Vu la procédure suivante :
Par une requête, enregistrée le 29 mars 2018 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la Cimade demande au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative :
1°) d'enjoindre au ministre de l'intérieur de suspendre l'application de son instruction du 23 mars 2018 relative à la mise en oeuvre de la loi n° 2018-187 du 20 mars 2018 permettant une bonne application du régime d'asile européen, en tant qu'elle permet de placer ou de maintenir en rétention les personnes faisant l'objet de la procédure de transfert vers l'Etat responsable de leur demande de protection internationale prévue par le règlement 604/2013/UE dit " Dublin III ", jusqu'à l'intervention du décret d'application de l'article L. 553-6 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, et de prescrire à ses services de ne pas faire application des dispositions de la loi du 20 mars 2018 en tant qu'elles permettent le placement ou le maintien en rétention des étrangers concernés ;
2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- le Conseil d'Etat est compétent pour connaître en premier et dernier ressort du litige au titre de l'article R. 311-1 du code de justice administrative ;
- elle a intérêt à agir contre la circulaire contestée ;
- les dispositions de la circulaire contestée, qui présentent un caractère impératif et général, sont susceptibles d'être déférées au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative ;
- la condition d'urgence est remplie, dès lors que, d'une part, un nombre important de demandeurs d'asile faisant l'objet d'une mesure d'éloignement " Dublin III " ont fait l'objet en 2017 ou font encore l'objet en 2018 de rétentions administratives illégales et, d'autre part, l'exécution de la circulaire va accroître le nombre de personnes placées en rétention administrative de façon importante et imminente ;
- il est porté une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, dès lors que les dispositions législatives relatives aux modalités de la rétention administrative, dont la circulaire litigieuse prescrit l'application immédiate, ne sont pas entrées en vigueur, le décret nécessaire à leur application en vertu de l'article L. 553-6 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile n'ayant pas été pris
Par un mémoire en défense, enregistré le 6 avril 2018, le ministre d'Etat, ministre de l'intérieur, conclut au rejet de la requête. Il soutient, à titre principal, que la circulaire contestée n'est pas susceptible de recours et, à titre subsidiaire, que les moyens invoqués par la Cimade ne sont pas fondés.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la directive 2013/33/UE du 26 juin 2013 du Parlement européen et du Conseil ;
- le règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 ;
- la loi n° 2018-187 du 20 mars 2018 ;
- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir convoqué à une audience publique, d'une part, la Cimade et, d'autre part, le ministre d'Etat, ministre de l'intérieur ;
Vu le procès-verbal de l'audience publique du mardi 10 avril 2018 à 11 heures au cours de laquelle ont été entendus :
- Me Spinosi, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, avocat de la Cimade ;
- les représentants de la Cimade ;
- les représentantes du ministre d'Etat, ministre de l'intérieur ;
et à l'issue de laquelle le juge des référés a clos l'instruction ;
1. Considérant qu'aux termes de l'article L. 521-2 du code de justice administrative : " Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures " ;
2. Considérant qu'aux termes de l'article 28 du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et les mécanismes de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride : " 1. Les États membres ne peuvent placer une personne en rétention au seul motif qu'elle fait l'objet de la procédure établie par le présent règlement. 2. Les États membres peuvent placer les personnes concernées en rétention en vue de garantir les procédures de transfert conformément au présent règlement lorsqu'il existe un risque non négligeable de fuite de ces personnes, sur la base d'une évaluation individuelle et uniquement dans la mesure où le placement en rétention est proportionnel et si d'autres mesures moins coercitives ne peuvent être effectivement appliquées. 3. Le placement en rétention est d'une durée aussi brève que possible et ne se prolonge pas au-delà du délai raisonnablement nécessaire pour accomplir les procédures administratives requises avec toute la diligence voulue jusqu'à l'exécution du transfert au titre du présent règlement (...) 4. En ce qui concerne les conditions de placement en rétention et les garanties applicables aux personnes placées en rétention, afin de garantir les procédures de transfert vers l'État membre responsable, les articles 9, 10 et 11 de la directive 2013/33/UE s'appliquent " ; qu'aux termes du paragraphe 1 de l'article 11 de la directive 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l'accueil des personnes demandant la protection internationale : " (...) Lorsque des personnes vulnérables sont placées en rétention, les Etats membres veillent à assurer un suivi régulier de ces personnes et à leur apporter un soutien adéquat, compte tenu de leur situation particulière, y compris leur état de santé " ; que les articles 21 à 25 de la même directive fixent les principes applicables aux personnes vulnérables ;
3. Considérant que le Conseil d'Etat, statuant au contentieux, a jugé, par une décision n° 408919 du 29 juillet 2017, Préfet du Pas-de-Calais c/ M.A..., que les dispositions alors en vigueur du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ne permettaient pas de placer en rétention administrative le demandeur d'asile faisant l'objet d'une procédure de transfert avant l'intervention de la décision de transfert ; que la Cour de Justice de l'Union européenne, par un arrêt du 15 mars 2017, Al Chodor, C-528/15, a dit pour droit que les articles 2 et 28 du règlement du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 doivent être interprétés en ce sens qu'ils imposent aux États membres de fixer, dans une disposition contraignante de portée générale, les critères objectifs sur lesquels sont fondées les raisons de craindre la fuite du demandeur d'une protection internationale qui fait l'objet d'une procédure de transfert et que l'absence d'une telle disposition entraîne l'inapplicabilité de l'article 28, paragraphe 2, de ce règlement ; que, par un arrêt du 27 septembre 2017, n° 17-15.160, la Cour de cassation a jugé que le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, dans sa rédaction alors en vigueur, ne comportait pas de disposition satisfaisant à cette exigence et que, par suite, il ne permettait pas le placement en rétention d'un demandeur d'asile faisant l'objet d'une procédure de transfert, y compris après l'intervention de la décision de transfert ;
4. Considérant que le législateur a entendu tirer les conséquences de ces décisions juridictionnelles en modifiant le droit applicable ; qu'il résulte désormais des dispositions combinées du II de l'article L. 551-1 et du 1° bis du I de L. 561-2 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, dans leur rédaction issue de la loi du 20 mars 2018 permettant une bonne application du régime d'asile européen, que l'étranger qui fait l'objet d'une décision de transfert en application de l'article L. 742-3 ou d'une requête aux fins de prise en charge ou de reprise en charge en application du règlement du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 peut être placé en rétention pour prévenir un risque non négligeable de fuite, ce risque non négligeable de fuite pouvant, sauf circonstance particulière, être regardé comme établi dans différents cas précisés et limitativement énumérés par le texte ;
5. Considérant, par ailleurs, que la loi du 20 mars 2018 a complété l'article L. 553-6 du même code, qui prévoit qu'" un décret en Conseil d'Etat définit les modalités selon lesquelles les étrangers maintenus en rétention bénéficient d'actions d'accueil, d'information et de soutien, pour permettre l'exercice effectif de leurs droits et préparer leur départ ", par la phrase suivante : " Il précise les modalités de prise en compte de la vulnérabilité et, le cas échéant, des besoins particuliers des demandeurs d'asile ou des étrangers faisant l'objet d'une requête aux fins de prise en charge ou de reprise en charge, en application du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ou d'une décision de transfert notifiée conformément à l'article L. 742-3. "
6. Considérant que le ministre d'Etat, ministre de l'intérieur, a, par une instruction du 23 mars 2018 adressée au préfet de police et aux préfets, explicité le contenu de la loi du 20 mars 2018 en demandant à ceux-ci d'être particulièrement vigilants dans son application ; que, par la présente requête, la CIMADE demande au juge des référés du Conseil d'Etat d'enjoindre au ministre de l'intérieur de suspendre l'application de cette circulaire jusqu'à l'intervention du décret d'application de l'article L. 553-6 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ; qu'elle soutient, que faute de publication de ce décret, dont l'objet est de préciser les modalités de prise en compte de la vulnérabilité des étrangers placés en rétention, les dispositions de la loi permettant leur placement en rétention ne sont pas encore entrées en vigueur et que l'instruction contestée, en tant qu'elle prescrit aux préfets de l'appliquer immédiatement, porte une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale ;
7. Considérant, en premier lieu, que l'article L. 553-6 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, qui figure dans le chapitre III du titre V du livre V du code, chapitre relatif aux " conditions de la rétention ", renvoie à l'intervention d'un décret pour préciser les modalités de prise en compte de la vulnérabilité des étrangers maintenus en rétention ; qu'en revanche, s'agissant de la décision initiale de placement en rétention, les dispositions du II de l'article L. 551-1, selon lesquelles le placement ne peut intervenir que " sur la base d'une évaluation individuelle prenant en compte l'état de vulnérabilité de l'intéressé ", ne prévoient pas l'intervention d'un décret et que leur entrée en vigueur n'est pas nécessairement subordonnée à l'édiction de dispositions réglementaires ;
8. Considérant, en deuxième lieu, que l'obligation d'assurer le suivi régulier des personnes vulnérables placées en rétention s'impose en tout état de cause aux autorités compétentes en vertu des dispositions combinées de l'article 28 du règlement du 26 juin 2013 et de l'article 11 de la directive du même jour citées au point 2 ; qu'en droit interne, l'ensemble des personnes placées en centre de rétention bénéficient, sur le fondement de l'article R. 553-13 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, " d'actions d'accueil, d'information, de soutien moral et psychologique (...) " ; qu'aux termes de l'article L. 744-6 du même code : " A la suite de la présentation d'une demande d'asile, l'Office français de l'immigration et de l'intégration est chargé de procéder, dans un délai raisonnable et après un entretien personnel avec le demandeur d'asile, à une évaluation de la vulnérabilité de ce dernier afin de déterminer, le cas échéant, ses besoins particuliers en matière d'accueil. Ces besoins particuliers sont également pris en compte s'ils deviennent manifestes à une étape ultérieure de la procédure d'asile. Dans la mise en oeuvre des droits des demandeurs d'asile et pendant toute la période d'instruction de leur demande, il est tenu compte de la situation spécifique des personnes vulnérables. L'évaluation de la vulnérabilité vise, en particulier, à identifier les mineurs, les mineurs non accompagnés, les personnes en situation de handicap, les personnes âgées, les femmes enceintes, les parents isolés accompagnés d'enfants mineurs, les victimes de la traite des êtres humains, les personnes atteintes de maladies graves, les personnes souffrant de troubles mentaux et les personnes qui ont subi des tortures, des viols ou d'autres formes graves de violence psychologique, physique ou sexuelle, telles que des mutilations sexuelles féminines (...) " ; que les conditions d'évaluation des besoins des demandeurs d'asile sont précisées par l'article R. 744-14 du même code ; qu'il appartient au juge des libertés et de la détention, compétent pour prolonger la rétention, de tirer les conséquences d'une éventuelle méconnaissance de ces obligations ;
9. Considérant qu'il résulte de l'ensemble de ces éléments que l'entrée en vigueur des dispositions de la loi du 20 mars 2018 relatives à la rétention administrative des étrangers faisant l'objet d'une décision de transfert ou d'une requête aux fins de prise en charge ou de reprise en charge ne saurait être regardée comme subordonnée à l'intervention du décret précisant les modalités de prise en compte de la vulnérabilité et, le cas échéant, des besoins particuliers des étrangers placés en rétention ; qu'ainsi, en demandant aux préfets d'appliquer ces dispositions, et donc de placer en rétention administrative les étrangers en instance de transfert pour lesquels il existerait un risque non négligeable de fuite, le ministre de l'intérieur n'a pas porté une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale ;
10. Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède, et sans qu'il soit besoin de se prononcer sur la condition d'urgence, qu'il y a lieu de rejeter la requête de la Cimade, y compris ses conclusions tendant à l'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;
O R D O N N E :
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Article 1er : La requête de la Cimade est rejetée.
Article 2 : La présente ordonnance sera notifiée à la Cimade et au ministre d'Etat, ministre de l'intérieur.