Vu la procédure suivante :
Mme C... B... a demandé au juge des référés du tribunal administratif de Paris, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, d'une part, de suspendre l'exécution de la décision du directeur de l'Institut d'études politiques de Paris du 18 novembre 2024 refusant d'autoriser la tenue, le 22 novembre 2024, dans les locaux de l'Institut, d'une conférence organisée par l'" initiative étudiante " " Students for justice in Palestine " à laquelle devait participer Mme A... D... et, d'autre part, d'enjoindre à l'Institut de prendre les mesures utiles pour permettre la tenue de cette conférence.
Mme A... D... a présenté une demande analogue au juge des référés du tribunal administratif de Paris.
Par une ordonnance n°s 2430705, 2430851 du 21 novembre 2024, le juge des référés du tribunal administratif de Paris, statuant dans la formation prévue au troisième alinéa de l'article L. 511-2 du code de justice administrative, a rejeté la demande de Mme D... mais, statuant sur la demande de Mme B..., a suspendu l'exécution de la décision du directeur de l'Institut d'études politiques de Paris du 18 novembre 2024 et enjoint à l'Institut, si les organisateurs confirment leur demande d'organisation de la conférence et en précisent l'ensemble des éléments, de déterminer dans les meilleurs délais compatibles avec le bon fonctionnement de l'établissement, au vu de la situation prévisible de celui-ci à la nouvelle date envisagée et des garanties apportées par les organisateurs sur le dispositif de sécurisation et de modération de la conférence, les conditions d'organisation de celle-ci, de façon à garantir son bon déroulement et à prévenir les risques de troubles à l'ordre public.
Par une requête et un nouveau mémoire, enregistrés les 25 et 28 novembre 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, l'Institut d'études politiques de Paris demande au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative :
1°) d'annuler l'ordonnance du 21 novembre 2024 du juge des référés du tribunal administratif de Paris en ce qu'elle a fait droit à la demande de Mme B... ;
2°) de rejeter la demande de Mme B....
Il soutient que :
- l'ordonnance contestée est entachée d'irrégularité en ce qu'elle a été modifiée après avoir été rendue, sans que les modifications apportées puissent relever des erreurs matérielles susceptibles d'être rectifiées par application de l'article R. 741-1 du code de justice administrative et sans qu'il soit fait application de ces dispositions ;
- la décision contestée n'a porté aucune atteinte grave et manifestement illégale à la liberté d'information et d'expression des usagers du service public de l'enseignement supérieur, cette liberté devant être conciliée avec l'indépendance et la neutralité de l'établissement mais aussi avec les exigences inhérentes au maintien de l'ordre public ;
- c'est à tort que le juge des référés du tribunal administratif a retenu que les prises de position publiques de Mme D... ne permettaient pas au directeur de l'Institut d'interdire la tenue de la conférence pour des motifs tenant à l'ordre public et à la neutralité de l'établissement, alors qu'elle a soutenu les actes d'occupation des locaux de l'Institut et a appelé à une telle action ;
- la tenue de la conférence litigieuse est de nature à porter atteinte au fonctionnement normal du service public de l'enseignement et de la recherche et, dans le contexte spécifique des troubles qui ont eu lieu dans l'établissement depuis le début de l'année 2024, à créer des risques graves de troubles à l'ordre public ;
- le refus d'autorisation de la conférence est nécessaire et proportionné dès lors que, d'une part, l'établissement organise régulièrement des échanges sur la question du Proche-Orient dans d'autres circonstances et, d'autre part, aucune décision alternative ne permettait d'assurer le respect du maintien de l'ordre public.
Par un mémoire en défense, enregistré le 28 novembre 2024, Mme B... conclut au rejet de la requête, à ce qu'il soit enjoint à l'Institut d'études politiques de Paris de déterminer dans les meilleurs délais compatibles avec le bon fonctionnement de l'établissement, au vu de la situation prévisible à la nouvelle date envisagée et des garanties apportées par les organisateurs, les conditions d'organisation de celle-ci, de façon à garantir son bon déroulement et à prévenir les risques de troubles à l'ordre public et à ce qu'il soit mis à la charge de l'Institut d'études politiques de Paris la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice. Elle soutient que les moyens soulevés par la requête ne sont pas fondés.
Le ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche a présenté des observations, enregistrées le 27 novembre 2024.
Par un mémoire en intervention, enregistré le 27 novembre 2024, Mme D... demande au juge des référés du Conseil d'Etat de rejeter l'appel de l'Institut d'études politiques de Paris et de mettre à la charge de l'Institut la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Elle soutient que son intervention est recevable et que les moyens soulevés par la requête ne sont pas fondés.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la Constitution ;
- le code de l'éducation ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir convoqué à une audience publique, d'une part, l'Institut d'études politiques de Paris et, d'autre part, Mme B..., le ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche et Mme D... ;
Ont été entendus lors de l'audience publique du 28 novembre 2024, à 15 heures 30 :
- Me Froger, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, avocat de l'Institut d'études politiques de Paris ;
- le directeur de l'Institut d'études politiques de Paris ;
- les représentants de l'Institut d'études politiques de Paris ;
- Me Mathonnet, avocat au Conseil d'Etat à la Cour de cassation, avocat de Mme B... et de Mme D... ;
- Mme B... et sa représentante ;
- Mme D... et son représentant ;
- la représentante du ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche ;
à l'issue de laquelle le juge des référés a clos l'instruction ;
Considérant ce qui suit :
1. Aux termes de l'article L. 521-2 du code de justice administrative : " Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures ".
2. Il résulte de l'instruction que l'" initiative étudiante " dénommée " Students for justice in Palestine ", qui figure sur la liste des " initiatives étudiantes " sélectionnées au sein de l'Institut d'études politiques de Paris, a demandé, le 12 novembre 2024, l'autorisation de disposer d'une grande salle ou d'un amphithéâtre de l'Institut d'études politiques de Paris en vue d'organiser une conférence ayant pour thème l'embargo sur les livraisons d'armes à Israël, au cours de laquelle interviendrait notamment Mme A... D..., le vendredi 22 novembre 2024 à 17 heures. Par lettre du 18 novembre 2024, le directeur de l'Institut d'études politiques a refusé cette autorisation. Le juge des référés du tribunal administratif de Paris a été saisi de deux demandes présentées, sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, pour l'une par Mme A... D..., pour l'autre par Mme B... en qualité de représentante de l'" initiative étudiante " ayant présenté la demande, tendant à la suspension de l'exécution de cette décision de refus d'autorisation. Par une ordonnance du 21 novembre 2024, le juge des référés du tribunal administratif de Paris, statuant dans les conditions prévues au troisième alinéa de l'article L. 511-2 du code de justice administrative, a rejeté la demande présentée par Mme D... mais, faisant droit à celle présentée par Mme B..., a suspendu l'exécution de la décision de refus du 18 novembre 2024 et enjoint à l'Institut d'études politiques de Paris, si les organisateurs confirmaient leur demande d'organisation de la conférence et en précisaient l'ensemble des éléments, de déterminer dans les meilleurs délais compatibles avec le bon fonctionnement de l'établissement, au vu de la situation prévisible de celui-ci à la nouvelle date envisagée et des garanties apportées par les organisateurs sur le dispositif de sécurisation et de modération de la conférence, les conditions d'organisation de celle-ci, de façon à garantir son bon déroulement et à prévenir les risques de troubles à l'ordre public. L'Institut d'études politiques de Paris relève appel de cette ordonnance en tant qu'elle a accueilli la demande de Mme B....
Sur l'intervention de Mme D... :
3. Mme D... a intérêt au maintien de l'ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Paris en ce qu'elle a prononcé, sur la demande de Mme B..., la suspension de l'exécution de la décision du 18 novembre 2024 et prononcé une injonction. Son intervention en défense est, par suite, recevable.
Sur la requête de l'Institut d'études politiques de Paris :
4. Aux termes de l'article L. 141-6 du code de l'éducation : " Le service public de l'enseignement supérieur est laïque et indépendant de toute emprise politique, économique, religieuse ou idéologique ; il tend à l'objectivité du savoir ; il respecte la diversité des opinions (...) ". Aux termes de l'article L. 811-1 du même code : " Les usagers du service public de l'enseignement supérieur (...) disposent de la liberté d'information et d'expression à l'égard des problèmes politiques, économiques, sociaux et culturels. Ils exercent cette liberté à titre individuel et collectif, dans des conditions qui ne portent pas atteinte aux activités d'enseignement et de recherche et qui ne troublent pas l'ordre public. / Des locaux sont mis à leur disposition. Les conditions d'utilisation de ces locaux sont définies, après consultation du conseil académique en formation plénière, par le président ou le directeur de l'établissement, et contrôlées par lui ".
5. Il résulte de ces dispositions que l'Institut d'études politiques de Paris, comme tout établissement d'enseignement supérieur, doit veiller à la fois à l'exercice des libertés d'expression et de réunion des usagers du service public de l'enseignement supérieur et au maintien de l'ordre dans les locaux comme à l'indépendance intellectuelle et scientifique de l'établissement, dans une perspective d'expression du pluralisme des opinions.
6. Si les étudiants de l'Institut d'études politiques de Paris ont droit à la liberté d'expression et de réunion dans l'enceinte de l'établissement, cette liberté ne saurait permettre des manifestations qui, par leur nature, iraient au-delà de la mission de l'établissement, perturberaient le déroulement des activités d'enseignement et de recherche, troubleraient le fonctionnement normal du service public ou risqueraient de porter atteinte à l'ordre public. Il incombe au directeur de l'Institut, en vue de donner ou de refuser son autorisation à la mise à disposition d'une salle, de prendre toutes mesures nécessaires pour à la fois veiller au respect des libertés dans l'établissement, assurer l'indépendance de celui-ci de toute emprise politique ou idéologique et maintenir l'ordre dans ses locaux, aux fins de concilier l'exercice de ces pouvoirs avec le respect des principes rappelés ci-dessus.
7. En l'espèce, pour refuser la mise à disposition d'une salle en vue de la tenue de la conférence envisagée, le directeur de l'Institut d'études politiques de Paris, qui a aussi relevé que la demande avait été tardivement présentée et n'était pas complète au regard de ce que prévoit l'article 25 du règlement de la vie étudiante de l'Institut, s'est fondé sur l'existence d'un fort risque de troubles à l'ordre public au sein de l'Institut, dans le contexte international actuel, et sur la nécessité d'assurer le maintien de l'ordre et la sécurité des biens et des personnes dans l'établissement.
8. A cet égard, il résulte des pièces versées dans le cadre de l'instruction et des indications données lors de l'audience de référé que, depuis plusieurs mois, se sont produits à de nombreuses reprises de graves désordres au sein de l'Institut d'études politiques de Paris ou à ses abords, liés au contexte du conflit au Proche-Orient et aux tensions qu'il suscite en France, lesquels se sont en particulier traduits par des intrusions, occupations et blocages des locaux de l'Institut et par des débordements dans d'autres lieux en relation avec les activités de formation de cet établissement. Lors de certains de ces troubles, des actes de violence, des intimidations à l'égard d'autres étudiants ou du personnel de l'établissement et des dégradations ont été commis. A plusieurs reprises, le rétablissement de l'accès aux locaux de l'Institut et le retour à leur utilisation normale, conforme aux missions de l'établissement, a nécessité l'intervention des forces de l'ordre.
9. Il résulte en particulier de l'instruction que de tels désordres, liés à la manifestation de revendications en rapport avec le conflit au Proche-Orient et ses répercussions en France et à l'étranger, se sont produits à l'Institut d'études politiques le 12 mars 2024, de même qu'entre le 17 et le 29 avril 2024, en particulier les 25 et 26 avril, puis le 2 mai 2024 et que des événements se rapportant aux activités de l'Institut et à la formation de ses étudiants ont été perturbés entre les 21 et 23 mai 2024, puis le 14 juin 2024 et les 28 et 29 juin 2024. Depuis le début de la présente année universitaire, il résulte des éléments produits dans le cadre de l'instruction en référé et des indications données lors de l'audience que, le 24 septembre 2024, le déroulement du forum des carrières de Sciences Po, permettant la rencontre de nombreux étudiants avec des entreprises partenaires susceptibles de leur proposer des stages ou des emplois, a été sérieusement perturbé par une action revendiquée par le Comité Palestine Sciences Po, au cours de laquelle des dégradations et intimidations ont été commises, au préjudice de la réputation de l'établissement auprès de ses partenaires et des perspectives professionnelles susceptibles d'être proposées à ses étudiants. Le 9 octobre 2024, l'accès aux locaux de l'Institut a été bloqué par une centaine de manifestants, ce qui a conduit à l'intervention des forces de police. Le 14 novembre 2024, le principal amphithéâtre de l'Institut a été occupé par plus d'une centaine de manifestants, interrompant les cours, des actes d'intimidation et de violence étant commis à cette occasion à l'égard en particulier du personnel de l'Institut.
10. Il résulte ainsi de l'instruction que le fonctionnement de l'Institut d'études politiques, au cours de la période récente et encore le 14 novembre 2024, a été sérieusement perturbé par divers incidents en rapport avec le conflit au Proche-Orient et à ses répercussions nationales et internationales, affectant le bon déroulement des activités d'enseignement et de recherche de l'Institut. Il résulte aussi de l'instruction que Mme D... a publiquement, sur un réseau social, apporté son soutien aux occupations et blocages des 25 et 26 avril 2024, qu'elle a appelé, le 26 avril, à y participer en exposant que " l'heure était au soulèvement " et qu'elle a apporté publiquement son soutien aux étudiants lors de l'intervention des forces de l'ordre le 9 octobre 2024 pour rétablir l'accès et les activités de l'établissement. Il résulte enfin de l'instruction que, pour permettre l'information et l'expression des étudiants sur les questions soulevées par le conflit au Proche-Orient, un cycle de leçons pluridisciplinaires sur ce sujet a été mis en place à l'Institut et que des locaux ont été mis à disposition d'étudiants pour d'autres initiatives en rapport avec ces questions.
11. Dans ces circonstances, en refusant le 18 novembre 2024 l'autorisation demandée en vue de la tenue d'une conférence en rapport avec le conflit au Proche-Orient avec Mme D..., prévue pour le 22 novembre, au motif que la tenue de cette conférence faisait naître un risque de troubles à l'ordre public dans l'établissement, le directeur de l'Institut d'études politiques de Paris, à qui il appartient de concilier l'exercice des libertés dans l'établissement, l'indépendance de l'Institut de toute emprise politique ou idéologique et le maintien de l'ordre dans les locaux, n'a pas porté d'atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales que sont la liberté d'expression et la liberté de réunion.
12. Il résulte de ce qui précède, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens de sa requête, que l'Institut d'études politiques de Paris est fondé à soutenir que c'est à tort que, par l'ordonnance attaquée, le juge des référés du tribunal administratif de Paris a suspendu l'exécution de la décision contestée et a enjoint à l'Institut de permettre la tenue de cette conférence.
Sur les frais de l'instance :
13. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle, d'une part, à ce que Mme D... qui, en qualité d'intervenante, n'est pas partie au litige puisse obtenir une somme au titre des frais exposés et non compris dans les dépens et, d'autre part, à ce que la somme demandée par Mme B... soit mise à la charge de l'Institut d'études politiques de Paris qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante.
O R D O N N E :
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Article 1er : L'intervention de Mme D... est admise.
Article 2 : L'ordonnance du 21 novembre 2024 du juge des référés du tribunal administratif de Paris est annulée en tant qu'elle a fait droit à la demande de Mme B....
Article 3 : La demande présentée par Mme B... devant le juge des référés du tribunal administratif de Paris est rejetée.
Article 4 : Les conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative par Mme B... et par Mme D... sont rejetées.
Article 5 : La présente ordonnance sera notifiée à l'Institut d'études politiques de Paris, à Mme C... B... et à Mme A... D....
Copie en sera adressée au ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche.
Fait à Paris, le 29 novembre 2024
Signé : Jacques-Henri Stahl