Vu la requête sommaire et le mémoire complémentaire, enregistrés les 30 avril 2002 et 21 mai 2002 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présentés pour M. X... A, demeurant ... ; M. A demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler l'arrêt du 18 mai 2001 de la cour régionale des pensions d'Aix-en-Provence par lequel la cour confirme le jugement du tribunal des pensions de Marseille, en date du 4 septembre 1997 par lequel il rejette sa demande tendant à l'annulation de la décision ministérielle du 23 août 1995 rejetant sa demande de révision de pension, avec toutes les conséquences de droit ;
2°) de condamner l'Etat à verser à la SCP Boulloche, Boulloche la somme de 2 000 euros en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991 ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ensemble le premier protocole additionnel qui lui est annexé ;
Vu le code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de la guerre ;
Vu la loi n° 59-1454 du 26 décembre 1959 ;
Vu le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Stéphane Verclytte, Maître des Requêtes,
- les observations de la SCP Boulloche, Boulloche, avocat de M. A,
- les conclusions de M. François Séners, Commissaire du gouvernement ;
Considérant qu'aux termes de l'article 71 de la loi du 26 décembre 1959 : I. A compter du 1er janvier 1961, les pensions, rentes ou allocations viagères imputées sur le budget de l'Etat ou d'établissements publics, dont sont titulaires les nationaux des pays ou territoires ayant appartenu à l'union française ou à la Communauté ou ayant été placés sous le protectorat ou sous la tutelle de la France, seront remplacés pendant la durée normale de leur jouissance personnelle par des indemnités annuelles en francs, calculées sur la base des tarifs en vigueur pour lesdites pensions ou allocations à la date de leur transformation. (...) ;
Considérant qu'il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que M. A, de nationalité tunisienne, a été blessé en 1943 par l'explosion d'un engin de guerre ; qu'à ce titre, un arrêté en date du 26 août 1986 lui a concédé une pension de victime civile de guerre au taux de 100 % + 7° et le bénéfice de l'article L. 37 du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de la guerre ; qu'à la suite de l'indépendance de la Tunisie en 1956, il a perdu sa qualité de ressortissant français ; que le ministre a rejeté sa demande de révision de pension au motif que l'article 71 de la loi du 26 décembre 1959 y faisait obstacle ;
Considérant qu'aux termes de l'article 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ratifiée par la France en application de la loi du 31 décembre 1973 et publiée au Journal officiel par décret du 3 mai 1974 : La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autre opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation ; qu'en vertu des stipulations de l'article 1er du 1er protocole additionnel à cette convention : Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions et des amendes ;
Considérant que les pensions d'invalidité accordées aux anciens combattants et victimes de la guerre, qui sont des allocations pécuniaires personnelles, constituent pour leurs bénéficiaires des créances qui doivent être regardées comme des biens au sens de l'article 1er précité du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
Considérant qu'une distinction entre des personnes placées dans une situation analogue est discriminatoire, au sens des stipulations précitées de l'article 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, si elle n'est pas assortie de justifications objectives et raisonnables, c'est-à-dire si elle ne poursuit pas un objectif d'utilité publique, ou si elle n'est pas fondée sur des critères objectifs et rationnels en rapport avec les buts de la loi ;
Considérant que les pensions servies en application du code des pensions militaires d'invalidité et victimes de la guerre ont pour objet de garantir à leurs bénéficiaires des conditions matérielles de vie permettant de compenser les pertes de revenus et les charges financières résultant des infirmités imputables aux évènements ou circonstances décrits à l'article L. 2 du code ; que la différence de situation entre leurs bénéficiaires, selon qu'ils ont la nationalité française ou sont ressortissants d'Etat devenus indépendants, ne justifie pas, eu égard à l'objet de ces pensions, une différence de traitement ; que, s'il ressort des travaux préparatoires des dispositions précitées de l'article 71 de la loi du 26 décembre 1959 qu'elles avaient notamment pour objectif de tirer les conséquences de l'indépendance des pays mentionnés à cet article et de l'évolution désormais distincte de leurs économies et de celle de la France, la différence de traitement qu'elles créent, en raison de leur seule nationalité, entre les titulaires de pensions, ne peut être regardée comme reposant sur un critère en rapport avec cet objectif ; que, ces dispositions étant, de ce fait, incompatibles avec les stipulations précitées de l'article 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, la cour a commis une erreur de droit en jugeant qu'elles justifiaient le refus opposé par le ministre de la défense à la demande présentée par M. A en vue d'une révision de sa pension ;
Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que M. A est fondé à demander l'annulation de l'arrêt attaqué ; qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de renvoyer l'affaire devant la cour régionale des pensions de Lyon ;
Considérant que M. A a obtenu le bénéfice de l'aide juridictionnelle ; que, par suite, son avocat peut se prévaloir des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991 ; qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, et sous réserve que la SCP Boulloche, Boullloche renonce à percevoir la somme correspondant à la part contributive de l'Etat, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 1 500 euros ;
D E C I D E :
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Article 1er : L'arrêt de la cour régionale des pensions d'Aix-en-Provence, en date du 18 mai 2001, est annulé.
Article 2 : L'affaire est renvoyée devant la cour régionale des pensions de Lyon.
Article 3 : L'Etat paiera à la SCP Boulloche, Boulloche la somme de 1 500 euros en application des dispositions du deuxième alinéa de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991, sous réserve que ladite société renonce à percevoir la somme correspondant à la part contributive de l'Etat.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à M. X... A, à la SCP Boulloche, Boulloche et au ministre de la défense.