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05/05/2025 | FRANCE | N°499387

France | France, Conseil d'État, 8ème - 3ème chambres réunies, 05 mai 2025, 499387


Vu la procédure suivante :



La société anonyme (SA) Habitat 62/59 a demandé au tribunal administratif de Lille de prononcer la restitution d'une somme de 796 682 euros correspondant à la taxe sur la valeur ajoutée sur la marge afférente à des opérations de cession de terrains acquittée au titre de la période du 1er janvier au 31 décembre 2005. Par un jugement n° 2209490 du 20 avril 2023, ce tribunal a rejeté sa demande.



Par un arrêt n° 23DA01144 du 3 octobre 2024, la cour administrative d'appel de Douai a rejeté l'appel

formé par la société Habitat des Hauts-de-France, venue aux droits de la société Habita...

Vu la procédure suivante :

La société anonyme (SA) Habitat 62/59 a demandé au tribunal administratif de Lille de prononcer la restitution d'une somme de 796 682 euros correspondant à la taxe sur la valeur ajoutée sur la marge afférente à des opérations de cession de terrains acquittée au titre de la période du 1er janvier au 31 décembre 2005. Par un jugement n° 2209490 du 20 avril 2023, ce tribunal a rejeté sa demande.

Par un arrêt n° 23DA01144 du 3 octobre 2024, la cour administrative d'appel de Douai a rejeté l'appel formé par la société Habitat des Hauts-de-France, venue aux droits de la société Habitat 62/59, contre ce jugement.

Par un pourvoi sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés les 3 décembre 2024 et 28 février 2025 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société Habitat des Hauts-de-France demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler cet arrêt ;

2°) réglant l'affaire au fond, de faire droit à son appel ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Par un mémoire distinct, enregistré le 28 février 2025 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société Habitat des Hauts-de-France demande au Conseil d'Etat, en application de l'article 23-5 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 et au soutien de son pourvoi, de renvoyer au Conseil constitutionnel la question de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des mots : " elle ne peut poursuivre aucun rehaussement " figurant au second alinéa de l'article L. 80 A du livre des procédures fiscales, dans sa version applicable au litige.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- la Constitution, notamment son Préambule et son article 61-1 ;

- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 ;

- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et ses premier et douzième protocoles additionnels ;

- le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;

- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Benjamin Duca-Deneuve, auditeur,

- les conclusions de Mme Karin Ciavaldini, rapporteure publique ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à Me Guermonprez-Tanner, avocat de la société Habitat des Hauts-de-France ;

Considérant ce qui suit :

Sur la question prioritaire de constitutionnalité :

1. Aux termes du premier alinéa de l'article 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel : " Le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution peut être soulevé (...) à l'occasion d'une instance devant le Conseil d'Etat (...) ". Il résulte des dispositions de ce même article que le Conseil constitutionnel est saisi de la question prioritaire de constitutionnalité à la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances, et que la question soit nouvelle ou présente un caractère sérieux.

2. Aux termes du second alinéa de l'article L. 80 A du livre des procédures fiscales, dans sa rédaction issue de la loi du 30 décembre 2008 de finances rectificative pour 2008 : " Lorsque le redevable a appliqué un texte fiscal selon l'interprétation que l'administration avait fait connaître par ses instructions ou circulaires publiées et qu'elle n'avait pas rapportée à la date des opérations en cause, elle ne peut poursuivre aucun rehaussement en soutenant une interprétation différente. Sont également opposables à l'administration, dans les mêmes conditions, les instructions ou circulaires publiées relatives au recouvrement de l'impôt et aux pénalités fiscales ". La société Habitat des Hauts-de-France soutient que ces dispositions, et plus particulièrement les mots : " elle ne peut poursuivre aucun rehaussement ", méconnaissent les principes d'égalité devant la loi et d'égalité devant les charges publiques, respectivement garantis par les articles 6 et 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, en ce qu'elles réservent le bénéfice de la garantie qu'elles instituent aux seuls contribuables qui, ayant fait application de la loi fiscale conformément à l'interprétation qu'en donnait l'administration, font l'objet d'un rehaussement d'imposition fondé sur une autre interprétation.

3. Aux termes de l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, la loi " doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse ". Le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général, pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit. Aux termes de l'article 13 de la Déclaration de 1789 : " Pour l'entretien de la force publique, et pour les dépenses d'administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés ". En vertu de l'article 34 de la Constitution, il appartient au législateur de déterminer, dans le respect des principes constitutionnels et compte tenu des caractéristiques de chaque impôt, les règles selon lesquelles doivent être appréciées les facultés contributives. En particulier, pour assurer le respect du principe d'égalité, le législateur doit fonder son appréciation sur des critères objectifs et rationnels en fonction des buts qu'il se propose. Cette appréciation ne doit cependant pas entraîner de rupture caractérisée de l'égalité devant les charges publiques.

4. En premier lieu, les dispositions de l'article L. 80 A du livre des procédures fiscales instituent un mécanisme de garantie au profit du redevable qui, s'il l'invoque, est fondé à se prévaloir, à condition d'en respecter les termes, de l'interprétation de la loi formellement admise par l'administration, même lorsque cette interprétation ajoute à la loi ou la contredit. En adoptant ces dispositions, le législateur a entendu, dans un objectif de sécurité juridique, prémunir le contribuable contre les changements de doctrine de l'administration alors qu'il aurait appliqué un texte fiscal selon l'interprétation que celle-ci avait alors formellement admise. En revanche, il n'a pas entendu, par ces dispositions, permettre à un contribuable qui n'a pas lui-même fait application de la loi fiscale selon l'interprétation qu'en donnait l'administration par des instructions ou circulaires publiées de se prévaloir de cette interprétation pour demander la réduction d'une imposition établie, sur la base de sa déclaration, conformément à la loi fiscale. La différence de traitement ainsi instituée est justifiée par une différence de situation en rapport direct avec l'objet des dispositions en cause, qui visent uniquement à prémunir les contribuables contre des rehaussements d'imposition résultant d'un changement de doctrine de l'administration et n'ont pas pour objet ni ne sauraient avoir pour effet de conférer à l'administration un pouvoir normatif en matière fiscale que la Constitution a confié au seul législateur. Par suite, la société Habitat des Hauts-de-France n'est pas fondée à soutenir que les dispositions contestées méconnaitraient le principe d'égalité devant la loi.

5. En second lieu, le mécanisme de garantie contre les changements de doctrine prévu à l'article L. 80 A du livre des procédures fiscales, qui, ainsi qu'il a été dit, n'a ni pour objet ni pour effet de permettre à l'administration de définir des règles de taxation, ne peut être utilement contesté au regard du principe d'égalité devant les charges publiques qui découle de l'article 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.

6. Il résulte de ce qui précède que la question soulevée par la société Habitat des Hauts-de-France, qui n'est pas nouvelle, est dépourvue de caractère sérieux. Il n'y a, dès lors, pas lieu de la renvoyer au Conseil constitutionnel.

Sur les autres moyens du pourvoi :

7. Aux termes de l'article L. 822-1 du code de justice administrative : " Le pourvoi en cassation devant le Conseil d'Etat fait l'objet d'une procédure préalable d'admission. L'admission est refusée par décision juridictionnelle si le pourvoi est irrecevable ou n'est fondé sur aucun moyen sérieux ".

8. Pour demander l'annulation de l'arrêt qu'elle attaque, la société Habitat des Hauts-de-France soutient que la cour administrative d'appel de Douai a :

- méconnu les stipulations combinées de l'article 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, de l'article 1er du premier protocole additionnel à cette convention et de l'article 1er du douzième protocole additionnel à cette convention en jugeant que la demande de restitution de la taxe sur la valeur ajoutée qu'elle avait formée, en tant que cette réclamation n'avait pas trait à un rehaussement d'impositions antérieures, ne pouvait bénéficier de la garantie prévue au second alinéa de l'article L. 80 A du livre des procédures fiscales ;

- commis une erreur de droit en jugeant qu'elle ne pouvait se prévaloir des documentations administratives de base 8 A-2111 et 8 A-4111 au motif qu'elles avaient été rapportées à la date à laquelle elle avait introduit sa réclamation.

9. Aucun de ces moyens n'est de nature à permettre l'admission du pourvoi.

D E C I D E :

--------------

Article 1er : Il n'y a pas lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par la société Habitat des Hauts-de-France.

Article 2 : Le pourvoi de la société Habitat des Hauts-de-France n'est pas admis.

Article 3 : La présente décision sera notifiée à la société anonyme Habitat des Hauts-de-France et au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique.

Copie en sera adressée au Conseil constitutionnel et au Premier ministre.

Délibéré à l'issue de la séance du 11 avril 2025 où siégeaient : M. Pierre Collin, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; M. Stéphane Verclytte, M. Thomas Andrieu, présidents de chambre ; M. Jonathan Bosredon, Mme Emilie Bokdam-Tognetti, Mme Sylvie Pellissier, Mme Catherine Fischer-Hirtz, conseillers d'Etat, Mme Marie Prévot, maîtresse des requêtes et M. Benjamin Duca-Deneuve, auditeur-rapporteur.

Rendu le 5 mai 2025.

Le président :

Signé : M. Pierre Collin

Le rapporteur :

Signé : M. Benjamin Duca-Deneuve

La secrétaire :

Signé : Mme Magali Méaulle


Synthèse
Formation : 8ème - 3ème chambres réunies
Numéro d'arrêt : 499387
Date de la décision : 05/05/2025
Type de recours : Plein contentieux

Publications
Proposition de citation : CE, 05 mai. 2025, n° 499387
Composition du Tribunal
Rapporteur ?: M. Benjamin Duca-Deneuve
Rapporteur public ?: Mme Karin Ciavaldini
Avocat(s) : GUERMONPREZ-TANNER

Origine de la décision
Date de l'import : 07/05/2025
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CE:2025:499387.20250505
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