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20/12/2024 | FRANCE | N°489086

France | France, Conseil d'État, 3ème chambre, 20 décembre 2024, 489086


Vu la procédure suivante :



Par une requête et deux mémoires complémentaires, enregistrés les 27 octobre et 16 novembre 2023 et le 8 mars 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, l'association française d'étude et de protection des poissons (AFEPP) demande au Conseil d'Etat d'annuler l'arrêté du 24 octobre 2023 du secrétaire d'État auprès de la Première ministre, chargé de la mer, portant définition, répartition et modalités de gestion du quota d'anguille européenne (Anguilla anguilla) de moins de 12 centimètres pour la campagne de p

êche 2023-2024.



Vu les autres pièces du dossier ;



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Vu la procédure suivante :

Par une requête et deux mémoires complémentaires, enregistrés les 27 octobre et 16 novembre 2023 et le 8 mars 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, l'association française d'étude et de protection des poissons (AFEPP) demande au Conseil d'Etat d'annuler l'arrêté du 24 octobre 2023 du secrétaire d'État auprès de la Première ministre, chargé de la mer, portant définition, répartition et modalités de gestion du quota d'anguille européenne (Anguilla anguilla) de moins de 12 centimètres pour la campagne de pêche 2023-2024.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- le règlement (CE) n° 1100/2007 du Conseil du 18 septembre 2007 ;

- le règlement (UE) n° 1380/2013 du Parlement européen et du Conseil du 11 décembre 2013 ;

- le code de l'environnement ;

- le code rural et de la pêche maritime ;

- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme Muriel Deroc, maîtresse des requêtes,

- les conclusions de Mme Marie-Gabrielle Merloz, rapporteure publique ;

Considérant ce qui suit :

1. Par deux arrêtés du 24 octobre 2023, pris respectivement par le ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires et par le secrétaire d'État auprès de la Première ministre, chargé de la mer, ces autorités ont fixé le quota d'anguille européenne (Anguilla anguilla) de moins de 12 centimètres pouvant être prélevé pour la campagne de pêche 2023-2024 à 8,45 tonnes pour les pêcheurs professionnels en eau douce et à 56,55 tonnes pour les marins pêcheurs, soit un total de 65 tonnes, qu'elles ont en outre réparti entre un quota destiné à la consommation (pour 26 tonnes au total) et un quota destiné au repeuplement (pour 39 tonnes au total), et a défini les modalités de gestion de l'ensemble de ces quotas. Par la présente requête, l'association française d'étude et de protection des poissons (AFEPP) demande l'annulation de l'arrêté du secrétaire d'État auprès de la Première ministre, chargé de la mer, définissant le quota attribué aux marins pêcheurs professionnels pour la campagne de pêche 2023-2024 ainsi que les modalités de gestion et de répartition de ce quota.

Sur le cadre juridique applicable :

2. Aux termes l'article 2 du règlement (UE) n° 1380/2013 du Parlement européen et du Conseil du 11 décembre 2013 relatif à la politique commune de la pêche, qui en fixe les objectifs, cette dernière, notamment, garantit que les activités de pêche et d'aquaculture soient durables à long terme sur le plan environnemental et gérées en cohérence avec les objectifs visant à obtenir des retombées positives économiques, sociales et en matière d'emploi et à contribuer à la sécurité de l'approvisionnement alimentaire, (...) applique l'approche de précaution en matière de gestion des pêches et vise à faire en sorte que l'exploitation des ressources biologiques vivantes de la mer rétablisse et maintienne les populations des espèces exploitées au-dessus des niveaux qui permettent d'obtenir le rendement maximal durable, (...) met en œuvre l'approche écosystémique de la gestion des pêches afin que les incidences négatives des activités de pêche sur l'écosystème marin soient réduites au minimum (...) ".

3. Le règlement (CE) n° 1100/2007 du Conseil du 18 septembre 2007 instituant des mesures de reconstitution du stock d'anguilles européennes établit un cadre pour la protection et l'exploitation durable de cette espèce migratrice catadrome, se reproduisant dans la mer des Sargasses et grandissant dans les eaux douces européennes où elle passe en une dizaine d'années par trois stades de développement (anguille de moins de 12 centimètres également appelée civelle, anguille jaune et anguille argentée). Aux termes de l'article 2 de ce règlement : " (...) 3. Les États membres élaborent un plan de gestion de l'anguille pour chaque bassin hydrographique tel que défini au paragraphe 1. / 4. L'objectif de chaque plan de gestion est de réduire la mortalité anthropique afin d'assurer avec une grande probabilité un taux d'échappement vers la mer d'au moins 40 % de la biomasse d'anguilles argentées correspondant à la meilleure estimation possible du taux d'échappement qui aurait été observé si le stock n'avait subi aucune influence anthropique. Le plan de gestion des anguilles est établi dans le but de réaliser cet objectif à long terme. / (...) 9. Chaque plan de gestion de l'anguille contient le calendrier prévu pour atteindre l'objectif en matière de taux d'échappement fixé au paragraphe 4, selon une approche progressive et en fonction du taux de recrutement envisagé, et comprend les mesures qui seront appliquées à partir de la première année de mise en œuvre du plan de gestion (...) ". Aux termes de l'article 5 du même règlement : " 1. Sur la base d'une évaluation technique et scientifique effectuée par le comité scientifique, technique et économique de la pêche ou par un autre organisme scientifique approprié, le plan de gestion de l'anguille est approuvé par la Commission conformément à la procédure visée à l'article 30, paragraphe 2, du règlement (CE) no 2371/2002. / 2. Les États membres mettent en œuvre les plans de gestion de l'anguille approuvés par la Commission, conformément au paragraphe 1, à partir du 1er juillet 2009, ou le plus tôt possible avant cette date. / (...) ". Enfin, aux termes de l'article 7 du même règlement : " 1. Si un État membre autorise la pêche d'anguilles d'une longueur inférieure à 12 cm, (...) il affecte au moins 60 % de toutes les anguilles d'une longueur inférieure à 12 cm pêchées dans ses eaux chaque année destinée à la commercialisation en vue de servir au repeuplement dans les bassins hydrographiques de l'anguille (...) ". Sur le fondement de ces dispositions, la Commission européenne a approuvé le 15 février 2010 le plan de gestion de l'anguille présenté par la France, lequel énonce plusieurs objectifs intermédiaires (dits " de gestion ") dont, en ce qui concerne l'anguille de moins de 12 centimètres (civelle), pour les années 2015 et suivantes, une réduction de 60 % de la mortalité par pêche par rapport à la moyenne des années 2003 à 2008.

4. Au titre des mesures prises pour l'application des règlements précités et destinées à atteindre les objectifs fixés par le plan de gestion établi en 2010, ont été adoptées des dispositions réglementaires, codifiées aux articles R. 436-65-3 du code de l'environnement et R. 922-48 du code rural et de la pêche maritime, qui interdisent la pêche de l'anguille de moins de 12 centimètres, respectivement en amont et en aval de la limite transversale de la mer. Ces dispositions permettent toutefois aux ministres compétents de déroger à cette interdiction en octroyant aux pêcheurs professionnels bénéficiaires d'une autorisation, pour chaque saison de pêche et pour certaines zones, des quotas de capture des anguilles de moins de 12 centimètres.

5. Il résulte de l'ensemble des dispositions qui précèdent qu'il appartient aux ministres compétents, lorsqu'ils usent du pouvoir d'autoriser par dérogation la pêche de la civelle, de retenir chaque année un quota de captures autorisées qui soit de nature, compte tenu de l'ensemble des mesures concourant à la protection de l'espèce et à la reconstitution de son stock et en mettant en œuvre le plan de gestion de l'anguille établi par les autorités françaises, à permettre d'atteindre les objectifs que le règlement du 18 septembre 2007 prescrit de respecter à terme et, par là, à respecter les objectifs généraux de la politique commune de la pêche.

Sur la légalité de l'arrêté contesté :

6. En premier lieu, si l'arrêté contesté indique, en ses articles 1er et 2, à quels tonnages sont fixés les quotas d'anguilles de moins de 12 centimètres destinées respectivement à la mise à la consommation et au marché du repeuplement, avant de préciser les poids attribués spécifiquement aux marins pêcheurs, il se borne, ce faisant, à tirer les conséquences de l'arrêté du même jour signé du ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires fixant les quotas de captures des anguilles de moins de 12 centimètres attribués aux pêcheurs professionnels en eau douce destinés à la consommation et au repeuplement, en opérant une addition pour obtenir les quotas totaux de captures autorisées, sans créer de règle nouvelle entachée d'incompétence au regard des exigences de l'article R. 436-65-3 du code de l'environnement, faute d'avoir été signée par le ministre chargé de la pêche en eau douce.

7. En second lieu, l'association requérante soutient que l'arrêté contesté est entaché d'erreur d'appréciation, d'une part, en fixant à 56,5 tonnes le quotas de captures des anguilles de moins de 12 centimètres attribués aux marins pêcheurs pour la campagne 2023-2024, alors que le conseil international pour l'exploration de la mer (CIEM), dans un avis du 3 novembre 2022, recommande l'interdiction de toute capture d'anguille en 2023, que l'expertise menée préalablement à cet arrêté conclut à un quota total, y compris pour la pêche en eau douce, ne pouvant excéder 57,2 tonnes et, d'autre part, en fixant à 33,93 tonnes le quota d'anguilles prélevées en mer destinées au repeuplement, alors que les quantités de civelles utilisées pour le repeuplement en Europe n'ont jamais dépassé 20,7 tonnes par an depuis l'année 2000.

8. Il ressort des pièces du dossier que pour déterminer le quota de captures autorisées pour la campagne de pêche 2023-2024, les ministres ont recueilli notamment l'avis d'un comité scientifique, dont la mise en place est prévue dans le plan de gestion de l'anguille établi par les autorités françaises. Ce comité a procédé, conformément à la demande dont il était saisi, à une estimation du niveau de prélèvement de civelles dans le milieu naturel permettant de respecter l'objectif " de gestion ", mentionné plus haut, pour les années 2015 et suivantes, de réduire de 60 % la mortalité par pêche des civelles par rapport à la moyenne des années 2003 à 2008, sans tenir compte de la destination, consommation ou repeuplement, des civelles pêchées, donc sans tenir compte de la contribution à la reconstitution du stock des captures destinées au repeuplement, dont il indique qu'elle devrait faire l'objet d'une évaluation précise à l'échelle des plans de gestion. Le comité est ainsi parvenu à plusieurs estimations de plafonds totaux de captures, chacune associée à une plus ou moins grande probabilité de respecter l'objectif, qui diffèrent selon le modèle utilisé pour prévoir le niveau de recrutement de civelles, c'est-à-dire la quantité de civelles arrivant chaque année sur les côtes pour migrer vers les eaux douces, ainsi que selon l'incidence retenue, sur le niveau effectif des captures, de la diminution du nombre de pêcheurs.

9. L'administration fait valoir que, pour tenir compte à la fois de l'existence d'une contribution des actions de repeuplement à la survie de l'espèce et des mortalités pouvant néanmoins survenir dans le cadre de ces actions, les ministres, par les deux arrêtés du 24 octobre 2023 dont celui contesté, ont retenu un quota total de captures autorisées (65 tonnes) tel que sa part affectée à la consommation, égale à 40 % de ce total, corresponde au plus exigeant des plafonds proposés par le comité scientifique sans l'hypothèse d'une incidence de la baisse du nombre de pêcheurs (soit 26 tonnes).

10. Il ressort des pièces du dossier qu'alors que la finalité poursuivie par le règlement du 18 septembre 2007 est, en assurant la reconstitution du stock d'anguille européenne, tant de prévenir l'extinction de l'espèce que de permettre le retour à une exploitation durable, les évaluations réalisées par le CIEM constatent, à la date d'adoption de l'arrêté attaqué, que les données disponibles sont insuffisantes pour établir que l'objectif fixé au 4 de son article 2, relatif à la biomasse d'anguilles argentées s'échappant vers la mer, serait atteint ou même en voie de l'être.

11. Toutefois, l'objectif énoncé dans le règlement constitue un objectif de long terme, dont l'atteinte dépend d'un ensemble de mesures qui ne se limite pas à la réglementation de la pêche des civelles, et inclut également la limitation des zones et périodes de pêche pour la pêche des anguilles aux autres stades de leur développement et diverses mesures destinées à réduire les autres facteurs de mortalité anthropique de l'anguille.

12. En ce qui concerne spécifiquement la contribution de la réglementation de la pêche des civelles à l'atteinte de l'objectif énoncé dans le règlement, le plan de gestion de l'anguille en France fixe, ainsi qu'il a été dit plus haut, un objectif intermédiaire (dit " de gestion ") pour la mortalité par pêche des civelles, à savoir à compter de 2015 une réduction de 60 % de leur taux d'exploitation, correspondant au rapport entre volume des captures et indice de recrutement, par rapport à la moyenne des années 2003 à 2008. Certes, l'avis du comité scientifique mentionné au point 8 relève que les quotas de captures autorisés à partir de 2015, de l'ordre de 60 tonnes, ne permettent pas d'atteindre cet objectif de gestion, mais en retenant comme hypothèse, ainsi qu'il a été dit à ce même point 8, que le volume des captures est égal à la mortalité par pêche, sans par suite tenir compte de la contribution des captures destinées au repeuplement à la reconstitution du stock, dont l'association requérante n'établit pas qu'elle serait nulle ou même insuffisante. Si elle estime pouvoir démontrer l'inefficacité au moins partielle des actions de repeuplement en rapprochant le quota de prélèvement destiné à ces actions (39 tonnes dont 33,93 prélevées en mer) et les quantités de civelles relâchées en Europe telles que constatées au cours de plusieurs années (20 tonnes au maximum), elle ne conteste pas pour autant que les quotas destinés au repeuplement ne sont pas, en pratique, intégralement consommés, ni que les anguilles destinées au repeuplement peuvent être relâchées au stade de la civelle directement ou après une quarantaine, mais aussi après une période de croissance en aquaculture, au stade d'anguille jaune, ni au surplus n'établit que le différentiel éventuellement constaté se traduirait en réalité par davantage de consommation.

13. Dans ces conditions, en l'état des données disponibles à la date d'adoption de l'arrêté attaqué, dont il ne ressort pas non plus qu'une insuffisance des autres mesures de protection mentionnées au point 11 rendrait impossible l'atteinte des objectifs prescrits par les règlements du 11 décembre 2013 et du 18 septembre 2007, il n'est pas établi que le ministre aurait, en suivant la méthode exposée au point 9 pour tenir compte à la fois de la contribution du repeuplement à la survie de l'espèce et de l'incertitude sur l'ampleur de cette contribution, fixé un quota de captures qui ne serait pas de nature à permettre l'atteinte de ces objectifs. L'association requérante n'est, par suite, pas fondée à soutenir que l'arrêté attaqué serait entaché de l'erreur d'appréciation alléguée.

14. Il résulte de tout ce qui précède que la requête de l'AFEPP doit être rejetée.

D E C I D E :

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Article 1er : La requête de l'association française d'étude et de protection des poissons est rejetée.

Article 2 : La présente décision sera notifiée à l'association française d'étude et protection des poissons (AFEPP), à la ministre du partenariat avec les territoires et de la décentralisation, à la ministre de la transition écologique, de l'énergie, du climat et de la prévention des risques et à la ministre de l'agriculture, de la souveraineté alimentaire et de la forêt.

Délibéré à l'issue de la séance du 28 novembre 2024 où siégeaient : M. Stéphane Verclytte, président de chambre, présidant ; Mme Sylvie Pellissier, conseillère d'Etat et Mme Muriel Deroc, maîtresse des requêtes-rapporteure.

Rendu le 20 décembre 2024.

Le président :

Signé : M. Stéphane Verclytte

La rapporteure :

Signé : Mme Muriel Deroc

La secrétaire :

Signé : Mme Nathalie Martinez-Casanova


Synthèse
Formation : 3ème chambre
Numéro d'arrêt : 489086
Date de la décision : 20/12/2024
Type de recours : Excès de pouvoir

Publications
Proposition de citation : CE, 20 déc. 2024, n° 489086
Composition du Tribunal
Rapporteur ?: Mme Muriel Deroc
Rapporteur public ?: Mme Marie-Gabrielle Merloz

Origine de la décision
Date de l'import : 25/12/2024
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CE:2024:489086.20241220
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