Vu la procédure suivante :
Par une requête sommaire, un mémoire complémentaire et un mémoire non communiqué, enregistrés les 17 mai et 12 août 2024 et 14 mars 2025 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société C8 demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler pour excès de pouvoir la décision de l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) n° 2024-205 du 13 mars 2024 mettant la chaîne en demeure de se conformer, à l'avenir, aux dispositions des articles 1er et 15 de la loi du 30 septembre 1986 et aux stipulations des articles 2-3-4 et 2-2-1 de la convention du 29 mai 2019 ;
2°) de mettre à la charge de l'Arcom la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de Mme Sarah Houllier, maîtresse des requêtes,
- les conclusions de M. Florian Roussel, rapporteur public.
Considérant ce qui suit :
1. Aux termes du premier alinéa de l'article 42 de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, dans sa version applicable à la date de la décision attaquée : " Les éditeurs et distributeurs de services de communication audiovisuelle et les opérateurs de réseaux satellitaires peuvent être mis en demeure de respecter les obligations qui leur sont imposées par les textes législatifs et réglementaires et par les principes définis aux articles 1er et 3-1 ".
2. Il ressort des pièces du dossier que, par une décision du 13 mars 2024, l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) a mis en demeure la société C8, qui édite le service de télévision du même nom, diffusé par voie hertzienne terrestre en mode numérique, de se conformer à l'avenir aux dispositions des articles 1er et 15 de la loi du 30 septembre 1986 et aux stipulations des articles 2-3-4 et 2-2-1 de sa convention du 29 mai 2019. Cette mise en demeure fait suite à la diffusion, lors de l'émission " Touche pas à mon poste " du 5 février 2024, d'une séquence au cours de laquelle une invitée, Mme A... B..., a été longuement interrogée sur un viol dont elle a été victime.
Sur la légalité externe :
3. En premier lieu, il ne ressort pas des pièces du dossier que les règles de convocation applicables aux séances du collège de l'Arcom auraient été méconnues en ce qui concerne la séance du 13 mars 2024 au cours de laquelle a été adoptée la mise en demeure attaquée.
4. En second lieu, aucune disposition législative ou réglementaire, ni aucun principe n'imposaient à l'Arcom de répondre aux observations de l'éditeur dans sa décision. En tout état de cause, il ne ressort pas des pièces du dossier que l'Arcom n'aurait pas pris en compte les observations transmises par la société C8 avant l'édiction de la décision litigieuse. Enfin, cette décision, qui a été précédée d'un examen effectif du dossier, énonce les motifs de droit et de fait pour lesquels elle retient l'existence d'un manquement ainsi que la mise en demeure qu'elle en déduit, est suffisamment motivée.
Sur la légalité interne :
5. En premier lieu, aux termes de l'article 1er de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication : " La communication au public par voie électronique est libre. / L'exercice de cette liberté ne peut être limité que dans la mesure requise (...) par le respect de la dignité de la personne humaine (...) ". Selon l'article 15 de cette loi : " L'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique veille (...) au respect de la dignité de la personne dans les programmes mis à disposition du public par un service de communication audiovisuelle ". Aux termes du deuxième alinéa de l'article 2-3-4 de la convention du 29 mai 2019 concernant le service de télévision C8, l'éditeur " ne doit diffuser aucune émission portant atteinte à la dignité de la personne humaine telle qu'elle est définie par la loi et la jurisprudence ". Le quatrième alinéa de cet article stipule en outre que l'éditeur " veille en particulier : / - à ce qu'il soit fait preuve de retenue dans la diffusion d'images ou de témoignages susceptibles d'humilier les personnes ; / - à éviter la complaisance dans l'évocation de la souffrance humaine (...) ".
6. Il ressort des pièces du dossier que Mme A... B..., ancienne participante d'émissions de téléréalité, a été l'invitée de l'émission " Touche pas à mon poste " du 5 février 2024. Après que l'invitée a révélé, dès le début de la séquence, avoir été victime d'un viol, l'éditeur a diffusé à l'écran, sans avertissement préalable du public, des photographies faisant apparaître de nombreuses ecchymoses sur son corps dénudé à peine dissimulé, avant qu'elle soit interrogée en détail et pendant plusieurs minutes sur les circonstances de ce viol et les démarches entreprises auprès des services de gendarmerie, la conduisant à révéler certains éléments très intimes de son agression. L'invitée a également été interrogée sur " la version des faits " de son agresseur. Au bout de plusieurs minutes, l'invitée, toujours interrogée sur les circonstances de son agression, a rencontré des difficultés d'élocution provoquant l'amusement d'une partie du public, les rires mal dissimulés de l'une des chroniqueuses et une interrogation sceptique d'un autre chroniqueur quant à la sincérité de ses troubles, qu'elle présentait comme étant en lien avec le traumatisme subi. Enfin, alors que l'invitée peinait à retrouver ses moyens, les chroniqueurs et l'animateur ont multiplié les questions intrusives sur ses relations, ses addictions, ses moyens de subsistance et ses conditions de vie, faisant parfois preuve d'un certain scepticisme à l'égard de ses réponses. Si certains chroniqueurs et, dans une certaine mesure l'animateur lui-même, ont aussi pu tenir des propos encourageants à l'égard de l'invitée afin notamment qu'elle assure la défense de ses droits devant la justice, la séquence se caractérise dans son ensemble, outre la diffusion des photographies du corps dénudé de la victime du viol, par un enchaînement pressant de questions insistantes et extrêmement intimes posées à l'invitée sur les circonstances particulièrement traumatiques de son agression, alors même qu'elle présentait des difficultés d'élocution marquées traduisant sa vulnérabilité. L'ensemble de ces circonstances caractérise, tant par le traitement complaisant et voyeuriste de l'événement abordé que par l'attitude des intervenants envers l'invitée qui en a été la victime, une atteinte au respect de la dignité humaine et un manquement de l'éditeur à ses obligations en matière de retenue dans la diffusion d'images ou de témoignages susceptibles d'humilier les personnes ainsi que d'absence de complaisance dans l'évocation de la souffrance humaine. La circonstance que l'invitée aurait consenti à la diffusion des photographies diffusées à l'écran, qu'elle aurait elle-même fournies, ainsi qu'à la révélation du viol dont elle a été victime est sans incidence sur cette appréciation. Par suite, l'Arcom a pu légalement, compte tenu des pouvoirs qui lui sont dévolus par la loi, mettre en demeure l'éditeur de se conformer à l'avenir à son obligation d'assurer le respect des obligations résultant des articles 1er et 15 de la loi du 30 septembre 1986 et des stipulations précitées de l'article 2-3-4 de la convention, et n'a pas, dans ces conditions, porté une atteinte disproportionnée à la liberté d'expression.
7. En second lieu, aux termes de l'article 2-2-1 de la convention du 29 mai 2019 : " L'éditeur est responsable du contenu des émissions qu'il diffuse. Il conserve en toutes circonstances la maîtrise de son antenne ".
8. Il ressort des pièces du dossier que l'amusement et le scepticisme suscités parmi les chroniqueurs de l'émission par les troubles d'élocution de l'invitée n'ont fait l'objet d'aucun recadrage ferme et aucune mesure n'a été prise par l'animateur pour permettre à l'invitée de se ressaisir alors même que ces difficultés se sont matérialisées pendant plusieurs minutes. De même, la séquence de questions très intimes sur les conditions de vie de l'invitée et ses addictions s'est poursuivie pendant plusieurs minutes et a permis à certains chroniqueurs de revenir sur certains évènements dont elle avait expressément indiqué ne plus souhaiter parler. Si la chaîne a ensuite décidé de ne pas rediffuser et de ne pas rendre accessible en ligne cette séquence, cette circonstance est sans incidence sur l'appréciation du manquement à l'obligation de maîtrise de l'antenne. De même, la circonstance que l'invitée a ensuite adressé ses remerciements aux équipes de l'émission n'est pas de nature à remettre en cause l'appréciation d'un manquement au principe de maîtrise de l'antenne par l'éditeur. Par suite, l'Arcom a légalement pu mettre en demeure l'éditeur du service de veiller au respect de ses obligations de maîtrise de l'antenne figurant à l'article 2-2-1 de sa convention citée au point 7.
9. Il résulte de ce qui précède que la société C8 n'est pas fondée à demander l'annulation de la décision de l'Arcom du 13 mars 2024.
Sur les conclusions présentées au titre de l'article L.761-1 du code de justice administrative :
10. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'une somme soit mise à ce titre à la charge de l'Arcom qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante.
D E C I D E :
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Article 1er : La requête de la société C8 est rejetée.
Article 2 : La présente décision sera notifiée à la société C8 et à l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique.
Copie en sera adressée à la ministre de la culture.
Délibéré à l'issue de la séance du 20 mars 2025 où siégeaient : M. Jean-Philippe Mochon, président de chambre, présidant ; Mme Laurence Helmlinger, conseillère d'Etat et Mme Sarah Houllier, maîtresse des requêtes-rapporteure.
Rendu le 17 avril 2025.
Le président :
Signé : M. Jean-Philippe Mochon
La rapporteure :
Signé : Mme Sarah Houllier
Le secrétaire :
Signé : M. Bernard Longieras