Vu les procédures suivantes :
1) Sous le n° 417952, par une requête, un nouveau mémoire et un mémoire en réplique, enregistrés le 7 février et le 31 mai 2018 et le 21 mai 2019 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, l'association " Vivre et agir en Maurienne ", M. A...Y..., Mme F...AJ...et M. AH...AD...demandent au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler pour excès de pouvoir le décret du 6 décembre 2017 prorogeant les effets du décret du 18 décembre 2007 déclarant d'utilité publique et urgents les travaux nécessaires à la réalisation de la liaison ferroviaire Lyon-Turin entre Saint-Jean-de-Maurienne et la frontière franco-italienne ;
2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
2) Sous le n° 421215, par une requête et un mémoire en réplique, enregistrés le 4 juin 2018 et le 21 mai 2019 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, l'association " Les Amis de la Terre France ", M. D...K..., Mme V...K..., M. D...-AH...AJ..., Mme AL...AK..., Mme P...M..., Mme AF...G..., M. T...C..., M. E... AN..., Mme AL...AN..., Mme AI...I..., M. Z... R..., M. J...AA..., Mme N...AC..., M. L...AG..., M. L...O..., M. D...X..., M. Q...H..., M. L...B..., Mme S...AB..., M. AE...W...et M. AM...U...demandent au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler pour excès de pouvoir le même décret ;
2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
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Vu les autres pièces des dossiers ;
Vu :
- le code de l'expropriation pour cause d'utilité publique ;
- la loi n° 82-1153 du 30 décembre 1982, notamment son article 14 ;
- le code de justice administrative.
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de Mme Laure Durand-Viel, auditeur,
- les conclusions de M. Stéphane Hoynck, rapporteur public.
Considérant ce qui suit :
1. Par un décret du 18 décembre 2007, le Premier ministre a déclaré d'utilité publique et urgents les travaux nécessaires à la réalisation de la liaison ferroviaire Lyon-Turin entre Saint-Jean-de-Maurienne et la frontière franco-italienne, et fixé à dix ans à compter de la publication du décret le délai pour réaliser les expropriations nécessaires. Un décret du 6 décembre 2017 a prorogé ce délai jusqu'au 20 décembre 2022. L'association Vivre et agir en Maurienne et autres et l'association Les Amis de la Terre France et autres demandent l'annulation pour excès de pouvoir de ce décret par deux requêtes qu'il y a lieu de joindre pour statuer par une seule décision.
2. L'article L. 1 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique dispose que : " L'expropriation, en tout ou partie, d'immeubles ou de droits réels immobiliers ne peut être prononcée qu'à la condition qu'elle réponde à une utilité publique préalablement et formellement constatée à la suite d'une enquête (...) ". Son article L. 121-2 prévoit que : " L'acte déclarant l'utilité publique ou la décision refusant de la déclarer intervient au plus tard un an après la clôture de l'enquête préalable. (...) " Aux termes du premier alinéa de son article L. 121-4 : " L'acte déclarant l'utilité publique précise le délai accordé pour réaliser l'expropriation. Il ne peut excéder cinq ans, si la déclaration d'utilité publique n'est pas prononcée par décret en Conseil d'Etat en application de l'article L. 121-1. " Enfin, aux termes de l'article L. 121-5 du même code : " Un acte pris dans la même forme peut proroger une fois les effets de la déclaration d'utilité publique pour une durée au plus égale à la durée initialement fixée, lorsque celle-ci n'est pas supérieure à cinq ans. Cette prorogation peut être accordée sans nouvelle enquête préalable, en l'absence de circonstances nouvelles. / Toute autre prorogation ne peut être prononcée que par décret en Conseil d'Etat. "
3. Il résulte des dispositions citées au point 2 que l'autorité compétente peut proroger les effets d'un acte déclaratif d'utilité publique, sauf si l'opération n'est plus susceptible d'être légalement réalisée en raison de l'évolution du droit applicable ou s'il apparaît que le projet a perdu son caractère d'utilité publique par suite d'un changement des circonstances de fait. Cette prorogation peut être décidée sans procéder à une nouvelle enquête publique, alors même que le contexte dans lequel s'inscrit l'opération aurait connu des évolutions significatives, sauf si les caractéristiques du projet sont substantiellement modifiées. A cet égard, une augmentation de son coût dans des proportions de nature à en affecter l'économie générale doit être regardée comme une modification substantielle.
4. En premier lieu, le décret litigieux de prorogation, intervenu avant l'expiration du délai fixé par le décret précité du 18 décembre 2007 pour réaliser les expropriations, n'a pas le caractère d'une nouvelle déclaration d'utilité publique et ne saurait, par suite, ouvrir aux intéressés un nouveau délai pour contester la légalité du décret du 18 décembre 2007. Par suite, le moyen soulevé par la voie de l'exception et tiré de ce que ce décret méconnaît les dispositions de l'article 14 de la loi d'orientation des transports intérieurs, alors applicable, ne peut qu'être écarté.
5. En second lieu, d'une part, les requérants soutiennent que le projet litigieux aurait perdu son caractère d'utilité publique dès lors que la prévision d'augmentation du trafic de marchandises traversant les Alpes franco-italiennes qui le justifiait ne s'est pas vérifiée. Toutefois, il ressort des pièces du dossier que les travaux et ouvrages dont le décret du 18 décembre 2007 prononçait l'utilité publique avaient préalablement fait l'objet d'un accord entre la France et l'Italie signé le 29 janvier 2001, publié au journal officiel de la République française par un décret du 31 décembre 2003, par lequel, en vertu de son article 1er, " Les Gouvernements français et italien s'engagent par le présent accord à construire ou à faire construire les ouvrages de la partie commune franco-italienne, nécessaires à la réalisation d'une nouvelle liaison ferroviaire mixte marchandises-voyageurs entre Lyon et Turin et dont la mise en service devrait intervenir à la date de saturation des ouvrages existants ". Les orientations de cet accord ont été confirmées par les accords franco-italiens du 10 janvier 2012 et du 24 février 2015. Il s'en déduit que la question de l'utilité publique de l'opération ne peut être utilement discutée. En tout état de cause, le seul constat d'une évolution du trafic de marchandises traversant les Alpes franco-italiennes plus faible qu'anticipé ne constitue pas un changement de circonstances susceptible de faire perdre à l'opération litigieuse, qui contribue à la réalisation d'un élément essentiel du projet prioritaire n° 6 du réseau transeuropéen de transport, visant à mettre en place un service d'autoroutes ferroviaires performantes et cadencées assurant un transport plus rapide des passagers, ainsi que des gains en termes de sécurité et de réduction de la pollution, son caractère d'utilité publique.
6. D'autre part, les modifications apportées au projet depuis la déclaration d'utilité publique, qui consistent principalement en un allongement, sur la partie italienne, de 5 km du tunnel bitube à voie unique traversant le massif alpin, dont la longueur de 52 km initialement prévue est passée à 57 km, ne peuvent être regardées, par elles-mêmes, comme des modifications substantielles des caractéristiques du projet. En outre, il ressort des éléments relatifs au coût estimé du projet sur le périmètre du décret litigieux, calculé en valeur 2012, qu'il était estimé à 6, 019 milliards d'euros en 2006, et à 5,818 millions d'euros lors de la certification des coûts réalisée en 2016, et qu'en tout état de cause, à supposer même qu'il faille prendre en compte le coût des études et travaux de reconnaissance, soit environ 785 millions d'euros, l'augmentation du coût du projet, inférieure à 10%, n'est pas telle qu'elle devrait être regardée comme ayant remis en cause l'économie générale de l'opération. Quant à la participation financière de l'Union européenne, qui s'est engagée à prendre en charge 50 % des études et travaux de reconnaissance et 40 % des travaux définitifs, elle est conforme aux hypothèses les plus optimistes contenues dans le dossier d'enquête publique de la déclaration d'enquête publique du 18 décembre 2007.
7. Par suite, il se déduit de l'application des principes rappelés au point 3 que le moyen tiré de ce que le décret de prorogation attaqué serait intervenu en méconnaissance de l'article L. 121-5 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique, faute qu'ait été organisée une nouvelle enquête publique, doit être écarté.
8. En troisième lieu, si le dernier alinéa de l'article L. 122-1 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique prévoit que " l'acte déclarant d'utilité publique l'opération est accompagné d'un document qui expose les motifs et considérations justifiant son utilité publique ", ces dispositions, qui exigent que l'auteur de la décision, une fois cette dernière prise, porte à la connaissance du public une information supplémentaire explicitant les motifs et les considérations qui l'ont fondée, ne sauraient être interprétées comme imposant une motivation en la forme de la déclaration d'utilité publique qui serait une condition de légalité de cette dernière. Ainsi les dispositions de cet article ne peuvent être utilement invoquées à l'encontre d'un acte déclarant d'utilité publique une opération.
9. Il résulte de tout ce qui précède que l'association Vivre et agir en Maurienne et autres et l'association Les Amis de la Terre France et autres ne sont pas fondés à demander l'annulation du décret qu'ils attaquent. Par suite, leurs requêtes doivent être rejetées, y compris leurs conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
D E C I D E :
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Article 1er : Les requêtes de l'association Vivre et agir en Maurienne et autres et de l'association Les Amis de la Terre France et autres sont rejetées.
Article 2 : La présente décision sera notifiée à l'association Vivre et agir en Maurienne, première dénommée, pour l'ensemble des requérants sous le n° 417952, à l'association Les Amis de la Terre France, première dénommée, pour l'ensemble des requérants sous le n° 421215, au Premier ministre et au ministre d'Etat, ministre de la transition écologique et solidaire.