Vu la procédure suivante :
Par une requête, un mémoire en réplique et un nouveau mémoire, enregistrés le 18 juillet 2022 et les 20 janvier et 8 mars 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société 33 rue de l'Université, la société Le Cordillera et la société Winberg Saint-Tropez demandent au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler pour excès de pouvoir le décret n° 2022-815 du 16 mai 2022 relatif à la publication de la liste des personnes morales propriétaires des biens immobiliers faisant l'objet des mesures de gel prises en application du règlement UE n° 269/2014 du Conseil du 17 mars 2014 ;
2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la Constitution, notamment son Préambule et son article 34 ;
- le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ;
- le règlement (UE) n° 269/2014 du Conseil du 17 mars 2014 ;
- la décision n° 2014/145/PESC du 17 mars 2014 ;
- la décision n° 2022/582/ PESC du 8 avril 2022 ;
- le code monétaire et financier ;
- le code des relations entre le public et l'administration ;
- l'arrêt de la Cour de justice des Communautés européennes, Grande chambre, Kadi et Al Barakaat International Foundation c/ Conseil et Commission du 3 septembre 2008,
C-402/05 P et C-415/05 P ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de Mme Cécile Nissen, maître des requêtes,
- les conclusions de Mme Céline Guibé, rapporteure publique ;
Considérant ce qui suit :
1. Le décret du 16 mai 2022 relatif à la publication de la liste des personnes morales propriétaires des biens immobiliers faisant l'objet des mesures de gel prises en application du règlement (UE) n° 269/2014 du Conseil du 17 mars 2014 prévoit la publication de la liste des personnes morales possédées, détenues ou contrôlées par des personnes physiques ou morales, entités ou organismes énumérés à l'annexe I de ce règlement et qui sont propriétaires des biens immobiliers faisant l'objet des mesures de gel mises en œuvre en vertu de ce même règlement et publiées au fichier immobilier ou au livre foncier en application de l'article
L. 562-8 du code monétaire et financier. La société 33 rue de l'Université, la société Le Cordillera et la société Winberg Saint-Tropez, qui figurent sur la liste des personnes morales publiée en application de ces dispositions, demandent au Conseil d'Etat d'annuler ce décret pour excès de pouvoir.
Sur le cadre juridique du litige
2. Par une décision 2014/145/PESC du 17 mars 2014, prise sur le fondement de l'article 29 du traité sur l'Union européenne (TUE), le Conseil de l'Union européenne a décidé de prendre des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l'intégrité territoriale, la souveraineté et l'indépendance de l'Ukraine. Pour la mise en œuvre de ces mesures restrictives, cette même autorité a, sur le fondement de l'article 215 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), pris le règlement (UE) du 17 mars 2014 concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l'intégrité territoriale, la souveraineté et l'indépendance de l'Ukraine. Aux termes de l'article 2 de ce règlement : " 1. Sont gelés tous les fonds et ressources économiques appartenant aux personnes physiques ou à des personnes physiques ou morales, entités ou organismes qui leurs sont associés énumérés à l'annexe I, de même que tous les fonds et ressources économiques que ces personnes physiques ou que ces personnes physiques ou morales, entités ou organismes qui leurs sont associés possèdent, détiennent ou contrôlent. / 2. Aucuns fonds ni aucune ressource économique ne sont mis, directement ou indirectement, à la disposition des personnes physiques ou morales, entités ou organismes, ou des personnes physiques ou morales, entités ou organismes qui leurs sont associés, énumérés à l'annexe I, ni dégagés à leur profit ". L'article 1er de ce même règlement définit les " ressources économiques " comme " les avoirs de toute nature, corporels ou incorporels, mobiliers ou immobiliers, qui ne sont pas des fonds mais qui peuvent être utilisés pour obtenir des fonds, des biens ou des services ", et les " fonds " comme " les actifs financiers et les avantages économiques de toute nature, et notamment, mais pas exclusivement : (...) iii) les titres de propriété et d'emprunt, tels que les actions (...) vii) tout document attestant la détention de parts d'un fonds ou de ressources financières ". Selon ce même article, aux fins de ce règlement, on entend par " gel des ressources économiques " : " toute action visant à empêcher l'utilisation de ressources économiques afin d'obtenir des fonds, des biens ou des services de quelque manière que ce soit, et notamment, mais pas exclusivement, leur vente, leur location ou leur mise sous hypothèque " et par " gel des fonds " : " toute action visant à empêcher tout mouvement, transfert, modification, utilisation, manipulation de fonds ou accès à ceux-ci qui aurait pour conséquence un changement de leur volume, de leur montant, de leur localisation, de leur propriété, de leur possession, de leur nature, de leur destination ou toute autre modification qui pourrait en permettre l'utilisation, y compris la gestion de portefeuilles " . Aux termes de son article 17 : " Le présent règlement s'applique: / a) sur le territoire de l'Union, y compris dans son espace aérien ; / b) à bord de tout aéronef ou de tout navire relevant de la juridiction d'un État membre ; / c) à toute personne, à l'intérieur ou à l'extérieur du territoire de l'Union, qui est ressortissante d'un État membre ; / d) à toute personne morale, toute entité ou tout organisme, à l'intérieur ou à l'extérieur de l'Union, établi ou constitué selon le droit d'un État membre ; / e) à toute personne morale, toute entité ou tout organisme pour toute activité économique exercée en totalité ou en partie dans l'Union ". Par une décision 2022/582/PESC du 8 avril 2022, le Conseil de l'Union européenne a décidé d'ajouter 216 personnes et 18 entités à la liste des personnes, entités et organismes faisant l'objet de mesures restrictives figurant en annexe du règlement (UE) n° 269/2014.
Sur les moyens de la requête :
3. En premier lieu, il ressort des dispositions du règlement (UE) du 17 mars 2014 citées au point 2 que la mesure de gel que l'article 2 de ce règlement comporte s'applique non seulement à tous les fonds et ressources économiques définis à son article 1er qui appartiennent aux personnes physiques ou morales énumérées à l'annexe I de ce règlement, mais également aux fonds et ressources ainsi définis qu'elles détiennent ou contrôlent même indirectement. En prévoyant la publication de la liste des personnes morales propriétaires des biens immobiliers faisant l'objet d'une telle mesure de gel en vertu de ce règlement afin de faciliter leur identification, le décret attaqué n'a en tout état de cause pas pour effet, contrairement à ce qui est soutenu, d'étendre le champ de la mesure de gel à de nouvelles personnes morales.
4. En deuxième lieu, le gel des biens immobiliers en cause découle de la seule application du règlement (UE) du 17 mars 2014 cité au point 2, lequel est, en vertu du deuxième alinéa de l'article 288 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, obligatoire dans tous ses éléments et directement applicable dans tout État membre, à compter de sa publication au Journal officiel de l'Union européenne, sans qu'aucune mesure nationale ne soit requise. Une telle mesure restrictive ne présente pas le caractère d'une sanction mais d'une mesure conservatoire, ainsi que l'a jugé la Cour de justice des Communautés européennes dans son arrêt de grande chambre n°s C-402/05 P et C-415/05 du 3 septembre 2008. Le décret attaqué, qui se borne à prévoir, pour assurer une information complète du public et, ainsi, contribuer à l'effectivité des mesures de gel prévues par ce règlement, la publication de la liste des personnes morales propriétaires des biens immobiliers faisant l'objet de telles mesures, et ne dresse pas par lui-même la liste ainsi publiée, ne présente en tout état de cause pas le caractère d'une sanction et n'institue pas un régime de sanction. En conséquence, les requérantes ne peuvent utilement soutenir que ce décret instituerait un tel régime en méconnaissance de la compétence du législateur.
5. En troisième lieu, ainsi qu'il a été dit au point précédent, le décret attaqué ne comporte par lui-même aucune mesure de gel de fonds ou de ressources économiques. Par suite, le moyen tiré de ce qu'en prévoyant le gel d'avoirs immobiliers sans procédure contradictoire préalable et sans limitation de durée, ce décret porterait atteinte au droit de propriété garanti par les articles 2 et 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ne peut qu'être écarté comme inopérant.
6. En quatrième lieu, les sociétés requérantes ne peuvent pas plus utilement soutenir que le décret méconnaîtrait les dispositions du premier alinéa de l'article L. 562-9 du code monétaire et financier, qui ne s'appliquent qu'à la publication des mesures de gel décidées au niveau national par le ministre chargé de l'économie et le ministre de l'intérieur sur le fondement des articles L. 562-2 et L. 562-3 du même code.
7. En cinquième lieu, les sociétés requérantes ne peuvent utilement invoquer les dispositions des articles L. 121-1, L. 211-2 et L. 211-5 du code des relations entre le public et l'administration relatifs à l'obligation de motivation de décisions administratives individuelles et à la procédure contradictoire préalable à l'adoption de telles décisions à l'appui de leur recours pour excès de pouvoir contre le décret qu'elles attaquent, qui ne présente pas le caractère d'une décision individuelle.
8. En dernier lieu, ainsi qu'il a été dit aux points 1 et 3, le décret attaqué détermine les modalités de publication de la liste des personnes morales propriétaires des biens immobiliers faisant l'objet d'une mesure de gel en application du règlement (UE) du 17 mars 2014. Il ne désigne pas les personnes morales concernées, dont la liste est publiée sur le site internet du ministre chargé de l'économie. En conséquence, le moyen tiré de ce que le décret attaqué doit être annulé dès lors que les sociétés requérantes n'auraient pas dû figurer sur la liste des personnes morales publiée sur ce site est lui aussi inopérant.
9. Il résulte de tout ce qui précède que la requête des sociétés requérantes doit être rejetée, y compris leurs conclusions présentées sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, lesquelles font obstacle à ce qu'une somme soit mise à ce titre à la charge de l'Etat, qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante.
D E C I D E :
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Article 1er : La requête de la société 33 rue de l'Université et autres est rejetée.
Article 2 : La présente décision sera notifiée à la société 33 rue de l'Université, à la société Le Cordillera, à la société Winberg Saint-Tropez, à la Première ministre et au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique.
Copie en sera adressée au ministre de l'intérieur et des outre-mer.
Délibéré à l'issue de la séance du 15 mars 2023 où siégeaient :
Mme Christine Maugüé, présidente adjointe de la section du contentieux, présidant ; M. Bertrand Dacosta, Mme Anne Egerszegi, présidents de chambre ; M. Nicolas Polge, M. Vincent Daumas, Mme Nathalie Escaut, M. Alexandre Lallet, M. Didier Ribes, conseillers d'Etat et Mme Cécile Nissen, maître des requêtes-rapporteure.
Rendu le 7 avril 2023.
La présidente :
Signé : Mme Christine Maugüé
La rapporteure :
Signé : Mme Cécile Nissen
La secrétaire :
Signé : Mme Wafak Salem
La République mande et ordonne au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
Pour expédition conforme,
Pour la secrétaire du contentieux, par délégation :