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26/11/2020 | FRANCE | N°446432

France | France, Conseil d'État, Juge des référés, formation collégiale, 26 novembre 2020, 446432


Vu la procédure suivante :

Par une requête un mémoire en réplique et un nouveau mémoire, enregistrés les 13, 23 et 25 novembre 2020 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société Yves Rocher France demande au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative :

1°) d'ordonner la suspension de l'exécution de l'article 37 du décret du 29 octobre 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l'épidémie de covid-19 dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire,

telles que modifié par le décret du 6 novembre 2020, en tant qu'il n'autorise pas...

Vu la procédure suivante :

Par une requête un mémoire en réplique et un nouveau mémoire, enregistrés les 13, 23 et 25 novembre 2020 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société Yves Rocher France demande au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative :

1°) d'ordonner la suspension de l'exécution de l'article 37 du décret du 29 octobre 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l'épidémie de covid-19 dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire, telles que modifié par le décret du 6 novembre 2020, en tant qu'il n'autorise pas les magasins spécialisés autres que les centres commerciaux, les supermarchés, les magasins multi-commerces, les hypermarchés, les autres magasins de vente d'une surface de plus de 400 m2, les magasins d'alimentation générale et les supérettes à accueillir du public pour la vente de produits de toilette et d'hygiène ;

2°) d'enjoindre au Premier ministre de préciser que les commerces en détail de produits de toilette et d'hygiène constituent une activité autorisée à accueillir du public, au sens et pour l'application du I de l'article 37 du décret n° 2020-1310 du 29 octobre 2020

Elle soutient que :

- elle justifie d'un intérêt à agir ;

- la condition d'urgence particulière prévue par l'article L. 521-2 du code de justice administrative est remplie dès lors que le décret contesté, en ce qu'il interdit l'accueil du public dans les commerces du réseau qu'elle exploite, porte une atteinte suffisamment grave et immédiate à plusieurs libertés fondamentales ;

- il est porté une atteinte grave et manifestement illégale, d'une part, à la liberté d'entreprendre, qui comprend la liberté du commerce et de l'industrie et la protection de la libre concurrence et, d'autre part, au droit de propriété incluant le droit des locataires de disposer librement des biens mis à leur disposition ;

- le décret contesté n'est pas une mesure nécessaire, adaptée et proportionnée au regard de l'objectif de sauvegarde de la santé publique dès lors qu'il interdit aux magasins spécialisés comme ceux qu'elle exploite l'accueil du public pour l'activité de vente de produits de d'hygiène et de toilette tout en l'autorisant aux grandes surfaces, alors que l'ouverture de ces magasins est nécessaire pour répondre à ce besoin de produits de première nécessité dans les meilleures conditions sanitaires, que la différence de traitement n'est dès lors pas justifiée et qu'elle compromet la cohérence, l'efficacité et la lisibilité du dispositif ainsi que son adaptation aux circonstances de temps et de lieu.

Par un mémoire en défense, enregistré le 20 novembre 2020, le ministre des solidarités et de la santé conclut au rejet de la requête. Il soutient qu'aucun des moyens de la requête n'est fondé et qu'il n'est porté aucune atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales invoquées.

La requête a été communiquée au Premier ministre et au ministre de l'économie, des finances et de la relance qui n'ont pas produit d'observations

Après avoir convoqué à une audience publique, d'une part, la société Yves Rocher France et, d'autre part, le ministre des solidarités et de la santé ;

Ont été entendus lors de l'audience publique du 24 novembre 2020, à 9h30 :

- Me Froger, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, avocat de la société Yves Rocher France ;

- les représentants de la société Yves Rocher France ;

- les représentants du ministre des solidarités et de la santé ;

à l'issue de laquelle le juge des référés a reporté la clôture de l'audience au 25 novembre à 12 heures.

Vu la note en délibéré, enregistrée le 25 novembre, présentée par le ministre des solidarités et de la santé ;

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- la Constitution, et notamment son préambule ;

- le code de la santé publique ;

- le décret n° 2020-1310 du 29 octobre 2020 ;

- le décret 2020-1358 du 6 novembre 2020 ;

- le code de justice administrative ;

Considérant ce qui suit :

1. Aux termes du premier alinéa de l'article L. 521-2 du code de justice administrative : " Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures ".

Sur le cadre du litige :

2. Aux termes de l'article L. 3131-12 du code de la santé publique, issu de la loi du 23 mars 2020 d'urgence pour faire face à l'épidémie de covid-19 : " L'état d'urgence sanitaire peut être déclaré sur tout ou partie du territoire métropolitain ainsi que du territoire des collectivités régies par les articles 73 et 74 de la Constitution et de la Nouvelle-Calédonie en cas de catastrophe sanitaire mettant en péril, par sa nature et sa gravité, la santé de la population ". L'article L. 3131-13 du même code précise que " L'état d'urgence sanitaire est déclaré par décret en conseil des ministres pris sur le rapport du ministre chargé de la santé. Ce décret motivé détermine la ou les circonscriptions territoriales à l'intérieur desquelles il entre en vigueur et reçoit application. Les données scientifiques disponibles sur la situation sanitaire qui ont motivé la décision sont rendues publiques. / (...) / La prorogation de l'état d'urgence sanitaire au-delà d'un mois ne peut être autorisée que par la loi, après avis du comité de scientifiques prévu à l'article L. 3131-19 ". Aux termes de l'article L. 3131-15 du même code : " Dans les circonscriptions territoriales où l'état d'urgence sanitaire est déclaré, le Premier ministre peut, par décret réglementaire pris sur le rapport du ministre chargé de la santé, aux seules fins de garantir la santé publique " prendre un certain nombre de mesures de restriction ou d'interdiction des déplacements, activités et réunions, notamment " 5° Ordonner la fermeture provisoire et réglementer l'ouverture, y compris les conditions d'accès et de présence, d'une ou plusieurs catégories d'établissements recevant du public ainsi que des lieux de réunion, en garantissant l'accès des personnes aux biens et services de première nécessité " à condition que ces mesures soient " strictement proportionnées aux risques sanitaires encourus et appropriées aux circonstances de temps et de lieu ". Le dernier alinéa de cet article précise que : " Les mesures prescrites en application du présent article sont strictement proportionnées aux risques sanitaires encourus et appropriées aux circonstances de temps et de lieu. Il y est mis fin sans délai lorsqu'elles ne sont plus nécessaires ".

3. L'émergence d'un nouveau coronavirus, responsable de la maladie à coronavirus 2019 ou covid-19 et particulièrement contagieux, a été qualifiée d'urgence de santé publique de portée internationale par l'Organisation mondiale de la santé le 30 janvier 2020, puis de pandémie le 11 mars 2020. La propagation du virus sur le territoire français a conduit le ministre chargé de la santé puis le Premier ministre à prendre, à compter du 4 mars 2020, des mesures de plus en plus strictes destinées à réduire les risques de contagion. Pour faire face à l'aggravation de l'épidémie, la loi du 23 mars 2020 a créé un régime d'état d'urgence sanitaire, défini aux articles L. 3131-12 à L. 3131-20 du code de la santé publique, et a déclaré l'état d'urgence sanitaire pour une durée de deux mois à compter du 24 mars 2020. La loi du 11 mai 2020 prorogeant l'état d'urgence sanitaire et complétant ces dispositions, a prorogé cet état d'urgence sanitaire jusqu'au 10 juillet 2020. L'évolution de la situation sanitaire a conduit à un assouplissement des mesures prises et la loi du 9 juillet 2020 a organisé un régime de sortie de cet état d'urgence.

4. Une nouvelle progression de l'épidémie au cours des mois de septembre et d'octobre, dont le rythme n'a cessé de s'accélérer au cours de cette période, a conduit le Président de la République à prendre le 14 octobre 2020, sur le fondement des articles L. 3131-12 et L. 3131-13 du code de la santé publique, un décret déclarant l'état d'urgence à compter du 17 octobre sur l'ensemble du territoire national. Le 29 octobre 2020, le Premier ministre a pris, sur le fondement de l'article L. 3131-15 du code de la santé publique, le décret contesté, prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l'épidémie de covid-19 dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire.

5. Il résulte de l'instruction que la circulation du virus sur le territoire métropolitain, après s'être fortement amplifiée, conduisant à une situation particulièrement dangereuse pour la santé de l'ensemble de la population française, reste, malgré l'amorce d'un recul du nombre de nouveaux cas positifs, à un niveau élevé. Ainsi, au 24 novembre 2020, plus de 2 153 000 cas ont été confirmés positifs à la covid-19, en augmentation de 9 155 dans les dernières vingt-quatre heures, le taux de positivité des tests réalisés étant de 13,1 %. 50 237 décès de la covid-19 sont à déplorer au 24 novembre 2020, en hausse de 458 cas à l'hôpital en vingt-quatre heures. Enfin, le taux d'occupation des lits en réanimation par des patients atteints de la covid-19, après être passé de 43 % au 20 octobre à près de 70 % au 1er novembre et à près de 95 % au 11 novembre, reste élevé, à 79 % en Ile-de-France et jusqu'à plus de 136 % en Auvergne Rhône Alpes, mettant sous tension l'ensemble du système de santé.

Sur la demande en référé :

6. La société requérante doit, ainsi qu'elle l'a confirmé au cours de l'audience, être regardée comme demandant la suspension de l'exécution de l'article 37 du décret du 29 octobre 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l'épidémie de covid-19 dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire, telles que modifié par le décret du 6 novembre 2020, en tant qu'il n'autorise pas les magasins spécialisés autres que les centres commerciaux, les supermarchés, les magasins multi-commerces, les hypermarchés, les autres magasins de vente d'une surface de plus de 400 m2, les magasins d'alimentation générale et les supérettes à accueillir du public pour la vente de produits de toilette et d'hygiène. Elle demande également qu'il soit enjoint au Gouvernement d'autoriser ces établissements à accueillir du public pour la vente de ces produits.

7. Il résulte de l'instruction que les restrictions de l'accueil du public dans les magasins de vente définies par l'article 37 du décret du 29 octobre 2020 ont été décidées pour faire face à l'aggravation rapide de la propagation de l'épidémie, dont, ainsi qu'il été dit au point 5, le niveau reste élevé. En prenant les mesures détaillées par le décret du 29 octobre 2020, le gouvernement a fait le choix d'une politique qui cherche à casser la dynamique actuelle de progression du virus par la stricte limitation des déplacements de personnes hors de leur domicile. A cette fin, il a, à l'article 4 du décret, interdit tout déplacement des personnes hors de leur lieu de résidence et fixé une liste limitative des exceptions à cette interdiction, y compris une exception pour les déplacements afin d'effectuer les achats de fournitures nécessaires à l'activité professionnelle, des achats de première nécessité, de retrait de commandes et de livraisons. Par le I de l'article 37 de ce décret, il a, tout en autorisant pour tous les magasins de vente de la catégorie M définie par le règlement pris en application de l'article R. 123-12 du code de la construction et de l'habitation, les activités de livraison et de retrait de commandes, fixé une liste limitative des activités de commerce pour lesquelles les autres formes d'accueil du public restent autorisées. Par le I bis du même article, il a autorisé les magasins d'alimentation générale et les supérettes à accueillir du public pour l'ensemble de leurs activités Par le II du même article, tel que modifié par le décret du 6 novembre 2020, il a, d'une part, limité aux seules activités mentionnées au I l'autorisation d'accueil du public pour les centres commerciaux, supermarchés, magasins multi-commerces, hypermarchés et autres magasins de vente d'une surface de plus de 400 m2, et d'autre part, autorisé ces établissements de grande surface à accueillir du public pour la vente de produits de toilette, d'hygiène, d'entretien et de produits de puériculture.

8. Si le I bis et le II de l'article 37 du décret du 29 octobre 2020 définissent ainsi un régime distinct pour l'autorisation de la vente au public des produits d'hygiène et de toilette en ce qui concerne, d'une part, les magasins d'alimentation générale, les supérettes et les établissements de grande surface que mentionne le II et, d'autre part, les autres établissements, il résulte de l'instruction et des indications données au cours de l'audience que cette autorisation donnée aux seuls établissements non spécialisés pour permettre la satisfaction de ces besoins de première nécessité traduit l'objectif de restriction des déplacements de personnes hors de leur domicile, afin de limiter les interactions sociales à l'occasion desquelles la propagation du virus est facilitée. La justification de l'atteinte ainsi portée à la liberté d'entreprendre et au droit de propriété invoqués par la société requérante doit s'apprécier au regard de la limitation supplémentaire des déplacements des personnes qui en résulte ainsi que de la gravité non contestée de la situation sanitaire. A cet égard, la restriction apportée à l'accueil du public dans les magasins spécialisés de vente de produits d'hygiène et de toilette, y compris ceux du réseau exploité par la société requérante, ne peut que contribuer à réduire les déplacements des personnes, les achats de ces produits restant concentrés dans des établissements qui doivent par ailleurs rester autorisés à accueillir du public. La portée de cette restriction est en outre partiellement limitée par les dispositions du I de l'article 37 du décret contesté, qui autorisent l'ensemble des magasins de vente à accueillir du public pour leur activité de livraison et de retrait de commandes.

9. Par ailleurs il résulte de l'annonce faite par le Président de la République le 24 novembre 2020 qu'une modification des mesures prévues par le décret du 29 octobre 2020 interviendra pour autoriser à compter du 28 novembre 2020 la reprise de l'accueil du public pour l'ensemble des activités des commerces de détail dans le cadre d'un protocole sanitaire strict. La société Yves Rocher France soutient que la remise en cause de la mesure contestée n'est, eu égard à la perte de chiffre d'affaires qu'elle encourt pour chaque journée de limitation de l'activité de son réseau commercial, de nature ni à retirer leur caractère d'urgence à la suspension et à l'injonction demandées ni à atténuer la gravité de l'atteinte aux libertés qu'elle invoque. L'appréciation de l'atteinte portée par la mesure contestée aux libertés invoquées n'en doit pas moins tenir compte de cette circonstance nouvelle, qui traduit un ajustement des mesures de restriction apportées notamment aux activités économiques pour tenir compte tant de l'évolution de la propagation de l'épidémie que du maintien de sa gravité.

10. Eu égard à l'ensemble de ces circonstances, il ne résulte pas de l'instruction que la mesure contestée ne présente manifestement pas un caractère adapté, nécessaire et proportionnée. Elle ne porte pas dès lors une atteinte grave et manifestement illégale aux libertés invoquées.

11. Il résulte de ce qui précède que la requête présentée par la société Yves Rocher France doit être rejetée, y compris ses conclusions à fins d'injonction.

O R D O N N E :

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Article 1er : La requête de la société Yves Rocher France est rejetée.

Article 2 : La présente ordonnance sera notifiée à la société Yves Rocher France et au ministre des solidarités et de la santé.

Copie en sera adressée au Premier ministre et au ministre de l'économie et des finances.


Synthèse
Formation : Juge des référés, formation collégiale
Numéro d'arrêt : 446432
Date de la décision : 26/11/2020
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Excès de pouvoir

Publications
Proposition de citation : CE, 26 nov. 2020, n° 446432
Inédit au recueil Lebon

Composition du Tribunal
Rapporteur ?: M. Rémy Schwartz
Avocat(s) : SCP FOUSSARD, FROGER

Origine de la décision
Date de l'import : 04/12/2020
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CE:2020:446432.20201126
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