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29/03/2024 | FRANCE | N°492743

France | France, Conseil d'État, Juge des référés, 29 mars 2024, 492743


Vu la procédure suivante :



M. A... B... a demandé au juge des référés du tribunal administratif de Paris, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, de suspendre l'exécution de l'arrêté du 21 février 2024 par lequel le ministre de l'intérieur et des outre-mer lui a retiré son titre de séjour et l'a expulsé du territoire français, et de la décision du même jour qui a fixé la Tunisie comme pays de destination et d'enjoindre au ministre de l'intérieur et des outre-mer d'ordonner et d'autoriser son retour sur le

territoire français ainsi que de lui délivrer sans délai une autorisation pr...

Vu la procédure suivante :

M. A... B... a demandé au juge des référés du tribunal administratif de Paris, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, de suspendre l'exécution de l'arrêté du 21 février 2024 par lequel le ministre de l'intérieur et des outre-mer lui a retiré son titre de séjour et l'a expulsé du territoire français, et de la décision du même jour qui a fixé la Tunisie comme pays de destination et d'enjoindre au ministre de l'intérieur et des outre-mer d'ordonner et d'autoriser son retour sur le territoire français ainsi que de lui délivrer sans délai une autorisation provisoire de séjour à durée indéterminée l'autorisant à travailler, sous astreinte de 200 euros par jour de retard, et de procéder au réexamen de sa situation dans un délai de deux mois.

Par une ordonnance n° 2404728 du 4 mars 2024, la juge des référés du tribunal administratif de Paris a rejeté cette demande.

Par une requête, enregistrée le 19 mars 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, M. B... demande au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative :

1°) d'annuler l'ordonnance du 4 mars 2024 de la juge des référés du tribunal administratif de Paris ;

2°) de faire droit à sa demande ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Il soutient que :

- la condition d'urgence est satisfaite en ce que, alors même que la mesure d'expulsion a été exécutée, les décisions contestées font obstacle à son retour en France et ont pour conséquence de faire peser la charge de leurs cinq enfants sur son épouse et de le placer dans une situation difficile, étant dépourvu d'attaches en Tunisie où il n'a pas d'hébergement stable et connaissant des problèmes de santé, sans qu'aucun intérêt public ne justifie le maintien de l'exécution de la mesure ;

- il est porté une atteinte grave et manifestement illégale au droit au respect de sa vie privée et familiale ;

- la mesure d'expulsion contestée a été prise en méconnaissance des dispositions de l'article L. 631-3 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile dès lors que les propos qui lui sont reprochés ne relèvent pas des comportements, visés par ces dispositions, permettant l'expulsion d'un étranger résidant régulièrement en France depuis plus de vingt ans, en ce que ces propos ne sont constitutifs ni d'une menace grave pour l'ordre public, ni d'un comportement de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de l'Etat ou liés à des activités à caractère terroriste, ni d'actes de provocation explicite et délibérée à la discrimination, à la haine ou à la violence contre une personne déterminée ou une groupe de personnes, ni d'une violation délibérée et d'une particulière gravité des principes de la République ;

- la mesure d'expulsion est manifestement disproportionnée au regard de l'ancienneté de ses attaches en France, de l'enracinement de sa famille en France et de l'impossibilité de reconstruire sa cellule familiale en Tunisie, les propos qui lui sont reprochés, à les supposer même constituer une menace pour l'ordre public, n'atteignant pas le seuil de gravité permettant de justifier l'expulsion d'un étranger relevant de l'une des catégories protégées par l'article L. 631-3 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile.

Par un mémoire en défense, enregistré le 27 mars 2024, le ministre de l'intérieur et des outre-mer conclut au rejet de la requête. Il soutient que les moyens soulevés ne sont pas fondés et, subsidiairement, que la condition d'urgence n'est pas satisfaite.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- la Constitution ;

- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;

- le code de justice administrative ;

Après avoir convoqué à une audience publique, d'une part, M. B... et, d'autre part, le ministre de l'intérieur et des outre-mer ;

Ont été entendus lors de l'audience publique du 28 mars 2024, à 10 heures :

- Me Mathonnet, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, avocat de M. B... ;

- les représentantes du ministre de l'intérieur et des outre-mer ;

à l'issue de laquelle le juge des référés a clos l'instruction ;

Considérant ce qui suit :

1. Aux termes de l'article L. 521-2 du code de justice administrative : " Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale (...) ".

2. En vertu de l'article L. 631-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, " l'autorité administrative peut décider d'expulser un étranger lorsque sa présence en France constitue une menace grave pour l'ordre public ". Elle doit cependant prendre en compte les conditions propres aux étrangers mentionnés à l'article L. 631-3 du même code, notamment ceux qui résident régulièrement en France depuis plus de vingt ans. Ces derniers ne peuvent, aux termes de cet article dans sa rédaction résultant de la loi du 26 janvier 2024 pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration, " faire l'objet d'une décision d'expulsion qu'en cas de comportements de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de l'Etat, dont la violation délibérée et d'une particulière gravité des principes de la République énoncés à l'article L. 412-7, ou liés à des activités à caractère terroriste, ou constituant des actes de provocation explicite et délibérée à la discrimination, à la haine ou à la violence contre une personne déterminée ou un groupe de personnes ". Avant de prendre sa décision, l'autorité administrative doit, en application de l'article L. 632-1 du même code, aviser l'étranger de l'engagement de la procédure et, sauf en cas d'urgence absolue, le convoquer pour être entendu par une commission composée de deux magistrats judiciaires relevant du tribunal judiciaire du chef-lieu du département où l'étranger réside ainsi que d'un conseiller de tribunal administratif. Celle-ci rend un avis motivé, après avoir lors de débats publics entendu l'intéressé, qui a le droit d'être assisté d'un conseil ou de toute personne de son choix.

3. Par un arrêté du 21 février 2024, le ministre de l'intérieur et des outre-mer a prononcé, en urgence absolue et en faisant application de l'article L. 631-3 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, l'expulsion du territoire français de M. B..., de nationalité tunisienne. Par décision du même jour, le ministre a fixé la Tunisie comme pays de destination. Ces décisions ont été notifiées le 22 février 2024 et l'intéressé a été expulsé vers la Tunisie le même jour. Il a saisi le juge des référés du tribunal administratif de Paris le 28 février 2024 d'une demande tendant, sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, à la suspension de l'exécution de ces décisions et à ce qu'il soit enjoint au ministre de permettre et organiser son retour en France. La juge des référés du tribunal administratif a rejeté cette demande par une ordonnance du 4 mars 2024, dont M. B... relève appel devant le juge des référés du Conseil d'Etat.

4. Eu égard à son objet et à ses effets, une décision prononçant l'expulsion d'un étranger du territoire français, porte, en principe, et sauf à ce que l'administration fasse valoir des circonstances particulières, par elle-même atteinte de manière grave et immédiate à la situation de la personne qu'elle vise et crée, dès lors, une situation d'urgence justifiant que soit, le cas échéant, prononcée la suspension de l'exécution de cette décision. Il appartient au juge des référés, saisi d'une telle décision sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, d'apprécier si la mesure d'expulsion porte une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, en conciliant les exigences de la protection de la sûreté de l'Etat et de la sécurité publique avec la liberté fondamentale que constitue, en particulier, le droit de mener une vie familiale normale. La condition d'illégalité manifeste de la décision contestée, au regard de ce droit, ne peut être regardée comme remplie que dans le cas où il est justifié d'une atteinte manifestement disproportionnée aux buts en vue desquels la mesure contestée a été prise.

5. Pour prendre l'arrêté contesté prononçant l'expulsion de M. B..., qui réside régulièrement en France depuis plus de vingt ans, le ministre de l'intérieur et des outre-mer a fait application des dispositions de l'article L. 631-3 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile et s'est principalement fondé sur la teneur et l'incidence de propos tenus par l'intéressé dans le cadre de prêches qu'il a prononcés les 2, 9 et 16 février 2024 au sein de la mosquée de Bagnols-sur-Cèze (Gard). Les motifs de l'arrêté retiennent que les propos incriminés présentent, de manière explicite et délibérée, un caractère discriminatoire à l'égard des femmes, des non-musulmans, des musulmans appartenant à d'autres courants que le salafisme ou provoquent à la haine envers les juifs ou font l'apologie de la guerre sainte et de la loi islamique et en déduisent que l'intéressé a fait preuve d'un comportement portant provocation explicite et délibérée à la discrimination, à la haine ou à la violence contre une personne déterminée ou un groupe de personnes et portant atteinte aux intérêts fondamentaux de l'Etat, constituée par la violation délibérée et d'une particulière gravité des principes de la République.

6. Les dispositions de l'article L. 631-3 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ne permettent l'expulsion des étrangers protégés par ces dispositions, notamment ceux qui résident régulièrement en France depuis plus de vingt ans comme M. B..., qu'en cas, en premier lieu, de comportements de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de l'Etat, dont la violation délibérée et d'une particulière gravité des principes de la République, en deuxième lieu, de comportements liés à des activités à caractère terroriste, en troisième lieu, de comportements constituant des actes de provocation explicite et délibérée à la discrimination, à la haine ou à la violence contre une personne déterminée ou un groupe de personnes.

7. S'agissant de M. B..., d'une part, il ne résulte d'aucun élément avancé dans le cadre de l'instruction conduite en référé que pourrait lui être imputé un comportement lié à des activités à caractère terroriste. D'autre part, en l'état de l'instruction, les seuls propos publics qui lui sont reprochés, à l'exclusion de tout autre acte ou agissement, ne peuvent pas être regardés comme constituant un comportement de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de l'Etat. En revanche, certains des propos tenus en public par l'intéressé, dans le cadre de prêches ayant eu une certaine audience, peuvent être tenus comme constituant des actes de provocation explicite et délibérée à la discrimination envers les femmes, s'agissant des propos relatifs à la vie sociale et au comportement des femmes comme de l'attitude que les hommes devraient avoir à leur égard, ou comme des actes de provocation à la haine ou à la violence contre des groupes de personnes, s'agissant, dans le contexte international actuel, des propos relatifs aux juifs ainsi que ceux critiquant la société française et valorisant la guerre sainte. Si M. B... conteste la portée et le caractère de provocation explicite des propos en cause, reposant sur l'utilisation de textes religieux et prononcés dans le cadre de prédications religieuses, le caractère allusif de tels propos comme le cadre dans lequel ils ont été tenus ne sont, par eux-mêmes, pas de nature à faire obstacle à ce qu'ils puissent être qualifiés de provocation explicite à la haine ou à la violence envers un groupe de personnes. En l'espèce, et en l'état de l'instruction, certains des propos retenus par l'arrêté contesté apparaissent constituer, compte tenu de leur caractère public, de la position de leur auteur et de l'impact qu'ils ont pu avoir du fait de leur audience lors des prêches à la mosquée et de leur diffusion sur les réseaux sociaux, des actes de provocation explicite et délibérée à la discrimination, à la haine ou à la violence envers des groupes de personnes au sens de l'article L. 631-3 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, susceptibles ainsi de fonder l'expulsion de l'intéressé sur le fondement de cet article.

8. Il appartient à l'autorité administrative de concilier, sous le contrôle du juge administratif, les exigences de la protection de la sûreté de l'Etat et de la sécurité publique avec la liberté fondamentale que constitue le droit à mener une vie familiale normale. En l'espèce, cette dernière se trouve déjà garantie par la protection particulière dont M. B... bénéficie au titre des dispositions de l'article L. 631-3 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, en tant qu'étranger résidant régulièrement en France depuis plus de vingt ans, qui n'autorisent son expulsion qu'en raison de comportements dont la particulière gravité justifie son éloignement durable du territoire français alors même que ses attaches y sont fortes. Il résulte de l'instruction que M. B... a été marié avec une ressortissante française entre 2000 et 2007, avec laquelle il a eu six enfants dont cinq sont aujourd'hui majeurs, qu'il s'est remarié en 2017 avec une ressortissante tunisienne résidant en France, avec laquelle il a cinq enfants mineurs, et qu'il n'est pas dépourvu de toute attache familiale en Tunisie. Il ne résulte pas des éléments versés dans le cadre de l'instruction en référé que son épouse de nationalité tunisienne et les enfants se trouveraient dans l'impossibilité de se déplacer en Tunisie et de l'y rejoindre le cas échéant. Dans ces conditions, ainsi que l'a retenu la juge des référés en première instance, la décision d'expulsion n'apparaît pas manifestement disproportionnée aux buts en vue desquels elle a été prise.

9. Il résulte de ce qui précède que la mesure d'expulsion contestée ne porte pas d'atteinte grave et manifestement illégale au droit de l'intéressé au respect de sa vie familiale. M. B... n'est, par suite, pas fondé à soutenir que c'est à tort que, par l'ordonnance attaquée, la juge des référés du tribunal administratif de Paris, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, a rejeté sa demande.

10. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font alors obstacle à ce qu'une somme soit mise à ce titre à la charge de l'Etat, qui n'est pas la partie perdante dans la présente instance de référé.

O R D O N N E :

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Article 1er : La requête de M. B... est rejetée.

Article 2 : La présente ordonnance sera notifiée à M. A... B... et au ministre de l'intérieur et des outre-mer.

Fait à Paris, le 29 mars 2024

Signé : Jacques-Henri Stahl


Synthèse
Formation : Juge des référés
Numéro d'arrêt : 492743
Date de la décision : 29/03/2024
Type de recours : Plein contentieux

Publications
Proposition de citation : CE, 29 mar. 2024, n° 492743
Composition du Tribunal
Avocat(s) : SCP SEVAUX, MATHONNET

Origine de la décision
Date de l'import : 14/04/2024
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CE:2024:492743.20240329
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