Vu la procédure suivante :
D'une part, sous le n° 1801853, la société SNCF Réseau a demandé au tribunal administratif de Rouen d'annuler les décisions des 28 mai 2017 et 26 mars 2018 par lesquelles le président du conseil départemental de la Seine-Maritime a implicitement rejeté ses demandes tendant au paiement des sommes dues au titre du solde de la convention de financement du 15 décembre 2004 relative à la desserte ferroviaire de Port 2000 et de la zone industrialo-portuaire du Havre et de condamner le département de la Seine-Maritime à lui verser la somme de 1 402 071,41 euros à ce titre, assortie de l'intérêt au taux légal augmenté de deux points et de la capitalisation des intérêts.
D'autre part, sous le n° 1802848, la société SNCF Réseau a demandé au tribunal administratif de Rouen d'annuler la décision du 28 mai 2018 par laquelle le président du conseil régional de Normandie a implicitement rejeté sa demande tendant au paiement des sommes dues au titre du solde de la même convention et de condamner la région à lui verser la somme de 1 671 793,99 euros à ce titre, assortie de l'intérêt au taux légal augmenté de deux points à compter du 28 janvier 2017 et de la capitalisation des intérêts.
Par un jugement nos 1801853, 1802848 du 5 mars 2021, le tribunal administratif de Rouen, après les avoir jointes, a rejeté les demandes de la société SNCF Réseau.
Par un arrêt n° 21DA00966 du 23 mars 2023, la cour administrative d'appel de Douai a, sur appel de la société SNCF Réseau, annulé ce jugement, condamné le département de la Seine-Maritime à verser à cette société la somme de 1 402 071,41 euros, assortie des intérêts au taux légal augmenté de deux points à compter du 28 janvier 2017 et de leur capitalisation, et condamné la région Normandie à verser à cette même société la somme de 1 671 793,99 euros, assortie des intérêts au taux légal augmenté de deux points à compter du 28 janvier 2017 et de leur capitalisation.
Par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire, un nouveau mémoire et un mémoire en réplique, enregistrés les 23 mai, 23 août et 3 octobre 2023 et le 5 avril 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, le département de la Seine-Maritime demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler cet arrêt en tant qu'il lui fait grief ;
2°) réglant l'affaire au fond, de rejeter l'appel de la société SNCF Réseau ;
3°) de mettre à la charge de la société SNCF Réseau la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Didier Ribes, conseiller d'Etat,
- les conclusions de M. Nicolas Labrune, rapporteur public ;
La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Foussard, Froger, avocat du département de la Seine-Maritime, à la SCP Piwnica et Molinié, avocat de la société SNCF Réseau et à la SCP Zribi et Texier, avocat de la région Normandie ;
Considérant ce qui suit :
1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que l'Etat, la région Haute-Normandie, aux droits de laquelle vient la région Normandie, le département de la Seine-Maritime, le port autonome du Havre, SNCF et Réseau Ferré de France, auquel s'est substituée la société SNCF Réseau, ont conclu le 15 décembre 2004 une convention, modifiée par avenant le 10 janvier 2007, portant sur le financement de la première étape du projet de desserte ferroviaire de Port 2000 et de la zone industrialo-portuaire du Havre. Postérieurement à la mise en service des ouvrages, la société SNCF Réseau a établi le 7 décembre 2016 un décompte récapitulant les dépenses qu'elle a engagées dans le cadre de ce projet. Elle a émis le 12 décembre 2016 des factures en vue du paiement par le département de la Seine-Maritime et par la région Normandie des sommes respectives de 1 402 071,41 euros et de 1 671 793,99 euros, au titre du solde de la convention de financement. La région Normandie et le département de la Seine-Maritime ont refusé de régler ces factures. Par un jugement du 5 mars 2021, le tribunal administratif de Rouen a rejeté les demandes de la société SNCF Réseau tendant à la condamnation du département et de la région à lui verser ces sommes. Par un arrêt du 23 mars 2023, la cour administrative d'appel de Douai a, sur appel de cette société, annulé ce jugement et condamné le département et la région à verser à la société SNCF Réseau les sommes qu'elle réclamait, assorties des intérêts légaux et de leur capitalisation. Le département de la Seine-Maritime se pourvoit en cassation contre cet arrêt en tant qu'il lui fait grief. La région Normandie, à laquelle ce pourvoi a été communiqué, a présenté des observations et un pourvoi provoqué contre le même arrêt.
Sur le pourvoi principal :
2. En premier lieu, d'une part, aux termes de l'article R. 421-1 du code de justice administrative, dans sa rédaction applicable à la date de la demande de première instance : " La juridiction ne peut être saisie que par voie de recours formé contre une décision, et ce, dans les deux mois à partir de la notification ou de la publication de la décision attaquée. / Lorsque la requête tend au paiement d'une somme d'argent, elle n'est recevable qu'après l'intervention de la décision prise par l'administration sur une demande préalablement formée devant elle ". Selon l'article R. 421-5 du même code : " Les délais de recours contre une décision administrative ne sont opposables qu'à la condition d'avoir été mentionnés, ainsi que les voies de recours, dans la notification de la décision ". Dans le cadre de l'exécution financière d'un contrat administratif, l'envoi à l'administration d'une facture par le cocontractant n'a pas le caractère d'une demande préalable au sens de l'article R. 421-1 précité.
3. Il résulte, d'autre part, du principe de sécurité juridique que le destinataire d'une décision administrative individuelle qui a reçu notification de cette décision ou en a eu connaissance dans des conditions telles que le délai de recours contentieux ne lui est pas opposable doit, s'il entend obtenir l'annulation ou la réformation de cette décision, saisir le juge dans un délai raisonnable, qui ne saurait, en règle générale et sauf circonstances particulières, excéder un an. Toutefois, cette règle ne trouve pas à s'appliquer aux recours tendant à la mise en jeu de la responsabilité contractuelle d'une personne publique qui, s'ils doivent être précédés d'une réclamation auprès de l'administration, ne tendent pas à l'annulation ou à la réformation de la décision rejetant tout ou partie de cette réclamation mais à la condamnation de la personne publique à réparer les préjudices qui lui sont imputés. La prise en compte de la sécurité juridique, qui implique que ne puissent être remises en cause indéfiniment des situations consolidées par l'effet du temps, est alors assurée par les règles de prescription prévues par la loi du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances sur l'Etat, les départements, les communes et les établissements publics.
4. Il ressort des pièces du dossier soumis au juge du fond que par un courrier du 12 décembre 2016, la société SNCF Réseau a adressé au département de la Seine-Maritime deux factures correspondant au solde du financement des travaux de la desserte ferroviaire de Port 2000. Par un courrier du 23 décembre 2016, notifié le 27 décembre 2016, ne mentionnant pas les voies et délais de recours, le département de la Seine-Maritime a fait part à cette société de son refus de payer ces factures. La société SNCF Réseau a ensuite adressé une réclamation préalable par courrier du 26 mars 2018, reçu le 28 mars 2018 par le département, avant de saisir le tribunal administratif le 28 mai 2018 d'une demande indemnitaire. Il résulte de ce qui a été dit ci-dessus, d'une part, que les factures émises par la société SNCF Réseau n'avaient pas le caractère d'une demande préalable au sens de l'article R. 421-1 du code de justice administrative et, d'autre part, que la décision du 23 décembre 2016 du département refusant de régler ces factures ne présentait pas le caractère d'une décision à objet exclusivement pécuniaire dont la légalité n'aurait pu être contestée devant le juge administratif, en l'absence de mention des voies et délais de recours, que dans un délai raisonnable. Par suite, la cour, par une décision suffisamment motivée sur ce point, n'a pas inexactement qualifié les faits de l'espèce en estimant que le contentieux n'avait été lié que par la demande adressée au département le 26 mars 2018 et en écartant, par voie de conséquence, la fin de non-recevoir opposée par le département de la Seine-Maritime, tirée de ce que le recours indemnitaire n'aurait pas été présenté dans un délai raisonnable à compter de la notification de la décision du 23 décembre 2016 de refus de paiement des factures.
5. En deuxième lieu, d'une part, aux termes de l'article 1er de la loi du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances sur l'Etat, les communes et les établissements publics : " Sont prescrites, au profit de l'Etat, des départements et des communes, sans préjudice des déchéances particulières édictées par la loi, et sous réserve des dispositions de la présente loi, toutes créances qui n'ont pas été payées dans un délai de quatre ans à partir du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle les droits ont été acquis ". Aux termes de l'article 3 de la même loi : " La prescription ne court ni contre le créancier qui ne peut agir, soit par lui-même ou par l'intermédiaire de son représentant légal, soit pour une cause de force majeure, ni contre celui qui peut être légitimement regardé comme ignorant l'existence de sa créance ou de la créance de celui qu'il représente légalement ". Lorsque la responsabilité d'une personne publique est recherchée, les droits de créance invoqués en vue d'obtenir l'indemnisation des préjudices doivent être regardés comme acquis, au sens de ces dispositions, à la date à laquelle la réalité et l'étendue de ces préjudices ont été entièrement révélées, ces préjudices étant connus et pouvant être exactement mesurés.
6. D'autre part, les stipulations de l'article 8.2.1 de la convention de financement du 15 décembre 2004 relatives au règlement des dépenses prévoient : " (...) Solde : Après achèvement de l'intégralité des travaux, RFF établira le relevé de dépenses final sur la base des dépenses constatées incluant notamment les prestations de maître d'ouvrage et maîtrise d'œuvre ainsi que les frais liés à la maîtrise d'ouvrage et à la mission coordination sécurité. Sur la base de celui-ci et des clés de financement définies à l'article 8.1, RFF procédera, selon le cas, soit au remboursement du trop-perçu, soit à la présentation d'un appel de fonds du règlement du solde. (...) ".
7. La cour a estimé, par une appréciation souveraine des faits exempte de dénaturation, qu'il résultait de l'instruction que la société SNCF Réseau n'avait pu établir son relevé de dépenses final qu'au cours de l'année 2015, le tableau recensant les dépenses pour les tranches 1 et 2 faisant notamment état de factures datées de cette année-là. En en déduisant que la créance de la société devait être regardée comme se rattachant à cet exercice, au cours duquel cette société avait été en mesure d'établir le relevé de dépenses final en fonction des dépenses réellement engagées, et que la demande tendant au paiement de cette créance présentée en 2018 au tribunal administratif de Rouen n'était pas prescrite, la cour, qui n'avait pas à rechercher si cette société aurait dû établir son relevé de dépenses final plus tôt, n'a pas commis d'erreur de droit.
8. En troisième lieu, en estimant qu'il résultait de l'instruction que les dépenses exposées par la société SNCF Réseau dans le cadre de la convention en litige ne dépassaient pas l'estimation initiale du coût de l'opération et que les sommes réclamées au département de la Seine-Maritime n'excédaient pas les montants maximaux prévus par le contrat, après l'actualisation de ceux-ci prévue par la convention, la cour n'a pas dénaturé les stipulations de celle-ci.
9. En quatrième lieu, aux termes de l'article 6 de la convention de financement du 15 décembre 2004 : " En vertu des dispositions de la convention d'application du volet ferroviaire du contrat de plan Etat/Région, le suivi de l'exécution est assuré par le comité technique de suivi du volet ferroviaire du contrat de plan au sein duquel les signataires de la présente convention sont représentés. / L'objectif du comité est de veiller notamment à la bonne information des co-financeurs. / Ce comité se réunit : / - pour se faire présenter l'avancement de l'opération par les maîtres d'ouvrage, / - à la demande des maîtres d'ouvrage ou de l'une des autres parties, en cas de besoin, pour s'accorder sur des orientations en cours de réalisation, et en particulier pour décider des mesures à prendre dans le cas où un maître d'ouvrage est amené à prévoir une modification du programme ou un risque de dépassement de l'enveloppe prévue pour l'opération ".
10. En estimant, par une décision suffisamment motivée sur ce point, que la société SNCF Réseau n'était pas tenue de saisir le comité technique préalablement à son recours contentieux, la cour n'a pas dénaturé les stipulations de l'article 6 de la convention de financement. En en déduisant que cette société n'avait pas commis de faute contractuelle en s'abstenant d'une telle saisine, la cour n'a pas inexactement qualifié les faits de l'espèce.
11. En dernier lieu, c'est par une appréciation souveraine exempte de dénaturation et sans commettre d'erreur de droit que la cour a pu estimer qu'eu égard à l'ampleur, à la nature et à la durée des travaux et en l'absence de tout formalisme exigé par la convention de financement, les éléments de comptabilité produits par la société SNCF Réseau permettaient de considérer qu'elle avait établi la réalité des dépenses qu'elle avait engagées pour la réalisation du projet objet de la convention en litige.
12. Il résulte de tout ce qui précède que le département de la Seine-Maritime n'est pas fondé à demander l'annulation de l'arrêt qu'il attaque.
Sur le pourvoi provoqué :
13. Dès lors que les conclusions du pourvoi du département de la Seine-Maritime ne sont pas accueillies, la région Normandie, dont la situation n'est pas aggravée par la présente décision et dont les conclusions ont été présentées après l'expiration du délai de recours, n'est pas recevable à demander l'annulation de l'arrêt attaqué.
Sur les conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :
14. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'une somme soit mise à ce titre à la charge de la société SNCF Réseau qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante. En revanche, il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge, d'une part, du département de la Seine-Maritime et, d'autre part, de la région Normandie une somme de 2 000 euros à verser chacun à cette société au titre des mêmes dispositions.
D E C I D E :
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Article 1er : Le pourvoi du département de la Seine-Maritime est rejeté.
Article 2 : Le pourvoi provoqué de la région Normandie est rejeté.
Article 3 : Le département de la Seine-Maritime et la région Normandie verseront chacun une somme de 2 000 euros à SNCF Réseau au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : La présente décision sera notifiée au département de la Seine-Maritime, à la société SNCF Réseau et à la région Normandie.