nette de 157 880 euros ; ces conclusions sont recevables car elles se rapportent au même fait générateur, demeurent... ;

- les conclusions reconventionnelles ne sont pas recevables, en l'absence de précisions sur les motifs des conclusions et le montant du préjudice revendiqué par les TAAF ; en tout état de cause, elles ne sont pas fondées dès lors qu'il ressort de la chronologie de l'état du navire que ce dernier, grâce à l'entretien et aux investissements qu'elle a réalisés, était en très bon état et qu'aucune réserve n'a été portée au procès-verbal de restitution ;

- les frais contentieux demandés par les TAAF ne sont pas justifiés ;

- compte tenu de la date de conception du navire La Curieuse, le code général de la propriété des personnes publiques ne trouve pas à s'appliquer ; le principe de spécialité législative ne permet pas aux TAAF de s'affranchir des règles constitutionnelles visant à protéger le patrimoine public ; les critères d'identification de la domanialité publique des biens meubles ne nécessitent aucun texte dès lors qu'ils ont été forgés par la jurisprudence pour l'ensemble des personnes morales de droit public, sans considération de leur statut particulier ; le navire " La Curieuse " est un navire océanographique participant à des missions scientifiques ; le critère de l'aménagement spécial ne s'applique pas aux biens meubles publics.

Par trois mémoires en défense, enregistrés les 11 mai 2016, 12 juin 2017 et 5 mars 2018, le ministre des armées conclut au rejet de la requête.

Il fait valoir que :

- aucune obligation de prévenir les actes de piraterie ne pèse sur l'Etat ; d'une part, le droit international de la mer prévoit que l'obligation de sécurité et de sûreté du navire pèse en principe sur l'armateur du navire et non sur l'Etat de pavillon ; par ailleurs, aucune des conventions internationales à laquelle la France est partie ne lui impose de protéger militairement les navires battant pavillon français ; il ressort des conventions internationales et du droit coutumier applicables en matière de lutte contre les actes de piraterie maritime que les Etats parties aux conventions internationales ont seulement l'obligation de coopérer entre eux afin de lutter efficacement contre les agissements des pirates maritimes ; si des actions opérationnelles de déploiement de marins sont mis en place sous l'égide de l'OTAN ou de l'Union européenne, elles ne sauraient constituer un droit pour l'ensemble des navires naviguant dans cette zone à une protection militaire individuelle ; d'autre part, le droit français ne prévoit pas d'accorder une protection militaire systématique à bord des navires circulant dans des zones dangereuses ; la loi du 15 juillet 1994, telle que modifiée par la loi du 5 janvier 2011, consacre en droit français la compétence universelle allouant notamment aux commandants des bâtiments des aéronefs de l'Etat les pouvoirs de contrôle et de coercition prévus par le droit international ; cependant, ce n'est qu'à titre exceptionnel que la présence de militaires à bord de navires civils naviguant dans l'Océan Indien est possible ; l'arrêté du 22 mars 2007, lequel prévoit la mise à disposition d'équipes de protection embarquées (EPE) afin d'assurer la protection des navires civils battant pavillon français ou d'intérêts français, ne définit pas d'obligation ; la décision, qui relève de la compétence du Premier ministre, est prise en opportunité, après appréciation des éléments fournis par le ministère de la défense relatifs à la sécurité de la zone concernée et des moyens disponibles au moment où la demande lui est adressée ;

- le refus de protection du navire " La Curieuse " ne méconnaît pas le principe d'égalité devant les charges publiques ; la spécialité et l'anormalité du préjudice ne sont pas démontrées ; le risque accru de piraterie en Océan Indien était un aléa connu lors de la signature du contrat ; les actions déjà engagées avant la signature du contrat par la société IOE témoignent de la prise de conscience générale de la résurgence de la piraterie en Océan Indien ; par ailleurs, l'ouverture à des équipes privées de protection des navires tient à la volonté d'offrir aux armateurs un dispositif complémentaire des EPE de la marine nationale, plus flexible, et non à une évolution du risque de piraterie ; la fourniture d'une équipe de protection embarquée n'a aucun caractère d'automaticité ; il n'est pas établi que l'Etat français aurait traité différemment le navire " La Curieuse " par rapport aux demandes d'autres armateurs français désireux de naviguer sous protection de l'armée française dans la zone de l'Océan Indien durant la même période, alors que sur 23 demandes présentées en 2011, 13 ont été acceptées, 6 refusées et 4 annulées par l'armateur lui-même ; les pièces du dossier démontrent au contraire que toutes les demandes n'ont pas été satisfaites ; les refus sont motivés par une incompatibilité des délais nécessaires et les critères d'éligibilité ; en tout état de cause, le risque de piraterie était moindre au sud du 12ème parallèle ; la requérante ne précise pas également en quoi le refus de l'Etat aurait rendu impossible la conclusion d'autres contrats d'exploitation du navire, notamment dans des zones autres que celle de l'Océan Indien ;

- dans l'hypothèse où la responsabilité contractuelle de la collectivité des TAAF serait retenue par la cour, l'Etat ne saurait être reconnu solidairement responsable dès lors qu'il est tiers au contrat de vente liant la collectivité des TAAF et la société IOE ;

- la somme de 24 000 euros a été versée à la société requérante au titre du remboursement forfaitaire des frais de remise en état du navire, somme qui devait être allouée en cas de rupture amiable de la convention, ce qui est le cas en l'espèce : à supposer que la cour considère que la rupture amiable n'a pas vocation à s'appliquer en l'espèce, l'Etat ne peut être tenu de rembourser les frais de remise en état du navire exposés en 2009 dès lors qu'ils sont antérieurs au refus de l'Etat de protéger le navire " La Curieuse " ;

- s'agissant de la restitution du prix du navire, le contrat ayant été résilié dans les conditions prévues au contrat et la société IOE ayant eu la jouissance pleine et entière du navire, elle ne peut solliciter que le bénéfice des stipulations de l'article 12.1 du contrat ;

- la perte de revenus subie à la suite du refus de protection du navire par l'Etat n'est pas démontrée ; elle n'apporte pas la preuve que les contrats qu'elle allègue avoir été sur le point de conclure auraient nécessairement été conclus si un refus de protection du navire ne lui avait pas été opposé ; pour ce motif, la somme de 157 880 euros sollicitée au titre d'un préjudice lié à la perte d'un contrat d'armement pour la mission australe 2011/2012 doit être écarté ; par ailleurs, le tableau reprenant pour l'année 2011 le prix journalier du navire, qui n'est pas celui finalement proposé, et la liste des factures ne suffisent pas à justifier le préjudice, à défaut de preuve de leur acquittement ;

- la baisse d'activité de la société n'est pas directement liée au refus de l'Etat de protéger le navire dans la mesure où elle pouvait prospecter de nouveaux contrats dans des zones où le risque de piraterie était moins important ;

- le lien de causalité entre le licenciement de trois salariés et la faute alléguée de l'Etat n'est pas établi ; par suite, le remboursement des indemnités de licenciement ne saurait être alloué à la société requérante.

Par trois mémoires en défense, enregistrés les 23 mai 2016, 17 octobre 2017 et 6 mars 2018, les Terres australes et antarctiques françaises concluent au rejet de la requête et à la condamnation de la société requérante au paiement de la somme de 100 000 euros en réparation des préjudices subis et à la mise à sa charge de la somme de 2 500 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elles font valoir que :

- les conditions constitutives du dol ne sont pas remplies ; d'abord, la société requérante ne démontre pas que les TAAF, au moment de la signature du contrat, dissimulaient à leur cocontractant une hypothétique volonté de ne faire droit sous aucune circonstance à une demande de changement de pavillon ; les déclarations du préfet dans son courrier du 14 septembre 2011 ne sauraient démontrer une intention au moment de la conclusion du contrat en 2009 ; les TAAF ont démontré par leur attitude qu'il aurait été possible, en 2011, d'étudier la possibilité de changer de pavillon si le contrat n'avait pas déjà été résilié ; ensuite, la société IOE Ltd n'établit pas l'intentionnalité d'une éventuelle dissimulation ; les TAAF n'ont jamais considéré qu'il était, par principe, impossible de procéder à un changement de pavillon au titre de l'article 8.1.6, et ne peuvent avoir dissimulé un fait inexistant ; enfin, la société requérante n'établit pas la conséquence de ces manoeuvres supposées sur son consentement ; il n'est pas démontré que la clause 8.1.6 ait été en 2009 une condition nécessaire de la conclusion du contrat par la requérante alors qu'elle a proposé un changement de pavillon après deux ans d'exploitation et qu'elle reconnaît que la nécessaire présence d'équipes de protection embarquées en 2011 présentait un caractère imprévisible ;

- les conditions de l'erreur ne sont pas réunies ; pour les mêmes motifs que pour le dol, l'élément matériel, de même que le caractère déterminant pour son consentement ne sont pas démontrés ;

- la responsabilité contractuelle pour faute des TAAF n'est pas engagée ; d'une part, la rupture amiable répond aux trois critères posés par le contrat ; d'abord, par courrier du 30 mai 2011, la société IOE Ltd a sollicité la mise en oeuvre de l'article 12.1 relatif à la rupture amiable de la convention et offert aux TAAF de leur remettre le navire ; la société a renouvelé son appel à l'application de l'article 12.1 dans deux courriers des 10 et 15 juin 2011 et indiquait que faute d'acceptation de deux options proposées, lesquelles faisaient peser sur les TAAF un risque financier, l'activation de l'article 12.1 serait irrémédiable ; ensuite, les TAAF ne pouvant donner une suite favorable aux deux propositions de la société requérante, les TAAF ont accepté la résolution amiable du contrat qui était proposée par courrier du 23 juin 2011 ; enfin, ainsi que le révèlent ses différents courriers, la société requérante n'était plus en mesure d'honorer ses obligations ; d'autre part, aucun mobile pécuniaire n'a guidé l'action des TAAF, qui ont dû faire face à des frais de remise en état et des frais de personnel pour assurer les fonctions d'armateur du navire, afin de garantir la mission d'appui scientifique ;

- si la société requérante a sollicité la possibilité de changer le pavillon du navire par courrier des 6 et 26 juillet 2011, à cette date, les TAAF avaient déjà accepté la résolution amiable du contrat ;

- l'attitude déloyale des TAAF à l'égard de la société IOE Ltd n'est pas démontrée ; la participation des TAAF à de multiples réunions avec la société IOE Ltd afin d'assurer la pérennité de l'exploitation du navire ainsi que les courriers de soutien attestent également d'un comportement loyal envers leur cocontractant ;

- les arguments développés par la société IOE Ltd tendant à ce que les TAAF reviennent sur sa position étaient infondés ;

- elles reprennent à leur compte les écritures du ministre de la défense relatives à la mise en jeu de la responsabilité extracontractuelle de l'Etat ;

- les conditions de l'enrichissement sans cause ne sont pas satisfaites ; la société IOE ne s'est pas appauvrie alors qu'elle a pu mener une activité commerciale lucrative ; les TAAF se sont appauvries dans la mesure où la restitution du navire le 4 septembre 2011 a engendré des coûts supplémentaires importants pour la collectivité ; en outre, le caractère utile des dépenses s'apprécie à la date de la décision juridictionnelle ; or, le navire " La Curieuse " a été vendu en 2014 ; ainsi, les frais invoqués ne présentent aucun caractère d'utilité ;

- les frais de remise en état du navire ont été pris en compte lors de la résolution amiable du contrat, en appliquant l'indemnité forfaitaire qu'il prévoyait ; en outre, les factures des 16 mars et 14 avril 2009 doivent être écartées car elles sont des préalables à la formation du contrat ; des factures d'un montant total de 52 302,52 euros doivent être déduites car elles sont postérieures à la remise en état du navire et à la première mission et correspondent à des frais de gestion ; de même, certains postes de la facture du 6 juin 2009 du CNOI d'un montant de 70 794 euros sont des frais supplémentaires demandés spécifiquement par la société IOE ;

- la société requérante n'est pas fondée à demander le remboursement des jours de mise à disposition du navire pendant les 106 jours de mission australe entre 2009 et 2011 dès lors qu'elle a pu tirer par ailleurs profit de l'exploitation commerciale du navire pendant deux ans, et ne précise pas le montant des prestations facturées à des tiers ; en outre, la requérante omet de déduire les charges fixes ; le ratio des charges incompressibles s'élève à 66,48 % ;

- la société requérante ne peut prétendre au remboursement de ses bénéfices manqués alors que les TAAF avaient expressément notifié leur acceptation de la résolution amiable et que l'octroi d'une équipe de protection embarquée n'avait pas été agréé ;

- la société requérante ne démontre pas une quelconque lenteur des TAAF qui lui aurait occasionné des frais supplémentaires ; par ailleurs, les TAAF ont proposé leur assistance à la société IOE afin de faciliter le reclassement des personnels ;

- les coûts de personnel exposés par l'administration des Terres australes et antarctiques françaises dans le cadre de ce contentieux atteignent un niveau de spécificité suffisant pour qu'il soit fait droit à leurs conclusions tendant au paiement des frais exposés et non compris dans les dépens ; le contentieux ne fait pas partie des missions normales de 1'administration des TAAF, ni en fait ni en droit, et les frais de personnels imputables au traitement de ce contentieux sont spécifiques ;

- les dispositions du code de la propriété des personnes publiques ne sont pas applicables dans les TAAF car les TAAF ne sont pas une collectivité territoriale au sens de la Constitution du 4 octobre 1958, et sont dépourvues d'organe délibérant ; soumises au principe de spécialité législative, les dispositions légales et règlementaires relatives à la propriété des personnes publiques ne leur sont pas applicables ; les TAAF n'ont pas failli au seul impératif constitutionnel, celui de la protection de la propriété publique ; la vente du navire, qui se trouvait désarmé depuis 5 ans, est un acte de bonne gestion dans un contexte d'économie ; le principe d'inaliénabilité du domaine public, qui n'est pas un principe constitutionnel, ni un principe général du droit, ne s'applique pas aux TAAF compte tenu de leur nature sui generis et du principe de spécialité législative ; les clauses du contrat garantissent la propriété du navire jusqu'à l'échéance du contrat et un droit de regard concernant les actes de gestion les plus importants ;

- en tout état de cause, le navire " La Curieuse " ne relèverait pas du domaine public mobilier de l'Etat au sens de l'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques, dès lors que s'il est un support logistique pour des recherches, il n'a en lui-même aucune valeur scientifique ; les biens meubles incorporés au domaine public sont presque toujours des biens culturels et l'ont été par la théorie de l'immobilisation par destination qui n'est pas applicable à un navire ; l'aménagement temporaire du navire ne correspond pas au critère de l'aménagement spécial tel qu'entendu par la jurisprudence ; l'utilisation de ce navire, qui pouvait être suppléé par n'importe quel autre, n'était pas indispensable aux TAAF ;

- à supposer que le navire soit regardé comme appartenant au domaine public des TAAF, le navire était demeuré leur propriété à la date de signature du contrat, faisant obstacle à une décision de déclassement ; par ailleurs, le territoire était dans l'impossibilité de déclasser en l'absence de désaffectation de fait compte tenu des missions ponctuelles de service public de 90 jours par an du navire " La Curieuse " ; par ailleurs, cet acte de déclassement n'aurait pu intervenir qu'à l'issue de la période de 5 ans.

Par lettre du 2 octobre 2017, les parties ont été informées, en application de l'article R. 611-7 du code de justice administrative, de ce que la cour était susceptible de soulever d'office le moyen tiré de la nullité de la convention dès lors qu'elle emporte la vente sans déclassement préalable du navire " La Curieuse ".

Des observations en réponse au moyen d'ordre public ont été présentées le 17 octobre 2017 par les TAAF.

Des observations en réponse au moyen d'ordre public ont été présentées le 26 octobre 2017 par la société IOE.

Par ordonnance du 5 avril 2018, la clôture d'instruction a été fixée en dernier lieu au 20 avril 2018 à 12 heures.

Un mémoire, enregistré le 25 avril 2018, a été présenté par les TAAF.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- la convention de l'Organisation des Nations Unies sur le droit de la mer du 10 décembre 1982 ;

- la convention pour la répression d'actes illicites dirigés contre la sécurité de la navigation maritime du 10 mars 1988 ;

- la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ;

- la loi n° 55-1052 du 6 août 1955 modifiée portant statut des Terres australes et antarctiques françaises et de l'île de Clipperton ;

- la loi n°83-629 du 12 juillet 1983 réglementant les activités privées ;

- le décret n°95-1939 fixant le régime des matériels de guerre, armes et munitions ;

- l'arrêté du 22 mars 2007 établissant la liste des missions en mer incombant à l'Etat ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de Mme Cécile Cabanne ;

- les conclusions de M. Nicolas Normand, rapporteur public ;

- et les observations de MeA..., représentant la société Indian Ocean Exploration (IOE) Ltd.

Considérant ce qui suit :

1. Les Terres Australes et Antarctiques Françaises (TAAF) ont conclu le 24 avril 2009 un contrat portant sur la vente du navire de recherches scientifiques " La Curieuse " à la société de droit mauricien Indian Ocean exploration (IOE) Ltd, pour un montant de 600 000 euros. L'article 5 dudit contrat prévoyait le paiement du prix de vente par une prestation en nature consistant en la mise à disposition des TAAF du navire pendant une période de cinq ans, à raison de 90 jours par an au maximum, et 300 jours au total, pour un montant forfaitaire journalier de 2 000 euros. Une clause de réserve de propriété au profit des TAAF était stipulée pour garantir l'exécution des obligations de mise à disposition pour les campagnes annuelles de recherches aux îles Kerguelen et autres durant l'été austral. La société IOE pouvait, en dehors de ces périodes d'environ deux mois par an, exploiter le navire pour ses propres missions. En vue d'une mission de prospection sous-marine profonde en partenariat avec une société mauricienne, la société IOE a sollicité du ministre de la défense, par courrier du 15 février 2011, le bénéfice d'une équipe militaire de protection embarquée (EPE) contre la piraterie. Une décision implicite de rejet lui ayant été opposée, la société a renoncé à cette opération. Alors que la société IOE rencontrait des difficultés dans l'exploitation commerciale du navire, elle a, par courrier du 30 mai 2011, fait part au directeur des affaires internationales de la mer et de l'Antarctique des TAAF de ses inquiétudes quant à la pérennité de l'exploitation et a évoqué la possibilité de recourir à la résiliation amiable du contrat, conformément à la clause de l'article 12.1. Par courrier du 15 juin 2011, la société IOE a officiellement transmis au préfet des TAAF un courrier lui soumettant 1'hypothèse d'une résiliation amiable, à défaut d'adoption d'une des deux options de nature à modifier leur relation contractuelle, qu'elle proposait dans ledit courrier aux fins de poursuivre leur collaboration. Par une réponse en date du 23 juin 2011, le préfet des TAAF, ne retenant pas la proposition alternative de la société, a accepté la résolution amiable du contrat de vente. Malgré l'acceptation de la résolution par les TAAF, la société IOE a manifesté, par un courrier de 6 juillet 2011, la volonté de poursuivre le contrat au motif qu'elle avait trouvé une nouvelle mission, pour laquelle elle sollicitait l'accord des TAAF pour un passage du navire sous pavillon mauricien afin de pouvoir avoir recours à une société de protection privée. Le préfet, administrateur supérieur des TAAF, estimant que la résolution du contrat était devenue définitive, a opposé un refus à cette proposition le 18 juillet 2011. En conséquence, le navire a été restitué aux TAAF le 5 septembre 2011. Par jugement du 2 octobre 2014, le tribunal administratif de La Réunion a rejeté la demande de la société IOE tendant à la condamnation solidaire des TAAF et de l'Etat au paiement d'une indemnité de 722 337 euros au titre du préjudice qu'elle estime avoir subi, assortie des intérêts à compter de la réclamation préalable du 20 décembre 2011, avec capitalisation. La société IOE relève appel de ce jugement et sollicite désormais, à titre principal, la condamnation solidaire des TAAF et de l'Etat au paiement d'une indemnité de 660 222 euros au titre du préjudice subi, la condamnation de l'Etat français au paiement de la somme de 157 080 euros, et à titre subsidiaire la condamnation de la collectivité des TAAF et de l'Etat français au paiement des sommes de 572 739 euros et 157 080 euros. Les TAAF concluent au rejet de la requête et demandent également la condamnation de la société requérante à leur verser la somme de 100 000 euros en raison des réparations qu'elles ont dû effectuer sur le navire après sa restitution.

Sur la compétence de la juridiction administrative :

2. Le contrat par lequel une personne publique cède des biens faisant partie de son domaine privé est, en principe, un contrat de droit privé, sauf si le contrat a pour objet l'exécution d'un service public ou s'il comporte des clauses qui impliquent, dans l'intérêt général, qu'il relève du régime exorbitant des contrats administratifs.

3. Le navire " La Curieuse " appartient aux TAAF, personne publique, depuis 1989. Ce navire ancien de 25 m, de type chalutier, a été aménagé afin d'assurer un soutien aux opérations scientifiques dans les îles subantarctiques. Il assurait jusqu'en 2005 la desserte des îles Kerguelen dans le cadre des recherches menées par l'Institut polaire Paul-Emile Victor (IPEV), groupement d'intérêt public associant notamment le ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche, le CNRS et l'IFREMER. Il est ensuite resté à quai à l'île Maurice pendant près de cinq ans. Par convention du 24 avril 2009, les TAAF ont vendu à la société IOE Ltd le navire " La Curieuse " lequel, en dépit de l'appui logistique qu'il apportait aux programmes de recherche scientifique des territoires, doit être regardé comme appartenant au domaine privé de cette collectivité, à défaut de présenter en lui-même un intérêt patrimonial. Cependant, et d'une part, cette convention prévoit en son article 5 comme paiement du prix la mise à disposition des TAAF du navire pendant trois cent jours, sur une période de cinq ans sur la base d'un coût journalier de 2 000 euros. Ces mises à disposition correspondent à la mission d'été austral desservant entre novembre et mars les îles subantarctiques, et permettent aux TAAF d'accomplir leur mission de service public de recherche. Les TAAF, qui demeurent.dans la limite du montant total de l'indemnité sollicitée en première instance et ne sont pas fondées sur une cause juridique nouvelle D'autre part, l'article 8 prévoit que pendant cette durée de cinq ans, le navire ne pourra subir aucune modification de structure sans information préalable des TAAF, devra également conserver ses capacités hydrographiques et océanographiques et son matériel scientifique, et que tout changement de pavillon sera soumis à l'agrément des TAAF. Dans ces conditions, ce contrat de vente à effet différé reconnaît des prérogatives aux Territoires qui impliquent, dans l'intérêt général, qu'il relève du régime exorbitant des contrats administratifs, au demeurant expressément prévu par ledit contrat.

Sur la validité du contrat :

4. Lorsque les parties soumettent au juge un litige relatif à l'exécution du contrat qui les lie, il incombe en principe à celui-ci, eu égard à l'exigence de loyauté des relations contractuelles, de faire application du contrat. Toutefois, dans le cas seulement où il constate une irrégularité invoquée par une partie ou relevée d'office par lui, tenant au caractère illicite du contenu du contrat ou à un vice d'une particulière gravité relatif notamment aux conditions dans lesquelles les parties ont donné leur consentement, il doit écarter le contrat et ne peut régler le litige sur le terrain contractuel. Il en est ainsi dans le cas où les agissements d'une des parties ou de leur mandataire sont caractéristiques du dol. Le mensonge et la fraude d'une des parties peuvent être regardés comme constitutifs du dol s'ils ont, en fait, déterminé le consentement de l'autre partie. Si le dol ne se présume pas, il peut être établi par tous moyens.

5. L'article 8.1 du contrat de vente stipule que " (...) le Navire sera inscrit, si possible sous son nom actuel, au Registre international français ou tout autre pavillon qui aura l'agrément des TAAF. Au-delà de la période des Mises à dispositions, IOE pourra immatriculer le Navire sous tout pavillon de son choix. Toutefois, les TAAF pourront appeler l'attention d'IOE sur le choix d'un pavillon qui pourrait limiter l'intervention du Navire dans la zone sous administration des TAAF. (...) ".

6. La société IOE Ltd se prévaut de la nullité du contrat de vente conclu avec les TAAF en invoquant le dol dont il serait entaché. Il résulte de l'instruction que la société requérante a, par courrier du 6 juillet 2011, demandé au préfet des TAAF de faire passer le navire sous pavillon mauricien afin de lui permettre de recourir à des entreprises de protection privée, ce que la législation française n'autorisait pas alors. Le préfet des TAAF a, par courrier du 14 septembre 2011, opposé à cette demande non seulement la résiliation intervenue le 23 juin 2011 mais aussi l'affectation du navire " à des missions de service public pour le compte de la France ". Pour caractériser des manoeuvres dolosives, la requérante fait valoir l'impossibilité de tout changement de pavillon alors que l'article 8.1.6 du contrat de vente prévoit cette possibilité sous condition d'agrément des TAAF. Cependant, il ne résulte pas de l'instruction que la collectivité des TAAF aurait sciemment cherché à tromper la société en omettant de signaler les difficultés d'un changement de pavillon pour les missions d'été austral. Par ailleurs, la lecture d'ensemble de l'article 8.1 et l'attention attirée sur le choix d'un pavillon qui pourrait limiter l'intervention du navire dans la zone sous administration des TAAF pouvait alerter tout professionnel attentif sur ces difficultés. La condition d'agrément suppose que l'autorité administrative puisse s'opposer à la demande de changement de pavillon. Il appartenait à la société dans ce cas de se doter de tous les moyens appropriés pour analyser cette condition et ses effets, en particulier d'un point de vue juridique. En outre, aucun élément ne permet d'établir que le consentement à la vente a été déterminé par la possibilité de changer le pavillon du navire pendant la période de 5 ans. Le courriel du 23 mars 2009 dont la société fait état se borne à évoquer la possibilité d'embarquer du personnel étranger. Par suite, la société IOE Ltd n'est pas fondée à soutenir que son consentement aurait été vicié du fait de manoeuvres destinées à tromper sa vigilance, assimilables à un dol. De même, le navire " La Curieuse " appartenant au domaine privé des TAAF, la requérante ne saurait utilement faire valoir que la vente ne pouvait intervenir en l'absence de déclassement préalable. Elle n'est, par suite, pas fondée à soutenir que le contrat de vente serait entaché de nullité et ne lui serait pas opposable.

Sur la responsabilité contractuelle des TAAF :

7. L'article 12.1 du contrat de vente stipule : " Dans la double hypothèse d'une part où IOE viendrait à ne plus être en mesure d'honorer ses obligations et d'autre part où les TAAF accepteraient la résolution amiable du contrat proposé par IOE, les TAAF conserveraient définitivement la propriété du navire et verseraient à IOE une contribution forfaitaire aux frais de remise en état d'exploitation du navire : (...) - rupture la troisième année : 24 000 euros (dans la limite du montant total de l'indemnité sollicitée en première instance et ne sont pas fondées sur une cause juridique nouvelle) ".

8. La société IOE Ltd soutient qu'en prononçant le 23 juin 2011 la résiliation amiable du contrat, alors qu'elle n'avait pas donné son consentement, le préfet des TAAF a méconnu les conditions de l'article 12.1 précité. Il résulte de l'instruction que par courrier du 30 mai 2011, la société IOE Ltd a informé le directeur des affaires internationales, de la mer et de l'Antarctique des TAAF que ses difficultés commerciales ne lui permettaient pas d'honorer la mission australe 2011/2012 et qu'à ce stade, elle est " contraint(e) de solliciter les TAAF conformément à l'article 12.1 la rupture à l'amiable de la convention ". Toutefois, dans ce courrier, elle proposait également d'amodier la convention notamment en renonçant au transfert de propriété et en se proposant en qualité d'armateur et concluait en indiquant qu'il s'agissait d'une base de travail, qu'elle restait ouverte à toute suggestion ou " se tient prête à se retirer si aucune formule acceptable n'est envisageable ". Si ce courrier pouvait laisser planer un doute sur la volonté de la société IOE Ltd de résilier amiablement la convention, les courriers des 10 et 15 juin 2011 étaient en revanche dépourvus d'ambiguïté. Dans cette dernière lettre, adressée au préfet des TAAF, elle conditionne " l'appel immédiat de l'article 12.1 " au défaut d'acceptation d'une des deux options alternatives qu'elle propose et précise les conséquences pour les TAAF dans le cas du recours à l'article 12.1, notamment " l'engagement de sa responsabilité y compris morale et légale concernant l'interruption de la convention qui nous lie ". En dépit de l'emploi, parfois, du conditionnel dans le courrier du 15 juin 2011, elle conclut qu'elle " ne peut prendre le risque de poursuivre la présente architecture dans le contexte actuel ". Dans ces conditions, compte tenu de ces termes, le préfet des TAAF pouvait valablement analyser ce courrier comme une demande de résiliation amiable. Par ailleurs, contrairement à ce qu'elle soutient, les courriers des 6 juillet et 22 août 2011 ne marquent pas une contestation du recours à l'article 12.1 du contrat de vente, alors qu'elle mentionne expressément avoir sollicité son application, mais une volonté de reprendre les relations contractuelles en raison d'un projet de contrat avec la société Dropline acoustic. Par ailleurs, il résulte de l'instruction, et notamment du courrier d'acceptation du 23 juin 2011, que chacune des deux options a été examinée par les TAAF avant d'accepter la demande de résiliation, alors au demeurant que la société a manifesté dans tous ses courriers qu'elle n'était pas en mesure d'honorer ses obligations au sens de l'article 12.1, et notamment assurer la mission australe 2011/2012. De même, ainsi que l'ont fait valoir à bon droit les premiers juges, compte tenu des difficultés que cette société avait rencontrées l'année précédente, et qui l'avaient amenée à solliciter dès janvier 2010 une résiliation amiable dont elle avait par la suite demandé l'abandon, le préfet, administrateur supérieur, n'a pas, en refusant d'ajourner la mesure de résiliation, fait preuve d'abus dans la conduite de ses relations contractuelles.

9. La société IOE Ltd ne saurait utilement engager la responsabilité contractuelle de la collectivité des TAAF sur le fondement de l'article 8.1 du contrat de vente en raison du refus, intervenu postérieurement à la résiliation du contrat, de modifier le pavillon du navire " La Curieuse ".

Sur les conclusions reconventionnelles des TAAF :

10. Les TAAF ne critiquent pas les motifs du jugement attaqué par lesquels le tribunal administratif de La Réunion a rejeté leur demande reconventionnelle tendant à la condamnation de la société IOE à lui verser une indemnité de 100 000 euros au titre des préjudices financiers subis en raison d'un entretien insuffisant du navire par la société IOE. Dans ces conditions, ces conclusions reconventionnelles ne peuvent qu'être rejetées par adoption des motifs retenus par les premiers juges.

Sur la responsabilité de l'Etat :

11. Par courrier du 15 février 2011, la société IOE Ltd a sollicité auprès du premier ministre une protection du navire " La Curieuse ", afin de conclure un contrat d'armement avec une société mauricienne pour une mission de prospection sous-marine profonde autour de Mayotte, au sud du 12ème parallèle. Une décision implicite de rejet a été opposée à cette demande, dont il résulte de l'instruction qu'elle est motivée par un nombre important de requêtes et l'absence de caractère prioritaire de la zone autour de Mayotte. Si la société requérante ne conteste pas la légalité du motif opposé, elle fait valoir que ce refus de concours des forces armées, dès lors qu'elle remplissait les conditions pour bénéficier de la protection des forces publiques contre les actes de piraterie maritime, lui a occasionné un préjudice anormal et spécial de nature à engager la responsabilité sans faute de l'Etat.

12. Cependant, il résulte de l'instruction qu'à la date de signature du contrat de vente du navire " La Curieuse " le 24 avril 2009, l'Océan Indien était déjà une zone importante de piraterie maritime. Il résulte en particulier de la cartographie Isemar de la piraterie en 2008 que le golfe d'Aden et le canal du Mozambique étaient déjà identifiés comme des zones à risque. De surcroît, dès la fin de l'année 2008, la zone d'attaque des pirates somaliens s'était étendue au sud vers le canal du Mozambique et à l'Ouest vers la zone économique exclusive des Seychelles. Ainsi, la société IOE Ltd avait connaissance que les activités de navigation, de recherches scientifiques et d'armement qu'elle effectuerait dans l'Océan Indien étaient soumises à une recrudescence des actes de piraterie. Elle a donc pris un risque alors, ainsi que l'ont relevé à bon droit les premiers juges, qu'aucune disposition ou convention ni aucun principe n'impose à l'Etat français qu'il assure la protection individuelle des navires battant son pavillon contre la piraterie. De même, si compte tenu de la recrudescence d'actes de pirateries à l'encontre d'armateurs privés, le déploiement d'équipes militaires de protection embarquée (EPE) sur des navires civils a été autorisé depuis l'arrêté du 22 mars 2007 établissant la liste des missions en mer incombant à l'Etat, cette mise à disposition, décidée par le Premier ministre et mise en oeuvre dès 2008 afin de sauvegarder la souveraineté et protéger les intérêts nationaux, ne constitue cependant pas un droit. Dans ces conditions, au regard de l'aléa afférent à l'exploitation dans cette zone, connu de la société, la perte d'un contrat d'armement consécutif au refus de protection embarquée ne peut être regardée comme ayant constitué un aléa excédant ceux que comportait l'exploitation d'un navire dans l'Océan Indien et comme emportant pour la société requérante des conséquences génératrices d'un préjudice anormal et spécial, alors même qu'elle constituerait, ce qui n'est pas établi, l'unique refus opposé pour absence de disponibilité des moyens. Au demeurant, la protection était demandée pour une mission dont la durée était importante, pouvant atteindre six mois, et dans une zone au sud du 12ème parallèle où l'intensité du risque était reconnue comme moindre. Il résulte à cet égard du propre contrat produit par la requérante qu'un supplément de prime d'assurance n'était demandé qu'en cas d'intervention au Nord du 12ème parallèle. Dans ces conditions, la responsabilité sans faute de l'Etat ne peut être engagée.

13. Il résulte de tout ce qui précède que la société IOE Ltd n'est pas fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de La Réunion a rejeté ses demandes.

Sur les frais exposés et non compris dans les dépens :

14. Dans les circonstances de l'espèce, il n'y a lieu de mettre à la charge d'aucune des parties les sommes demandées en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

DECIDE :

Article 1er : La requête de la société Indian Ocean Exploration Ltd est rejetée.

Article 2 : Les conclusions des TAAF sont rejetées.

Article 3 : Le présent arrêt sera notifié à la société Indian Ocean Exploration Ltd, aux Terres australes et antarctiques françaises, au Premier ministre, au ministre des armées et au ministre des Outre-mer.

Délibéré après l'audience du 26 avril 2018 à laquelle siégeaient :

Mme Catherine Girault, président,

M. Jean-Claude Pauziès, président-assesseur,

Mme Cécile Cabanne, premier conseiller.

Lu en audience publique, le 24 mai 2018.

Le rapporteur,

Cécile CABANNELe président,

Catherine GIRAULT

Le greffier,

Virginie MARTY

La République mande et ordonne au ministre des armées en ce qui la concerne, et à tous huissiers de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution du présent arrêt.

2

N° 15BX00402


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de Bordeaux
Formation : 1ère chambre - formation à 3
Numéro d'arrêt : 15BX00402
Date de la décision : 24/05/2018
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Plein contentieux

Analyses

DOMAINE - DOMAINE PRIVÉ - CONSISTANCE - COMPÉTENCE DE LA JURIDICTION ADMINISTRATIVE - CONTRAT DE VENTE D'UN ÉLÉMENT DU DOMAINE PRIVÉ MOBILIER - CLAUSES IMPLIQUANT LE RÉGIME EXORBITANT DES CONTRATS ADMINISTRATIFS.

24-02-01 Le navire « La Curieuse », en dépit de l'appui logistique qu'il apportait aux programmes de recherche scientifique dans les îles subantarctiques, doit être regardé comme appartenant au domaine privé des Terres Australes et Antarctiques Françaises, à défaut de présenter en lui-même un intérêt patrimonial. Son contrat de vente comporte des clauses, et notamment la soumission du changement de pavillon à l'agrément des Terres Australes et Antarctiques Françaises, qui impliquent, dans l'intérêt général, qu'il relève du régime exorbitant des contrats administratifs.

RESPONSABILITÉ DE LA PUISSANCE PUBLIQUE - FAITS SUSCEPTIBLES OU NON D'OUVRIR UNE ACTION EN RESPONSABILITÉ - FONDEMENT DE LA RESPONSABILITÉ - RESPONSABILITÉ SANS FAUTE - RESPONSABILITÉ FONDÉE SUR L'ÉGALITÉ DEVANT LES CHARGES PUBLIQUES - RESPONSABILITÉ DU FAIT DE L'INTERVENTION DE DÉCISIONS ADMINISTRATIVES LÉGALES - RESPONSABILITÉ SANS FAUTE DE L'ETAT - PROTECTION CONTRE LES ACTES DE PIRATERIE - DOMMAGE N'EXCÉDANT PAS LES ALÉAS DE L'EXPLOITATION.

60-01-02-01-01-03 A la date de signature du contrat de vente du navire « La Curieuse » le 24 avril 2009, l'Océan Indien était déjà une zone importante de piraterie maritime. Au regard de l'aléa afférent à l'exploitation dans cette zone, connu de la société, la perte d'un contrat d'armement consécutif au refus par l'Etat d'une équipe militaire de protection embarquée, laquelle ne constitue pas un droit, ne peut être regardée comme ayant constitué un aléa excédant ceux que comportait l'exploitation d'un navire dans l'Océan Indien et comme emportant pour la société requérante des conséquences génératrices d'un préjudice anormal et spécial, alors même qu'elle constituerait, ce qui n'est pas établi, l'unique refus opposé pour absence de disponibilité des moyens.


Références :

Chroniques de la revue « Actualité Juridique Droit Administratif (AJDA) 2018-27 du 30 juillet 2018 p. 1540. Note de M. Nicolas Normand, Premier conseiller à la cour administrative d'appel de Bordeaux.


Composition du Tribunal
Président : Mme GIRAULT
Rapporteur ?: Mme Cécile CABANNE
Rapporteur public ?: M. NORMAND
Avocat(s) : SELARL LEXCASE

Origine de la décision
Date de l'import : 07/08/2018
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel.bordeaux;arret;2018-05-24;15bx00402 ?
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