La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

07/12/2023 | FRANCE | N°489817

France | France, Conseil d'État, Juge des référés, 07 décembre 2023, 489817


Vu la procédure suivante :



M. B... a demandé au juge des référés du tribunal administratif de Paris, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, en premier lieu, de l'admettre au bénéfice de l'aide juridictionnelle provisoire, en deuxième lieu, de suspendre l'exécution de la décision du 13 novembre 2023 par laquelle le ministre de l'intérieur et des outre-mer a ordonné son éloignement à destination de l'Ouzbékistan et, en dernier lieu, d'enjoindre à l'administration de réexaminer sa situation dans un délai de

quinze jours à compter de la notification de l'ordonnance à intervenir et, d...

Vu la procédure suivante :

M. B... a demandé au juge des référés du tribunal administratif de Paris, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, en premier lieu, de l'admettre au bénéfice de l'aide juridictionnelle provisoire, en deuxième lieu, de suspendre l'exécution de la décision du 13 novembre 2023 par laquelle le ministre de l'intérieur et des outre-mer a ordonné son éloignement à destination de l'Ouzbékistan et, en dernier lieu, d'enjoindre à l'administration de réexaminer sa situation dans un délai de quinze jours à compter de la notification de l'ordonnance à intervenir et, dans l'attente, de lui délivrer une autorisation provisoire de séjour. Par une ordonnance n° 2326087 du 16 novembre 2023, le juge des référés du tribunal administratif de Paris a, d'une part, admis M. A... au bénéfice de l'aide juridictionnelle provisoire et, d'autre part, rejeté sa demande.

Par une requête, un mémoire et un mémoire en réplique, enregistrés les 30 novembre, 1er et 5 décembre 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, M. A... demande au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative :

1°) d'annuler l'ordonnance du 16 novembre 2023 du juge des référés du tribunal administratif de Paris ;

2°) de suspendre l'exécution de l'arrêté du 13 novembre 2023 fixant l'Ouzbékistan comme pays de renvoi ;

3°) d'enjoindre à l'administration de prendre toutes les mesures possibles pour le réacheminer en France ;

4°) d'enjoindre au ministre de l'Europe et des affaires étrangères de lui délivrer un visa de retour ;

5°) d'assortir ces injonctions d'une astreinte de 300 euros par jour de retard ;

6°) d'enjoindre à l'administration de réexaminer sa situation dans un délai de cinq jours à compter de la notification de l'ordonnance à intervenir ;

7°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Il soutient que :

- la condition d'urgence est satisfaite dès lors que, d'une part, la mesure provisoire de suspension de sa mesure d'éloignement décidée par la Cour européenne des droits de l'homme a un caractère suspensif, et, d'autre part, l'arrêté du 13 novembre 2023 continue à produire des effets ;

- il est porté une atteinte grave et manifestement illégale à son droit à la vie, à sa liberté personnelle, à son droit de ne pas être soumis à des traitements inhumains et dégradants et à son droit au recours effectif ;

- l'exécution de l'arrêté du 13 novembre 2023 méconnaît son droit de ne pas être soumis à des traitements inhumains et dégradants dès lors que, en premier lieu, il a été établi à plusieurs reprises devant les services estoniens de l'asile, la Cour nationale du droit d'asile ainsi que la Cour européenne des droits de l'homme qu'il risque d'être soumis à de tels traitements en Ouzbékistan, en deuxième lieu, la pratique de la torture en détention se poursuit toujours en Ouzbékistan malgré l'élection d'un nouveau président de la République en 2016 et, en dernier lieu, il a été placé en détention dans une cellule exiguë et avec de nombreux codétenus dès son arrivée en Ouzbékistan, où il risque d'être condamné à des peines de prison pour des motifs politiques ;

- elle méconnaît son droit à un recours effectif dès lors qu'il a été éloigné du territoire français quelques heures après avoir eu connaissance de l'arrêté portant fixation du pays de renvoi, ce qui a rendu impossible toute contestation devant le juge des référés, malgré le fait que son conseil ait informé l'administration de sa volonté d'introduire un tel recours ;

- il y a lieu de statuer sur les conclusions de sa requête dès lors que la condition d'urgence est présumée satisfaite en matière d'expulsion même lorsque le requérant a été éloigné, ce qui suppose qu'il n'y a pas non-lieu à statuer dans une telle hypothèse.

Par un mémoire en défense, enregistré le 4 décembre 2023, le ministre de l'intérieur et des outre-mer conclut, d'une part, à titre principal, au non-lieu à statuer et, d'autre part, à titre subsidiaire, au rejet de la requête. Il soutient que la condition d'urgence n'est pas satisfaite, et que les moyens soulevés ne sont pas fondés.

La requête a été communiquée au ministre de l'Europe et des affaires étrangères qui n'a pas produit d'observations.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- la Constitution du 4 octobre 1958 ;

- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;

- le code de justice administrative ;

Après avoir convoqué à une audience publique, d'une part, M. A..., et d'autre part, le ministre de l'intérieur et des outre-mer ainsi que le ministre de l'Europe et des affaires étrangères ;

Ont été entendus lors de l'audience publique du 5 décembre 2023, à 15 heures :

- Me Poupot, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, avocat de M. A... ;

- les représentantes du ministère de l'intérieur et des outre-mer ;

à l'issue de laquelle le juge des référés a clos l'instruction ;

Considérant ce qui suit :

1. Aux termes de l'article L. 521-2 du code de justice administrative : " Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. (...) ".

2. M. A..., ressortissant ouzbek, a fait l'objet le 30 avril 2021 d'une interdiction administrative du territoire. Sa demande d'asile, formée le 24 décembre 2021 auprès de l'Office français de protection des réfugiés et des apatrides (OFPRA), a été définitivement rejetée par une décision de la Cour nationale du droit d'asile (CNDA) du 15 avril 2022. Depuis le 23 mars 2022, il est assigné à résidence sur le territoire de la commune de Melun. Par un arrêté du 13 novembre 2023, le ministre de l'intérieur et des outre-mer a fixé l'Ouzbékistan comme le pays à destination duquel il devait être reconduit et mis cet arrêté à exécution le surlendemain. M. A... a saisi le 14 novembre le juge des référés du tribunal administratif de Paris de conclusions tendant, sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, à la suspension de l'exécution de cet arrêté et à ce qu'il soit enjoint à l'administration de prendre toutes mesures utiles pour le réacheminer en France, notamment en lui délivrant un visa de retour. Par une ordonnance du 16 novembre 2023 dont il interjette appel, le juge des référés a rejeté ses demandes.

Sur la condition d'urgence :

3. Pour rejeter ses demandes, le juge des référés a relevé que la condition d'urgence ne pouvait être regardée comme remplie dès lors que M. A... ayant été éloigné et remis aux autorités ouzbèkes le 15 novembre, la décision fixant le pays de destination avait été complétement exécutée. En statuant ainsi, alors que l'exécution de la mesure d'éloignement ne saurait priver d'objet la procédure de référé présentée sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, qui est destinée à protéger les libertés fondamentales en permettant au juge des référés d'ordonner toutes mesures nécessaires à cette fin, au nombre desquelles peuvent figurer celles destinées à permettre le retour en France du demandeur, le juge des référés a commis une erreur de droit. M. A... est, par suite, fondé à soutenir que c'est à tort que, par l'ordonnance attaquée, le juge des référés a rejeté sa demande pour défaut d'urgence.

Sur l'atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale :

4. Il résulte de l'instruction que le 7 mars 2022 la Cour européenne des droits de l'homme, saisie par M. A... d'une requête invoquant les risques de traitements inhumains ou dégradants auxquels il serait exposé en violation des stipulations de l'article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales en cas d'éloignement vers son pays d'origine, a, en application de l'article 39 du règlement de la Cour, demandé aux autorités françaises de ne pas éloigner M. A... vers l'Ouzbékistan ou la Russie, dans l'attente de la décision de la CNDA. Par une décision du 26 avril 2022, prise après la décision de la CNDA, la Cour européenne des droits de l'homme a décidé de proroger cette demande pour la durée de la procédure devant elle.

5. Le droit d'exercer un recours effectif devant une juridiction, protégé par la Constitution et par les stipulations des articles 6 et 13 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, constitue une liberté fondamentale. Les mesures provisoires prescrites sur le fondement de l'article 39 du règlement de la Cour européenne des droits de l'homme ont pour objet de garantir l'effectivité du droit au recours individuel devant cette cour prévu à l'article 34 de la Convention. Leur inobservation constitue un manquement aux dispositions de ce dernier, qui prévoit que les parties contractantes s'engagent à n'entraver par aucune mesure l'exercice du droit de recours individuel devant la cour. Par suite, le ministre de l'intérieur et des outre-mer ne faisant valoir aucun obstacle objectif empêchant le gouvernement français de se conformer à la mesure prescrite et dont il aurait informé la cour afin de l'inviter à réexaminer la mesure conservatoire prescrite, l'éloignement à destination de l'Ouzbékistan de M. A..., en violation de la mesure provisoire prescrite par la Cour européenne des droits de l'homme, constitue une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale.

6. Il résulte de ce qui précède que l'ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Paris doit être annulée. Il y a lieu d'enjoindre au ministre de l'intérieur et des outre-mer et au ministre de l'Europe et des affaires étrangères de prendre dans les meilleurs délais toutes mesures utiles afin de permettre le retour, aux frais de l'Etat, de M. A... en France. Il n'y a toutefois pas lieu d'assortir cette injonction d'une astreinte.

Sur les conclusions présentées sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :

7. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat le versement à M. A... d'une somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

O R D O N N E :

------------------

Article 1er : L'ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Paris du 16 novembre 2023 est annulée.

Article 2 : Il est enjoint au ministre de l'intérieur et des outre-mer et au ministre de l'Europe et des affaires étrangères de prendre dans les meilleurs délais toutes mesures utiles afin de permettre le retour, aux frais de l'Etat, de M. A... en France.

Article 3 : L'Etat versera à M. A... la somme de 3 000 euros au titre des articles L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 4 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.

Article 5 : La présente ordonnance sera notifiée à M. B... ainsi qu'au ministre de l'intérieur et des outre-mer et au ministre de l'Europe et des affaires étrangères.

Fait à Paris, le 7 décembre 2023

Signé : Gilles Pellissier


Synthèse
Formation : Juge des référés
Numéro d'arrêt : 489817
Date de la décision : 07/12/2023
Type de recours : Plein contentieux

Analyses

DROITS CIVILS ET INDIVIDUELS - CONVENTION EUROPÉENNE DES DROITS DE L'HOMME - DROITS GARANTIS PAR LA CONVENTION - 1) DROIT D'EXERCER UN RECOURS EFFECTIF DEVANT UNE JURIDICTION (ARTICLES 6 ET 13) – LIBERTÉ FONDAMENTALE AU SENS DE L'ARTICLE L - 521-2 DU CJA – EXISTENCE [RJ1] – 2) MESURES PROVISOIRES PRESCRITES PAR LA COUR EDH (ART - 39 DE SON RÈGLEMENT) – OBLIGATION POUR L'ETAT DE LES RESPECTER - SAUF OBSTACLE OBJECTIF EMPÊCHANT DE S’Y CONFORMER ET DONT CETTE COUR AURAIT ÉTÉ INFORMÉE [RJ2].

26-055-01 1) Le droit d’exercer un recours effectif devant une juridiction, protégé par la Constitution et par les articles 6 et 13 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, constitue une liberté fondamentale. ...2) Les mesures provisoires prescrites sur le fondement de l’article 39 du règlement de la Cour européenne des droits de l’homme (Cour EDH) ont pour objet de garantir l’effectivité du droit au recours individuel devant cette cour prévu à l’article 34 de la Convention. Leur inobservation constitue un manquement aux dispositions de ce dernier, qui prévoit que les parties contractantes s’engagent à n’entraver par aucune mesure l’exercice du droit de recours individuel devant la cour. Le gouvernement français est donc tenu de respecter ces mesures, sauf obstacle objectif l’empêchant le gouvernement de se conformer à la mesure prescrite et dont il aurait informé la Cour EDH afin de l’inviter à réexaminer la mesure conservatoire prescrite.

ÉTRANGERS - OBLIGATION DE QUITTER LE TERRITOIRE FRANÇAIS (OQTF) ET RECONDUITE À LA FRONTIÈRE - EXÉCUTION EN DÉPIT D’UNE MESURE PROVISOIRE PRESCRITE PAR LA COUR EDH (ART - 39 DE SON RÈGLEMENT INTÉRIEUR) – LÉGALITÉ – ABSENCE - SAUF OBSTACLE OBJECTIF EMPÊCHANT DE S’Y CONFORMER ET DONT CETTE COUR AURAIT ÉTÉ INFORMÉE [RJ2].

335-03 En l’absence d’obstacle objectif empêchant le gouvernement français de se conformer à une mesure prescrite par la Cour européenne des droits de l’homme (Cour EDH) sur le fondement de l’article 39 de son règlement et dont il l’aurait informée afin de l’inviter à réexaminer la mesure conservatoire prescrite, l’exécution de l’éloignement d’un étranger en violation d’une mesure provisoire prescrite par cette cour constitue une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale.

PROCÉDURE - PROCÉDURES INSTITUÉES PAR LA LOI DU 30 JUIN 2000 - RÉFÉRÉ TENDANT AU PRONONCÉ DE MESURES NÉCESSAIRES À LA SAUVEGARDE D'UNE LIBERTÉ FONDAMENTALE (ART - L - 521-2 DU CODE DE JUSTICE ADMINISTRATIVE) - CONDITIONS D'OCTROI DE LA MESURE DEMANDÉE - ATTEINTE GRAVE ET MANIFESTEMENT ILLÉGALE À UNE LIBERTÉ FONDAMENTALE - ATTEINTE GRAVE ET MANIFESTEMENT ILLÉGALE - EXÉCUTION D’UN MESURE D’ÉLOIGNEMENT D’UN ÉTRANGER MALGRÉ UNE MESURE PROVISOIRE PRESCRITE PAR LA COUR EDH (ART - 39 DE SON RÈGLEMENT INTÉRIEUR) - EN L’ABSENCE D’OBSTACLE OBJECTIF EMPÊCHANT DE S’Y CONFORMER ET DONT ELLE AURAIT ÉTÉ INFORMÉE – EXISTENCE [RJ2].

54-035-03-03-01-02 En l’absence d’obstacle objectif empêchant le gouvernement français de se conformer à une mesure prescrite par la Cour européenne des droits de l’homme (Cour EDH) sur le fondement de l’article 39 de son règlement et dont il l’aurait informée afin de l’inviter à réexaminer la mesure conservatoire prescrite, l’exécution de l’éloignement d’un étranger en violation d’une mesure provisoire prescrite par cette cour constitue une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale.


Publications
Proposition de citation : CE, 07 déc. 2023, n° 489817
Composition du Tribunal
Avocat(s) : SARL MATUCHANSKY, POUPOT, VALDELIEVRE, RAMEIX

Origine de la décision
Date de l'import : 21/01/2024
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CE:2023:489817.20231207
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award