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27/03/2020 | FRANCE | N°421758

France | France, Conseil d'État, 7ème - 2ème chambres réunies, 27 mars 2020, 421758


Vu la procédure suivante :

Le département de l'Orne a demandé au tribunal administratif de Caen, à titre principal, de condamner solidairement les sociétés Signalisation France, Signaux Girod, Nadia Signalisation, Lacroix Signalisation et Franche-Comté Signaux à lui payer la somme de 2 239 819 euros, assortie des intérêts et de leur capitalisation, en réparation du préjudice subi du fait des pratiques anticoncurrentielles caractérisées par l'Autorité de la concurrence dans sa décision n° 10-D-39 du 22 décembre 2010. Par un jugement n° 1500227 du 6 avril 2017, le tribu

nal administratif de Caen a condamné solidairement les sociétés Signalis...

Vu la procédure suivante :

Le département de l'Orne a demandé au tribunal administratif de Caen, à titre principal, de condamner solidairement les sociétés Signalisation France, Signaux Girod, Nadia Signalisation, Lacroix Signalisation et Franche-Comté Signaux à lui payer la somme de 2 239 819 euros, assortie des intérêts et de leur capitalisation, en réparation du préjudice subi du fait des pratiques anticoncurrentielles caractérisées par l'Autorité de la concurrence dans sa décision n° 10-D-39 du 22 décembre 2010. Par un jugement n° 1500227 du 6 avril 2017, le tribunal administratif de Caen a condamné solidairement les sociétés Signalisation France, Signaux Girod, Lacroix Signalisation, et Franche-Comté Signaux à verser au département de l'Orne la somme de 2 239 819 euros, assortie des intérêts à compter du 29 janvier 2015 et de leur capitalisation au 29 janvier 2016 et à chaque échéance annuelle ultérieure.

Par un arrêt n°s 17NT01719, 17NT01740, 17NT01741, 17NT01770 du 27 avril 2018, la cour administrative d'appel de Nantes a rejeté l'appel formé par la société Lacroix Signalisation contre ce jugement.

Par un pourvoi sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés les 26 juin et 24 septembre 2018 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société Lacroix Signalisation demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler cet arrêt ;

2°) réglant l'affaire au fond, de faire droit à ses conclusions d'appel ;

3°) de mettre à la charge du département de l'Orne la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- le code civil ;

- le code de commerce ;

- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Yohann Bouquerel, maître des requêtes en service extraordinaire,

- les conclusions de Mme Mireille Le Corre, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Rocheteau, Uzan-Sarano, avocat de la société Lacroix Signalisation, à la SCP Piwnica, Molinié, avocat du département de l'Orne et à la SCP Célice, Texidor, Périer, avocat de la société Signaux Girod ;

Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que le département de l'Orne a conclu le 28 avril 1999, le 3 avril 2002 et le 1er avril 2005 avec la société Signature S.A., devenue la société Signalisation France, trois marchés à bons de commande en vue de l'acquisition de panneaux de signalisation routière et d'équipements annexes. La société Lacroix Signalisation, qui n'a pas soumissionné aux marchés de 1999 et 2005, a présenté une offre pour le marché passé en 2002. Par une décision n° 10-D-39 du 22 décembre 2010, l'Autorité de la concurrence a condamné huit entreprises, dont les sociétés Signature, Signaux Girod, Lacroix Signalisation et Franche-Comté Signaux, pour s'être entendues entre 1997 et 2006 sur la répartition et le prix de marchés de signalisation routière verticale. La société Lacroix Signalisation s'est vu infliger une sanction pécuniaire de 7,72 millions d'euros. Par un arrêt du 29 mars 2012, la cour d'appel de Paris a rejeté son recours contre cette sanction. Par une ordonnance du 30 juillet 2013, le juge des référés du tribunal administratif de Caen a ordonné une expertise afin de déterminer le surcoût qu'ont entraîné pour le département de l'Orne les pratiques anticoncurrentielles de la société Signalisation France lors de la passation des trois marchés litigieux. Dans son rapport du 31 mars 2014, l'expert a estimé ce surcoût à la somme de 2 239 819 euros. Par un jugement du 6 avril 2017, le même tribunal a condamné les sociétés Signalisation France, Lacroix Signalisation, Signaux Girod et Franche-Comté Signaux, d'une part, à verser solidairement au département de l'Orne la somme de 2 239 819 euros et, d'autre part, à prendre en charge les frais et honoraires de l'expertise à hauteur de 26 461,08 euros. La société Lacroix Signalisation se pourvoit en cassation contre l'arrêt du 27 avril 2018 par lequel la cour administrative d'appel de Nantes a rejeté son appel contre ce jugement.

2. En premier lieu, si une personne publique est, en principe, irrecevable à demander au juge administratif de prononcer une mesure qu'elle a le pouvoir de prendre, la faculté d'émettre un titre exécutoire dont elle dispose ne fait pas obstacle, lorsque la créance trouve son origine dans un contrat, à ce qu'elle saisisse le juge d'administratif d'une demande tendant à son recouvrement. L'action tendant à l'engagement de la responsabilité quasi-délictuelle de sociétés en raison d'agissements dolosifs susceptibles d'avoir conduit une personne publique à contracter avec l'une d'entre elles, à des conditions de prix désavantageuses, qui tend à la réparation d'un préjudice né du contrat lui-même et résultant de la différence éventuelle entre les termes du marché effectivement conclu et ceux auxquels il aurait dû l'être dans des conditions normales de concurrence, doit être regardée, pour l'application de ces principes, comme trouvant son origine dans le contrat, y compris lorsqu'est recherchée la responsabilité d'une société ayant participé à ces agissements dolosifs sans conclure ensuite avec la personne publique. Par suite, en jugeant recevable la demande introduite par le département de l'Orne devant le tribunal administratif de Caen tendant à obtenir la condamnation de la société Lacroix Signalisation à l'indemniser du surcoût lié à des pratiques anticoncurrentielles lors de la passation des marchés conclus les 28 avril 1999, le 3 avril 2002 et le 1er avril 2005 avec la société Signature S.A., devenue la société Signalisation France, la cour n'a entaché son arrêt ni d'erreur de droit ni d'erreur de qualification juridique.

3. En deuxième lieu, lorsqu'une personne publique est victime, à l'occasion de la passation d'un marché public, de pratiques anticoncurrentielles, il lui est loisible de mettre en cause la responsabilité quasi-délictuelle non seulement de l'entreprise avec laquelle elle a contracté, mais aussi des entreprises dont l'implication dans de telles pratiques a affecté la procédure de passation de ce marché, et de demander au juge administratif leur condamnation solidaire. Ainsi qu'il a été dit au point 1, par une décision du 22 décembre 2010, l'Autorité de la concurrence a condamné la société requérante, ainsi que sept autres entreprises, pour avoir participé entre 1997 et 2006 à une entente visant à se répartir au niveau national les marchés publics de signalisation routière et à en augmenter les prix. Par un arrêt, devenu définitif, en date du 29 mars 2012, la cour d'appel de Paris a confirmé cette sanction dans son principe en se bornant à diminuer son quantum pour certaines des entreprises concernées, mais non pour la société Lacroix Signalisation. En déduisant de ces constats, par un arrêt suffisamment motivé, d'une part, que le comportement fautif de la société Lacroix Signalisation était en lien direct avec le surcoût supporté par le département de l'Orne lors de l'exécution des marchés à bons de commande passés en 1999, 2002 et 2005 et, d'autre part, que sa responsabilité solidaire était engagée, alors même qu'elle n'avait présenté qu'une offre en 2002 et aucune en 1999 et 2005, la cour n'a pas commis d'erreur de droit et n'a pas inexactement qualifié les faits qui lui étaient soumis.

4. En troisième lieu, la société requérante n'a pas présenté devant les juges du fond de conclusions tendant à ce que soit déterminée la part de la contribution à la dette de chacune des sociétés condamnées solidairement. Elle ne peut, par suite, utilement soutenir devant le juge de cassation que la cour administrative d'appel de Nantes aurait entaché son arrêt d'erreur de droit en ne procédant pas à cette répartition.

5. En dernier lieu, il ressort des pièces du dossier soumis au juge du fond que le moyen tiré de ce que le tribunal administratif de Caen, dans son jugement du 6 avril 2017, aurait commis une erreur de droit et méconnu son office en omettant de tenir compte, lorsqu'il a prononcé la condamnation solidaire de la société à indemniser le département de l'Orne, de la provision mise à la charge de la société Signalisation France par une ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Caen du 26 février 2015, n'a pas été invoqué devant la cour. Par suite, la requérante ne peut utilement soulever le moyen tiré de l'absence de prise en compte de l'ordonnance du 26 février 2015 lors de sa condamnation solidaire pour contester le bien-fondé de l'arrêt qu'il attaque.

6. Il résulte de ce qui précède que le pourvoi de la société Lacroix Signalisation doit être rejeté.

7. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mis à la charge du département de l'Orne, qui n'est pas la partie perdante, le versement d'une somme au titre des frais exposés par la société Lacroix Signalisation et non compris dans les dépens. Il y a lieu en revanche, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de cette société la somme de 3 000 euros à verser au département de l'Orne au titre des mêmes dispositions.

D E C I D E :

--------------

Article 1er : Le pourvoi de la société Lacroix Signalisation est rejeté.

Article 2 : La société Lacroix Signalisation versera au département de l'Orne une somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 3: La présente décision sera notifiée à la société Lacroix Signalisation et au département de l'Orne.

Copie en sera adressé aux sociétés Signalisation France, Nadia Signalisation, Signature Vertical et Mobility Solutions, Signaux Girod et Franche-Comté Signaux.


Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Plein contentieux

Analyses

COMPÉTENCE - RÉPARTITION DES COMPÉTENCES ENTRE LES DEUX ORDRES DE JURIDICTION - COMPÉTENCE DÉTERMINÉE PAR UN CRITÈRE JURISPRUDENTIEL - RESPONSABILITÉ - RESPONSABILITÉ EXTRA-CONTRACTUELLE - COMPÉTENCE ADMINISTRATIVE - MARCHÉ PUBLIC - ACTION EN RESPONSABILITÉ EN RAISON D'AGISSEMENTS DOLOSIFS - COMPÉTENCE DU JUGE ADMINISTRATIF [RJ1] - MÊME SI L'ACTION N'EST PAS DIRIGÉE CONTRE L'ATTRIBUTAIRE DU MARCHÉ (SOL - IMPL - ).

17-03-02-05-01-01 Un litige ayant pour objet l'engagement de la responsabilité quasi-délictuelle de sociétés en raison d'agissements dolosifs susceptibles d'avoir conduit une personne publique à contracter avec l'une d'entre elles, à des conditions de prix désavantageuses, qui tend à la réparation d'un préjudice né du contrat lui-même et résultant de la différence éventuelle entre les termes du marché effectivement conclu et ceux auxquels il aurait dû l'être dans des conditions normales, relève de la compétence des juridictions administratives (sol. impl.).

MARCHÉS ET CONTRATS ADMINISTRATIFS - RÈGLES DE PROCÉDURE CONTENTIEUSE SPÉCIALES - COMPÉTENCE - MARCHÉ PUBLIC - ACTION EN RESPONSABILITÉ EN RAISON D'AGISSEMENTS DOLOSIFS - COMPÉTENCE DU JUGE ADMINISTRATIF [RJ1] - MÊME SI L'ACTION N'EST PAS DIRIGÉE CONTRE L'ATTRIBUTAIRE DU MARCHÉ (SOL - IMPL - ).

39-08-005 Un litige ayant pour objet l'engagement de la responsabilité quasi-délictuelle de sociétés en raison d'agissements dolosifs susceptibles d'avoir conduit une personne publique à contracter avec l'une d'entre elles, à des conditions de prix désavantageuses, qui tend à la réparation d'un préjudice né du contrat lui-même et résultant de la différence éventuelle entre les termes du marché effectivement conclu et ceux auxquels il aurait dû l'être dans des conditions normales, relève de la compétence des juridictions administratives (sol. impl.).

MARCHÉS ET CONTRATS ADMINISTRATIFS - RÈGLES DE PROCÉDURE CONTENTIEUSE SPÉCIALES - RECEVABILITÉ - COLLECTIVITÉ TERRITORIALE DEMANDANT À ÊTRE INDEMNISÉE AU TITRE D'UN PRÉJUDICE TROUVANT SON ORIGINE DANS UN CONTRAT - 1) RECEVABILITÉ - ALORS MÊME QUE LA COLLECTIVITÉ DISPOSE DE LA FACULTÉ D'ÉMETTRE UN TITRE EXÉCUTOIRE [RJ2] - 2) ILLUSTRATION - ACTION TENDANT À L'ENGAGEMENT DE LA RESPONSABILITÉ QUASI-DÉLICTUELLE DE SOCIÉTÉS EN RAISON D'AGISSEMENTS DOLOSIFS SUSCEPTIBLES D'AVOIR CONDUIT LA PERSONNE PUBLIQUE À CONTRACTER AVEC L'UNE D'ENTRE ELLES [RJ3].

39-08-01 1) Si une personne publique est, en principe, irrecevable à demander au juge administratif de prononcer une mesure qu'elle a le pouvoir de prendre, la faculté d'émettre un titre exécutoire dont elle dispose ne fait pas obstacle, lorsque la créance trouve son origine dans un contrat, à ce qu'elle saisisse le juge d'administratif d'une demande tendant à son recouvrement.... ,,2) L'action tendant à l'engagement de la responsabilité quasi-délictuelle de sociétés en raison d'agissements dolosifs susceptibles d'avoir conduit une personne publique à contracter avec l'une d'entre elles, à des conditions de prix désavantageuses, qui tend à la réparation d'un préjudice né du contrat lui-même et résultant de la différence éventuelle entre les termes du marché effectivement conclu et ceux auxquels il aurait dû l'être dans des conditions normales, doit être regardée, pour l'application de ces principes, comme trouvant son origine dans le contrat, y compris lorsqu'est recherchée la responsabilité d'une société ayant participé à ces agissements dolosifs sans conclure ensuite avec la personne publique.


Références :

[RJ1]

Cf. CE, 19 décembre 2007, Société Campenon-Bernard et autres, n° 268918, 269280 et 269293, p. 507 ;

CE, décision du même jour, Société signalisation France, n° 420491, à publier au Recueil.

Rappr., s'agissant de la compétence du juge administratif pour connaître des litiges nés à l'occasion du déroulement de la procédure de passation d'un marché public, TC, 23 mai 2005, Département de la Savoie-SPTV c/ Société Apalatys, n° 3450, p. 658 ;

s'agissant de la compétence du juge administratif pour connaître d'une action en responsabilité à raison de comportements ayant altéré les stipulations d'un contrat administratif, TC, 16 novembre 2015, Région Ile-de-France c/ M. Nautin et autres, n° 4035, p. 592., ,

[RJ2]

Cf. CE, 24 février 2016, Département de l'Eure, n °395194, p. 44.,,

[RJ3]

Cf., s'agissant d'une action dirigée contre le cocontractant, CE, décision du même jour, Société signalisation France, n° 420491, à publier au Recueil.


Publications
Proposition de citation: CE, 27 mar. 2020, n° 421758
Publié au recueil Lebon
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Composition du Tribunal
Rapporteur ?: M. Yohann Bouquerel
Rapporteur public ?: Mme Mireille Le Corre
Avocat(s) : SCP ROCHETEAU, UZAN-SARANO ; SCP PIWNICA, MOLINIE ; SCP CELICE, TEXIDOR, PERIER

Origine de la décision
Formation : 7ème - 2ème chambres réunies
Date de la décision : 27/03/2020
Date de l'import : 18/04/2020

Fonds documentaire ?: Legifrance


Numérotation
Numéro d'arrêt : 421758
Numéro NOR : CETATEXT000041763107 ?
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;conseil.etat;arret;2020-03-27;421758 ?
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