Vu la procédure suivante :
Par un jugement n° 2207600 du 13 juillet 2023, le tribunal administratif de Strasbourg a ordonné, avant dire droit, une expertise aux fins de lui fournir tous les éléments lui permettant de déterminer le montant des préjudices matériel et financier que le centre hospitalier Robert-Pax estime avoir subis dans le cadre du marché public de construction du nouvel hôpital de Sarreguemines conclu en 2005, en raison des pratiques anticoncurrentielles sanctionnées par l'Autorité de la concurrence dans sa décision n° 17-D-20 du 18 octobre 2017.
Par une décision du 14 décembre 2023, la magistrate de ce tribunal chargée du suivi des opérations d'expertise a notamment, sur le fondement de l'article R. 621-7-1 du code de justice administrative, enjoint à la société Gerflor de communiquer des documents à l'expert dans un délai de dix jours sous astreinte de 1 000 euros par jour de retard.
Par une ordonnance n° 24NC00054 du 10 janvier 2024, la présidente de la cour administrative d'appel de Nancy a rejeté la requête de la société Gerflor tendant à l'annulation de cette décision.
Par un pourvoi sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés les 25 janvier et 9 février 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société Gerflor demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler cette ordonnance ;
2°) réglant l'affaire au fond, de faire droit à son appel ;
3°) de mettre à la charge du centre hospitalier Robert-Pax la somme de 6 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Hervé Cassara, maître des requêtes,
- les conclusions de M. Nicolas Labrune, rapporteur public ;
La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Piwnica et Molinié, avocat de la société Gerflor ;
Considérant ce qui suit :
1. Il ressort des pièces du dossier soumis au juge du fond que, par un jugement du 13 juillet 2023, le tribunal administratif de Strasbourg, saisi par le centre hospitalier Robert-Pax du litige l'opposant notamment aux sociétés Gerflor et Tarkett France, a, avant dire droit, ordonné une expertise en vue de lui fournir tous les éléments permettant de déterminer le montant des préjudices que le centre hospitalier estime avoir subis du fait des pratiques anticoncurrentielles de ces sociétés. La société Gerflor s'est, d'une part, opposée à ce que certains documents, qu'elle avait transmis au seul expert, soient soumis au débat contradictoire, et, d'autre part, abstenue de donner suite à la demande de l'expert de produire d'autres documents. Saisie par l'expert, la magistrate chargée du suivi des opérations d'expertise au tribunal administratif de Strasbourg, après avoir indiqué à la société Gerflor que le secret des affaires invoqué ne s'opposait pas à leur soumission au débat contradictoire et après que la société eut confirmé son refus de les communiquer, a, par une décision du 14 décembre 2023, d'une part, décidé que les documents transmis au seul expert devaient être soumis au débat contradictoire et communiqués par celui-ci aux parties et, d'autre part enjoint à la société Gerflor, sur le fondement de l'article R. 621-7-1 du code de justice administrative, de communiquer à l'expert les documents demandés dans un délai de dix jours à compter de la réception de son courrier, sous astreinte de 1 000 euros par jour de retard. La société Gerflor a demandé à la cour administrative d'appel de Nancy d'annuler cette décision du 14 décembre 2023. Elle se pourvoit en cassation contre l'ordonnance du 10 janvier 2024 par laquelle la présidente de la cour administrative d'appel de Nancy a, sur le fondement de l'article R. 222-1 du code de justice administrative, rejeté cette requête comme manifestement irrecevable.
2. Aux termes de l'article R. 222-1 du code de justice administrative : " Les présidents (...) de cour administrative d'appel (...) peuvent, par ordonnance : / (...) 4° Rejeter les requêtes manifestement irrecevables, lorsque la juridiction n'est pas tenue d'inviter leur auteur à les régulariser ou qu'elles n'ont pas été régularisées à l'expiration du délai imparti par une demande en ce sens (...) ".
3. Aux termes de l'article R. 621-1-1 du même code : " Le président de la juridiction peut désigner au sein de sa juridiction un magistrat chargé des questions d'expertise et du suivi des opérations d'expertise. / L'acte qui désigne le magistrat chargé des expertises peut lui déléguer tout ou partie des attributions mentionnées aux articles (...) R. 621-7-1 (...) ". Aux termes de l'article R. 621-7-1 de ce code : " Les parties doivent remettre sans délai à l'expert tous documents que celui-ci estime nécessaires à l'accomplissement de sa mission. / En cas de carence des parties, l'expert en informe le président de la juridiction qui, après avoir provoqué les observations écrites de la partie récalcitrante, peut ordonner la production des documents, s'il y a lieu sous astreinte, autoriser l'expert à passer outre, ou à déposer son rapport en l'état. / Le président peut en outre examiner les problèmes posés par cette carence lors de la séance prévue à l'article R. 621-8-1. / La juridiction tire les conséquences du défaut de communication des documents à l'expert ".
4. Il résulte des dispositions citées au point 3 que la décision par laquelle le président du tribunal administratif ou de la cour administrative d'appel, ou le magistrat chargé du suivi des opérations d'expertise qu'il désigne, enjoint à une partie, le cas échéant sous astreinte, de remettre sans délai à l'expert les documents nécessaires à l'accomplissement de sa mission présente, compte tenu de son objet et de ses effets, un caractère juridictionnel. Par suite, elle peut être directement contestée, soit dans les conditions prévues par le chapitre III du titre III du livre V du code de justice administrative, en appel lorsque le constat ou l'expertise a été ordonné par le juge des référés du tribunal administratif ou en cassation lorsque cette mesure a été ordonnée par le juge des référés de la cour administrative d'appel, soit en appel ou en cassation dans les conditions prévues par le livre VIII du même code lorsque l'expertise a été ordonnée par un jugement ou un arrêt avant dire droit.
5. Il résulte de ce qui a été dit au point 4 qu'en jugeant que la décision du 14 décembre 2023 de la magistrate chargée des expertises du tribunal administratif de Strasbourg, qui enjoint sous astreinte à la société Gerflor de communiquer des documents à l'expert, ne constitue pas une décision à caractère juridictionnel susceptible d'être contestée en appel, la présidente de la cour administrative d'appel de Nancy a commis une erreur de droit. Par suite, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur l'autre moyen du pourvoi, la société Gerflor est fondée à demander l'annulation de l'ordonnance qu'elle attaque.
6. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre la somme de 3 000 euros à la charge du centre hospitalier Robert-Pax à verser à la société Gerflor au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
D E C I D E :
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Article 1er : L'ordonnance du 10 janvier 2024 de la présidente de la cour administrative d'appel de Nancy est annulée.
Article 2 : L'affaire est renvoyée à la cour administrative d'appel de Nancy.
Article 3 : Le centre hospitalier Robert-Pax versera la somme de 3 000 euros à la société Gerflor au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à la société Gerflor et au centre hospitalier Robert-Pax.