Vu la procédure suivante :
Mme D... F... a demandé au juge des référés du tribunal administratif de Limoges, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, d'enjoindre au représentant de l'Etat, à titre principal, de délivrer un passeport à Luna-Gaëlle F... B..., à titre subsidiaire, de lui remettre un passeport provisoire ou un laisser-passer, à titre infiniment subsidiaire, de se prononcer à nouveau sur sa demande de passeport, en toute hypothèse, dans un délai de quarante-huit heures à compter de l'ordonnance à intervenir, sous astreinte de 200 euros par jour de retard.
Par une ordonnance n° 2101863 du 25 novembre 2021, le juge des référés du tribunal administratif de Limoges a rejeté sa demande.
Par une requête, enregistrée le 9 décembre 2021 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, et un mémoire, enregistré le 18 décembre 2021, Mme F... demande au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative :
1°) à titre principal, d'enjoindre à l'Etat de délivrer un passeport français à la mineure E... F... B..., dans les quarante-huit heures de la décision à intervenir et d'assortir cette injonction d'une astreinte de 200 euros par jour de retard ;
2°) à titre subsidiaire, de lui enjoindre de délivrer un passeport provisoire ou un laisser-passer sous les mêmes délai et astreinte ;
3°) à titre infiniment subsidiaire, de lui enjoindre de se prononcer sur la demande de passeport sous les mêmes délai et astreinte ;
4°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 2 400 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- la condition d'urgence est satisfaite dès lors que, en premier lieu, sa fille est privée de passeport et de la possibilité de voyager depuis 2018, en deuxième lieu, sa fille ne peut se rendre au Cameroun pour rencontrer sa grand-mère gravement malade à l'approche des fêtes de fin d'année, en troisième lieu, elle ne peut laisser sa fille de cinq ans seule pour voyager à destination du Cameroun et, en dernier lieu, le préjudice engendré par le fait que sa fille ne puisse pas connaître sa grand-mère ne pourrait pas être réparé par des dommages et intérêts ;
- il est porté une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté d'aller et venir, la liberté personnelle, le droit à la vie privée et familiale, le droit à l'identité et à la nationalité et à l'intérêt supérieur de l'enfant ;
- la décision contestée est entachée d'incompétence dès lors qu'il n'appartient pas au préfet de trancher une question de filiation sans en avoir saisi le juge compétent eu égard aux dispositions de l'article L. 29-4 du code civil et R. 1044 du code de procédure civile ;
- elle est entachée d'illégalité dès lors que son refus est fondé sur les critères posés par les articles L. 423-7 et L. 423-8 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile alors que, en tant que titulaire d'un certificat de nationalité française, ce sont les dispositions du décret n° 55-1397 du 22 octobre 1955 modifié instituant la carte nationale d'identité et celles du décret n° 2005-1726 du 30 décembre 2005 modifié relatif aux passeports qui doivent être appliqués à sa situation ;
- elle méconnaît la liberté d'aller et venir, la liberté personnelle, le droit à la vie privée et familiale, le droit à l'identité et à la nationalité et l'intérêt supérieur de l'enfant en ce que, d'une part, elle interdit à sa fille mineure de se déplacer à destination du Cameroun afin de rencontrer sa famille, et notamment sa grand-mère maternelle malade et, d'autre part, elle prive sa fille de toute nationalité effective ;
- sa fille n'a aucun droit à la nationalité camerounaise ni à la délivrance d'un passeport camerounais dès lors qu'elle ne remplit pas les conditions de nationalité fixées par le droit camerounais.
Par un mémoire en défense, enregistré le 15 décembre 2021, et un mémoire enregistré le 17 mai 2021, le ministre de l'intérieur conclut au rejet de la requête. Il soutient que les moyens soulevés ne sont pas fondés.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- le décret n° 55-1397 du 22 octobre 1955 ;
- le décret n° 2005-1726 du 30 décembre 2005 ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir convoqué à une audience publique, d'une part, Mme F..., et d'autre part, le ministre de l'intérieur ;
Ont été entendus lors de l'audience publique du 16 décembre 2021, à 17 heures :
- Me Poupot, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, avocat de Mme F... ;
- le représentant de Mme F... ;
- les représentants du ministre de l'intérieur ;
à l'issue de laquelle le juge des référés a reporté la clôture de l'instruction au 17 décembre 2021 à 17 heures, puis au 20 décembre 2021 à 17 heures.
Considérant ce qui suit :
1. Aux termes de l'article L. 521-2 du code de justice administrative : " Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. (...) ".
2. Il résulte de l'instruction que la requérante, Mme D... F..., de nationalité camerounaise, titulaire d'une carte de séjour " vie privée et familiale ", a déposé une première demande de passeport et de carte nationale d'identité à la mairie de Limoges le 27 janvier 2017, pour sa fille E... F... B..., née le 5 octobre 2016 à Limoges et titulaire d'un certificat de nationalité française délivré le 21 octobre 2016 par le tribunal d'instance compétent. En l'absence de réponse de l'autorité administrative, elle a renouvelé cette demande le 6 août 2018. Cette demande a été rejetée en raison d'un soupçon de fraude entachant la reconnaissance de paternité de l'enfant le 16 novembre 2018. Mme F... a réitéré sa demande le 3 mars 2020. Cette demande a été rejetée pour le même motif par une décision de la préfète du Lot-et-Garonne du 8 juin 2020, dont Mme F... a demandé l'annulation pour excès de pouvoir au tribunal administratif de Bordeaux, qui n'a pas encore statué sur ce recours. Elle a demandé au juge des référés du tribunal administratif de Limoges, sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, d'enjoindre au représentant de l'Etat de délivrer un passeport à sa fille A.... Elle relève appel de l'ordonnance du 25 novembre 2021 par laquelle le juge des référés de ce tribunal a rejeté cette demande.
3. Aux termes de l'article 18 du code civil : " Est français l'enfant dont l'un des parents au moins est français. " Aux termes de l'article 4 du décret du 30 décembre 2005 " Le passeport est délivré, sans condition d'âge, à tout Français qui en fait la demande ". Aux termes de l'article 29 du code civil : " La juridiction civile de droit commun est seule compétente pour connaître des contestations sur la nationalité française ou étrangère des personnes physiques. ". Aux termes de l'article 30 du même code : " La charge de la preuve, en matière de nationalité française, incombe à celui dont la nationalité est en cause. / Toutefois, cette charge incombe à celui qui conteste la qualité de Français à un individu titulaire d'un certificat de nationalité française délivré conformément aux articles 31 et suivants. " Aux termes de l'article 29-3 du même code : " Toute personne a le droit d'agir pour faire décider qu'elle a ou qu'elle n'a point la qualité de Français. / Le procureur de la République a le même droit à l'égard de toute personne. Il est défendeur nécessaire à toute action déclaratoire de nationalité. Il doit être mis en cause toutes les fois qu'une question de nationalité est posée à titre incident devant un tribunal habile à en connaître. " Aux termes de l'article 1040 du code de procédure civile : " Toute action qui a pour objet principal de faire déclarer qu'une personne a ou n'a pas la qualité de Français, est exercée par le ministère public ou contre lui sans préjudice du droit qui appartient à tout intéressé d'intervenir à l'instance ou de contester, conformément à l'article 26-4 du code civil, la validité d'une déclaration enregistrée. ". Enfin, aux termes de l'article 1044 du même code : " Le procureur de la République est tenu d'agir dans les conditions de l'article 1040 s'il en est requis par une administration publique ou par une tierce personne qui a soulevé l'exception de nationalité devant une juridiction qui a sursis à statuer dans les conditions de l'article 1042. "
4. Il résulte de l'instruction et des écritures de l'administration que celle-ci a fondé les refus successifs opposés aux demande de Mme F... visant à obtenir, pour sa fille A..., un passeport et une carte d'identité, sur des soupçons de fraude portant sur la reconnaissance de paternité de cette enfant par M. C... B..., de nationalité française, né le 19 octobre 1961 à Metz, qui l'a reconnue avant sa naissance et l'a déclarée avec sa mère après celle-ci. Selon l'administration, M. B... a également déclaré deux autres enfants de mères différentes en 2013 à des dates rapprochées, puis deux autres en 2014 et 2018. Si elle ajoute à ce motif principal que M. B... n'a jamais eu de communauté de vie avec la mère de l'enfant, et ne pourvoit ni à son entretien ni à son éducation, ces derniers motifs, invoqués comme éléments de contexte à l'appui du soupçon de fraude, sont par eux-mêmes inopérants au soutien de la contestation de sa nationalité.
5. En l'état de l'instruction, les indications fournies par l'administration à l'appui du soupçon de fraude entachant la reconnaissance de paternité de cette enfant ne peuvent, eu égard notamment au fait qu'elle est titulaire d'un certificat de nationalité française, justifier légalement le refus de passeport qui lui a été opposé. Eu égard à la durée de quatre ans qui s'est écoulée depuis la première demande de passeport et de carte nationale d'identité présentée pour sa fille, en 2017, par Mme F..., et au caractère analogue du motif de refus opposé à ses trois demandes successives, sans que l'administration ait saisi le juge judiciaire, seul compétent pour y statuer, de sa contestation de la nationalité de l'enfant, sur le fondement de l'article 1044 du code de procédure civile, avant le 17 décembre 2021, au lendemain de l'audience tenue dans le cadre de la présente instance, ce refus de délivrance de passeport a porté aux droits fondamentaux de l'enfant A... F... B..., et en particulier à sa liberté d'aller et venir, une atteinte grave et manifestement illégale. Par suite, il y a lieu d'enjoindre à la préfète de la Haute-Vienne de délivrer un passeport à l'enfant A... F... B... dans un délai de cinq jours à compter de la notification de la présente décision, sans qu'il y ait lieu d'assortir cette injonction d'une astreinte.
6. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 2 400 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
O R D O N N E :
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Article 1er : Il est enjoint à la préfète de la Haute-Vienne de délivrer, dans un délai de cinq jours à compter de la présente décision, un passeport à Melle A... F... B....
Article 2 : L'Etat versera à Mme D... F... la somme de 2 400 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : Le surplus des conclusions de la requête de Mme F... est rejeté.
Article 4 : La présente ordonnance sera notifiée à Mme D... F... et au ministre de l'intérieur.
Fait à Paris, le 23 décembre 2021
Signé : Cyril Roger-Lacan