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11/04/2024 | FRANCE | N°493001

France | France, Conseil d'État, Juge des référés, 11 avril 2024, 493001


Vu la procédure suivante :

Par une requête et un mémoire en réplique, enregistrés les 29 mars et 8 avril 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société Picoty demande au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-1 du code de justice administrative :



1°) de suspendre l'exécution du décret n° 2024-71 du 2 février 2024 fixant les modalités de suivi des carburants utilisés pour les besoins de la pêche pour l'application des dispositions du E du V de l'article 266 quindecie

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Vu la procédure suivante :

Par une requête et un mémoire en réplique, enregistrés les 29 mars et 8 avril 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société Picoty demande au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-1 du code de justice administrative :

1°) de suspendre l'exécution du décret n° 2024-71 du 2 février 2024 fixant les modalités de suivi des carburants utilisés pour les besoins de la pêche pour l'application des dispositions du E du V de l'article 266 quindecies du code des douanes lorsque le metteur à la consommation est distinct du distributeur de carburant ;

2°) d'enjoindre au Premier ministre d'adopter temporairement jusqu'à ce qu'il soit statué au fond de nouvelles dispositions réglementaires permettant d'assurer une traçabilité correcte des volumes de gazoles et essences utilisés pour les besoins de la pêche dans un délai de cinq jours à compter de l'ordonnance à intervenir et sous astreinte de 500 euros par jour de retard ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- la condition d'urgence est satisfaite dès lors que les imprécisions du décret contesté ne lui permettent pas de retracer les volumes de carburants marins vendus aux pêcheurs par les intermédiaires auxquels elle a livré les carburants, de telle sorte qu'elle ne peut ni s'aligner sur la remise de treize centimes par litre de carburant marin pratiquée par la société Ysblue, ni savoir à quel volume de certificats HVO3 elle pourra appliquer le double comptage, ce qui la contraint soit à être évincée du marché des carburants marins, soit à subir une procédure collective pour avoir vendu à perte et également à s'exposer à un redressement fiscal ;

- il existe un doute sérieux quant à la légalité du décret contesté ;

- les dispositions du décret contesté méconnaissent l'article 266 quindecies du code des douanes en ce qu'elles ne permettent pas d'assurer une traçabilité précise des volumes de gazoles et d'essences vendus pour les besoins de la pêche par les redevables de la taxe incitative relative à l'utilisation d'énergie renouvelable dans le transport (TIRUERT) ayant pour effet de minorer la base de calcul du seuil de 20 % et donc le volume de HVO3 éligible au double comptage et exposant les redevables de cette taxe à un redressement fiscal ;

- en particulier, les modalités de calcul du quotient définies par l'article 5 du décret contesté, reprises dans la circulaire du 7 février 2024, mettent en place un quotient dégressif au fil des mois de l'année de référence, qui ne permet pas de rendre compte de la part réelle de carburant vendue mensuellement pour les besoins de la pêche par les distributeurs ;

- le décret ne permet pas davantage aux distributeurs d'individualiser les volumes de carburants marins achetés auprès d'un redevable de la TIRUERT puis vendus à la filière pêche, notamment lorsque le distributeur s'approvisionne auprès de plusieurs fournisseurs ;

- il ne permet pas enfin d'assurer une traçabilité des volumes faisant l'objet de livraisons en cascade, pourtant fréquentes.

Par un mémoire en défense, enregistré le 5 avril 2024, le ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique (direction générale des douanes et droits indirects) conclut au rejet de la requête. Il soutient que la condition d'urgence n'est pas satisfaite, et que les moyens soulevés ne sont pas fondés.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- le code des douanes ;

- la loi n° 2023-1322 du 29 décembre 2023 de finances pour 2024, et notament son article 95 ;

- le décret n° 2024-71 du 2 février 2024 ;

- le code de justice administrative ;

Après avoir convoqué à une audience publique, d'une part, la société Picoty et, d'autre part, le Premier ministre, le ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique ainsi que le ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires ;

Ont été entendus lors de l'audience publique du 9 avril 2024, à 15 heures :

- Me Boré, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, avocat du ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique ;

- les représentants du ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique ;

- les représentants de la société Picoty ;

à l'issue de laquelle le juge des référés a prononcé la clôture de l'instruction ;

Considérant ce qui suit :

1. Aux termes de l'article L. 521-1 du code de justice administrative : " Quand une décision administrative, même de rejet, fait l'objet d'une requête en annulation ou en réformation, le juge des référés, saisi d'une demande en ce sens, peut ordonner la suspension de l'exécution de cette décision, ou de certains de ses effets, lorsque l'urgence le justifie et qu'il est fait état d'un moyen propre à créer, en l'état de l'instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision ".

2. L'urgence justifie la suspension de l'exécution d'un acte administratif lorsque celui-ci porte atteinte de manière suffisamment grave et immédiate à un intérêt public, à la situation du requérant ou aux intérêts qu'il entend défendre. Il appartient au juge des référés d'apprécier concrètement, compte tenu des justifications fournies par le requérant, si les effets de l'acte contesté sont de nature à caractériser une urgence justifiant que, sans attendre le jugement de la requête au fond, l'exécution de la décision soit suspendue. L'urgence doit être appréciée objectivement et compte tenu de l'ensemble des circonstances de l'affaire, à la date à laquelle le juge des référés se prononce.

3. La société Picoty, qui exerce une activité de stockage et de distribution de produits pétroliers pour les particuliers et professionnels, est redevable de la taxe incitative relative à l'utilisation d'énergie renouvelable dans le transport (TIRUERT) et représente à elle seule environ plus de 9 % des parts du marché du carburant marin en France, demande, sur le fondement de l'article L. 521-1 du code de justice administrative, la suspension du décret du 2 février 2024 du Premier ministre fixant les modalités de suivi des carburants utilisés pour les besoins de la pêche pour l'application des dispositions du E du V de l'article 266 quindecies du code des douanes lorsque le metteur à la consommation est distinct du distributeur de carburant.

4. L'article 95 de la loi n° 2023-1322 du 29 décembre 2023 de finances pour 2024 a modifié l'article 266 quindecies du code des douanes afin de prendre en compte l'énergie des huiles végétales hydrotraitées (HVO) issues des matières de catégorie 3 contenues dans les gazoles et essences utilisés pour les besoins de la pêche afin de minorer le taux de la taxe incitative due par leurs redevables. Afin que les distributeurs de carburants transmettent à leurs fournisseurs la proportion de carburant qui a été livrée à des pêcheurs, le décret du 2 février 2024 contesté prévoit, à son article 3, que ces distributeurs établissent mensuellement, pour chaque dépôt spécial, une attestation en deux exemplaires conformément au modèle fixé par l'administration dont ils transmettent au plus tard le 15 du mois suivant le mois de référence, un exemplaire à chaque fournisseur les ayant approvisionnés depuis le 1er janvier de la période de référence et conservent le second exemplaire jusqu'à la fin de la troisième année suivant cette période. Les fournisseurs et les metteurs à la consommation de carburants maritimes pour les besoins de la pêche susceptibles d'être des fournisseurs, doivent, quant à eux, en vertu de l'article 6, se signaler auprès des distributeurs en vue d'établir l'attestation. Cette attestation comporte, en vertu de l'article 4, notamment un quotient qui est, conformément à l'article 5, calculé mensuellement de manière dégressive dès lors que le rapport comprend, au numérateur, des volumes de carburant livrés par les distributeurs pour les besoins de la pêche durant le mois de référence et, au dénominateur, des volumes de carburant livrés par les fournisseurs depuis le 1er janvier de la période de référence jusqu'au dernier jour du mois de référence. Par ailleurs, la circulaire du 7 février 2024 du ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique qui a porté à la connaissance des opérateurs le modèle d'attestation à mettre en œuvre pour l'application des dispositions de l'article 3 précité comporte, en annexe, une feuille de calcul du quotient, d'usage facultatif, également accessible sur le site douanes.gouv.fr.

5. Pour justifier de l'urgence qui s'attache, selon elle, à la suspension de l'exécution du décret n° 2024-71 du 2 février 2024, la société Picoty soutient que ses dispositions, du fait tant de leur imprécision en ce qui concerne la traçabilité des volumes de carburants marins vendus par les distributeurs au regard de ceux livrés par les fournisseurs, que du caractère dégressif du quotient prévu par son article 5, dès lors qu'il rapporte des volumes vendus mensuellement à des volumes livrés agrégés de mois en mois, porte une atteinte suffisamment grave et immédiate à sa situation. Elle fait valoir, à ce titre, que, par les effets qu'il produits, le décret, d'une part, ne lui laisse d'autre choix que de vendre à perte, avec le risque d'être placée en procédure collective, ou d'être évincée du marché des carburants marins, que, d'autre part, il la prive, dans la limite du plafond prévu, du double comptage institué par l'article 95 précité de la loi de finances pour 2024, pour les huiles végétales hydrotraitées (HVO) issues des matières de catégorie 3 contenues dans les gazoles et essences utilisés pour les besoins de la pêche et, qu'enfin, il l'expose à un risque de redressement fiscal.

6. Toutefois, d'une part, il ressort des termes des dispositions du décret contesté et de l'article 95 de la loi de finances pour 2024, - ce qu'ont confirmé les échanges à l'audience -, que le régime d'incitation fiscale mis en place par ces dispositions est, en dépit de sa concomitance dans le temps, techniquement et juridiquement, distinct de la mesure dont la société Totalenergies, à travers sa filiale Ysblue, a pris l'initiative et qui est destinée, à compter du 1er janvier 2024, à assurer le remboursement à hauteur d'un montant uniforme de 13 centimes par litre aux distributeurs qui ont appliqué, sur les stocks Ysblue de 2024, une telle remise aux achats de carburants marins par les professionnels de la filière pêche, et ce, alors même que le document d'information de l'énergéticien mentionne qu'un " formulaire des volumes réceptionnés et du pourcentage de produits délivrés aux pêcheurs au 15 du mois M-1, est en cours d'élaboration par le service des Douanes ". Si donc la société Picoty fait valoir, sans d'ailleurs apporter les justificatifs qui permettraient de regarder ses affirmations comme suffisamment probantes, qu'elle courrait le risque d'être évincée du marché si elle ne s'alignait pas sur la mesure commerciale de son principal concurrent ou vendrait à perte si elle ne parvenait pas à compenser le coût de cette remise par les avantages liés à la minoration fiscale introduite par les nouvelles dispositions incitatives de l'article 95 mentionnées ci-dessus, elle ne peut, en tout état de cause, utilement soutenir que le dilemme devant lequel elle estime être placée résulterait du décret qui est, par lui-même, sans lien avec le choix commercial qu'elle a à arbitrer. Par suite, par ses effets, le décret n'est pas susceptible de porter une atteinte grave et immédiate à sa situation au regard des conséquences dont elle fait état.

7. D'autre part, et à supposer même que les dispositions critiquées du décret contestées présenteraient un caractère imprécis ou que la dégressivité du quotient, vérifiée à partir de la feuille de calcul mise à disposition par l'administration des douanes mentionnée au point 4, ne serait pas justifiée par l'objet même du décret, rappelé aux points 3 et 4, qui met en place des modalités de suivi de carburants marins entre distributeurs et fournisseurs, la société dont la déclaration fiscale sur les volumes 2024 au titre de la TIRUERT sera à déposer dans un an, n'apporte aucun élément de nature à caractériser une atteinte suffisamment grave et immédiate à sa situation notamment au regard du mécanisme de double comptage de la valeur énergétique des huiles végétales hydrotraitées (HVO) issues des matières de catégorie 3 contenues dans les gazoles et essences utilisés pour les besoins de la pêche dans la limite d'un seuil de 20 % des quantités d'énergie contenues dans ces huiles.

8. Enfin, le risque de redressement fiscal que la société impute aux défauts du décret contesté, présente un caractère purement hypothétique, ainsi que l'ont confirmé les échanges à l'audience, dès lors qu'ainsi que l'administration l'a précisé, ce décret, même s'il oblige, en vertu de l'article 6 du décret, les fournisseurs à se signaler au cours de l'année 2024 aux distributeurs pour obtenir l'attestation, conformément à ce qui a été rappelé au point 4, n'a ni pour objet ni pour effet de fixer le régime de la déclaration annuelle de la TIRUERT qui sera à déposer en avril 2025, au titre de l'année 2024, et qui fera, en tout état de cause, l'objet d'instructions à venir.

9. Il résulte de tout ce qui précède que la condition d'urgence prévue par l'article L. 521-1 du code de justice administrative n'est pas satisfaite. Par suite, et sans qu'il soit besoin de se prononcer sur l'existence d'un moyen propre à créer un doute sérieux quant à la légalité du décret contesté, les conclusions tendant à la suspension de son exécution doivent être rejetées, y compris celles présentées au titre des mesures d'injonction et les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

O R D O N N E :

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Article 1er : La requête de la société Picoty est rejetée.

Article 2 : La présente ordonnance sera notifiée à la société Picoty ainsi qu'au Premier ministre, au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique et au ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires.

Fait à Paris, le 11 avril 2024

Signé Olivier Yeznikian


Synthèse
Formation : Juge des référés
Numéro d'arrêt : 493001
Date de la décision : 11/04/2024
Type de recours : Excès de pouvoir

Publications
Proposition de citation : CE, 11 avr. 2024, n° 493001
Composition du Tribunal
Avocat(s) : SCP BORE, SALVE DE BRUNETON, MEGRET

Origine de la décision
Date de l'import : 17/04/2024
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CE:2024:493001.20240411
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