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16/01/2024 | FRANCE | N°490691

France | France, Conseil d'État, Juge des référés, 16 janvier 2024, 490691


Vu la procédure suivante :

Mme C... B..., agissant en son nom propre et au nom de son enfant mineur, M. A... D..., a demandé au juge des référés du tribunal administratif de Paris, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, en premier lieu, d'ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde des libertés fondamentales dont elle se prévaut, en deuxième lieu, d'enjoindre à l'Etat de lui délivrer, ainsi qu'à son enfant mineur, un laissez-passer consulaire et, en dernier lieu, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3

000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice admini...

Vu la procédure suivante :

Mme C... B..., agissant en son nom propre et au nom de son enfant mineur, M. A... D..., a demandé au juge des référés du tribunal administratif de Paris, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, en premier lieu, d'ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde des libertés fondamentales dont elle se prévaut, en deuxième lieu, d'enjoindre à l'Etat de lui délivrer, ainsi qu'à son enfant mineur, un laissez-passer consulaire et, en dernier lieu, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Par une ordonnance n° 2329100 du 22 décembre 2023, le juge des référés du tribunal administratif de Paris a, en premier lieu, enjoint au chef du poste consulaire à Jérusalem, ou tout autre fonctionnaire compétent, de délivrer à Mme B... et à son fils un laissez-passer consulaire dans un délai de vingt-quatre heures à compter de la notification de l'ordonnance, en deuxième lieu, mis à la charge de l'Etat la somme de 1 000 euros à verser à Mme B... au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et, en dernier lieu, rejeté le surplus des conclusions de la requête.

Par une requête, enregistrée le 5 janvier 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la ministre de l'Europe et des affaires étrangères demande au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, d'annuler l'ordonnance du 22 décembre 2023 du tribunal administratif de Paris.

Elle soutient que :

- la juridiction administrative n'est pas compétente pour se prononcer sur la demande tendant à ce qu'il lui soit enjoint de délivrer à Mme B... et à son fils un laissez-passer consulaire dès lors que la mise en œuvre des mesures tendant à permettre aux intéressés de sortir de la bande de Gaza, qui passe par l'inscription de leurs noms sur des listes des personnes à évacuer devant être validées par les autorités israéliennes et égyptiennes, n'est pas détachable de la conduite des relations internationales de la France ;

- la condition d'urgence n'est pas satisfaite dès lors que, d'une part, Mme B... et son fils ne sont pas encore parvenus à quitter la bande de Gaza et à rejoindre le territoire égyptien, alors que ce n'est que dans cette hypothèse que le laissez-passer consulaire demandé pourra s'avérer utile et, d'autre part, la situation sécuritaire dans la bande de Gaza rend matériellement impossible la mise en œuvre de la mesure sollicitée, au regard de l'article 9 du décret n° 2004-1543 du 30 décembre 2004 qui prévoit que les laissez-passer consulaires doivent être remis en main propre aux intéressés.

Par un mémoire en défense et un nouveau mémoire, enregistrés les 9 et 11 janvier 2024, Mme B... conclut au rejet de la requête, et par la voie de l'appel incident, demande au juge des référés Conseil d'Etat, d'une part, d'enjoindre à la ministre de l'Europe et des affaires étrangères ainsi qu'à toute autre autorité administrative compétente de prendre toute mesure utile pour assurer sa protection effective ainsi que celle de son fils, et ainsi de faire cesser les atteintes graves et manifestement illégales à leurs libertés fondamentales, notamment en procédant à leur inscription sur une liste de personnes à évacuer en priorité et, à titre subsidiaire, en procédant le cas échéant au rapatriement de son fils de façon distincte de sa mère et, d'autre part, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Elle soutient que, d'une part, la juridiction administrative est compétente pour lui délivrer ainsi qu'à son fils un laissez-passer consulaire et pour les inscrire sur les listes de personnes à évacuer dès lors que ces démarches ne sont pas des actes non-détachables de la conduite des relations internationales de la France et, d'autre part, la condition d'urgence est satisfaite dès lors que pèse sur la France une obligation de moyens visant à rendre concret et effectif l'exercice de leur droit d'entrer sur le territoire national, que la théorie des circonstances exceptionnelles peut permettre de déroger à l'article 9 du décret n° 2004-1543 du 30 décembre 2004 et que l'état de santé préoccupant de son fils justifie que soit prise immédiatement toute mesure utile pour mettre son évacuation sanitaire et son rapatriement, le cas échéant en le séparant de sa mère.

Après avoir convoqué à une audience publique, d'une part, la ministre de l'Europe et des affaires étrangères et, d'autre part, Mme B... ;

Ont été entendus lors de l'audience publique du 10 janvier 2024, à 15 heures :

- Me Spinosi, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, avocat de Mme B... ;

- le représentant de Mme B... ;

- les représentants de la ministre de l'Europe et des affaires étrangères ;

à l'issue de laquelle la juge des référés a prolongé l'instruction jusqu'au 12 janvier à 18 heures ;

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

- le décret n° 2004-1543 du 30 décembre 2004 ;

- le code de justice administrative ;

Vu la note en délibéré, enregistrée le 12 janvier 2024, après la clôture de l'instruction, présentée par le ministre de l'Europe et des affaires étrangères ;

Considérant ce qui suit :

1. Aux termes de l'article L. 521-2 du code de justice administrative : " Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. (...) ".

2. Aux termes de l'article 5 du décret du 30 décembre 2004 relatif aux attributions des chefs de poste consulaire en matière de titres de voyage : " Le laissez-passer est un titre de voyage individuel délivré pour un seul voyage et une durée maximale de trente jours à compter de la date de son établissement ". Aux termes de l'article 7 du même décret : " Un laissez-passer peut être délivré à un Français démuni de tout titre de voyage ou de document pouvant en tenir lieu, pour un seul voyage à destination de la France, en particulier en cas d'impossibilité matérielle de lui délivrer un passeport, et après vérification de son identité et de sa nationalité française. / Il est établi sur déclaration de la perte ou du vol du titre de voyage auquel le laissez-passer se substitue ".

3. Il résulte de l'instruction que Mme C... B..., ressortissante française née le 7 juillet 1980, réside dans la bande de Gaza, territoire palestinien soumis à d'importants bombardements de la part de l'armée israélienne depuis le mois d'octobre 2023 en riposte à une attaque du Hamas survenue le 7 octobre 2023. Deux de ses enfants sont décédés dans ce contexte et elle a fui le nord de ce territoire avec son troisième enfant, M. A... D... né le 28 mai 2020 à Gaza, pour se réfugier en dernier lieu à Rafah, au sud du territoire, à la frontière avec l'Egypte. La requérante a demandé au juge des référés, saisi sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, d'enjoindre à l'Etat français, d'une part, de délivrer un laissez-passer consulaire ou un visa à chacun d'entre eux, d'autre part, de mettre en œuvre tous les moyens à sa disposition pour leur permettre d'évacuer la bande de Gaza, notamment en inscrivant leurs noms sur la liste des personnes à évacuer et en remettant copie de cette liste et des laissez-passer consulaires ou visas aux autorités israéliennes et égyptiennes. Par une ordonnance en date du 22 décembre 2023, dont le ministre de l'Europe et des affaires étrangères fait appel, le juge des référés du tribunal administratif de Paris a enjoint au chef du poste consulaire à Jérusalem ou à tout autre fonctionnaire compétent de délivrer à Mme B... et à son fils un laissez-passer consulaire dans un délai de vingt-quatre heures à compter de la notification de ladite ordonnance et a rejeté le surplus des conclusions de sa requête.

Sur les conclusions présentées au titre de l'article L. 521-2 du code de justice administrative :

En ce qui concerne la compétence de la juridiction administrative :

4. Les conclusions de la requête de Mme B... tendant à ce qu'il soit enjoint aux autorités françaises de lui délivrer ainsi qu'à son fils le laissez-passer consulaire prévu par le décret du 30 décembre 2004 relatif aux attributions des chefs de poste consulaire en matière de titres de voyage susvisé, ou à défaut un visa, sont relatives à une démarche administrative relevant de la seule compétence de l'Etat français et concernent donc une procédure détachable de l'exercice des pouvoirs du Gouvernement dans la conduite des relations diplomatiques. Par suite, contrairement à ce que soutient le ministre de l'Europe et des affaires étrangères dans sa requête, la juridiction administrative est compétente pour connaître de ces conclusions.

5. En revanche, la mise en œuvre, par les autorités françaises, des mesures tendant à permettre à Mme B... et à son fils de sortir de la bande de Gaza passe, ainsi que le font valoir tant le ministre de l'Europe et des affaires étrangères que Mme B... en défense, par l'inscription de son nom sur des listes des personnes à évacuer qui doivent être remises aux autorités israéliennes et égyptiennes afin que celles-ci les valident. Ces démarches, qui nécessitent l'engagement de négociations avec des gouvernements étrangers ou sont indissociables d'elles, mettent ainsi en cause les rapports entre l'Etat français et ces autorités et ne sont donc pas détachables de l'exercice des pouvoirs du Gouvernement dans la conduite des relations diplomatiques. En conséquence, la juridiction administrative n'est pas compétente pour connaître des conclusions présentées par la voie de l'appel incident par Mme B... tendant à ce qu'il soit enjoint à l'Etat français de mettre en œuvre tous les moyens à sa disposition pour lui permettre, à elle ainsi qu'à son fils mineur, d'évacuer la bande de Gaza, notamment en inscrivant leurs noms sur la liste des personnes à évacuer et en remettant cette liste aux autorités étrangères concernées. Par suite, ces conclusions doivent être rejetées.

En ce qui concerne l'urgence et l'existence d'une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale en raison de l'absence de délivrance de laissez-passer consulaires ou de visas :

6. Il résulte de l'instruction, et il n'est pas contesté, que la requérante et son fils, qui sont réfugiés ensemble à Rafah, partie du territoire de la bande de Gaza exposée à de violents bombardements, connaissent une situation humanitaire particulièrement dégradée et que leur vie est exposée. Toutefois, la ministre de l'Europe et des affaires étrangères fait valoir que les laissez-passer consulaires sollicités, qu'il n'est en tout état de cause pas possible de remettre aux intéressés à l'intérieur du territoire de Gaza, ne sont ni nécessaires ni utiles pour quitter ce territoire pour l'Egypte au point de passage de Rafah. Il résulte à cet égard des déclarations du ministre à l'audience qu'aucun laissez-passer n'a été délivré avant leur sortie de Gaza aux ressortissants, agents, ayants-droits et titulaires de titre de séjour que la France est parvenue à aider à sortir de ce territoire depuis le début de conflit et que ce n'est qu'une fois en Egypte que ces documents peuvent se révéler nécessaires pour rentrer en France et qu'ils sont délivrés par le consulat de France au Caire. Ainsi qu'il a été dit au point 5, il résulte de l'instruction que la sortie de la bande de Gaza nécessite l'inscription sur des listes des personnes à évacuer qui doivent être remises aux autorités israéliennes et égyptiennes afin que celles-ci les valident.

7. Il ne résulte ainsi pas de l'instruction qu'à la date de la présente ordonnance, la détention d'un laissez-passer consulaire, ou d'un visa à destination de la France, serait de nature à permettre d'accroître les chances de Mme B... et de son fils de quitter le territoire de Gaza. Au demeurant, le ministre de l'Europe et des affaires étrangères s'est engagé lors de l'audience à délivrer un tel document à Mme B... et à son fils dès qu'ils auront pu quitter le territoire de Gaza pour le sol égyptien, un tel engagement étant qui plus est, de même que plus généralement celui d'organiser le rapatriement matériel des intéressés en France à très bref délai, une condition mise par les autorités égyptiennes à leur approbation de l'inscription sur la liste des personnes pouvant être évacuées du territoire de Gaza.

8. Il résulte de l'ensemble des éléments rappelés aux points 6 et 7 que la requérante ne peut se prévaloir, en l'état de l'instruction et à la date de la présente ordonnance, d'une situation d'urgence à se voir délivrer des laissez-passer consulaires ou tout autre document nécessaires pour entrer en France, notamment un visa, avant d'avoir réussi à quitter la bande de Gaza. Par suite, la condition d'urgence particulière prévue par les dispositions de l'article L. 521-2 du code de justice administrative ne peut être regardée comme remplie. En raison de ces mêmes éléments, la seule absence de délivrance de ces documents ne peut en tout état de cause être regardée comme ayant été de nature à porter, par elle-même et à la date de la présente ordonnance, une atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales invoquées par les requérants.

9. Il y a lieu, par suite, d'annuler l'ordonnance par laquelle le juge des référés du tribunal administratif de Paris a enjoint au chef du poste consulaire à Jérusalem ou tout autre fonctionnaire compétent de délivrer à Mme B... et à son fils un laissez-passer consulaire dans un délai de vingt-quatre heures à compter de la notification de ladite ordonnance et de rejeter les conclusions à fin d'injonction de délivrance de ces documents présentées par Mme B....

Sur les frais liés au litige :

10. Il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat, qui n'est pas la partie perdante dans la présente instance, la somme demandée par Mme B... au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

O R D O N N E :

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Article 1er : L'ordonnance n° 2329100 du 22 décembre 2023 du juge des référés du tribunal administratif de Paris est annulée.

Article 2 : La requête de Mme B... est rejetée, ainsi que ses conclusions présentées par la voie d'un appel incident et ses conclusions tendant à l'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 3 : La présente ordonnance sera notifiée au ministre de l'Europe et des affaires étrangères et à Mme C... B....

Fait à Paris, le 16 janvier 2024

Signé : Christine Maugüé


Synthèse
Formation : Juge des référés
Numéro d'arrêt : 490691
Date de la décision : 16/01/2024
Type de recours : Plein contentieux

Publications
Proposition de citation : CE, 16 jan. 2024, n° 490691
Composition du Tribunal
Avocat(s) : SCP SPINOSI

Origine de la décision
Date de l'import : 20/01/2024
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CE:2024:490691.20240116
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