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06/11/2017 | CEDH | N°001-178633

CEDH | CEDH, AFFAIRE GARIB c. PAYS-BAS, 2017, 001-178633


GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE GARIB c. PAYS-BAS

(Requête no 43494/09)

ARRÊT

STRASBOURG

6 novembre 2017

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.




Table des matières

PROCÉDURE

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

A. La loi sur le logement

B. La loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines

1. Dispositions pertinentes

2. Historique législatif de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations

urbaines

C. L’arrêté sur le logement de la municipalité de Rotterdam

1. La version de 2003

2. La version de 2006

D. Les décisions de classement

E. L’avis ...

GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE GARIB c. PAYS-BAS

(Requête no 43494/09)

ARRÊT

STRASBOURG

6 novembre 2017

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

Table des matières

PROCÉDURE

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

A. La loi sur le logement

B. La loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines

1. Dispositions pertinentes

2. Historique législatif de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines

C. L’arrêté sur le logement de la municipalité de Rotterdam

1. La version de 2003

2. La version de 2006

D. Les décisions de classement

E. L’avis de la Commission sur l’égalité de traitement

III. AUTRES FAITS

A. Le poids des zones classées dans la commune de Rotterdam

B. Développements ultérieurs concernant la ville de Rotterdam

1. Le rapport d’évaluation de 2007

2. Le rapport d’évaluation de 2009

3. Le rapport d’évaluation de 2011

4. Évaluation de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines

5. Le rapport de l’université d’Amsterdam

6. Le programme national de saut qualitatif dans le sud de Rotterdam

C. Les évolutions ultérieures de la législation

1. La loi prolongeant les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines

2. La modification de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines en relation avec l’attribution sélective de logements visant à limiter les nuisances et la délinquance

D. Événements ultérieurs concernant la requérante

E. Autres informations soumises par les parties

IV. LES TRAVAUX PRÉPARATOIRES DE L’ARTICLE 2 DU PROTOCOLE No 4 À LA CONVENTION

V. LA PRATIQUE AILLEURS

VI. LE DROIT INTERNATIONAL PERTINENT

EN DROIT

I. SUR L’OBJET DU LITIGE

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DU PROTOCOLE No 4 À LA CONVENTION

A. Sur l’applicabilité

1. Sur le point de savoir s’il y a eu restriction

2. Sur le point de savoir lequel, du troisième ou du quatrième paragraphe de l’article 2 du Protocole no 4, doit s’appliquer

B. Sur le fond

1. Sur le point de savoir si la restriction était « prévue par la loi »

2. Sur le point de savoir si la restriction servait « l’intérêt public »

3. Sur le point de savoir si la restriction était « justifiée dans une société démocratique »

4. Conclusion

DISPOSITIF

OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES TSOTSORIA ET DE GAETANO

OPINION DISSIDENTE DU JUGE PINTO DE ALBUQUERQUE, À LAQUELLE SE RALLIE LE JUGE VEHABOVIĆ

I. Introduction (§§ 1-3)

II. La violation du droit de choisir librement sa résidence (§§ 4-21)

A. L’illégitimité du but que poursuivait l’atteinte au droit de la requérante (§§ 6-14)

B. La non-proportionnalité de l’atteinte au droit de la requérante (§§ 15-21)

III. La discrimination fondée sur la précarité sociale (§§ 22-39)

A. Le fondement discriminatoire de la législation néerlandaise (§§ 24-30)

B. La pluralité des formes de discrimination (§§ 31-39)

IV. Conclusion (§ 40)

OPINION DISSIDENTE DU JUGE KŪRIS

En l’affaire Garib c. Pays-Bas,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Angelika Nußberger,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Nona Tsotsoria,
Işıl Karakaş,
Vincent A. De Gaetano,
Julia Laffranque,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Faris Vehabović,
Egidijus Kūris,
Iulia Motoc,
Jon Fridrik Kjølbro,
Georges Ravarani,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Tim Eicke, juges,
Egbert Myjer, juge ad hoc,
et de Johan Callewaert, greffier adjoint de la Grande Chambre,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 25 janvier et 6 juillet 2017,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 43494/09) dirigée contre le Royaume des Pays-Bas et dont une ressortissante de cet État, Mme Rohiniedevie Garib (« la requérante »), a saisi la Cour le 28 juillet 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. La requérante a été représentée par Me R.S. Wijling, avocat à Rotterdam. Le gouvernement néerlandais (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. R.A.A. Böcker, du ministère des Affaires étrangères.

3. La requérante alléguait que les restrictions qui lui avaient été imposées pour le choix de son lieu de résidence étaient incompatibles avec l’article 2 du Protocole no 4 à la Convention.

4. La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour – « le règlement »). Le 23 février 2016, une chambre de cette section composée des juges Luis López Guerra, président, Helena Jäderblom, George Nicolaou, Helen Keller, Johannes Silvis, Branko Lubarda et Pere Pastor Vilanova, ainsi que de Stephen Phillips, greffier de section, a déclaré la requête recevable et a conclu, par cinq voix contre deux, qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 2 du Protocole no 4. L’exposé de l’opinion dissidente commune aux juges López Guerra et Keller était joint à l’arrêt. Le 23 mai 2016, la requérante a demandé le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre en vertu de l’article 43 de la Convention. Le 12 septembre 2016, le collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande.

5. La composition de la Grande Chambre a ensuite été arrêtée conformément aux dispositions des articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement. M. Johannes Silvis, juge élu au titre des Pays-Bas, ayant quitté la Cour, le président de cette dernière a désigné le 15 septembre 2016 M. Egbert Myjer pour siéger à sa place en qualité de juge ad hoc (articles 26 § 4 de la Convention et 29 du règlement). Lors des délibérations finales, Mme Gabriele Kucsko-Stadlmayer, juge suppléante, a remplacé le juge András Sajó, empêché (article 24 § 3 du règlement). Mme Mirjana Lazarova‑Trajkovska, dont le mandat a expiré le 1er février 2017, a continué à siéger (articles 23 § 3 de la Convention et 24 § 4 du règlement).

6. Tant la requérante que le Gouvernement ont déposé des observations écrites complémentaires sur le fond de la requête (article 59 § 1 du règlement). De plus, des observations écrites communes ont été reçues du Centre des droits de l’homme de l’université de Gand et de l’Equality Law Clinic de l’université libre de Bruxelles, que le président avait autorisés à intervenir en qualité de tiers dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du règlement).

7. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 25 janvier 2017 (article 59 § 3 du règlement).

Ont comparu :

– pour le Gouvernement
M.R.A.A. Böcker, ministère des Affaires étrangères,agent,
MmeM.J. van Amerongen, ministère de l’Intérieur
et des Relations au sein du Royaume,
M.V. Moors, ministère de l’Intérieur et des Relations
au sein du Royaume,
Mme E. Scharphof, ministère de l’Intérieur et des Relations
au sein du Royaume,
M. M. Metin, municipalité de Rotterdam,conseillers ;

– pour la requérante
M.R.S. Wijling,
Mme K. Azghay,conseils.

La Cour a entendu M. Wijling, Mme Azghay et M. Böcker en leurs déclarations ainsi qu’en leurs réponses aux questions posées par des juges.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

8. La requérante est née en 1971 et réside aujourd’hui à Flardingue.

9. Le 25 mai 2005, elle vint s’installer dans la ville de Rotterdam. Elle emménagea dans un logement en location sis au numéro 6B de la rue A. Cette rue se situe dans le quartier de Tarwewijk, dans le sud de Rotterdam. Jusque-là, la requérante avait résidé en dehors de la région métropolitaine de Rotterdam (Stadsregio Rotterdam).

10. La requérante dit que pas plus tard qu’au début de l’année 2007, le propriétaire de son logement lui demanda, ainsi qu’à ses deux jeunes enfants, de quitter les lieux car il souhaitait rénover son bien pour son usage personnel. Il lui proposa de louer un autre bien, situé au 72A de la rue B., également dans le quartier de Tarwewijk. La requérante ajoute que puisque le bien qui lui était proposé se composait de trois pièces et d’un jardin, il répondait beaucoup mieux à ses besoins et à ceux de ses enfants que son logement de la rue A., qui ne comptait qu’une seule pièce. Cependant, la controverse perdure entre les parties sur le point de savoir si le bien sis rue A. a effectivement été rénové ou s’il avait même besoin de l’être (paragraphe 83 ci-dessous).

11. Entre-temps, le 13 juin 2006, en vertu de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines (Wet bijzondere maatregelen grootstedelijke problematiek, voir paragraphe 21 ci-dessous), Tarwewijk avait été classé parmi les quartiers dans lesquels ne pouvaient emménager que les ménages ayant reçu une autorisation de résidence (huisvestingsvergunning) délivrée pour un bien précis. Par conséquent, le 8 mars 2007, la requérante déposa une demande d’autorisation de résidence auprès du bourgmestre et des échevins (burgemeester en wethouders) de Rotterdam afin de pouvoir emménager dans l’appartement sis au 72A de la rue B.

12. Le 19 mars 2007, le bourgmestre et les échevins répondirent par la négative à cette demande. Ils estimaient établi que la requérante ne remplissait pas les conditions énoncées par la loi pour recevoir une autorisation de résidence (paragraphe 21 ci‑dessous) parce qu’elle n’habitait pas dans la région métropolitaine de Rotterdam depuis au moins six ans à la date du dépôt de sa demande. De plus, dans la mesure où elle dépendait pour vivre des prestations de la sécurité sociale qui lui étaient accordées au titre de la loi sur le travail et l’aide sociale (Wet Werk en Bijstand), elle ne remplissait pas non plus les conditions de revenus qui lui auraient permis d’être dispensée de satisfaire à cette obligation de résidence.

13. La requérante, qui a été représentée par le même avocat pendant toute la procédure nationale ainsi que devant la Cour, déposa une réclamation (bezwaarschrift) contre cette décision auprès du bourgmestre et des échevins.

14. Le 15 juin 2007, le bourgmestre et les échevins rejetèrent la réclamation de la requérante. Entérinant un avis qui avait été rendu par la commission consultative sur les réclamations (Algemene bezwaarschriftencommissie), ils expliquaient que les autorisations de résidence étaient conçues pour être des instruments permettant une répartition équilibrée et équitable des logements et ils mentionnaient la possibilité pour la requérante d’emménager dans un logement qui ne serait pas situé dans un quartier « sensible ».

15. La requérante forma un recours (beroep) auprès du tribunal d’arrondissement (rechtbank) de Rotterdam. Pour ce qui concerne la présente affaire, elle plaidait que la clause dérogatoire aurait dû s’appliquer à son cas et invoquait l’article 2 du Protocole no 4 à la Convention ainsi que l’article 12 du Pacte international de 1966 relatif aux droits civils et politiques. Elle soutenait également que l’obligation d’avoir résidé pendant au moins six ans dans la région métropolitaine de Rotterdam, qui lui était appliquée, était constitutive d’une discrimination fondée sur les revenus contraire à l’article 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

16. Le 4 avril 2008, le tribunal d’arrondissement rejeta le recours de la requérante (décision ECLI:NL:RBROT:2008:BD0270). Sur les questions pertinentes en l’espèce, il avançait la motivation suivante :

« L’article 8 § 1 de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines [paragraphe 21 ci-dessous] prévoit la possibilité de restreindre temporairement la liberté de résidence dans les quartiers classés par le ministre [le ministre du Logement, de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement (Minister van Volkshuisvesting, Ruimtelijke Ordening en Milieubeheer)]. Ces restrictions visent à inverser le processus de saturation et de dégradation de la qualité de vie (leefkwaliteit) dans les quartiers, en particulier en y favorisant la mixité socioéconomique. Ces restrictions cherchent également à combattre activement la ségrégation en fonction des niveaux de revenus qui est à l’œuvre dans toute la ville en encadrant l’offre de logements dans certains quartiers en vue d’améliorer la qualité de vie de leurs habitants (documents parlementaires, Chambre basse du Parlement (Kamerstukken II) 2004/2005, 30 091, no 3, [c’est-à-dire le rapport explicatif (Memorie van Toelichting), paragraphe 31 ci-dessous], pages 11-13). Eu égard aux buts poursuivis par cette loi, tels qu’exposés, on ne saurait conclure que ces restrictions temporaires au droit de choisir librement sa résidence ne sont pas justifiées par l’intérêt public dans une société démocratique. Compte tenu de l’ampleur considérable des problèmes relevés dans certains quartiers de Rotterdam, on ne saurait non plus conclure que lesdites restrictions ne sont pas nécessaires au maintien de l’ordre public. Le tribunal d’arrondissement estime que le législateur a suffisamment démontré que, dans ces quartiers, les « limites de la capacité d’absorption » ont été atteintes concernant les soins et l’assistance apportés aux populations défavorisées et que, qui plus est, ces quartiers déshérités se caractérisent par une concentration d’individus nécessiteux, ainsi que par un mécontentement considérable suscité chez les habitants par les incivilités, les nuisances et la délinquance.

En ce qui concerne la violation de l’article 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques alléguée par [la requérante], le tribunal d’arrondissement estime que des raisons suffisantes ont été avancées (documents parlementaires, Chambre basse du Parlement, 2004/2005, 30 091, no 3, pp. 18-20) aux fins de démontrer que, pour autant que ces mesures constituent une distinction indirecte, cette distinction obéit à une justification objective suffisante.

Le tribunal d’arrondissement observe à cet égard que les restrictions fondées sur la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines qui ont été imposées par l’arrêté de 2003 sur le logement (Huisvestingsverordening 2003) [pris par la municipalité de Rotterdam] n’introduisent qu’une limitation minimale et temporaire au droit de choisir librement sa résidence. À cet égard, le tribunal d’arrondissement note qu’il n’apparaît pas que [la requérante] n’était pas en mesure d’obtenir un logement lui convenant ailleurs dans la commune ou la région. [Elle] n’a d’ailleurs pas défendu cette thèse. »

17. La requérante saisit la section du contentieux administratif (Afdeling bestuursrechtspraak) du Conseil d’État (Raad van State) d’un appel (hoger beroep). Comme elle l’avait fait devant le tribunal d’arrondissement, elle invoqua l’article 2 du Protocole no 4 à la Convention et les articles 12 et 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

18. Le 4 février 2009, la section du contentieux administratif rejeta l’appel de la requérante (décision ECLI:NL:RVS:2009:BH1845). Sa motivation était ainsi formulée en ses passages pertinents en l’espèce :

« 2.3.2. Le droit de choisir librement sa résidence garanti par l’article 2 du Protocole no 4 peut, en vertu du quatrième paragraphe de cette disposition, faire l’objet dans certaines zones déterminées de restrictions qui, prévues par la loi, sont justifiées par l’intérêt public dans une société démocratique. Le droit de quiconque de choisir librement sa résidence, énoncé à l’article 12 § 1 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, ne peut être l’objet de restrictions que si celles-ci sont prévues par la loi et nécessaires pour protéger l’ordre public. La section du contentieux administratif observe à cet égard que la notion d’« ordre public » telle qu’employée dans le Pacte inclut, outre la défense de l’ordre, la sécurité publique, la prévention du crime et tous les principes fondamentaux universellement acceptés correspondant aux droits de l’homme sur lesquels se fonde une société démocratique. Les dispositions énoncées à l’article 2.6 § 2 de l’arrêté de 2003 sur le logement restreignent le droit de Mme Garib de choisir librement son lieu de résidence. Nul ne conteste que cette restriction est prévue par la loi et qu’elle est dictée par l’aspiration de la société à [voir] la qualité de vie [garantie] dans les quartiers des grandes villes. Sachant que la zone en question est l’une de celles qui sont classées en vertu de l’article 5 de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines, la section du contentieux administratif estime que le bourgmestre et les échevins étaient en droit de considérer que la restriction [au droit de choisir librement sa résidence] était justifiée par l’intérêt général dans une société démocratique au sens de l’article 12 § 3 du Pacte international de 1966 relatif aux droits civils et politiques. La zone en question est ce que l’on appelle un « quartier sensible » où, cela n’a pas été contesté, la qualité de vie est menacée. La restriction résultant de l’article 2.6 § 2 de l’arrêté de 2003 sur le logement présente un caractère temporaire, puisqu’elle s’applique pendant six ans au maximum. Il n’est pas établi que l’offre de logements en dehors des zones classées par le ministre dans la région métropolitaine de Rotterdam est insuffisante. Les déclarations [de la requérante] concernant les délais d’attente ne conduisent pas la section du contentieux administratif à une autre conclusion. Celle-ci estime en outre que, en vertu de la phrase introductive et du point b de l’article 7 § 1 de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines, le ministre est habilité à annuler le classement de la zone en question s’il apparaît que des personnes en quête d’un logement n’ont pas de possibilités suffisantes d’en trouver un qui réponde à leurs besoins à l’intérieur de la région où se situe la commune. Eu égard à ces faits et circonstances, la section du contentieux administratif constate que la restriction en cause n’est pas contraire aux critères du besoin social impérieux et de la proportionnalité. Elle conclut donc, à l’instar du tribunal d’arrondissement, que l’article 2.6 § 2 de l’arrêté de 2003 sur le logement n’emporte pas violation de l’article 2 du Protocole no 4 à la Convention non plus que de l’article 12 du Pacte international de 1966 relatif aux droits civils et politiques.

2.3.3. Mme Garib avance que l’article 2.6 § 2 de l’arrêté de 2003 sur le logement emporte violation de la première phrase de l’article 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques parce qu’il entraîne une distinction indirecte. À cet égard, la section du contentieux administratif estime que, dans la mesure où un nombre relativement important d’habitants des quartiers concernés par cette disposition dépendent pour vivre des prestations de la sécurité sociale versées au titre de la loi sur le travail et l’aide sociale, l’article 2.6 § 2 peut effectivement conduire à une distinction indirecte. Pareille distinction est autorisée si celle-ci et la différence de traitement qui en résulte obéissent à une justification objective et raisonnable. Pour déterminer si tel est le cas, il y a lieu de rechercher si la distinction opérée sert un but légitime et est proportionnée au but visé, c’est-à-dire si elle constitue un moyen approprié de parvenir à ce but et si celui-ci ne peut pas être atteint par d’autres moyens moins intrusifs. Avec l’article 2.6 § 2 de l’arrêté de 2003 sur le logement, le conseil municipal (gemeenteraad) entend pratiquer une différenciation dans ces quartiers afin d’y améliorer la qualité de vie. Compte tenu de la gravité des problèmes, la solution conçue pour les résoudre doit être considérée comme un objectif légitime. Le critère de revenus imposé à l’article 2.6 § 2 de l’arrêté de 2003 sur le logement constitue la dernière d’un ensemble de mesures (pakket van maatregelen) qui ont été adoptées dans ce sens. La thèse selon laquelle les autres mesures ne présenteraient pas à elles seules une efficacité suffisante n’a pas été contestée, ou du moins pas de manière convaincante. Étant donné que la mesure en cause est prévue pour une durée limitée et qu’il n’apparaît pas que Mme Garib se trouve dans l’impossibilité d’obtenir un logement répondant à ses besoins ailleurs dans la commune ou dans la région, la section du contentieux administratif se rallie à l’avis du tribunal d’arrondissement : elle estime elle aussi que le bourgmestre et les échevins avaient de bonnes raisons de juger que pareille mesure, qui venait s’ajouter aux dispositions déjà en place, était également nécessaire et proportionnée, puisque le législateur avait explicitement inscrit dans la loi la possibilité de recourir à ce moyen et aussi soupesé l’opportunité d’ajouter cette possibilité à celles qui existaient déjà.

2.3.4. Enfin, Mme Garib soutient que le bourgmestre et les échevins ont eu tort de conclure que les circonstances particulières qu’elle invoquait ne constituaient pas des motifs d’activer la clause dérogatoire. Ces circonstances particulières sont l’exiguïté de son logement actuel, trop petit pour qu’elle puisse y vivre avec ses deux enfants, et son piètre état, qui est pour elle source de désagréments (voor overlast zorgt). Le bourgmestre et les échevins ont pour politique de réserver l’activation des clauses dérogatoires exclusivement aux situations intenables, par exemple aux cas de violences. À l’instar du tribunal d’arrondissement, la section du contentieux administratif estime que le bourgmestre et les échevins pouvaient à bon droit considérer que tel n’était pas le cas en l’espèce. »

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

A. La loi sur le logement

19. La loi sur le logement (Huisvestingswet) est ainsi libellée dans ses passages pertinents en l’espèce :

Article 2

« 1. Si le conseil municipal estime nécessaire d’énoncer des règles concernant l’utilisation ou l’autorisation de l’utilisation de logements (...), ou concernant des modifications de l’offre de logements (...), il doit prendre un arrêté sur le logement (huisvestingsverordening).

2. Aux fins de l’application du paragraphe premier, le conseil municipal doit dans tous les cas rechercher dans quelle mesure il est possible, dans le processus d’autorisation de l’utilisation de logements à loyer relativement modique, de veiller à ce que la priorité soit donnée aux demandeurs qui, du fait de leurs revenus, dépendent particulièrement de ce type de logements. (...) »

B. La loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines

1. Dispositions pertinentes

20. La loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines s’applique à un certain nombre de communes nommément désignées, dont Rotterdam. Elle habilite lesdites communes à prendre des mesures dans certaines zones classées, notamment à accorder des exonérations fiscales partielles aux propriétaires de petites entreprises et à sélectionner les nouveaux résidents en fonction de leurs sources de revenus. Cette loi est entrée en vigueur le 1er janvier 2006.

21. Les dispositions pertinentes de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines, telles qu’en vigueur au moment des faits, étaient les suivantes :

Article 5

« 1. Le ministre [du Logement, de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement] peut, à la demande du conseil municipal (gemeenteraad), classer des zones données afin qu’il soit possible d’imposer aux personnes demandant des logements dans ces zones de remplir les conditions énoncées aux articles 8 et 9 de la présente loi.

2. Le classement visé au paragraphe premier s’applique pendant quatre ans au plus. Sur demande du conseil municipal, il peut être prolongé une seule fois pour une nouvelle période de quatre ans au maximum. [L’article 7] s’applique par analogie. »

Article 6

« 1. Lors du dépôt de la demande visée à l’article 5 § 1, le conseil municipal doit démontrer de manière convaincante au ministre du Logement, de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement que le classement sollicité pour les zones mentionnées dans la demande :

a) est nécessaire et approprié pour lutter contre les problèmes urbains dans la commune, et

b) satisfait aux principes de subsidiarité et de proportionnalité.

2. Le classement visé à l’article 5 § 1 n’est accordé que si les conditions énoncées au paragraphe premier du présent article sont remplies et si le conseil municipal a démontré de manière convaincante au ministre du Logement, de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement que les demandeurs de logement qui, à la suite de pareil classement, ne peuvent obtenir une autorisation de résidence leur permettant d’avoir l’utilisation d’un logement dans les zones ainsi classées, conservent suffisamment de possibilités de trouver un logement répondant à leurs besoins dans la région où se situe la commune. (...) »

Article 7

« 1. Le ministre annule le classement visé à l’article 5 s’il lui apparaît que :

(...)

b) les demandeurs de logement auxquels il est impossible d’accorder une autorisation de résidence à l’intérieur des zones classées en vertu de l’article 5 ne disposent pas de suffisamment de possibilités de trouver un logement répondant à leurs besoins dans la région où se situe la commune. (...) »

Article 8

« 1. Si le conseil municipal considère que [pareille mesure] est nécessaire et appropriée pour résoudre les problèmes urbains (grootstedelijke problematiek) à l’intérieur de la commune et qu’elle satisfait aux principes de subsidiarité et de proportionnalité, il peut inscrire dans l’arrêté sur le logement que les demandeurs de logement qui résident depuis moins de six années sans interruption dans la région où se situe la commune peuvent prétendre à une autorisation de résidence leur permettant d’avoir l’utilisation d’un logement relevant des catégories mentionnées dans ledit arrêté à condition qu’ils perçoivent :

a) des revenus tirés d’un emploi exercé dans le cadre d’un contrat de travail ;

b) des revenus tirés d’une activité indépendante ou de l’exercice d’une profession libérale ;

c) des revenus tirés d’une pension de retraite anticipée ;

d) une pension de retraite au sens de la loi générale sur l’assurance vieillesse (Algemene Ouderdomswet) ;

e) une pension de retraite ou une pension de réversion au sens de la loi de 1964 sur l’imposition des rémunérations (Wet op de loonbelasting 1964), ou

f) une bourse d’études au sens de la loi de 2000 sur le financement des études (Wet op de studiefinanciering 2000).

2. Dans l’arrêté sur le logement, le conseil municipal doit habiliter le bourgmestre et les échevins à accorder à un demandeur de logement ne satisfaisant pas aux conditions énoncées au paragraphe premier du présent article une autorisation de résidence lui permettant d’avoir l’utilisation d’un logement tel que visé dans ce paragraphe si le refus d’une telle autorisation de résidence devait entraîner une iniquité majeure (een onbillijkheid van overwegende aard). (...) »

Article 17

« Après l’entrée en vigueur de la présente loi, le ministre doit rendre compte tous les cinq ans au Parlement de l’efficacité et des effets de cette loi sur le terrain. »

2. Historique législatif de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines

a) L’avis consultatif du Conseil d’État et le rapport annexe

22. Le Conseil d’État a examiné le projet de loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines et soumis un avis consultatif à la Reine. Le gouvernement a transmis cet avis au Parlement, accompagné de ses commentaires (avis consultatif du Conseil d’État et rapport annexe (Advies Raad van State en Nader Rapport), documents parlementaires, Chambre basse du Parlement, 2004/2005, 30 091, no 5).

23. Parmi les remarques formulées par le Conseil d’État, la requérante en souligne certaines dans ses observations. Concernant les aspects pertinents pour l’espèce, il s’agit notamment de remarques portant sur des préoccupations suscitées par plusieurs facteurs : en premier lieu, les effets indésirables produits par l’encadrement de l’accès au logement dans les agglomérations urbaines sur la disponibilité de logements pour les catégories de population à bas revenus dans les communes environnantes ; en deuxième lieu, la contrainte, pour des personnes percevant des revenus provenant de sources autres que les prestations de la sécurité sociale, d’accepter contre leur gré un logement dans des quartiers déshérités ; en troisième lieu, la compatibilité avec les traités relatifs aux droits de l’homme, et notamment le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et le Protocole no 4 à la Convention et, en dernier lieu, la distinction implicite fondée sur les revenus, susceptible de conduire à des distinctions indirectes fondées sur des considérations de race, de couleur ou d’origine nationale ou ethnique.

24. Le gouvernement a répondu à ces préoccupations du Conseil d’État. Il a déclaré que des effets indésirables n’étaient à prévoir dans les communes environnantes que si la municipalité concernée n’était pas elle‑même en mesure de garantir la disponibilité de logements de remplacement, que, en tout état de cause, d’autres autorités locales devaient être consultées avant que le ministre ne rendît sa décision, et qu’il était prévu que le nombre ainsi que l’étendue des zones urbaines à classer fussent limités. Il a ajouté qu’il appartenait normalement aux demandeurs de logement de répondre ou non à une offre de logement, et qu’aucune contrainte n’était donc exercée. Il a expliqué en outre qu’il était effectivement possible que le classement en vertu de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines raccourcisse les listes d’attente et incite des personnes percevant des revenus autres que des prestations de la sécurité sociale à devenir résidents desdites zones, mais que cet effet était en réalité celui recherché. Le gouvernement a affirmé que les mesures en question étaient justifiées au regard de l’article 12 § 3 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et de l’article 2 § 3 du Protocole no 4 à la Convention. Il a reconnu qu’on ne pouvait pas exclure que des membres de catégories minoritaires puissent en pâtir indirectement, mais il a argué que l’objectif poursuivi était légitime, que les moyens choisis étaient appropriés, qu’il n’existait pas d’autres moyens envisageables et que le principe de proportionnalité était respecté. Sur ce dernier point, le gouvernement a précisé qu’il était nécessaire qu’un parc de logements de remplacement suffisant fût disponible dans la région pour les personnes ayant besoin de ce type de logement avant qu’une zone urbaine ne puisse être classée en vertu de cette loi, ajoutant que, s’il devait apparaître que tel n’était pas le cas, le ministère annulerait le classement.

25. Des modifications tenant compte des points soulevés ont été apportées au rapport explicatif (Memorie van Toelichting).

b) Le rapport explicatif

26. Il est indiqué dans le rapport explicatif du projet de loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines (documents parlementaires, Chambre basse du Parlement 2004/2005, 30 091, no 3) que ce texte a été présenté en réponse à un souhait précis exprimé par les autorités municipales de Rotterdam. Selon ce rapport, l’émergence de concentrations de « populations défavorisées sur le plan socioéconomique » observée dans des zones urbaines déshéritées compromettait gravement la qualité de vie en raison du chômage, de la pauvreté et de l’exclusion sociale. Nombre de ceux qui avaient les moyens d’aller vivre ailleurs déménageaient, ce qui ne faisait qu’exacerber la paupérisation des zones ainsi touchées. Ce phénomène, conjugué aux incivilités, à l’afflux d’immigrants clandestins et à la délinquance, constituait le cœur des problèmes dont souffrait Rotterdam. Il était donc nécessaire de favoriser le redressement économique local. Étant donné que l’on ne pouvait pas compter sur des résultats rapides, il était prévu que la loi resterait en vigueur sans limitation de durée, mais que ses effets seraient examinés au bout de cinq ans.

27. Outre celui des autorités locales de Rotterdam, l’avis d’autres municipalités fut également sollicité. Les trois autres villes principales du pays en plus de Rotterdam (Amsterdam, La Haye et Utrecht) ainsi que d’autres communes, et en particulier des grandes villes, exprimèrent leur intérêt pour les buts et les mesures énoncés dans la loi. Il était néanmoins prévu de laisser à chaque municipalité toute latitude pour choisir les mesures à adopter afin de répondre aux besoins locaux.

28. Cette loi prévoyait un certain nombre de mesures, comme des incitations fiscales et des subventions, en vue de soutenir l’activité économique dans les zones concernées. D’autres mesures étaient destinées à encadrer l’accès au marché du logement dans certaines zones.

29. À plus long terme, le texte envisageait des mesures telles que la cession de biens locatifs ainsi que la démolition de l’habitat insalubre et son remplacement par des biens résidentiels de meilleure qualité et plus onéreux. À titre de mesures temporaires à court terme destinées à soulager les quartiers concernés en attendant que les dispositions permanentes portent leurs fruits, il proposait d’une part d’encourager l’installation de personnes percevant des revenus tirés d’un emploi (ou d’un emploi passé), de l’exercice d’une profession libérale ou d’une activité indépendante ou d’une bourse d’études, et d’autre part d’endiguer l’afflux de personnes défavorisées en quête d’un logement, et ce dans l’optique de favoriser la mixité sociale au sein la population.

30. Parallèlement, ce rapport reconnaissait la nécessité de veiller à ce qu’existe pour les personnes à qui l’on refuserait le droit de s’installer dans les zones en question une offre de logements répondant à leurs besoins dans d’autres quartiers de la ville ou ailleurs dans la région concernée. Il précisait que, si cette condition n’était pas remplie, les zones concernées ne seraient pas classées en vertu de la législation proposée ou alors le classement serait annulé, selon le cas.

31. Ce rapport traitait la question de la compatibilité du texte de loi avec les traités relatifs aux droits de l’homme, notamment le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et le Protocole no 4 à la Convention, dans les termes suivants :

« 4.3 Compatibilité avec les traités, la Constitution (Grondwet) et la loi générale sur l’égalité de traitement (Algemene wet gelijke behandeling)

Les mesures proposées induisent une restriction minime au droit de choisir librement sa résidence protégé par l’article 12 § 1 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (« le Pacte »), par l’article 2 du Protocole no 4 à la Convention européenne des droits de l’homme (« la Convention ») et par les articles 18 et 43 du Traité instituant la Communauté économique européenne[1].

L’article 12 § 1 du Pacte garantit le droit à la liberté d’installation (vrijheid van vestiging) à quiconque se trouve légalement sur le territoire des Pays-Bas. Les mesures introduites dans ce projet de loi n’entraînent qu’une restriction limitée à ce droit à la liberté d’installation. En effet, cette restriction ne s’applique qu’aux zones classées par le ministre du Logement, de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement, à la demande du conseil municipal. Ce classement et l’application des mesures proposées sont par ailleurs subordonnés à une condition préalable : les personnes en quête d’un logement qui seront touchées par les critères imposés sur la base des projets d’articles 8 et 9 devront pouvoir disposer de possibilités suffisantes de trouver un logement ailleurs dans la commune ou dans la région. Si cette possibilité n’est pas garantie, la zone ne sera pas classée ou son classement sera annulé par le ministre du Logement, de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement. L’application de ces mesures n’aura donc pas pour effet d’empêcher les personnes en quête d’un logement de s’installer dans la commune concernée ou dans la région dont ladite commune fait partie. La restriction minime du droit à la liberté d’installation qui pourrait résulter des mesures proposées est justifiée parce que ces mesures servent à protéger l’ordre public, comme prévu à l’article 12 § 3 du Pacte. Outre la défense de l’ordre, la notion d’ordre public inclut la sécurité publique, la prévention du crime et tous les principes fondamentaux universellement admis correspondant aux droits de l’homme sur lesquels se fonde une société démocratique.

Les mesures proposées dans ce projet de loi sont destinées à empêcher que, sous l’effet de la migration sélective, les populations appartenant aux catégories (plus) défavorisées ne se concentrent davantage dans certaines zones ou dans certains quartiers. Elles permettront à la municipalité d’encadrer l’offre de logements et de lutter ainsi à brève échéance contre la ségrégation en fonction des revenus qui est actuellement à l’œuvre dans toute la ville. De fait, l’afflux de catégories défavorisées pèse sur les dispositifs de protection sociale, comprime l’aide disponible pour l’activité économique et les services et entrave l’intégration des populations d’immigrants. Dans ces quartiers, les ménages, qu’ils soient composés de personnes nées dans le pays ou issues de l’immigration, se trouvent menacés d’isolement social. Pour contrer cette évolution, il est nécessaire de restreindre temporairement l’arrivée des catégories (plus) défavorisées. Ces mesures servent donc à la protection de l’ordre public visé à l’article 12 § 3 du Pacte. Comme expliqué [ailleurs dans le rapport explicatif], elles permettraient en quelque sorte de soulager les quartiers concernés et de laisser le temps de porter leurs fruits à d’autres dispositions, déjà en place, destinées à apporter des améliorations durables dans ces zones.

L’article 2 § 4 du Protocole no 4 à la Convention garantit à quiconque se trouve régulièrement sur le territoire des Pays-Bas le droit d’y choisir librement sa résidence. Au regard de ce droit également, la restriction demeure limitée au sens de l’article 2. Dans la jurisprudence pertinente, il a été dit en tout état de cause que, dans le cadre d’un examen sous l’angle de la Convention, les États bénéficient d’une certaine marge d’appréciation s’agissant des mesures relevant de la politique socioéconomique, et notamment de la politique du logement. De l’avis mûrement réfléchi du Gouvernement, cette restriction peut, comme le Conseil d’État l’indique dans son avis consultatif, se justifier au titre de l’article 2 § 4 du Protocole no 4 à la Convention. En effet, le quatrième paragraphe admet les restrictions au droit de choisir librement sa résidence si elles sont justifiées par l’intérêt public dans une société démocratique. Selon le Gouvernement, les mesures proposées dans ce projet de loi servent l’intérêt général pour les raisons exposées ci-dessus (en relation avec l’article 12 du Pacte).

(...)

De plus, ces mesures ont une incidence sur le droit à l’égalité de traitement, qui est protégé entre autres par l’article 1 de la Constitution, l’article 26 du Pacte, l’article 5 de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, l’article 14 de la Convention et l’article 1 du Protocole no 12 à la Convention. Suivant son niveau de revenus, une personne en quête d’un logement qui réside dans la région depuis moins de six ans remplira ou non les conditions pour recevoir une autorisation de résidence donnant droit à un logement dans la zone classée. En outre, en fonction de ses caractéristiques socioéconomiques, une personne en quête d’un logement pourra être prioritaire pour la délivrance d’une autorisation de résidence correspondant à un logement dans la zone classée. Une distinction fondée sur les revenus doit être justifiée de manière objective conformément à l’article 1 de la Constitution et aux traités internationaux susmentionnés. Comme indiqué ci-dessus, dans le cadre de l’examen sous l’angle de la Convention, les États disposent d’une certaine marge d’appréciation dans le domaine de la politique du logement.

Pour déterminer s’il existe une justification objective aux mesures proposées, pour autant que ces mesures donnent lieu à une distinction indirecte fondée sur l’un des motifs susmentionnés, il conviendra de répondre aux quatre questions suivantes.

1. La distinction vise-t-elle un but légitime ?

2. La mesure opérant la distinction est-elle appropriée ; le but légitime visé peut-il être atteint par le biais de la distinction ainsi opérée ?

3. L’exigence de subsidiarité est-elle remplie ; le but légitime ne peut-il pas être atteint par d’autres moyens moins attentatoires au principe de l’égalité ?

4. L’exigence de proportionnalité est-elle remplie ; existe-t-il un équilibre entre le but légitime visé et les intérêts auxquels il est ainsi porté atteinte ?

But légitime

Il est possible d’exercer les pouvoirs attribués par les articles 8 et 9 pour fonder des mesures prises dans les quartiers soumis à de fortes tensions dans le but d’y améliorer la situation. L’objectif est d’« aider au redressement » de quartiers devant faire face à une accumulation de problèmes d’ordre social, économique et matériel. Cette restriction à l’arrivée de personnes relativement défavorisées cherchant à se loger revêt en outre un caractère temporaire. Le gouvernement estime qu’en pareil cas le but est légitime. Les pouvoirs visés aux articles 8 et 9 de ce projet de loi ne peuvent par conséquent être utilisés que dans les quartiers soumis à de très fortes tensions. Il s’agit d’une mesure à laquelle il ne peut pas être et il ne sera pas recouru à la légère.

Caractère approprié

Il sera possible d’atteindre le but susmentionné en refusant aux personnes résidant depuis moins de six ans dans la région l’autorisation d’emménager dans un logement situé dans les zones classées. Ce refus allégera la pression qui pèse sur ces zones en réduisant le nombre de personnes défavorisées qui s’installent dans ces quartiers. Pour que cette mesure ne produise pas un impact (trop) négatif sur le marché local du logement et ne compromette pas la souplesse nécessaire dans la région, ces exigences ne s’appliqueront pas aux personnes en quête d’un logement qui résident dans la région depuis six ans ou davantage.

Subsidiarité

La politique des grandes villes entend inciter les populations des tranches de revenus intermédiaires et supérieures à vivre en ville et empêcher la concentration de catégories à bas revenus dans certains quartiers. Comme indiqué [ailleurs dans le rapport explicatif], ce processus s’inscrit sur le long terme. À court terme, des mesures supplémentaires seront par conséquent nécessaires pour prévenir toute nouvelle dégradation de la situation.

Lorsque le ministre du Logement, de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement décide s’il y a lieu ou non de classer des zones dans lesquelles les exigences visées aux articles 8 et 9 pourront s’appliquer aux personnes en quête de logement, il devra aussi regarder dans quelle mesure les instruments prévus dans la loi sur le logement, déjà en vigueur, produisent des résultats suffisants. C’est pourquoi le gouvernement estime que ce but ne peut pas être atteint par d’autres moyens dans ces zones.

Proportionnalité

L’objectif est d’améliorer la situation dans les zones soumises à de fortes tensions. Les intérêts (partiellement) en jeu sont ceux des personnes en quête d’un logement qui ne remplissent pas les conditions pour recevoir une autorisation de résidence dans les zones classées mais qui sont dépendants de l’offre résidentielle à bon marché pour se loger correctement. La condition préalable qui est explicitement posée pour le classement des zones et l’exercice des pouvoirs visés aux articles 8 et 9 est que les personnes en quête d’un logement qui n’obtiennent pas une autorisation de résidence à la suite de ce classement doivent disposer de suffisamment de possibilités de se loger à leur convenance ailleurs dans la région. Il y a dans une certaine mesure atteinte à leur intérêt à trouver un logement répondant à leurs besoins ; ces personnes sont (temporairement) dans l’incapacité d’emménager dans des zones données sur le territoire de la commune. Dans la mesure où il doit (obligatoirement) exister pour elles des possibilités de se loger ailleurs dans la commune et dans la région, cette restriction est proportionnée au but qu’elle poursuit.

Dans la pratique, la condition de l’existence dans la commune ou dans la région de possibilités suffisantes de trouver un logement répondant à leurs besoins pour les personnes ne remplissant pas les conditions leur permettant de recevoir une autorisation de résidence dans les zones classées limitera la superficie maximale des zones susceptibles d’être classées. Après tout, si le conseil municipal propose pour classement des zones trop nombreuses ou une zone représentant une superficie trop importante par rapport à celle de la commune, les chances que ces personnes trouvent un logement en seront significativement amoindries, si bien que cette condition préalable ne pourra plus être remplie.

Le gouvernement estime qu’il est nécessaire d’adopter les pouvoirs prévus aux articles 8 et 9 de la loi pour atteindre un but légitime, celui d’alléger la pression qui pèse sur les zones urbaines soumises à de fortes tensions, et il pense que ces pouvoirs sont adaptés à cet objectif. En outre, il considère que l’adoption des pouvoirs visés aux articles 8 et 9 de la loi répond aux exigences de subsidiarité et de proportionnalité. La procédure de classement de zones spécifiques prévoit en effet un certain nombre de garanties (procédurales). Ainsi, lorsqu’il demandera le classement d’une zone donnée, le conseil municipal devra convaincre [le ministre] que ce projet de classement constitue une mesure nécessaire et appropriée dans la lutte contre les problèmes urbains et qu’il satisfait aux exigences de proportionnalité et de subsidiarité (article 6 § 1). De plus, il est prévu à l’article 7 que le ministre du Logement, de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement annulera le classement d’une zone s’il n’est plus satisfait aux exigences susmentionnées. »

c) Les débats parlementaires

32. La Chambre basse du Parlement débattit du projet de loi les 6, 7 et 15 septembre 2005. Les parlementaires proposèrent de nombreux amendements. Parmi les amendements adoptés pertinents pour l’espèce figuraient une disposition imposant au ministre du Logement, de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement de s’assurer, avant de classer une zone dans la catégorie des zones nécessitant une autorisation de résidence, que les personnes auxquelles on refuserait une telle autorisation disposeraient toujours de possibilités suffisantes de trouver un logement répondant à leurs besoins ailleurs dans la région (article 6 § 2 de la loi, telle qu’adoptée), ainsi qu’une disposition imposant à toutes les municipalités introduisant un système d’autorisation de résidence de prévoir systématiquement une clause dérogatoire (article 8 § 2 de la loi, telle qu’adoptée).

33. La Chambre basse du Parlement adopta la loi par 132 voix contre 12 (des membres présents et ayant pris part au vote).

34. À la Chambre haute du Parlement, certains parlementaires exprimèrent des préoccupations concernant la compatibilité de la loi avec les traités internationaux relatifs aux droits de l’homme, et en particulier l’article 2 du Protocole no 4 à la Convention et l’article 12 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. En réponse, le gouvernement souligna le rôle de contrôle dévolu au ministre du Logement, de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement et mit en avant la voie de recours que constituait la procédure devant les tribunaux administratifs compétents (mémoire en réponse – Memorie van Antwoord, documents parlementaires, Chambre haute du Parlement (Kamerstukken I) 2005/2006, 30 091, C).

35. Le 20 décembre 2005, à l’issue des débats, la Chambre haute du Parlement adopta la loi par 60 voix contre 11 (des membres présents et ayant pris part au vote).

C. L’arrêté sur le logement de la municipalité de Rotterdam

1. La version de 2003

36. Avant l’entrée en vigueur de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines, l’arrêté sur le logement pris en 2003 par la municipalité de Rotterdam encadrait entre autres l’attribution des logements à loyer modique aux ménages à bas revenus en habilitant le bourgmestre et les échevins à délivrer des autorisations de résidence. Il était interdit d’emménager dans les zones désignées sans autorisation de résidence lorsque le loyer était inférieur à un montant donné. L’arrêté définissait les critères à appliquer par le bourgmestre et les échevins pour la délivrance des autorisations de résidence ; figurait au nombre de ces critères une corrélation entre le loyer et le niveau de revenus ainsi qu’entre le nombre de pièces du logement en question et le nombre de personnes composant le ménage.

37. Le 1er octobre 2004, la municipalité de Rotterdam prit à titre expérimental un arrêté disposant que seuls les ménages ayant des revenus compris entre 120 % du salaire minimum légal et le plafond retenu pour l’assurance maladie publique obligatoire (ziekenfondsgrens, soit environ le double du salaire minimum légal à l’époque) pouvaient prétendre à une autorisation de résidence leur permettant d’emménager dans un logement locatif à loyer modique.

2. La version de 2006

38. En janvier 2006, l’arrêté de 2003 sur le logement fut modifié par l’introduction de règles détaillées pour la mise en œuvre à l’échelon local de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines. Les règles pertinentes pour l’espèce faisaient écho à l’article 8 §§ 1 et 2 de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines (article 2.6 de l’arrêté de 2003 sur le logement).

39. À l’arrêté de 2003 sur le logement vint se substituer, à compter du 1er janvier 2008, un nouvel arrêté sur le logement dans les zones classées de Rotterdam (Huisvestingsverordening aangewezen gebieden Rotterdam). Cet arrêté, qui est toujours en vigueur, comporte des dispositions qui correspondent à celles exposées au paragraphe précédent.

D. Les décisions de classement

40. Le 13 juin 2006, le ministre du Logement, de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement classa au titre de l’article 5 de la loi précitée quatre quartiers de Rotterdam, dont celui de Tarwewijk, ainsi que plusieurs rues, pour une durée initiale de quatre ans. Ces zones classées sont généralement désignées par l’expression anglaise « hotspots », que l’on peut traduire par « quartiers sensibles » en français.

41. En 2010, ces classements furent reconduits pour quatre années supplémentaires, et un cinquième quartier fut classé pour la première fois.

E. L’avis de la Commission sur l’égalité de traitement

42. La commission sur l’égalité de traitement (Commissie Gelijke Behandeling) était un organisme public mis en place en vertu de la loi générale sur l’égalité de traitement (Algemene wet gelijke behandeling). Cet organisme avait pour mission d’enquêter sur les allégations de distinctions (onderscheid) directes et indirectes opérées entre des personnes. Absorbé par l’Institut néerlandais des droits de l’homme (College voor de Rechten van de Mens) en 2012, il cessa alors d’exister.

43. En décembre 2004, la commission sur l’égalité de traitement fut sollicitée par la plateforme de coordination régionale du delta de la Meuse (Regioplatform Maaskoepel), une fédération réunissant des bailleurs sociaux opérant dans la région de Rotterdam, qui lui demanda de se pencher sur l’arrêté expérimental alors en vigueur à Rotterdam (paragraphe 37 ci‑dessus).

44. La commission décida d’inclure dans le champ de son examen le projet de loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines, qui était alors débattu à la Chambre basse du Parlement. Tout en reconnaissant que le projet de loi ne s’appliquait pas à certaines catégories de cas couverts par l’arrêté expérimental, la commission estima qu’elle devait le prendre en compte puisqu’il pouvait être appliqué à des parties entières de la ville.

45. La commission rendit son avis le 7 juillet 2005. Concernant l’application de l’arrêté de 2003 sur le logement avant l’entrée en vigueur de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines, elle estima que les descendants d’immigrants non originaires d’Europe occidentale, comme les personnes d’origine (afkomst) turque, marocaine, surinamienne ou des Antilles néerlandaises, ou encore les familles monoparentales (c’est‑à-dire des mères qui travaillaient et des mères qui vivaient des prestations de la sécurité sociale), étaient surreprésentés dans la catégorie des chômeurs et parmi les personnes gagnant moins de 120 % du salaire minimum légal. Pour cette raison, les mesures en cause constituaient selon elle une distinction indirecte fondée sur la race dans le cas des descendants d’immigrants non européens, et fondée sur le sexe dans le cas des mères qui avaient un emploi. Elle conclut également que ces distinctions n’étaient pas à ses yeux justifiées étant donné que d’autres mesures auraient pu être adoptées en lieu et place de celles en cause ; il aurait par exemple été possible d’exiger de la part des locataires potentiels qu’ils fournissent des lettres de recommandation, de faire effectuer des contrôles réguliers par des fonctionnaires, d’améliorer la qualité de l’habitat, d’exproprier les propriétaires privés possédant des logements insalubres ou de leur racheter ces logements, de lutter contre les locations illégales et contre la sous‑location et de poursuivre activement les locataires se livrant à des incivilités.

46. La commission ajouta que le projet de loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines ne remédiait pas auxdites distinctions indirectes et que la justification avancée dans le rapport explicatif était trop générale.

47. La commission sur l’égalité de traitement s’adressa par écrit à la Chambre basse du Parlement le 5 septembre 2005 en des termes que le Gouvernement qualifie de « plus nuancés ». Ses commentaires furent pris en compte lorsque le projet de loi qui allait être adopté fut débattu au Parlement. La Cour n’a toutefois pas reçu copie de ce document.

III. AUTRES FAITS

A. Le poids des zones classées dans la commune de Rotterdam

48. Selon les chiffres publiés par la municipalité de Rotterdam, en 2010, la commune comptait 289 779 logements, sur lesquels 5 954, soit 2,05 %, étaient situés à Tarwewijk. Le nombre total de logements dans les quatre quartiers qui avaient été classés en 2006 (Carnisse, Hillesluis, Oud-Charlois et Tarwewijk) s’établissait à 23 449, soit 8,01 % du total pour la commune. Si l’on ajoute Bloemhof (classé le 1er juillet 2010), le total se montait à 29 759, soit 10,27 %.

49. Le 1er janvier 2010, la commune de Rotterdam comptait 587 161 habitants. Sur ce total, 11 690 personnes, soit 1,99 %, résidaient à Tarwewijk. Le nombre total d’habitants des quatre quartiers classés en 2006 s’établissait à 45 654, soit 7,77 % de la population totale de la commune. Si l’on ajoute Bloemhof, le total pour les quartiers classés se montait à 59 367, soit 10,11 %.

B. Développements ultérieurs concernant la ville de Rotterdam

1. Le rapport d’évaluation de 2007

50. À l’issue d’une année de mise en pratique de l’autorisation de résidence à Rotterdam, un rapport, établi à la demande du service de la construction et du logement de la ville (Dienst Stedebouw en Volkshuisvesting), fut publié le 6 décembre 2007 par le centre de recherche et de statistiques (Centrum voor Onderzoek en Statistiek), un bureau de conseil et de recherche recueillant des données statistiques et menant des recherches sur les évolutions constatées à Rotterdam notamment dans les domaines de la démographie, de l’économie et de l’emploi (« le rapport d’évaluation de 2007 »).

51. Ce rapport relevait dans les quartiers sensibles un ralentissement des arrivées de nouveaux résidents tributaires des prestations de la sécurité sociale versées au titre de la loi sur le travail et l’aide sociale, mais naturellement pas un arrêt complet de ces arrivées, puisque les personnes vivant depuis au moins six ans à Rotterdam avaient la possibilité de s’y installer.

52. Il en ressortait que, de juillet 2006 à fin juillet 2007, 2 835 demandes d’autorisation de résidence avaient été déposées. Sur ce total, 2 240 autorisations avaient été accordées, 184 avaient été refusées, 16 demandes avaient été rejetées car incomplètes et 395 étaient encore pendantes. La clause dérogatoire (article 8 § 2 de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines) avait été activée dans 38 cas.

53. Ce rapport indiquait par ailleurs que les trois quarts des autorisations de résidence accordées concernaient des logements donnés à bail par des propriétaires privés et que les autres (519) avaient été accordées par l’intermédiaire de bailleurs sociaux (woningcorporaties). Ces derniers sélectionnaient leurs locataires en respectant scrupuleusement les règles officielles, si bien qu’aucun cas de refus d’une autorisation de résidence à des candidats à un logement social n’avait été enregistré.

54. On savait que parmi les personnes qui s’étaient vu refuser une autorisation de résidence, 73 (40 % de tous les cas de refus) avaient pu trouver un logement ailleurs dans des délais assez brefs.

55. Le rapport d’évaluation de 2007 fut présenté au conseil municipal le 15 janvier 2008. Le 24 avril 2008, le conseil municipal vota le maintien en l’état du système d’autorisation de résidence et commanda un nouveau rapport d’évaluation à remettre à la fin de 2009.

2. Le rapport d’évaluation de 2009

56. Un deuxième rapport d’évaluation, demandé lui aussi par le service de la construction et du logement de la ville de Rotterdam, fut publié par le centre de recherche et de statistiques le 27 novembre 2009. Ce rapport couvrait la période courant de juillet 2006 à juillet 2009 (« le rapport d’évaluation de 2009 »), pendant laquelle se sont produits les événements dont la requérante tire grief.

57. Il en ressort que durant cette période, les bailleurs sociaux avaient loué 1 712 logements dans les zones concernées. Étant donné qu’ils ne pouvaient accepter comme locataires que des candidats répondant aux conditions requises pour l’obtention d’une autorisation de résidence, aucun cas de refus d’autorisation n’avait été enregistré dans cette catégorie.

58. Sur les 6 469 demandes d’autorisation de résidence correspondant à des logements loués par des bailleurs privés, 4 980 avaient été acceptées (77 %), 342 rejetées (5 %) et 296 étaient encore pendantes au début de juillet 2009. Par ailleurs, dans 851 cas, l’examen du dossier avait cessé avant l’adoption d’une décision (13 %), le plus souvent parce que ces demandes avaient été retirées ou abandonnées ; on pouvait supposer que nombre de ces demandes auraient en tout état de cause été rejetées. Par conséquent, compte non tenu des cas pendants, environ un cinquième des demandes de cette catégorie soit avaient donné lieu à un refus soit n’avaient pas abouti.

59. Dans 63 % des cas, les demandes d’autorisation de résidence avaient été rejetées pour des motifs liés aux critères de revenus, parfois conjugués à un autre motif ; dans 56 % des cas, le rejet de la demande était exclusivement motivé par le non-respect des critères de revenus.

60. Sur les 342 personnes s’étant vu refuser une autorisation de résidence, environ les deux tiers avaient, d’après ce que l’on savait, réussi à trouver un logement soit dans un autre quartier de Rotterdam (47 %) soit ailleurs aux Pays-Bas (21 %).

61. La clause dérogatoire avait été activée 185 fois, ce qui représentait 3 % du nombre total de demandes portant sur des logements loués par des bailleurs privés. Les autorités l’avaient notamment appliquée pour empêcher des squatters de prendre possession de logements laissés vacants (antikraak), pour loger des immigrants clandestins dont la situation avait été régularisée à la faveur d’une amnistie générale (generaal pardon), des personnes vulnérables qui avaient besoin de la présence d’une assistance à domicile (begeleid wonen), des communautés de personnes vivant dans des logements collectifs (woongroepen) et des start-up, pour reloger (herhuisvesting) des ménages qui avaient été contraints de quitter des logements insalubres voués à la rénovation et pour héberger des étudiants étrangers. De plus, dans un tiers des cas, la clause dérogatoire s’était appliquée parce qu’il n’avait pas été rendu de décision dans les délais voulus.

62. Quatre indicateurs ont été retenus pour l’appréciation des effets de cette mesure : la proportion de résidents tributaires des prestations de la sécurité sociale, au titre de la loi sur le travail et l’aide sociale, rapportée à l’offre de logements convenables ; le sentiment de sécurité ; la qualité du tissu social ; et l’accumulation potentielle de problèmes de logement :

a) Il a été observé que, parmi les zones où s’appliquait l’obligation d’obtenir une autorisation de résidence, le nombre de nouveaux résidents tributaires des prestations de la sécurité sociale au titre de la loi sur le travail et l’aide sociale avait décru plus rapidement dans les quartiers sensibles que dans d’autres parties de Rotterdam. De plus, le nombre de résidents percevant de telles prestations avait également diminué en proportion de la population totale de ces quartiers, même s’il était resté supérieur à celui observé ailleurs.

b) Dans deux des zones où l’obligation d’obtenir une autorisation de résidence avait été introduite, le sentiment de sécurité s’était amélioré plus rapidement que la moyenne mesurée pour Rotterdam. Une amélioration de cet indicateur avait été dans un premier temps relevée à Tarwewijk, mais le sentiment de sécurité y était ensuite retombé au niveau auquel il se situait avant l’introduction de la mesure. Cet indicateur avait même affiché un net recul dans un autre quartier. Toutes les zones où s’appliquait l’obligation d’obtenir une autorisation de résidence demeuraient perçues comme beaucoup moins sûres que Rotterdam dans son ensemble.

c) Concernant la qualité du tissu social, des progrès avaient été observés dans la plupart des zones de Rotterdam où des problèmes existaient précédemment, et notamment à Tarwewijk. Ce rapport faisait néanmoins apparaître que l’effet produit par l’autorisation de résidence à cet égard était limité, car cette disposition avait une incidence sur la sélection des nouveaux résidents mais non sur les résidents vivant déjà dans ces zones.

d) Les problèmes de logement, définis en termes de taux de rotation des occupants, de vacance des logements et d’évolution des prix de l’immobilier résidentiel, avaient quelque peu augmenté dans les zones concernées, et notamment à Tarwewijk, mais dans l’ensemble à un rythme plus lent qu’ailleurs. Les raisons évoquées dans le rapport pour expliquer cette augmentation sont un afflux d’immigrants pour la plupart d’origine extra‑européenne (nieuwe Nederlanders ou « nouveaux Néerlandais ») et de nouveaux résidents temporaires venus d’Europe centrale et orientale ; ces derniers, en particulier, séjournaient en général tout au plus trois mois dans ces quartiers avant de partir s’installer ailleurs, et leur activité économique était plus difficile à étudier car beaucoup d’entre eux travaillaient à leur compte.

63. Les bailleurs sociaux tendaient à voir dans l’obligation d’obtenir une autorisation de résidence une corvée qui occasionnait un surcroît de travail administratif. Ils considéraient cette mesure plutôt comme un instrument utile pour lutter contre les abus commis par les propriétaires privés, à condition qu’elle fût appliquée activement et que les procédures administratives fussent simplifiées. D’autres professionnels du secteur du logement opérant à Rotterdam mentionnaient l’effet dissuasif produit par cette mesure sur les nouveaux candidats à l’installation dans les zones concernées.

64. Le rapport suggérait que l’obligation d’obtenir une autorisation de résidence n’était peut-être plus nécessaire pour l’un des quartiers sensibles existants (qui n’était pas Tarwewijk). En revanche, cinq autres quartiers de Rotterdam affichaient des scores élevés pour trois indicateurs, et un sixième dépassait les valeurs critiques pour les quatre indicateurs.

3. Le rapport d’évaluation de 2011

65. Un troisième rapport d’évaluation, demandé celui-ci par le service de développement de la ville de Rotterdam (département du logement), fut publié en août 2012 par le centre de recherche et de statistiques (deuxième édition révisée). Il couvrait la période comprise entre juillet 2009 et juillet 2011 (« le rapport d’évaluation de 2011 »).

66. Les bailleurs sociaux avaient loué 1 264 logements dans les zones concernées ; comme pendant la période précédente, aucune demande d’autorisation de résidence n’avait été rejetée dans cette catégorie car ces organismes ne pouvaient accepter que des locataires qui remplissaient les conditions requises.

67. On avait dénombré 3 723 demandes d’autorisation de résidence correspondant à des logements loués par des bailleurs privés. Sur ce total, 3 058 demandes avaient été accueillies (82 %), 97 avaient été rejetées (3 %) et 282 étaient encore pendantes au 1er juillet 2011. Par ailleurs, dans 286 cas, l’examen du dossier avait cessé avant l’adoption d’une décision (8%), généralement parce que la demande avait été retirée ou abandonnée. Par conséquent, compte non tenu des cas pendants, environ un dixième des demandes soit avaient été rejetées soit n’avaient pas abouti parce que le ménage concerné était revenu sur sa décision de déménager.

68. Dans 81 % des cas, le rejet de la demande d’autorisation de résidence était lié au non-respect des critères de revenus, parfois combiné à un autre motif. Dans les autres cas, la décision de rejet de la demande avait eu pour motifs le nombre excessif de personnes souhaitant établir leur résidence dans un logement donné, la sous-location illégale de pièces, l’absence de droits de séjour valides ou le fait que le demandeur n’avait pas encore l’âge requis.

69. La clause dérogatoire individuelle avait été activée à 93 reprises ; ce chiffre représentait un peu moins de 3 % du nombre des demandes d’autorisation de résidence qui avaient été acceptées. En outre, 55 réclamations avaient été déposées pour contester des refus et, sur ce chiffre, cinq avaient abouti à la délivrance d’une autorisation de résidence. La clause dérogatoire avait été activée pour des motifs identiques à ceux mentionnés dans le rapport d’évaluation de 2009 (paragraphe 61 ci-dessus).

70. Concernant la qualité du tissu social, Tarwewijk continuait d’afficher le score le plus faible de tous les quartiers de Rotterdam. La cohésion sociale y demeurait très fragile, ce qui s’expliquait par le nombre de déménagements, mais aussi par un désintérêt généralisé pour la participation à la vie sociale. Faute de logements appropriés, ce quartier restait caractérisé par un environnement résidentiel (leefomgeving) très vulnérable.

71. Le rapport d’évaluation de 2011, qui se fondait sur les indicateurs et la méthodologie déjà utilisés pour le rapport précédent, concluait que le système d’autorisation de résidence devait être maintenu à Tarwewijk et dans deux autres zones (dont une où il avait été introduit dans l’intervalle, en 2010) et qu’il devait être supprimé dans deux autres zones et introduit dans une zone où il n’était pas encore en vigueur.

4. Évaluation de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines

72. Le 18 juillet 2012, le ministre de l’Intérieur et des Relations au sein du Royaume (Minister van Binnenlandse Zaken en Koninkrijksrelaties) adressa à la Chambre basse du Parlement un rapport distinct évaluant l’efficacité de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines depuis son entrée en vigueur ainsi que ses effets sur le terrain, conformément à l’article 17 de cette loi (documents parlementaires, Chambre basse du Parlement, no 33 340, no 1). La lettre d’accompagnement rédigée par le ministre exposait l’intention du gouvernement de présenter un projet de loi visant à prolonger la validité de cette loi et précisait qu’un certain nombre de villes concernées avaient formulé des requêtes à cet effet. Le ministre observait que toutes les villes concernées n’avaient pas fait usage de l’ensemble des possibilités que ce texte leur offrait ; en particulier, seule la ville de Rotterdam recourait aux autorisations de résidence pour sélectionner les nouveaux résidents dans des zones données. Cette lettre était accompagnée d’un exemplaire du rapport d’évaluation de 2009 et d’une lettre du bourgmestre et des échevins de Rotterdam qui, entre autres, confirmait qu’il était souhaitable de prolonger au-delà des deux périodes initiales de quatre ans le classement des zones où s’appliquait l’obligation d’obtenir une autorisation de résidence : cette mesure était en effet considérée comme une réussite, et un plan sur vingt ans de rénovation à grande échelle du logement et des infrastructures (le « programme national de saut qualitatif dans le sud de Rotterdam » – Nationaal Programma Kwaliteitssprong Rotterdam Zuid – voir ci-dessous) avait été lancé en 2011 dans les quartiers sud de Rotterdam.

5. Le rapport de l’université d’Amsterdam

73. La requérante comme le Gouvernement ont communiqué un rapport intitulé « Évaluation des effets de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines », qui a été établi par l’institut pour la recherche en sciences sociales de l’université d’Amsterdam (« le rapport de l’université d’Amsterdam »). Ce rapport avait été commandé pour être présenté au Parlement par le ministre de l’Intérieur et des Relations au sein du Royaume, qui l’a publié en novembre 2015.

74. Ce rapport contient 16 pages d’introduction, 116 pages d’analyse et 40 pages de références et d’annexes (tableaux, méthodologie et liste des personnes interrogées). Dans ses parties pertinentes, sa conclusion est ainsi libellée :

« 8. Conclusion

(...)

Dans cette étude, nous avons mis en regard deux catégories : les personnes potentiellement refusées et le groupe témoin. Les personnes potentiellement refusées appartiennent à des ménages qui ne perçoivent aucun revenu du travail et qui résident dans la zone métropolitaine depuis moins de six ans. De ce fait, elles ne peuvent pas prétendre à une autorisation de résidence dans les quartiers classés de Bloemhof, Carnisse, Hillesluis, Oud-Charlois et Tarwewijk. Les membres du groupe témoin ne perçoivent pas non plus de revenus du travail, mais ils satisfont au critère de la durée de résidence.

8.1. Constats

La catégorie des exclus : les personnes potentiellement refusées

Par rapport aux membres du groupe témoin, les personnes potentiellement refusées sont plus souvent des hommes jeunes et vivant seuls. Elles sont aussi plus souvent d’origine étrangère extra-européenne, et encore plus souvent issues des populations migrantes d’origine européenne. Les tendances observées entre 2004 et 2013 font apparaître une forte hausse de la proportion des personnes issues des populations migrantes d’origine européenne dans cette catégorie. Il s’agit principalement de personnes originaires de pays d’Europe de l’Est comme la Pologne, la Bulgarie et la République tchèque.

(...)

Effet sur la situation sur le marché du logement des personnes potentiellement refusées

(...)

Les personnes potentiellement refusées ont tendance à déménager relativement fréquemment et, pendant la période étudiée, leur taux de mobilité a augmenté (passant de 34,5 % en 2004 à 38,1 % en 2013). Ce taux de mobilité élevé semblerait s’expliquer par la composition de cette catégorie (des personnes relativement jeunes et des ménages comptant peu de personnes, et souvent sans enfant). Après correction tenant compte des caractéristiques personnelles, il apparaît que les nouveaux arrivants ont tendance à déménager plus souvent, même au bout d’un an.

(...)

Effet sur les quartiers classés : flux des personnes qui déménagent et composition de la population

(...)

Les évolutions du marché du logement à Rotterdam, y compris celles induites par l’introduction de la loi, ont débouché sur de nouveaux schémas de répartition territoriale des arrivants ne percevant pas de revenus du travail. Une analyse de la dynamique de la population confirme que la hausse de la proportion des personnes potentiellement refusées est généralement la conséquence d’une variation des flux des personnes qui déménagent (et non d’une autre dynamique comme la mobilité sociale descendante de la population résidente).

(...)

Quartiers classés : qualité de vie et sécurité

3a. L’application de cette mesure conformément au chapitre 3 de la loi a-t-elle eu une incidence véritable sur la qualité de vie et la sécurité dans les zones classées ?

En nous appuyant sur un indice de la sécurité (remanié), nous observons que sur la période 2006-2013, les quartiers classés ont vu leur score se dégrader davantage que les autres quartiers de la ville. Nous avons étudié de plus près cette corrélation en comparant les tendances dans tous les quartiers de Rotterdam et en tenant compte du statut des quartiers ainsi que d’autres évolutions sur les marchés du logement. Après ces ajustements, il se confirme que les quartiers concernés par la loi ont connu une évolution nettement plus défavorable que les autres quartiers de Rotterdam.

(...)

Pour conclure, il convient d’observer que la loi n’est pas nécessairement la cause de ces évolutions défavorables. Les changements intervenus dans la politique de la ville, ainsi que dans les domaines de la police et de la justice, de l’éducation, de l’aide sociale, etc., au niveau des quartiers, des communes et du pays sortent du cadre de la présente étude. Ces constats tendent néanmoins à indiquer que la loi n’a pas concouru à la moindre amélioration.

La qualité de vie ailleurs

(...)

3b. Comment la qualité de vie et la sécurité ont-elles évolué dans les quartiers ayant enregistré un afflux considérable de nouveaux arrivants ne réunissant pas les conditions requises pour obtenir une autorisation de résidence ?

(...)

En résumé, il est possible d’affirmer qu’il existe une corrélation légèrement négative entre les variations des arrivées de personnes potentiellement refusées, d’une part, et la qualité de vie et la sécurité dans les quartiers, d’autre part. Cette corrélation n’est toutefois pas uniforme et le lien de causalité n’est pas solidement établi. Bien que la présence de personnes potentiellement refusées puisse engendrer une détérioration de la qualité de vie et de la sécurité dans les quartiers, la corrélation peut aussi fonctionner dans le sens inverse. En effet, de par leur situation sur le marché du logement, qui est déjà délicate et ne cesse de se dégrader, les personnes potentiellement refusées se cantonneront généralement aux quartiers où la qualité de vie et la sécurité sont comparativement en recul. »

6. Le programme national de saut qualitatif dans le sud de Rotterdam

75. Le 19 septembre 2011, le ministre de l’Intérieur et des Relations au sein du Royaume (au nom du gouvernement), le bourgmestre de Rotterdam (au nom de la municipalité de Rotterdam) ainsi que les présidents d’un certain nombre de subdivisions administratives (deelgemeenten) du sud de Rotterdam, d’organismes de logement social et d’établissements d’enseignement signèrent le programme national de saut qualitatif dans le sud de Rotterdam. Ce document dressait l’inventaire des problèmes sociaux dont souffrait l’agglomération urbaine du sud de Rotterdam, qu’il proposait de résoudre en améliorant les possibilités éducatives et économiques et en rénovant ou, si nécessaire, en remplaçant les logements et les infrastructures. Ce programme devait prendre fin en 2030.

76. Le 31 octobre 2012, le ministre de l’Intérieur et des Relations au sein du Royaume, l’échevin de Rotterdam chargé du logement, de l’aménagement du territoire, de l’immobilier et de l’économie locale (wethouder Wonen, ruimtelijke ordening, vastgoed en stedelijke economie) ainsi que les présidents de trois organismes de logement social opérant à Rotterdam signèrent un « Accord concernant l’élan financier à donner au programme de saut qualitatif dans le sud de Rotterdam (2012-2015) » (Convenant betreffende een financiële impuls ten behoeve van de Kwaliteitssprong Rotterdam Zuid (2012-2015)). Cet accord prévoyait une révision, à budget constant, des priorités du financement public des projets de logements et d’infrastructures dans le sud de Rotterdam, ainsi qu’un investissement supplémentaire ponctuel de 122 millions d’euros. Sur cette somme, la municipalité de Rotterdam affectait 23 millions d’euros à cette fin jusqu’en 2014 et 10 autres millions devaient venir s’y ajouter pour la période commençant en 2014. Ces fonds devaient servir à rénover ou à remplacer 2 500 logements dans le sud de Rotterdam. L’État s’engageait à verser 30 millions d’euros. Le reste devait être investi par les organismes de logement social dans des projets relevant de leur champ d’action respectif.

C. Les évolutions ultérieures de la législation

1. La loi prolongeant les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines

77. Le 19 novembre 2013, le gouvernement présenta un projet de loi proposant de modifier la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines (documents parlementaires, Chambre basse du Parlement 2013/2014, 33 797, no 2). Selon le rapport explicatif, ce texte visait à donner aux municipalités le pouvoir de lutter contre les abus commis dans le secteur locatif privé, à élargir leurs pouvoirs d’exécution et à rendre possibles de nouvelles prolongations de ces mesures spéciales.

78. La loi prolongeant les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines (Wet uitbreiding Wet bijzondere maatregelen grootstedelijke problematiek) entra en vigueur le 14 avril 2014. Elle permit de prolonger le classement de zones particulières en vertu de l’article 8 de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines la veille de la date d’expiration de ce classement. Elle autorise la reconduction du classement par périodes successives de quatre ans (article 5 § 2 de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines, tel que modifié).

2. La modification de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines en relation avec l’attribution sélective de logements visant à limiter les nuisances et la délinquance

79. Le législateur a apporté de nouvelles modifications, prenant effet le 1er janvier 2017, à la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines dans le but de permettre une attribution sélective des logements aux fins de limiter les nuisances et la délinquance.

D. Événements ultérieurs concernant la requérante

80. Le 27 septembre 2010, la requérante emménagea dans un logement situé dans la commune de Flardingue. Cette commune fait partie de la région métropolitaine de Rotterdam. La requérante y loue un logement mis à sa disposition par un organisme de logement social financé par l’État.

81. La requérante dit avoir trouvé un travail rémunéré.

82. Le 25 mai 2011, la requérante atteignit le seuil des six années de résidence dans la région métropolitaine de Rotterdam. À partir de cette date, elle pouvait donc prétendre à s’installer dans l’une des zones classées en vertu de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines, et ce quelles que fussent ses sources de revenus.

E. Autres informations soumises par les parties

83. Le Gouvernement déclare qu’entre 2007 et 2010 aucune demande de permis de rénover ou de construire n’avait été déposée pour le logement sis rue A. qu’occupait la requérante à l’époque des faits et qu’aucun permis n’avait non plus été sollicité avant 2007.

84. Jusqu’en 2015, Rotterdam était la seule commune à avoir pleinement fait usage des possibilités qui étaient offertes par la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines. En 2015 et 2016, trois autres communes lui ont emboîté le pas (Nimègue, Capelle aan den IJssel et Flardingue, les deux dernières se situant dans la région métropolitaine de Rotterdam).

IV. LES TRAVAUX PRÉPARATOIRES DE L’ARTICLE 2 DU PROTOCOLE No 4 À LA CONVENTION

85. Les citations qui suivent sont extraites du commentaire article par article contenu dans le rapport du Comité d’experts au Comité des Ministres[2] :

« 16. La troisième modification vient de ce que le texte du Comité ne prévoit pas expressément des restrictions fondées sur les nécessités de la prospérité économique du pays.

Au départ, deux conceptions se sont fait jour au sein du Comité.

Selon certains experts, les nécessités du bien-être économique ne devaient pouvoir justifier des restrictions même limitées au par. 1er que dans la mesure où ces nécessités relèveraient des exigences de l’ordre public.

Selon d’autres experts, les droits définis par le par. 1er de l’article 2 devaient pouvoir faire l’objet de restrictions qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires dans une société démocratique, au bien-être économique du pays. Ces Experts admettaient que le droit de quitter un pays, défini au par. 2, ne pouvait faire l’objet de telles restrictions.

À l’appui de la première de ces deux thèses, les considérations suivantes furent développées :

a) L’inclusion d’une clause restrictive relative à la prospérité économique du pays permettrait en fait aux États de limiter abusivement l’exercice des droits prévus aux paragraphes 1 et 2.

b) Pour éviter cette possibilité d’abus, l’exercice de ces droits ne devrait faire l’objet de restrictions fondées sur les exigences de la prospérité économique que dans la mesure où ces restrictions, prévues par la loi, se justifieraient par la nécessité de protéger l’ordre public.

c) Aux termes du paragraphe 1er de l’article 2, le droit de circuler librement sur le territoire d’un État et d’y choisir librement sa résidence n’est reconnu qu’aux personnes se trouvant régulièrement sur ce territoire. Cette disposition n’empêche pas l’État de réglementer l’entrée des étrangers sur son territoire en tenant compte des intérêts économiques du pays.

d) Le paragraphe 1er de l’article 2 ne garantit en aucune manière à l’étranger se trouvant régulièrement sur le territoire d’un État, le droit d’obtenir une autorisation de travail ou le droit de choisir librement le lieu de son travail. L’État conserve le pouvoir de régler l’octroi aux étrangers de permis de travail, en fonction de la situation économique et sociale.

e) L’inclusion dans la disposition considérée d’une clause restrictive relative à la prospérité économique constituerait une position en retrait par rapport aux principes qui, à l’heure actuelle, sont généralement admis en ce qui concerne la circulation des étrangers. Dans les instruments internationaux récents, les dispositions relatives à la circulation des personnes ne contiennent pas de clauses restrictives concernant spécifiquement les nécessités de la prospérité économique (cf. l’article 1er de la Convention européenne d’Établissement signée à Paris le 13 décembre 1955 [STE no 19] ; l’article 48 du Traité instituant la Communauté Économique Européenne[3] signé à Rome le 25 mars 1957 ; l’article 12, par. 3 du projet de Pacte international des Nations Unies).

f) L’adoption de la thèse adverse permettrait aux États de limiter, au nom des impératifs économiques, la liberté de mouvement, non seulement des étrangers, mais également des nationaux, ce qui constituerait un recul et non un progrès pour la défense des droits individuels.

g) Dans la thèse adverse, il est illogique tout à la fois de prévoir des restrictions d’ordre économique à la liberté de mouvement et du choix de la résidence, et de refuser de telles restrictions en ce qui concerne la liberté de quitter un pays.

h) Il importe de ne pas s’arrêter au précédent que constitue le par. 2 de l’article 8 de la Convention. Le fait que la Convention ne comporte pas de clause restrictive générale, mais des clauses restrictives spécifiques à chaque article, indique qu’il convient de déterminer ces clauses par rapport aux caractéristiques propres à chaque matière.

i) Un expert estimait que dans le système constitutionnel de son pays, des restrictions à la liberté de mouvement et du choix de la résidence ne pouvaient procéder de motifs d’ordre purement économique et que dès lors, il ne pourrait se rallier à l’autre conception.

Les tenants de la deuxième thèse faisaient valoir notamment les arguments suivants :

a) Il est difficile de déterminer les conditions dans lesquelles la notion de « prospérité économique » peut être couverte par la notion d’« ordre public ».

b) En ce qui concerne la référence faite aux instruments internationaux récents, et notamment à la Convention européenne d’Établissement, il importe d’observer qu’aux termes de l’article 2 de cette Convention, chacune des Parties Contractantes ne s’engage à faciliter une résidence prolongée ou permanente sur ses territoires aux ressortissants des autres Parties que « dans la mesure permise par son état économique et social ».

c) Il y a d’autant moins de raisons de s’écarter des clauses restrictives définies à l’article 8, paragraphe 2 de la Convention, que le droit au respect du domicile reconnu par cet article est fort proche du droit au libre choix de la résidence prévu par l’article 2 du projet.

d) À l’encontre des abus auxquels l’inclusion d’une pareille clause pourrait donner lieu, le contrôle susceptible d’être exercé par la Cour et la Commission européennes des Droits de l’homme ainsi que par le Comité des Ministres constitue une solide garantie.

e) Un expert faisait valoir en outre, qu’en ce qui concerne son pays, des raisons d’ordre constitutionnel s’opposeraient à l’acceptation d’un texte qui ne contiendrait pas de clauses permettant certaines restrictions fondées sur les nécessités du bien-être économique.

Finalement, le Comité a décidé de supprimer toute référence dans le par. 3 aux nécessités de la prospérité économique et d’insérer un paragraphe supplémentaire concernant cette question (v. infra par. 18).

17. La quatrième modification concerne la traduction en langue anglaise, de l’expression « ordre public ».

Le Comité a décidé de remplacer dans la version anglaise les mots « law and order » par les mots « ordre public » écrits entre guillemets et en langue française (cf. art. 2, par. 3 du projet de Pacte des Nations Unies).

Il a été entendu par ailleurs qu’au sens de cet article la notion d’ordre public devrait être comprise dans l’acception large généralement admise dans les pays continentaux.

18. La cinquième modification vient de ce que dans la version française l’expression « prévention des infractions pénales » a été jugée préférable à « prévention du crime ». (Cf. art. 5, par. 1 c), 6, par. 2, [article 7 et article 8] de la Conv. ; contra art. 10 et 11 de la Conv.).

À ce propos, un Expert s’est demandé s’il ne fallait pas prévoir également une clause relative aux restrictions nécessitées par la répression des infractions pénales (et non pas seulement par leur prévention).

Le Comité a été d’avis que les exigences nées de la répression de la délinquance étaient couvertes par la notion de maintien de l’ordre public.

Paragraphe 4 du projet du Comité

18. La majorité du Comité s’était prononcée contre l’inclusion d’une clause permettant des restrictions fondées sur les exigences du bien-être économique. Elle admettait toutefois que dans certaines zones il pourrait être nécessaire pour des raisons légitimes et uniquement dans l’intérêt public au sein d’une société démocratique, d’insérer les restrictions qui pourraient ne pas être couvertes par la notion d’ordre public. Le Comité a décidé en conséquence d’insérer un paragraphe supplémentaire prévoyant que les droits reconnus au paragraphe 1er pourraient également, dans certaines zones déterminées, faire l’objet de restrictions qui, prévues par la loi, sont justifiées par l’intérêt public dans une société démocratique.

Le terme zone, dans l’acception du présent article, ne se réfère pas à une entité géographique ou administrative donnée. Le sens de cette condition est que les restrictions doivent être localisées à un périmètre bien défini. »

86. Le Comité des Ministres ouvrit le Protocole à la signature et à la ratification, sans modification, le 16 septembre 1963. Le Protocole entra en vigueur le 2 mai 1968, après avoir reçu cinq ratifications. Le Royaume des Pays-Bas le ratifia le 23 juin 1982.

V. LA PRATIQUE AILLEURS

87. Au Danemark, la loi sur le logement social (Lov om Almene Bolinger) restreint l’accès au logement dans certains ensembles résidentiels comptant une proportion donnée de résidents qui n’ont pas de travail.

88. L’article 51b § 1 de cette loi dispose que le conseil municipal (kommunalbestyrelsen) peut refuser de nouvelles inscriptions sur la liste d’attente des candidats au logement social dans les ensembles présentant « un pourcentage élevé de résidents qui n’ont pas de travail » (en høj andel af personer uden for arbejdsmarkedet) si les intéressés et leurs conjoints ou concubins perçoivent une pension de retraite anticipée servie par un régime public ou dépendent pour vivre des prestations de la sécurité sociale. Un ensemble de logements sociaux est considéré comme présentant « un pourcentage élevé de résidents qui n’ont pas de travail » lorsque, pour un ensemble comptant au moins 1 000 résidents, au moins 40 % de ceux qui sont âgés de 18 à 64 ans « n’ont pas de travail » (article 51b § 3) ou, pour un ensemble comptant au moins 5 000 résidents, au moins 30 % de ceux qui sont âgés de 18 à 64 ans n’ont pas de travail (article 51b § 4). Dans ces cas-là, le conseil municipal est tenu d’attribuer à ces personnes un autre logement situé ailleurs et répondant à leurs besoins (article 51b § 9).

89. L’article 59 § 1 dispose entre autres que les organismes de logement social doivent mettre au moins un quart de leur parc de logements vacants à la disposition du conseil municipal afin que celui-ci puisse répondre à des besoins urgents de logement social. L’attribution des logements s’opère sur la base d’une appréciation des besoins du demandeur ainsi que de la composition de la population du quartier au moment de l’examen du dossier.

90. L’article 59 § 6 indique que, s’ils se situent dans un ensemble de logements sociaux caractérisé par « un pourcentage élevé de résidents qui n’ont pas de travail » (article 51b §§ 3 et 4) ou dans un « ghetto » au sens de l’article 61a, les logements sociaux vacants mis à la disposition du conseil municipal au titre d’autres dispositions, dont l’article 59 § 1, ne seront pas attribués à un demandeur si l’intéressé ou un membre de son ménage :

a) a été reconnu coupable d’une infraction pénale ou libéré d’un établissement pénitentiaire au cours des six derniers mois ;

b) n’a pas atteint l’âge de 18 ans et a été reconnu coupable d’une infraction pénale ou libéré d’un établissement pénitentiaire au cours des six derniers mois ;

c) a été expulsé ou a vu son bail résilié au cours des six derniers mois à la suite d’une faute grave de sa part (grove overtrædelser af god skik og orden) ; ou

d) n’est pas un ressortissant d’un État membre de l’Union européenne, de l’Espace économique européen ou de la Suisse, à moins qu’il ne soit un étudiant inscrit auprès d’un établissement d’enseignement agréé.

91. L’article 61a définit un « ghetto » comme un ensemble de logements sociaux comptant 1 000 habitants ou plus et présentant au moins trois des critères suivants :

« 1. La proportion des immigrants venus de pays non occidentaux et de leurs descendants dépasse 50 % ;

2. La proportion des personnes d’un âge compris entre 18 et 64 ans qui sont hors du marché du travail ou du système éducatif dépasse 40 % (en moyenne sur les deux dernières années) ;

3. La proportion des personnes condamnées en application du code pénal (straffeloven), de la loi sur les armes à feu (våbenloven) ou de la loi sur les stupéfiants (lov om euforiserende stoffer) pour 10 000 habitants âgés de 18 ans et plus dépasse 2,7 % (en moyenne sur les deux dernières années) ;

4. La proportion des personnes d’un âge compris entre 30 et 59 ans qui n’ont pas poussé leurs études au-delà de la période de scolarité obligatoire [c’est-à-dire 9 années d’enseignement élémentaire] dépasse 50 % ;

5. Les revenus moyens des résidents d’un âge compris entre 15 et 64 ans (compte non tenu de ceux qui font des études ou suivent d’autres programmes éducatifs) sont inférieurs à 55 % des revenus moyens de cette même catégorie dans toute la région. »

Selon les chiffres publiés par le gouvernement danois, le Danemark comptait 25 de ces ensembles en décembre 2016, ce qui représente un recul par rapport aux 33 dénombrés en 2012.

92. Depuis le début des années 2000, le gouvernement danois suit une politique destinée à contrecarrer l’apparition de « ghettos ». Les investissements dans un habitat de qualité et dans la rénovation de l’habitat insalubre vont de pair avec l’adoption de mesures ayant pour effet d’interdire aux personnes sans travail de s’y installer.

VI. LE DROIT INTERNATIONAL PERTINENT

93. L’article 12 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques se lit ainsi :

« 1. Quiconque se trouve légalement sur le territoire d’un État a le droit d’y circuler librement et d’y choisir librement sa résidence.

2. Toute personne est libre de quitter n’importe quel pays, y compris le sien.

3. Les droits mentionnés ci-dessus ne peuvent être l’objet de restrictions que si celles-ci sont prévues par la loi, nécessaires pour protéger la sécurité nationale, l’ordre public, la santé ou la moralité publiques, ou les droits et libertés d’autrui, et compatibles avec les autres droits reconnus par le présent Pacte.

4. Nul ne peut être arbitrairement privé du droit d’entrer dans son propre pays. »

94. Dans ses parties pertinentes, l’article 22 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme se lit ainsi :

Article 22
Droit de déplacement et de résidence

« 1. Quiconque se trouve légalement sur le territoire d’un État a le droit d’y circuler librement et d’y résider en conformité des lois régissant la matière.

(...)

3. L’exercice des droits susvisés ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures indispensables dans une société démocratique à la prévention des infractions pénales, à la protection de la sécurité nationale, de la sûreté ou de l’ordre publics, de la moralité ou de la santé publiques, ou des droits ou libertés d’autrui.

4. L’exercice des droits reconnus au paragraphe 1 peut également, dans certaines zones déterminées, faire l’objet de restrictions légales pour causes d’intérêt public. (...) »

EN DROIT

I. SUR L’OBJET DU LITIGE

95. Devant la Grande Chambre, la requérante soutient que, puisque la mesure en cause dépendait à l’évidence de la source de revenus des personnes touchées et se trouvait donc implicitement liée « au sexe, à l’origine sociale et/ou à la race » de ces personnes, l’affaire devrait être examinée sous l’angle de l’article 14 de la Convention, qui interdit la discrimination.

96. Les tiers intervenants, à savoir le Centre des droits de l’homme de l’université de Gand et l’Equality Law Clinic de l’université libre de Bruxelles, invitent également la Cour à examiner l’affaire sous l’angle de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 2 du Protocole no 4. Ils assurent que la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines a produit un impact particulier sur « les personnes pauvres ou désavantagées sur le plan socioéconomique, comme les personnes d’origine extra-européenne, ainsi que sur les parents élevant seuls leurs enfants et vivant des prestations de la sécurité sociale, à l’instar de la requérante » ; à leur avis, cette loi a contribué à la stigmatisation de ceux qui ne remplissaient pas le critère de revenus et a entraîné de ce fait une discrimination fondée sur la pauvreté ou la « position sociale ». Ils notent que la chambre a examiné le grief de la requérante sous l’angle de l’article 2 du Protocole no 4 considéré seul, mais suggèrent que la Grande Chambre pourrait de surcroît l’étudier sur le terrain de l’article 14 de la Convention. Ils invoquent à cet égard le principe, établi par la jurisprudence, selon lequel la Cour est « maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause » et le principe jura novit curia.

97. Le Gouvernement observe que la chambre n’a pas été saisie d’un grief sur le terrain de l’article 14 et que pareil grief ne lui a pas non plus été communiqué.

98. Il est exact que la Cour est maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause et qu’elle n’a donc pas à se considérer comme liée par celle que leur attribuent les requérants ou les gouvernements (voir, parmi beaucoup d’autres, Scoppola c. Italie (no 2) [GC], no 10249/03, § 54, 17 septembre 2009, et Gherghina c. Roumanie (déc.) [GC], no 42219/07, § 59, 9 juillet 2015). Pour autant, la Cour n’a pas toute latitude pour connaître d’un grief sans tenir compte du contexte procédural dans lequel il s’inscrit.

99. Par l’intermédiaire de son avocat, la requérante a tiré argument devant les juridictions nationales de l’article 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (mais non de l’article 14 de la Convention ni de l’article 1 du Protocole no 12), et cet argument a été expressément étudié (puis écarté) par les deux degrés de juridiction. En revanche, et bien qu’elle fût assistée devant la Cour par le même avocat (paragraphes 2, 15 et 17 ci‑dessus), la requérante n’a soulevé de grief de discrimination ni dans sa requête initiale à la Cour ni ultérieurement pendant la procédure devant la chambre. Celle-ci a donc examiné la cause dans les limites définies par la requérante elle-même (comparer avec Mathew c. Pays-Bas, no 24919/03, § 130, CEDH 2005‑IX).

100. Selon la jurisprudence constante de la Cour, l’objet d’une affaire renvoyée devant la Grande Chambre en vertu de l’article 43 de la Convention est délimité par la décision de la chambre sur la recevabilité (voir, parmi beaucoup d’autres, K. et T. c. Finlande [GC], no 25702/94, §§ 140-141, CEDH 2001‑VII, Sommerfeld c. Allemagne [GC], no 31871/96, § 41, CEDH 2003‑VIII (extraits), D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, § 109, CEDH 2007‑IV, Kovačić et autres c. Slovénie [GC], nos 44574/98 et 2 autres, § 194, 3 octobre 2008, Sanoma Uitgevers B.V. c. Pays-Bas [GC], no 38224/03, § 47, 14 septembre 2010, Murray c. Pays-Bas [GC], no 10511/10, § 86, CEDH 2016, et Al-Dulimi et Montana Management Inc. c. Suisse [GC], no 5809/08, § 78, CEDH 2016).

101. Par conséquent, s’il est vrai qu’un grief se caractérise par les faits qu’il dénonce et non par les simples moyens ou arguments de droit invoqués, un requérant, surtout s’il a été représenté tout au long de la procédure, n’en a pas pour autant toute latitude pour modifier devant la Grande Chambre la qualification qu’il avait retenue pour les faits qu’il dénonçait devant la chambre et en référence auxquels la chambre avait déclaré le grief recevable et, le cas échéant, rendu son arrêt sur le fond.

102. Du point de vue de la Cour, le grief formulé sur le terrain de l’article 14 est un grief nouveau qui a été énoncé pour la première fois devant la Grande Chambre. Il s’ensuit que la Cour ne peut pas le prendre en compte à ce stade (voir, mutatis mutandis, entre autres, Kovačić et autres, précité, § 195, et Sanoma Uitgevers B.V., précité, § 48).

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DU PROTOCOLE No 4 À LA CONVENTION

103. La requérante allègue que la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines et l’arrêté de 2003 sur le logement pris par la municipalité de Rotterdam, et en particulier l’article 2 § 6 de celui-ci (tel qu’en vigueur à l’époque), ont emporté violation de ses droits garantis par l’article 2 du Protocole no 4, ainsi libellé :

« 1. Quiconque se trouve régulièrement sur le territoire d’un État a le droit d’y circuler librement et d’y choisir librement sa résidence.

2. Toute personne est libre de quitter n’importe quel pays, y compris le sien.

3. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au maintien de l’ordre public, à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui.

4. Les droits reconnus au paragraphe 1 peuvent également, dans certaines zones déterminées, faire l’objet de restrictions qui, prévues par la loi, sont justifiées par l’intérêt public dans une société démocratique. »

Le Gouvernement conteste cette thèse.

A. Sur l’applicabilité

1. Sur le point de savoir s’il y a eu restriction

104. La chambre a dit ce qui suit (paragraphe 105 de son arrêt) :

« La Cour note d’emblée que la requérante, laquelle, en sa qualité de ressortissante des Pays-Bas, se trouvait régulièrement sur le territoire de cet État, s’est vu refuser une autorisation de résidence qui lui aurait permis d’emménager avec sa famille dans le logement de son choix. Il est implicite que ce logement était accessible pour elle à des conditions qu’elle voulait et pouvait respecter. L’intéressée a donc indubitablement subi une « restriction » dans l’exercice de son droit de « choisir librement sa résidence » au sens de l’article 2 du Protocole no 4. (...) »

105. Ni la requérante ni le gouvernement défendeur n’ont contesté cette conclusion. La Cour, ne voyant aucune raison de revenir de sa propre initiative sur cette conclusion, la fait sienne.

2. Sur le point de savoir lequel, du troisième ou du quatrième paragraphe de l’article 2 du Protocole no 4, doit s’appliquer

106. La chambre a dit ce qui suit (paragraphe 106 de son arrêt) :

« La restriction litigieuse porte uniquement sur le droit de la requérante de choisir librement sa résidence, et non sur son droit de circuler librement ou sur son droit de quitter le pays. Elle ne vise pas un ou des individus en particulier mais revêt une portée générale dans certaines zones définies (c’est-à-dire à l’intérieur de périmètres bien délimités dans la ville de Rotterdam). La Cour entend donc l’examiner sous l’angle du quatrième paragraphe de l’article 2 du Protocole no 4, qui est en lien direct avec le paragraphe premier, plutôt que sous l’angle du troisième paragraphe de cet article. »

107. La requérante soutient que c’est le troisième paragraphe de l’article 2 du Protocole no 4 qui trouve à s’appliquer. À son avis, les travaux préparatoires relatifs à cet article ainsi que la jurisprudence de la Cour – en particulier les arrêts Olivieira c. Pays-Bas (no 33129/96, CEDH 2002‑IV) et Landvreugd c. Pays-Bas (no 37331/97, 4 juin 2002) – donnent à penser que le quatrième paragraphe ne pourrait s’appliquer que dans des « situations exceptionnelles », expression qui renvoie selon elle à « une situation d’urgence grave (et temporaire) ».

108. Le Gouvernement estime quant à lui que c’est le quatrième paragraphe qui doit s’appliquer. Il observe que ce paragraphe fait uniquement référence au paragraphe premier de l’article, alors que le troisième paragraphe renvoie également au deuxième. Il soutient aussi que le quatrième paragraphe correspond mieux aux circonstances de la cause à la lumière du sens ordinaire des mots utilisés ; il précise que les rédacteurs ont ajouté ce paragraphe car ils entendaient ainsi permettre la mise en œuvre de politiques visant à combattre le surpeuplement et à promouvoir une bonne répartition de certaines catégories de population pour des raisons socioéconomiques.

109. La Cour ne décèle dans les travaux préparatoires relatifs à cet article rien qui indiquerait que le quatrième paragraphe n’était destiné à être utilisé que dans des situations d’urgence grave et temporaire. Au contraire, il ressort de ces travaux que l’ajout du quatrième paragraphe a été motivé par la volonté de prévoir pour le droit de circuler librement et de choisir librement sa résidence des restrictions fondées sur les exigences du « bien‑être économique » alors qu’il était exclu que des justifications d’ordre économique puissent étayer des restrictions au droit de quitter son pays (rapport du Comité d’experts au Comité des Ministres, rapport H (65) 16 du 18 octobre 1965, §§ 15 et 18 – paragraphe 85 ci-dessus). Les arrêts Olivieira et Landvreugd rendus par la Cour ne viennent pas non plus à l’appui de la thèse de la requérante car ni l’un ni l’autre ne réservent l’application du quatrième paragraphe aux « situations d’urgence » ni ne qualifient les problèmes causés par la toxicomanie dans le centre et le sud-est d’Amsterdam de « graves et temporaires ».

110. Compte tenu des faits portés à sa connaissance, la Cour juge plus approprié d’examiner l’affaire sous l’angle du quatrième paragraphe de l’article 2 du Protocole no 4. Les troisième et quatrième paragraphes de cet article étant de rang égal puisqu’ils prévoient tous deux des restrictions autonomes à l’exercice des droits énoncés au paragraphe premier, et ces deux paragraphes ayant une portée différente (le troisième prévoyant des restrictions à des fins spécifiques sans en limiter géographiquement l’application tandis que le quatrième prévoit plus généralement des restrictions « justifiées par l’intérêt public » mais ayant une portée géographique limitée), il n’y a donc pas lieu d’examiner aussi la cause sous l’angle du troisième paragraphe.

B. Sur le fond

1. Sur le point de savoir si la restriction était « prévue par la loi »

111. La chambre a dit ce qui suit (paragraphe 108 de son arrêt) :

« Il ne fait aucun doute que l’imposition de l’obligation d’obtenir une autorisation de résidence dans les zones concernées était prévue par le droit interne, à savoir la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines ainsi que l’arrêté de 2003 sur le logement pris par la municipalité de Rotterdam (dans sa version de 2006, en vigueur à l’époque des faits). »

112. Pendant l’audience devant la Grande Chambre, le représentant de la requérante a argué que cette dernière ne pouvait pas encore prévoir la restriction en cause au moment où elle s’était installée à Tarwewijk, en 2005. Il a soutenu que le projet de loi qui devait plus tard devenir la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines n’avait pas encore été présenté au Parlement lorsque la requérante avait emménagé dans le quartier de Tarwewijk, à Rotterdam, en mai 2005, précisant que cette présentation n’était intervenue qu’ultérieurement. Il a ajouté que la requérante ne pouvait pas non plus prévoir que Tarwewijk serait classé en application de cette loi, qu’aucun régime transitoire ne serait instauré pour les personnes qui résidaient dans un quartier classé au moment de son classement, ni que la clause dérogatoire serait appliquée de manière aussi restrictive.

113. Le Gouvernement soutient que la restriction en cause était fondée sur une loi adoptée par le Parlement, la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines, ainsi que sur l’arrêté de 2003 sur le logement pris par la municipalité de Rotterdam, ce dernier ayant été complété par des dispositions régissant le traitement des demandes d’autorisation de résidence. Il ajoute que tous ces éléments ont été rendus publics. Il indique en outre que le classement du quartier de Tarwewijk décidé par le ministre avait fait l’objet d’une publication sous la forme d’un document parlementaire et que cette information était donc, elle aussi, accessible au public. Il considère par conséquent que les exigences d’accessibilité et de prévisibilité ont été honorées.

114. La Cour note que la requérante ne conteste pas qu’elle a pu avoir accès à la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines ainsi qu’aux dispositions réglementaires fondées sur cette loi tant qu’elles ont été applicables. La Cour estime donc que la requérante était en mesure de régler sa conduite et de prévoir avec une parfaite clarté, en s’entourant au besoin de conseils éclairés, les conséquences susceptibles de découler de ses actes. L’exigence de « prévisibilité », dont la Cour a dit qu’elle constitue un aspect de la règle plus générale voulant qu’une atteinte à un droit protégé par la Convention, pour autant qu’elle est permise, soit « prévue par la loi » (l’expression française « prévue(s) par la loi » correspond aux expressions anglaises « in accordance with law », « in accordance with the law » et « prescribed by law » ; The Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1), 26 avril 1979, §§ 49-50, série A no 30), ne peut pas être interprétée comme commandant que les modalités d’application d’une loi soient prévisibles avant même que son application à une affaire donnée ne se concrétise.

2. Sur le point de savoir si la restriction servait « l’intérêt public »

115. La chambre a dit ce qui suit (paragraphe 110 de son arrêt) :

« La restriction en cause avait pour but d’inverser le mouvement de déclin des zones urbaines déshéritées et d’améliorer de manière générale la qualité de vie. Il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’un objectif légitime, pour le législateur comme pour les urbanistes. D’ailleurs, la requérante ne dit pas le contraire. »

116. Ni la requérante ni le gouvernement défendeur n’ont contesté cette conclusion. La Cour ne voit aucune raison de revenir dessus de sa propre initiative et estime donc, à l’instar de la chambre, que la restriction en cause servait « l’intérêt public ».

3. Sur le point de savoir si la restriction était « justifiée dans une société démocratique »

a) L’arrêt de la chambre

117. Partant de la prémisse selon laquelle il doit exister un « rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé », la chambre a recherché si la restriction en cause était justifiée au regard des principes qu’elle a déduits de la jurisprudence élaborée par la Cour relativement aux articles 8 de la Convention et 1 du Protocole no 1 dans le domaine du logement et des politiques économiques et sociales.

118. La chambre a dit que l’État défendeur était en principe en droit d’adopter la législation et la politique en cause. Elle a observé que la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines était destinée à remédier aux problèmes sociaux grandissants que rencontraient certaines zones urbaines de Rotterdam. Elle a constaté que cette loi imposait au ministre compétent de rendre compte tous les cinq ans devant le Parlement de l’efficacité de la restriction en cause, laquelle était encadrée par des limitations d’ordre géographique et temporel. De plus, cette loi prévoyait des garanties : en premier lieu, elle imposait au conseil municipal de convaincre le ministre qu’une offre suffisante de logements de remplacement demeurait disponible (article 6 § 2) ; en deuxième lieu, elle disposait que le classement d’une zone en vertu de cette loi serait annulé si l’offre de logements de remplacement pour les personnes concernées n’était pas suffisante (article 7 § 1 b)) et, en troisième lieu, elle comportait une clause dérogatoire individuelle, énoncée à l’article 8 § 2. Aux yeux de la chambre, ni les critiques formulées à l’égard de cette loi pendant le processus législatif ni l’existence d’autres solutions qui auraient permis d’atteindre le résultat souhaité n’autorisaient à conclure que les décisions de politique publique qui avaient été prises par les autorités néerlandaises étaient manifestement dépourvues de base raisonnable.

119. Pour en venir aux circonstances particulières de l’espèce, c’est‑à‑dire à l’application de la mesure générale au cas de la requérante, la chambre a noté que le refus d’une autorisation de résidence qui avait été opposé à la requérante était conforme à la législation et à la politique en vigueur. Elle a rappelé que la requérante avait argué que le logement sis rue B. était plus spacieux, comportait un jardin et se trouvait apparemment en meilleur état, mais sans toutefois expliquer pour quelles raisons elle souhaitait vivre à Tarwewijk alors qu’elle aurait pu emménager dans d’autres zones de la région métropolitaine de Rotterdam situées en dehors de celles qui avaient été classées en vertu de la loi.

120. S’appuyant en outre sur le fait que la requérante pouvait prétendre au regard de la loi à une autorisation de résidence depuis mai 2011, date à laquelle elle avait atteint le seuil des six années consécutives de résidence dans la région métropolitaine de Rotterdam, mais qu’elle avait malgré tout choisi de résider dans un logement situé à Flardingue plutôt que dans l’une des zones classées sur le territoire de la commune de Rotterdam, la chambre a conclu à la non-violation de l’article 2 du Protocole no 4.

b) Thèses des parties

121. La requérante conteste l’approche de la chambre, selon laquelle plus les justifications d’ordre général invoquées à l’appui d’une mesure générale sont convaincantes, moins la Cour attache d’importance à l’impact de cette mesure dans un cas particulier. Elle estime pour sa part que les travaux préparatoires de l’article 2 du Protocole no 4 auraient justifié que la chambre conclût que cet article consacrait des droits « quasi absolus », qui ne pourraient être restreints pour des motifs économiques.

122. Elle ajoute que ce n’est pas parce qu’une mesure revêt une portée générale que cela en soi justifie ou nécessite de l’appliquer au niveau individuel. Quelle que soit l’ampleur de la marge d’appréciation laissée à l’État en la matière, toute restriction imposée au niveau individuel doit à ses yeux être étayée par des motifs pertinents et suffisants.

123. La requérante admet que les décisions de politique publique prises en général par les autorités néerlandaises n’étaient pas manifestement dépourvues de fondement raisonnable, mais elle remet en cause leurs effets : elle estime que les problèmes étaient trop vastes pour que l’on pût y remédier par une simple limitation de l’arrivée de nouveaux résidents percevant des prestations de la sécurité sociale pour tout revenu. Elle cite le rapport établi par l’université d’Amsterdam en novembre 2015 (paragraphe 74 ci-dessus), selon lequel les restrictions au droit de choisir librement sa résidence n’ont pas entraîné d’amélioration vérifiable de la qualité de vie dans les quartiers en question. De son point de vue, le faible taux de refus des autorisations de résidence témoigne lui aussi du manque d’efficacité de cette mesure, de même que la décision des autorités de ne plus appliquer la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines comme un instrument autonome mais de l’inscrire dans le cadre d’un programme échelonné sur vingt ans. De plus, la requérante considère que la clause dérogatoire individuelle n’a été que trop rarement appliquée.

124. Concernant sa propre situation, la requérante indique qu’elle-même et ses enfants résidaient déjà à Tarwewijk lorsque l’obligation de détenir une autorisation de résidence a été introduite dans ce quartier. Elle se décrit comme une citoyenne exemplaire qui n’avait aucun antécédent judiciaire et ne constituait aucunement une menace pour l’ordre public.

125. Pour finir, la requérante déclare qu’elle n’avait nulle obligation de justifier son choix de résidence.

126. De son côté, le Gouvernement explique qu’il s’est trouvé confronté dans certaines agglomérations urbaines à un phénomène de migration sélective : les ménages aisés avaient tendance à quitter ces quartiers tandis que les habitants qui y restaient et les nouveaux arrivants se situaient souvent dans les tranches de revenus inférieures et dépendaient pour vivre des prestations de la sécurité sociale. Il ajoute que la concentration de demandeurs de prestations qui en est résultée a alourdi d’autant la charge pesant sur les dispositifs de sécurité sociale. Parallèlement, les aides aux services et aux activités économiques productives s’en seraient trouvées nettement comprimées, ce qui aurait entraîné une stagnation de l’économie locale. Selon le Gouvernement, vivre dans l’un de ces quartiers constituait un frein à l’intégration et pouvait conduire à l’isolement social.

127. Le Gouvernement a estimé que, pour inverser cette tendance, il fallait restreindre temporairement dans certaines zones les arrivées de personnes appartenant aux catégories défavorisées. Il entendait ainsi accorder à ces quartiers un peu de « répit » pour laisser aux autres mesures destinées à introduire des améliorations durables le temps de porter leurs fruits.

128. Le Gouvernement précise que, pour pouvoir envisager d’appliquer les dispositions visées aux articles 8 et 9 de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines, il fallait préalablement avoir expérimenté d’autres mesures, comme la lutte contre la suroccupation illégale des logements et contre les pratiques des propriétaires indélicats, le lancement d’initiatives conjointes entre les éducateurs et la police, la mise en place de mesures éducatives et la réalisation d’investissements publics dans l’amélioration de l’habitat insalubre, et en avoir constaté l’insuffisance. Aux yeux du Gouvernement, les dispositions prévues dans cette loi constituaient donc la dernière phase d’une approche intégrée de lutte contre les problèmes des agglomérations urbaines.

129. Le Gouvernement ajoute que le conseil municipal était tenu de convaincre le ministre de la nécessité du classement en vertu de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines. Selon lui, en l’occurrence, le ministre avait été convaincu que les zones concernées souffraient de problèmes d’ordre social, économique et territorial cumulés avec le chômage, la dépendance envers les prestations de la sécurité sociale, le déclin économique et la paupérisation, et que les efforts déployés par des moyens conventionnels n’étaient pas suffisants.

130. Le Gouvernement indique que les mesures visées aux articles 8 et 9 de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines revêtaient un caractère temporaire : les classements étaient valables pendant une période de quatre ans au maximum. Il admet certes que ces classements pouvaient être prolongés mais il précise que cette prolongation nécessitait d’effectuer tous les quatre ans une nouvelle appréciation détaillée de la situation.

131. De plus, conformément à la loi, il aurait été établi qu’une offre suffisante de logements convenables demeurait dans la région pour les personnes en quête d’un logement qui ne pouvaient obtenir une autorisation de résidence en raison du classement d’une zone donnée.

132. Au moment des faits litigieux, la requérante n’aurait pas rempli les conditions requises pour recevoir une autorisation de résidence, faute de tirer ses revenus d’un emploi et de totaliser six années de résidence dans la région métropolitaine de Rotterdam. Il ressortirait en outre des rapports d’évaluation de 2009 et de 2011 que la clause dérogatoire aurait été activée dans quelque 3 % des cas d’attribution d’une autorisation de résidence correspondant à un logement loué par un propriétaire privé (paragraphes 61 et 69 ci-dessus). L’activation de la clause dérogatoire individuelle aurait eu vocation à rester exceptionnelle si l’on voulait préserver l’efficacité de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines : l’application de cette clause aurait par exemple été envisagée si l’emménagement dans un logement situé dans une zone classée constituait le seul moyen de remédier à une situation d’urgence grave, médicale ou autre, ou si le service de l’inspection des bâtiments et des logements avait déclaré un logement impropre à l’habitation et que son occupant se retrouvait ainsi sans toit. Or nulle circonstance impérieuse de la sorte n’aurait été constatée dans le cas de la requérante.

133. Le fait que la requérante résidait à Tarwewijk avant l’entrée en vigueur de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines n’aurait pu revêtir un caractère décisif. En effet, les résidents des zones classées souhaitant déménager mais ne remplissant pas les conditions requises pour recevoir une autorisation de résidence auraient eu toute latitude pour s’installer dans une habitation disponible en dehors des zones classées et auraient ce faisant contribué à la réalisation des objectifs visés par la loi.

134. Il n’aurait pas été démontré que le logement que la requérante louait dans la rue A. était en si piètre état qu’il était dangereux pour la santé. Contrairement à ce qui se déduit implicitement de la thèse de la requérante, son propriétaire n’aurait pas sollicité de permis de construire, ce qu’il aurait dû faire avant d’entreprendre des travaux de rénovation conséquents. À défaut, la requérante aurait pu prendre elle-même contact avec le service d’inspection des bâtiments et des logements (Dienst Bouw. en Woningtoezicht) de la municipalité de Rotterdam, lequel aurait été habilité à contraindre son propriétaire à mettre le logement en conformité avec les normes en vigueur ; or elle n’en aurait rien fait. Les juridictions nationales n’auraient pas non plus constaté l’existence d’un risque pour la santé. La section du contentieux administratif aurait observé que le bourgmestre et les échevins auraient eu pour politique de réserver l’activation de la clause dérogatoire aux situations intolérables, comme les cas de violences, et qu’ils auraient été en droit de s’abstenir de l’activer dans le cas de la requérante.

135. La requérante n’aurait jamais indiqué quelles démarches elle avait entreprises afin de trouver un autre logement dans la région métropolitaine de Rotterdam. La probabilité de trouver un logement d’un loyer abordable aurait été différente suivant la zone de recherche et les délais d’attente auraient été extrêmement variables. Qui plus est, le Gouvernement estime que si le logement de la rue A. représentait réellement un risque pour la santé, la requérante aurait pu solliciter un traitement prioritaire de sa demande ; or elle n’aurait pas démontré l’avoir fait.

c) Appréciation de la Cour

i. Principes généraux

136. La Cour rappelle d’emblée que la Convention ne permet pas l’actio popularis. Selon sa jurisprudence constante, lorsqu’elle se trouve saisie d’une affaire qui tire son origine d’une requête individuelle introduite en vertu de l’article 34 de la Convention, la Cour a pour tâche non pas d’examiner le droit interne dans l’abstrait mais de rechercher si la manière dont ce droit a été appliqué au requérant ou l’a touché a emporté violation de la Convention (voir, entre autres, Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 39 in fine, série A no 18, Minelli c. Suisse, 25 mars 1983, § 35, série A no 62, N.C. c. Italie [GC], no 24952/94, § 56, CEDH 2002‑X, Krone Verlag GmbH & Co. KG c. Autriche (no 4), no 72331/01, § 26, 9 novembre 2006, Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, § 33, CEDH 2008, Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 116, CEDH 2012, Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 101, CEDH 2014, Perinçek c. Suisse [GC], no 27510/08, § 136, CEDH 2015 (extraits), et Roman Zakharov c. Russie [GC], no 47143/06, § 164, CEDH 2015).

137. La Cour rappelle ensuite le caractère fondamentalement subsidiaire de son rôle. Conformément au principe de subsidiarité, il incombe en premier lieu aux Parties contractantes de garantir le respect des droits et libertés définis dans la Convention et ses Protocoles, et elles disposent pour ce faire d’une marge d’appréciation soumise au contrôle de la Cour. Les autorités nationales jouissent d’une légitimité démocratique directe et, ainsi que la Cour l’a affirmé à maintes reprises, se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur les besoins et contextes locaux. Lorsque des questions de politique générale sont en jeu, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans un État démocratique, il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle du décideur national (voir, entre autres, Hatton et autres c. Royaume-Uni [GC], no 36022/97, § 97, CEDH 2003‑VIII, Gorraiz Lizarraga et autres c. Espagne, no 62543/00, § 70, CEDH 2004‑III, Stec et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 52, CEDH 2006‑VI, et Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, § 98, 25 octobre 2012). Le législateur doit disposer d’une grande latitude pour mener une politique économique et sociale : la Cour a déclaré à maintes reprises respecter la manière dont il conçoit les impératifs de l’« utilité publique » ou de l’« intérêt général », sauf si son jugement se révèle manifestement dépourvu de base raisonnable (voir, entre autres et mutatis mutandis, Hutten-Czapska c. Pologne [GC], no 35014/97, § 166, CEDH 2006‑VIII, Andrejeva c. Lettonie [GC], no 55707/00, § 83, CEDH 2009, Carson et autres c. Royaume-Uni [GC], no 42184/05, § 61, CEDH 2010, Khoroshenko c. Russie [GC], no 41418/04, § 120, CEDH 2015, et Dubská et Krejzová c. République tchèque [GC], nos 28859/11 et 28473/12, § 179, CEDH 2016).

138. La marge d’appréciation du législateur s’applique en principe tant à la décision de légiférer ou non sur un sujet donné que, le cas échéant, aux règles détaillées édictées pour ménager un équilibre entre les intérêts publics et les intérêts privés en conflit. Les choix opérés par le législateur en la matière n’échappent pas pour autant au contrôle de la Cour. Il incombe à celle-ci d’examiner attentivement les arguments dont le législateur a tenu compte pour parvenir aux solutions qu’il a retenues et de rechercher si un juste équilibre a été ménagé entre les intérêts de l’État et ceux des individus directement touchés par les solutions en question (voir, entre autres et mutatis mutandis, Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC], no 48876/08, § 108, CEDH 2013 (extraits), S.H. et autres c. Autriche [GC], no 57813/00, § 97, CEDH 2011, et Parrillo c. Italie [GC], no 46470/11, § 170, CEDH 2015).

139. La Cour a dit dans le contexte de l’article 1 du Protocole no 1 que des domaines tels que le logement, qui est considéré dans les sociétés modernes comme un besoin social primordial et qui occupe une place centrale dans les politiques sociales et économiques des États contractants, appellent souvent une certaine forme de régulation de la part de l’État. Dans ce domaine, le point de savoir si oui ou non, et si oui quand, l’on peut laisser entièrement jouer les forces du marché ou s’il faut un contrôle de l’État, ainsi que le choix des mesures propres à répondre aux besoins en logement de la communauté et du moment où les mettre en œuvre, impliquent nécessairement de prendre en compte des questions sociales, économiques et politiques complexes. Plus précisément, la Cour a reconnu que, dans un domaine aussi complexe et délicat que celui du développement des grandes villes, l’État disposait d’une ample marge d’appréciation dans la mise en œuvre de sa politique d’urbanisme (Ayangil et autres c. Turquie, no 33294/03, § 50, 6 décembre 2011).

140. Pour en venir aux questions soulevées par la présente affaire, la Cour relève tout d’abord l’interaction apparente entre le droit de chacun de choisir librement sa résidence et le droit au respect du « domicile » et de la « vie privée », garanti par l’article 8 de la Convention. D’ailleurs, la Cour a déjà en une occasion appliqué directement le raisonnement relatif au droit au respect du domicile à un grief qui avait été formulé sur le terrain de l’article 2 du Protocole no 4 (Noack et autres c. Allemagne (déc.), no 46346/99, CEDH 2000‑VI).

141. Elle ajoute toutefois que, sous l’angle de l’article 2 § 4 du Protocole no 4, il n’est pas possible d’appliquer le même critère que celui utilisé sur le terrain de l’article 8 § 2, nonobstant l’interaction existant entre ces deux dispositions. Elle a déjà dit que l’article 8 ne saurait s’interpréter comme consacrant un droit de vivre à un endroit en particulier (Ward c. Royaume-Uni, (déc.) no 31888/03, 9 novembre 2004, et Codona c. Royaume-Uni (déc.), no 485/05, 7 février 2006). En revanche, le droit de choisir librement sa résidence se trouve au cœur de l’article 2 § 1 du Protocole no 4, et cette disposition serait vidée de son sens si elle n’exigeait pas en principe des États contractants qu’ils prennent en compte les préférences individuelles en la matière. Partant, toute exception à ce principe doit être dictée par l’intérêt public dans une société démocratique.

ii. Application des principes susmentionnés

α) Cadre législatif et politiques publiques

142. Concernant la législation et les politiques publiques pertinentes en l’espèce, la Cour observe tout d’abord que les autorités nationales ont été appelées à remédier à des problèmes sociaux grandissants dans certains quartiers urbains de Rotterdam, problèmes qui s’expliquaient par une paupérisation due au chômage ainsi que par une tendance à la délocalisation des activités économiques prospères (paragraphe 26 ci-dessus). Elles ont cherché à inverser ce mouvement en favorisant l’installation de nouveaux résidents tirant leurs revenus de leur propre activité économique lucrative (paragraphes 28 et 29 ci-dessus). Elles entendaient ainsi favoriser la diversité et contrecarrer la stigmatisation de certaines zones urbaines, lesquelles étaient considérées comme ne pouvant convenir qu’aux plus démunis. C’est à cette fin que la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines a été adoptée.

143. La requérante ne nie pas qu’une intervention des autorités publiques était nécessaire : pour la Cour, c’est ce que la requérante veut dire lorsqu’elle reconnaît que la législation en cause n’était pas « manifestement dépourvue de base raisonnable ». En revanche, la requérante critique les choix qui ont été opérés dans la législation et qui, à son avis, imposent un fardeau injuste aux personnes percevant des prestations de la sécurité sociale pour tout revenu.

144. La Cour observe que le système mis en place par la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines ne prive personne de logement et ne contraint personne à quitter son habitation. De plus, la mesure prévue par cette loi n’a d’incidence que sur les personnes qui se sont installées relativement récemment dans la région métropolitaine de Rotterdam : les habitants qui vivent depuis au moins six années dans la région peuvent prétendre à une autorisation de résidence quelles que soient leurs sources de revenus. Dans ces conditions, ce délai n’apparaît pas excessif. La Cour estime que ces considérations sont pertinentes pour son appréciation de la proportionnalité de la mesure en cause.

145. L’idée-force de la thèse défendue par la requérante est que les mesures qui ont été mises en œuvre à Rotterdam en application de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines n’ont pas produit les effets recherchés. Elle cite à l’appui de ses dires le rapport établi par l’université d’Amsterdam en novembre 2015 (paragraphe 74 ci-dessus), selon lequel, d’après l’interprétation que la requérante en donne, la qualité de vie dans les quartiers concernés n’a pas connu d’amélioration vérifiable à la suite des restrictions litigieuses apportées au droit de choisir librement sa résidence.

146. Si les deux parties invoquent les constats exposés dans le rapport de l’université d’Amsterdam, la Cour relève que celui-ci a été établi postérieurement aux décisions qui sont pertinentes pour la requête dont est saisie la Cour et couvre la période comprise entre 2006 et 2013 ; il livre donc une appréciation a posteriori des effets de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines.

147. La Cour considère que, dans la mesure où elle est appelée à apprécier des choix opérés dans le domaine socioéconomique, elle doit en principe s’appuyer sur la situation telle qu’elle se présentait aux autorités à l’époque des faits et non se fonder, avec le bénéfice du recul, sur celle qui prévalait à une date ultérieure (voir, mutatis mutandis, Lithgow et autres c. Royaume-Uni, 8 juillet 1986, § 132, série A no 102). La Cour ne décèle aucune raison d’opter pour une autre démarche en l’espèce.

148. Par conséquent, le rapport de l’université d’Amsterdam n’est pas pertinent pour l’appréciation de la proportionnalité à laquelle la Cour doit se livrer. En tout état de cause, la Cour note qu’elle ne peut en l’espèce considérer que les faits établis dans ce rapport prouvent qu’à l’époque à laquelle ils ont été opérés, les choix de politique publique en cause étaient clairement mauvais ou ont produit des effets négatifs disproportionnés au niveau individuel pour les personnes concernées. La Cour observe également, en particulier, que ledit rapport constate que la composition socioéconomique des quartiers auxquels la loi s’applique commence à évoluer : une plus grande proportion des nouveaux arrivants qu’auparavant ont un emploi. Elle relève de plus qu’il n’y a pas de données disponibles concernant les effets produits par d’autres mesures sur la sécurité et la qualité de vie.

149. La Cour note en outre que, dans la commune de Rotterdam, les autorités nationales ont prolongé les dispositions inscrites dans la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines en les rattachant à un programme échelonné sur vingt ans qui prévoit des investissements publics importants (paragraphes 75 et 76 ci-dessus). De plus, ces dernières années, d’autres communes, dont deux situées dans la région métropolitaine de Rotterdam, ont adopté des mesures similaires en application de cette loi (paragraphe 84 ci-dessus). Il apparaît donc que, au contraire de la requérante, les autorités nationales estiment que les mesures adoptées sont efficaces.

150. Il ressort de l’historique de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines que le Conseil d’État a examiné de façon approfondie le projet de loi, que le gouvernement a répondu aux préoccupations de ce dernier (paragraphes 23 et 24 ci-dessus), et que le Parlement lui-même était soucieux de limiter les effets négatifs éventuels de ce texte. Au demeurant, l’introduction de trois garanties dans la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines, garanties qui ont été identifiées par la chambre (paragraphe 118 ci-dessus), doit beaucoup à l’intervention directe du Parlement (paragraphe 32 ci-dessus). La Cour va maintenant se pencher sur ces garanties intégrées dans la loi elle-même (paragraphe 21 ci-dessus).

151. Pour commencer, la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines reconnaît des droits aux personnes étant dans l’impossibilité de trouver un logement répondant à leurs besoins : premièrement, l’article 6 § 2 impose au conseil municipal de démontrer de manière convaincante au ministre qu’une offre de logements suffisante demeure à l’échelle locale pour les personnes ne réunissant pas les conditions ouvrant droit à une autorisation de résidence ; et, deuxièmement, l’article 7 § 1 b) prévoit que le classement d’une zone en vertu de cette loi sera annulé si l’offre locale de logements de remplacement pour les personnes concernées n’est pas suffisante.

152. La restriction en cause demeure encadrée par des limitations temporelles et géographiques, le classement des zones concernées n’étant valable que pour une ou plusieurs périodes de quatre ans au maximum à chaque fois (article 5 § 2 de la loi).

153. L’article 17 de cette loi impose au ministre compétent de rendre compte tous les cinq ans au Parlement de l’efficacité de cette loi et de ses effets sur le terrain, ce qui fut fait le 18 juillet 2012 (paragraphe 72 ci‑dessus).

154. La clause dérogatoire individuelle prévue à l’article 8 § 2 de la loi (paragraphe 21 ci-dessus) et inscrite par la municipalité dans l’arrêté sur le logement applicable (paragraphe 38 ci-dessus) autorise le bourgmestre et les échevins à déroger à la règle relative à la durée de résidence dans les cas où sa stricte application se traduirait par des conséquences excessivement dures. Les rapports d’évaluation de 2009 et 2011 indiquent qu’à l’époque des événements dont la requérante tire grief cette clause avait été activée dans quelque 3 % des cas dans lesquels une autorisation de résidence avait été délivrée pour un logement loué par un propriétaire privé (paragraphes 61 et 69 ci-dessus). Étant donné que cette clause dérogatoire a vocation à répondre à des situations d’urgence médicale et sociale, notamment des situations de violences (paragraphes 18, 61 et 69 ci‑dessus), situations dans lesquelles la requérante n’a pas dit se trouver personnellement, la Cour ne saurait conclure que le bourgmestre et les échevins n’en font pas un usage approprié.

155. Enfin, il existe une garantie procédurale résidant dans la possibilité de soulever une réclamation administrative et de demander un contrôle devant des juridictions du premier et du second degré compétentes pour statuer en fait et en droit et satisfaisant aux exigences de l’article 6 de la Convention.

156. Dans ces conditions, la Cour ne saurait conclure que les décisions de politique publique prises par les autorités nationales n’ont pas correctement pris en compte les droits et intérêts des personnes se trouvant dans la situation de la requérante, c’est-à-dire des personnes ne totalisant pas six années de résidence dans la commune et ayant les prestations de la sécurité sociale pour unique source de revenus.

157. La Cour est disposée à admettre que le Parlement aurait pu régler la situation différemment. Cependant, la question essentielle qui se pose sous l’angle de l’article 2 § 4 du Protocole no 4 n’est pas celle de savoir si le législateur aurait pu adopter des règles différentes, mais si, en ménageant comme il l’a fait l’équilibre entre les intérêts en jeu, le Parlement a outrepassé la marge d’appréciation dont il bénéficiait au titre de cet article (voir, mutatis mutandis, James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, § 51, série A no 98, Mellacher et autres c. Autriche, 19 décembre 1989, § 53, série A no 169, Blečić c. Croatie [GC], no 59532/00, § 67, CEDH 2006‑III, et Evans c. Royaume-Uni [GC], no 6339/05, § 91, CEDH 2007‑I).

β) Le cas particulier de la requérante

158. Pour en venir à la situation personnelle de la requérante, nul ne conteste que celle-ci se conduisait bien et ne constituait nullement une menace pour l’ordre public. Cependant, toute vertueuse qu’elle fût, la conduite personnelle de la requérante ne peut à elle seule emporter la décision lorsqu’elle est mise en balance avec l’intérêt public que sert l’application constante d’une politique publique légitime.

159. Se contenter d’indiquer que la requérante résidait déjà à Tarwewijk lorsque l’obligation d’obtenir une autorisation de résidence est entrée en vigueur ne suffit pas non plus. Comme exposé ci-dessus, ce dispositif avait pour but d’inciter des ménages percevant des revenus provenant de sources autres que les prestations de la sécurité sociale à venir s’installer dans les zones urbaines déshéritées. Ce n’est pas la simple absence d’une exception pour les personnes qui résidaient déjà dans une zone classée qui remet en cause en tant que tel le système instauré par la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines. Si les modalités spécifiques de ce système relèvent de la marge d’appréciation dont jouissent les autorités nationales dans ce domaine, on peut tout de même supposer que son application aux habitants de Tarwewijk a pu avoir pour effet d’en inciter certains, comme la requérante en l’espèce, à quitter le quartier, libérant ainsi davantage de logements pour des ménages qui satisfaisaient aux critères et contribuant ainsi à renforcer la mixité sociale conformément à l’objectif défini par les autorités.

160. Les parties ne s’accordent toujours pas sur le point de savoir si le logement de la rue A. était dans un état aussi désastreux que la requérante veut bien le dire. Celle-ci n’a pas produit d’éléments spécifiques sur lesquels pourrait se fonder pareille conclusion. De plus, la Cour, partageant en ceci l’opinion du Gouvernement (paragraphe 134 ci-dessus), estime qu’il n’est pas établi que la santé de la requérante ou celle des membres de sa famille ait effectivement pâti des cinq années et quatre mois pendant lesquels ils ont occupé ce logement, et note que, devant la Grande Chambre, la requérante n’a même pas allégué, alors qu’elle l’avait fait devant la chambre, que sa santé ou celle de ses enfants avait été en péril. Quoi qu’il en soit, en l’absence de toute demande de permis de construire pendant la période concernée (paragraphe 83 ci-dessus) ou de tout autre type d’élément de preuve pertinent, la Cour n’est pas en mesure de conclure que le logement de la rue A. était considéré par son propriétaire comme nécessitant des travaux de rénovation de grande ampleur. De plus, la requérante n’a pas mentionné d’autre raison (outre sa préférence personnelle pour l’appartement de la rue B.) expliquant pourquoi résider dans le logement de la rue A. constituait pour elle et ses enfants une réelle épreuve.

161. Il reste à la Cour à mettre en balance les intérêts de la requérante et ceux de la société dans son ensemble. Mutatis mutandis, aux fins de l’article 2 § 4 du Protocole no 4, la Cour adopte relativement au droit de chacun de choisir librement sa résidence une conception de l’« intérêt général » identique à celle qu’elle applique dans le domaine de la protection de l’environnement. Dans ce dernier contexte, la Cour a dit, sous l’angle de l’article 8, que pour apprécier à quel point un hébergement de remplacement était adapté, il fallait prendre en considération, d’une part, les besoins particuliers de l’individu concerné – à savoir les besoins de sa famille et ses ressources financières – et, d’autre part, les intérêts de la population locale. C’est une tâche pour laquelle les autorités nationales doivent jouir d’une grande marge d’appréciation car elles sont à l’évidence les mieux placées pour procéder à l’évaluation nécessaire (voir, mutatis mutandis, Chapman c. Royaume-Uni [GC], no 27238/95, § 104, CEDH 2001‑I).

162. À cet égard, il est apparu que la requérante résidait depuis le 27 septembre 2010 à Flardingue dans un logement qui lui avait été donné à bail par un organisme de logement social à financement public (paragraphe 80 ci-dessus). La requérante n’a pas exposé les raisons pour lesquelles elle avait choisi de s’installer à Flardingue au lieu de rester dans son logement de la rue A. pendant les huit mois qui lui manquaient pour totaliser six années de résidence dans la région métropolitaine de Rotterdam, c’est-à-dire jusqu’au 25 mai 2011 (paragraphe 82 ci-dessus), alors même que son propriétaire lui avait demandé de quitter les lieux dès le début de l’année 2007. Elle n’a pas non plus laissé entendre que son logement actuel ne répondait pas à ses besoins ou était de quelque manière que ce fût moins agréable ou moins pratique que celui dans lequel elle avait espéré emménager à Tarwewijk.

163. De plus, il n’a été ni indiqué ni même suggéré que la requérante ait à un quelconque moment depuis 2011 exprimé le souhait de revenir s’installer à Tarwewijk.

164. Il apparaît de surcroît que la requérante a trouvé du travail (paragraphe 81 ci-dessus), même si celle-ci n’indique pas quand cela s’est produit. Si elle avait pris un emploi avant le 25 mai 2011, elle aurait dès ce moment eu toute latitude pour emménager dans l’habitation de son choix à Rotterdam, y compris dans un autre logement dans le quartier de Tarwewijk.

165. Les informations à sa disposition ne permettent donc pas à la Cour de conclure que le refus d’accorder à la requérante une autorisation de résidence qui lui aurait permis de s’installer dans le logement de la rue B. a produit pour celle-ci des conséquences représentant une épreuve tellement disproportionnée que son intérêt devait primer l’intérêt général, lequel était servi par une application constante de la mesure en cause.

166. Si l’on admet que, comme la requérante le soutient, elle n’est pas tenue de justifier sa préférence pour tel ou tel quartier résidentiel, le corollaire en est que la Cour comme les autorités nationales (législatives, exécutives et judiciaires) seraient privées de la possibilité de mettre en balance l’intérêt individuel, d’une part, et l’intérêt public ainsi que les droits et libertés d’autrui, d’autre part. Or une préférence personnelle non définie pour laquelle aucune justification n’est avancée ne saurait l’emporter sur une décision des autorités publiques, car cela aurait pour effet de réduire à néant la marge d’appréciation de l’État.

4. Conclusion

167. Pour toutes les raisons qui viennent d’être énumérées, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 du Protocole no 4 à la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

Dit, par douze voix contre cinq, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 du Protocole no 4 à la Convention.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 6 novembre 2017.

Johan CallewaertGuido Raimondi
Adjoint au greffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion dissidente commune aux juges Tsotsoria et De Gaetano ;

– opinion dissidente du juge Pinto de Albuquerque, à laquelle se rallie le juge Vehabović ;

– opinion dissidente du juge Kūris.

G.R.
J.C.

OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES TSOTSORIA ET DE GAETANO

(Traduction)

1. Nous regrettons de ne pas pouvoir nous rallier à la conclusion formulée par la majorité dans cette affaire.

2. Nous convenons que cette affaire devait être examinée sous l’angle du quatrième paragraphe de l’article 2 du Protocole no 4 (paragraphe 110 de l’arrêt). Néanmoins, nous estimons que, dans cette affaire, un facteur n’a pas été suffisamment mis en exergue et n’a pas reçu l’attention qu’il méritait : la restriction qui a été imposée à la requérante ne visait pas à l’empêcher d’établir sa résidence dans une « zone déterminée » mais l’a empêchée de déménager pour s’installer dans un bien situé à quelques pas de celui où elle vivait, dans ce même quartier – Tarwewijk – où elle résidait déjà depuis près de deux ans sans jamais avoir eu affaire à la justice ou posé d’autres problèmes. Nous souscrivons également en principe à la teneur du paragraphe 138.

3. Cependant, dans l’exercice de son contrôle, la Cour doit se borner à étudier le cas concret dont elle se trouve saisie. Si, d’un côté, il peut être utile d’examiner les choix législatifs à l’origine d’une mesure générale, sans oublier que « le chemin de l’enfer est pavé de bonnes intentions », tout autant que la qualité du contrôle parlementaire et juridictionnel effectué au niveau interne, la manière dont une mesure générale a été appliquée aux circonstances concrètes d’une affaire témoigne de ses répercussions pratiques et se révèle pertinente pour l’analyse de sa proportionnalité (James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, § 36, série A no 98). De plus, lorsqu’une catégorie particulièrement vulnérable est touchée ou est susceptible de l’être par une mesure générale qui a été adoptée, la marge d’appréciation dont dispose l’État est réduite (voir, mutatis mutandis, Alajos Kiss c. Hongrie, no 38832/06, § 42, 20 mai 2010). La Cour aurait dû examiner l’argument de la requérante, qui estime que les choix opérés dans la législation imposent « un fardeau injuste aux personnes percevant des prestations de la sécurité sociale pour tout revenu » (paragraphe 143 de l’arrêt), à la lumière de sa jurisprudence classique relative à la notion de « charge disproportionnée ».

4. À notre avis, on peut sans risque affirmer que les décisions générales de politique publique adoptées par les autorités nationales prenaient bien en considération les droits et les intérêts des personnes qui, à l’instar de la requérante, résidaient sur le territoire de la commune depuis moins de six ans et percevaient des prestations de la sécurité sociale pour tout revenu. En revanche, ces mesures ne tenaient pas spécifiquement compte de la situation des personnes qui résidaient déjà dans une zone déterminée et voulaient simplement, par nécessité ou non, déménager en restant dans le même quartier, comme c’était le cas de la requérante. La clause dérogatoire individuelle (paragraphe 154 de l’arrêt) était destinée à répondre à des urgences sociales et médicales, notamment à des situations de violences, et ne couvrait pas cette éventualité. S’il est donc possible d’affirmer que les autorités nationales se sont bien efforcées de ménager un équilibre entre l’intérêt général et l’intérêt individuel de manière globale ou abstraite, en l’espèce, la Cour était tenue de rechercher si, dans la situation propre à la requérante, un équilibre adéquat avait été trouvé, ou si, à l’inverse, celle-ci avait subi une ingérence disproportionnée dans l’exercice de son droit de choisir librement sa résidence.

5. Comme indiqué ci-dessus, la requérante vivait déjà à Tarwewijk au moment où la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines est entrée en vigueur et où l’obligation d’obtenir une autorisation de résidence a été instaurée par l’arrêté sur le logement pris par la municipalité de Rotterdam. L’autorisation qu’elle a demandée, après avoir été invitée par son propriétaire à quitter le logement qu’elle occupait et s’être vu proposer par celui-ci un autre logement dans le même quartier de Rotterdam, était destinée à lui permettre de continuer de vivre dans le même quartier, à quelques pas de sa première résidence ; et nous considérons qu’en tout état de cause, la requérante n’était pas tenue de se justifier ni d’expliquer pourquoi elle souhaitait changer d’adresse en demeurant dans le même quartier sensible.

6. Point plus déterminant, si la requérante avait quitté son logement de la rue A. pour s’installer dans un autre logement sis dans la rue B., cela n’aurait modifié en rien la composition de la population de ce quartier. Par conséquent, à notre avis, l’en n’empêcher n’était pas de nature à favoriser la réalisation des objectifs qui avaient présidé à l’adoption de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines. Refuser à la requérante l’autorisation qu’elle sollicitait est dans les faits revenu à la chasser de la zone en question, cas de figure qui n’a jamais été prévu par la législation générale ou les arrêtés municipaux.

7. La majorité admet dans l’arrêt que la requérante se conduisait bien et ne constituait nullement une menace pour l’ordre public ; d’ailleurs, le Gouvernement ne suggère pas le contraire. Il est dès lors d’autant plus difficile de comprendre en quoi l’empêcher de choisir une résidence différente au sein du quartier de Tarwewijk était censé améliorer la situation sociale dans ce quartier. Qui plus est, la requérante était une mère qui élevait seule deux enfants, situation qui, conjuguée au fait qu’elle ne demandait rien d’autre que de déménager en restant dans le même quartier, n’apparaît pas avoir reçu une attention particulière, que ce soit dans la décision du 19 mars 2007 ou pendant les procédures de réclamation et de recours qui ont suivi.

8. Dès lors, dans ces conditions, si l’on ne peut pas, à strictement parler, décrire la requérante comme une personne vulnérable et si l’on peut affirmer que le rejet de sa demande d’autorisation de résidence n’a pas entraîné d’« iniquité majeure » au sens de l’article 8 § 2 de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines (paragraphe 21 de l’arrêt), ce seuil étant de fait très élevé, nous estimons que la décision qui a été rendue par le bourgmestre et les échevins le 19 mars 2007, qui a empêché la requérante d’emménager dans un autre logement à Tarwewijk tant qu’elle n’aurait pas totalisé six années de résidence dans la région métropolitaine de Rotterdam sauf à percevoir des revenus provenant d’une source autre que des prestations de la sécurité sociale, a constitué une ingérence disproportionnée dans l’exercice par la requérante de son droit de choisir librement sa résidence.

OPINION DISSIDENTE DU JUGE PINTO DE ALBUQUERQUE, À LAQUELLE SE RALLIE LE JUGE VEHABOVIĆ

Table des matières

I. Introduction (§§ 1-3)

II. La violation du droit de choisir librement sa résidence (§§ 4-21)

A. L’illégitimité du but que poursuivait l’atteinte au droit de la requérante (§§ 6-14)

1. La réalité du but que poursuivait l’atteinte au droit de la requérante (§§ 7-9)

2. Le fondement de l’atteinte au droit de la requérante (§§ 10-14)

B. La non-proportionnalité de l’atteinte au droit de la requérante (§§ 15-21)

1. L’absence de nécessité de la mesure (§§ 16-17)

2. L’absence de mise en balance adéquate (§§ 18-21)

III. La discrimination fondée sur la précarité sociale (§§ 22-39)

A. Le fondement discriminatoire de la législation néerlandaise (§§ 24-30)

1. La pauvreté comme critère de discrimination (§§ 25-26)

2. La discrimination subie par la requérante sur la base de sa situation socioéconomique (§§ 27-30)

B. La pluralité des formes de discrimination (§§ 31-39)

1. La discrimination indirecte subie par la requérante (§§ 32-33)

2. La reconnaissance des discriminations intersectionnelles (§§ 34-39)

IV. Conclusion (§ 40)

I. Introduction (§§ 1-3)

1. L’affaire Garib c. Pays-Bas offrait à la Cour européenne des droits de l’homme (« la Cour ») l’opportunité de se prononcer sur une question cruciale et malheureusement plus actuelle que jamais : celle de la discrimination insidieuse fondée sur la précarité sociale dont souffre une partie de la population. Hélas, cette occasion n’a pas été saisie par la Grande Chambre et je ne puis par conséquent me ranger à l’avis de la majorité.

2. À mon sens, le raisonnement de la Cour dans cet arrêt occulte certains des aspects les plus fondamentaux de l’affaire. Mme Garib a, en effet, subi dans son droit de choisir librement sa résidence au titre de l’article 2 du Protocole no 4 additionnel à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentale (« la Convention ») une atteinte considérable qui reposait indirectement sur sa situation socioéconomique. De ce fait, la justification avancée par l’État n’aurait pas dû être considérée comme légitime.

3. Dans la présente opinion, j’exposerai les motifs de mon vote dissident en expliquant d’abord en quoi le droit de Mme Garib de choisir librement sa résidence a été violé (II), avant de développer davantage les enjeux spécifiques de cette affaire sur le terrain de la discrimination (III).

II. La violation du droit de choisir librement sa résidence (§§ 4-21)

4. Dans cette affaire, la requérante, mère célibataire de deux enfants, s’est vu, en application de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines, dite « Rotterdamwet », refuser l’autorisation de résidence nécessaire à son emménagement dans un appartement plus grand dans le quartier dans lequel elle résidait[4]. Cette législation adoptée par les autorités néerlandaises visait, selon le Gouvernement, à remédier aux troubles sociaux dans les quartiers les plus défavorisés en y encourageant la mixité sociale, dans un objectif de « dé-ghettoïsation ». Elle permettait aux autorités de soumettre l’emménagement dans certaines zones, dont le quartier de Tarwewijk dans lequel vivait la requérante, à la délivrance d’une autorisation de résidence, qui était conditionnée à la perception d’un certain niveau de revenus tirés du travail. En termes techniques, ladite législation néerlandaise a mis en place une politique urbaine de gentrification ou d’embourgeoisement urbain[5].

5. La majorité a considéré, à juste titre, que le refus opposé à la demande d’autorisation de la requérante s’analysait en une atteinte à son droit de choisir librement sa résidence, qui est protégé par l’article 2 du Protocole no 4. Pour autant, dans l’examen de la légitimité de cette ingérence, la Grande Chambre a limité son analyse au contrôle de la mesure générale sans prêter suffisamment d’attention au véritable fondement de l’atteinte subie par la requérante, qui résidait dans la mesure individuelle dont elle avait fait l’objet (A). Or une fois le curseur de l’analyse replacé sur le droit individuel de la requérante, l’ingérence apparaît clairement disproportionnée (B).

A. L’illégitimité du but que poursuivait l’atteinte au droit de la requérante (§§ 6-14)

6. Si les conditions de légalité et de légitimité de l’atteinte ont été réputées satisfaites, j’estime, avec tout le respect dû à mes honorables collègues, que le but poursuivi par les autorités néerlandaises ne saurait être considéré comme légitime dans la présente affaire. À mon sens, en effet, la majorité n’a pas pris en considération les motifs sous-jacents de la législation néerlandaise au-delà de l’objectif de réhabilitation des zones défavorisées (1). En outre, elle a eu tort de concentrer son examen sur la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines au détriment du véritable fondement de l’atteinte au droit de la requérante, à savoir la mesure individuelle prise à son encontre (2).

1. La réalité du but que poursuivait l’atteinte au droit de la requérante (§§ 7-9)

7. Ainsi que l’ont justement relevé les arrêts de chambre et de Grande Chambre dans cette affaire, il ne fait aucun doute que la mesure en cause était prévue par la loi, puisque la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines et l’arrêté de 2003 de la municipalité de Rotterdam ont explicitement mis en place ce mécanisme[6]. En revanche, répondre à la question de savoir si cette même mesure poursuivait un but légitime pose davantage de difficulté. Il est clair en effet que la loi en cause visait officiellement la « dé-ghettoïsation » des zones les plus défavorisées et leur réhabilitation. Pour atteindre ces objectifs, elle a introduit des mesures destinées à favoriser la mixité sociale dans ces quartiers. Partant, le but apparent poursuivi par la mesure à l’origine de l’atteinte aux droits de la requérante pouvait effectivement passer pour légitime. Pour autant, un examen attentif de la politique adoptée par les autorités révèle rapidement un but sous-jacent moins reluisant, visant à l’expulsion des populations les plus défavorisées de ces zones.

8. Il est navrant de constater dans un premier temps que la formulation même de la loi néerlandaise comme le vocabulaire employé par les juridictions sont particulièrement révélateurs des buts poursuivis par les autorités au-delà de l’objectif de « dé-ghettoïsation » annoncé. Il semble en effet que la politique du logement ainsi mise en place repose en réalité sur la perpétuation d’un amalgame entre pauvreté et troubles à l’ordre public et témoigne d’une véritable « pauvrophobie », à l’origine de l’enracinement de stéréotypes négatifs. On remarque à cet égard que les incivilités et autres troubles sociaux dans les zones concernées par la législation sont imputés à la concentration de personnes ne disposant pas d’un revenu du travail. S’il ne fait aucun doute que la mixité sociale est un objectif louable, il n’en demeure pas moins qu’assimiler pauvreté et insécurité, voire délinquance, revient à prendre un raccourci dangereux.

Le jugement du tribunal d’arrondissement rejetant le recours de la requérante contre le refus du bourgmestre indique clairement que les restrictions à la liberté de résidence « visent à inverser le processus de saturation et de dégradation de la qualité de vie (...) dans les quartiers », mais aussi qu’elles sont « nécessaires au maintien de l’ordre public »[7]. Plus encore, il énonce que « ces quartiers déshérités se caractérisent par une concentration d’individus pauvres, ainsi que par un mécontentement considérable suscité chez les habitants par les incivilités, les nuisances et la délinquance »[8]. La pauvreté, loin d’être perçue comme une source de vulnérabilité, est ici la cause de tous les maux sociaux qu’il faudrait dès lors éradiquer, ou au moins éloigner ou disperser autant que faire se peut.

La section du contentieux administratif du Conseil d’État maintient cette ligne de conduite face au recours de la requérante et considère que cette ingérence est « dictée par l’aspiration de la société à préserver la qualité de vie dans les quartiers urbains »[9]. En outre, elle admet sans ambiguïté que cette réglementation, dans la mesure où elle affecte nécessairement les populations défavorisées, constitue une « distinction indirecte », ou plus correctement, une discrimination indirecte, qu’elle juge néanmoins « nécessaire et proportionnée », parce que « la mesure en cause est prévue pour une durée limitée »[10].

Pire encore, la modification de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines, qui a pris effet le 1er janvier 2017, constitue un autre indice particulièrement grave de cet objectif non avoué[11]. Il prévoit en effet que l’autorisation de résidence pourra également être refusée aux personnes âgées de 16 ans ou plus qui sont déjà connues des services de police ou de la justice ou qui sont tout simplement soupçonnées d’exacerber les nuisances ou la délinquance. Ce faisceau d’indices concordants confirme le fait que la mesure en cause ne visait pas uniquement à promouvoir la réhabilitation des quartiers défavorisés mais à les débarrasser des populations les plus pauvres, perçues comme responsables des mauvaises conditions de vies dans ces zones et notamment comme une source d’insécurité publique et de délinquance.

9. En outre, il est important de souligner à ce stade que la notion d’ordre public – brandie par les autorités comme un étendard dans leur croisade contre les populations les plus précaires – n’est pas le concept « fourre‑tout » à la disposition, voire à la discrétion, des États parties auquel cette affaire voudrait nous faire croire. Au contraire, la Cour a déjà eu l’occasion de présenter « la Convention en tant qu’instrument constitutionnel de l’ordre public européen »[12] . C’est dire alors que l’ordre public ne saurait être opposé au système de la Convention, comme un rempart protégeant la marge d’appréciation nationale. Les standards européens font partie intégrante de cet ordre public et ne doivent pas reculer au nom des préférences nationales. L’ordre public ne peut être instrumentalisé comme un outil à géométrie variable dont l’application serait soumise aux contingences nationales, d’autant plus que la dramatisation de l’ordre public constitue le terreau d’une surenchère sécuritaire dans certains pays européens. Cette vulgate du malaise social valide partout la logique du soupçon et de la discrimination, surtout vis‑à‑vis de tous ceux et celles qui appartiennent à des minorités ou connaissent des « problèmes sociaux ». L’illégitimité ainsi constatée de la mesure générale est encore confirmée par l’examen de ses manifestations à l’échelle individuelle.

2. Le fondement de l’atteinte au droit de la requérante (§§ 10-14)

10. En effet, quand bien même le but poursuivi par la législation aurait été légitime, il ne pouvait pas occulter le prisme par lequel doit être appréhendée l’affaire. Faire prévaloir, à l’instar des arrêts de chambre et de Grande Chambre, les objectifs généraux d’une politique nationale au détriment de l’impact que celle-ci peut avoir à l’échelle individuelle, trahit inévitablement l’économie générale de la Convention en tant que traité international de protection des droits de l’homme.

11. Ainsi que je l’ai souvent énoncé[13], la Convention doit nécessairement être lue dans une perspective pro persona, plaçant l’individu au cœur de son raisonnement. Monica Pinto définit ce principe comme « un critère herméneutique qui imprègne tout le droit des droits de l’homme, en vertu duquel la norme la plus étendue, ou son interprétation la plus extensive, doit être prise en compte, lorsqu’il s’agit de reconnaître des droits protégés »[14]. Les traités relatifs aux droits de l’homme doivent être interprétés de la manière qui protège le mieux les droits et libertés qui s’y trouvent inscrits[15]. Il y a donc lieu en définitive de sélectionner l’interprétation des droits la plus favorable à l’individu. La mission de la Cour consiste précisément à garantir les droits individuels et non à blanchir les décisions des autorités nationales, surtout quand ces décisions entraînent une restriction des droits de l’homme. Si les autorités nationales sont en principe les mieux placées pour évaluer les besoins sociétaux[16] et si la Cour doit respecter sa position subsidiaire, elle ne saurait pour autant adopter une lecture pro auctoritate du texte de la Convention et de ses protocoles, mais doit au contraire faire prévaloir l’effectivité et la maximisation des droits garantis à la personne.

12. L’examen de l’ingérence commise par les autorités néerlandaises dans l’exercice par la requérante de son droit de choisir librement sa résidence doit donc se concentrer sur les effets particuliers qu’a engendrés la mesure individuelle subie par cette dernière. Pourtant, l’arrêt de la chambre comme celui de la Grande Chambre ont adopté une approche centrée sur la légitimité de la mesure générale introduite par le gouvernement et sur l’intérêt public que cette mesure était censée préserver. La chambre avait notamment indiqué que « plus les justifications d’ordre général invoquées à l’appui de la mesure générale sont convaincantes, moins la Cour attache de l’importance à l’impact de cette mesure dans le cas particulier soumis à son examen »[17]. Le même raisonnement transparaît plus subtilement dans l’effort déployé par la Grande Chambre pour évaluer in abstracto la conventionnalité de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines et dans sa volonté de statuer urbi et orbi sur la légitimité conventionnelle de l’option politique de la Rotterdamwet[18]. De la sorte, la majorité a souscrit implicitement au raisonnement déjà tenu dans l’affaire Animal defenders international c. Royaume-Uni, dans laquelle la Cour avait admis que l’État pouvait adopter des mesures générales qui s’appliquent à des situations prédéfinies indépendamment des circonstances propres à chaque cas individuel, même si ces mesures risquaient de conduire à des difficultés dans certains cas particuliers[19]. Une telle analyse au niveau général accroît considérablement la marge d’appréciation étatique dans la restriction des droits individuels au nom d’enjeux collectifs.

À la lumière de ce qui précède, le résultat de l’appréciation de la situation de la requérante était acquis d’avance, pour ne pas dire une fatalité. La prétendue mise en balance par la majorité de la conduite personnelle de la requérante, « toute vertueuse quelle fût », avec la politique publique « légitime » de l’État défendeur ne fut qu’apparence[20]. L’évaluation de la proportionnalité de la mesure individuelle appliquée à la requérante fut une pure illusion. En effet, inspirée par une inadmissible idéologie pro auctoritate, la majorité est allée jusqu’à soutenir que la requérante aurait dû justifier sa préférence pour tel ou tel quartier résidentiel et dévoiler des informations privées aux autorités publiques, supposant ainsi que l’État exerçait un rôle paternaliste, pour ne pas dire totalitaire, sur certaines franges déshéritées de la population[21]. Ce faisant, elle a renversé de facto la charge de prouver le caractère proportionné de l’atteinte étatique au droit de la requérante. Ce faisant, la majorité a finalement contredit le principe du droit international, aujourd’hui fermement acquis, selon lequel :

« [l]es personnes vivant dans la pauvreté doivent être reconnues et traitées comme des agents libres et autonomes. Toutes les politiques relatives à la pauvreté doivent viser à autonomiser les personnes touchées par ce phénomène. Elles doivent être fondées sur la reconnaissance du droit de ces personnes à prendre leurs propres décisions et respecter leur capacité d’exploiter leur propre potentiel, leur sens de la dignité et leur droit de participer aux décisions qui touchent leur vie.[22] »

13. À l’inverse, la Cour a déjà eu l’occasion d’expliquer que la marge d’appréciation étatique est réduite dès lors qu’« un aspect particulièrement important de l’existence ou de l’identité d’un individu se trouve en jeu »[23]. Si elle tient habituellement ce discours s’agissant des atteintes au droit à la vie privée et familiale, il ne fait aucun doute que le droit de choisir librement sa résidence, et plus largement les questions liées au lieu de vie, appelle la même conclusion. Plus encore, la Cour a déjà indiqué que la marge d’appréciation de l’État est réduite « lorsqu’une restriction des droits fondamentaux s’applique à un groupe particulièrement vulnérable de la société », et que « [l’État]doit avoir des raisons très puissantes pour imposer les restrictions en question »[24]. Dès lors, la transposition du raisonnement « général » retenu dans l’arrêt Animal Defenders n’est pas adaptée à l’affaire en cause. De même, l’invocation d’une ample marge d’appréciation dans la mise en œuvre d’une politique d’urbanisme ou encore plus généralement d’une politique économique et sociale est tout à fait déplacée dans le contexte de la présente affaire[25]. Compte tenu des répercussions considérables que les politiques relatives au logement peuvent avoir sur la vie privée et familiale et de la vulnérabilité des populations les plus défavorisées, on ne saurait adopter sur ces questions une position de retrait, exagérément déférente à l’égard des autorités nationales, sans porter atteinte à l’essence même du mécanisme de la Convention. La Cour a d’ailleurs réaffirmé à de nombreuses reprises que « la Convention a pour but de protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs »[26].

14. Ce postulat fondamental doit rappeler que la mission de la Cour consiste à assurer la jouissance effective des droits garantis à l’échelle individuelle. La Cour a d’ailleurs énoncé explicitement dès l’arrêt Handyside c. Royaume-Uni que le contrôle européen « porte tant sur la loi de base que sur la décision l’appliquant, même quand elle émane d’une juridiction indépendante »[27]. Dès lors, le contrôle de l’atteinte subie par Mme Garib ne doit pas être réalisé exclusivement ou principalement à l’échelle de la mesure générale règlementant les autorisations de résidence dans les quartiers défavorisés – ce qui conduirait de toute façon à la conclusion de son illégitimité, comme je l’ai déjà démontré – mais porter aussi et surtout sur la mesure individuelle de refus d’autorisation qui a frappé la requérante. Le rapport explicatif du Protocole no 4[28] confirme ce point de vue puisque ses rédacteurs ont fait le choix de ne pas permettre, à l’article 2 dudit Protocole, que le droit de choisir sa résidence soit restreint pour des considérations économiques, illustrant bien que les choix de politique générale, notamment de politique économique générale, ne peuvent supplanter les droits individuels. C’est d’ailleurs l’un des arguments avancés par les tenants de la position retenue à l’époque, selon lequel « [l]’adoption de la thèse adverse permettrait aux États de limiter, au nom des impératifs économiques, la liberté de mouvement, non seulement des étrangers, mais également des nationaux, ce qui constituerait un recul et non un progrès pour la défense des droits individuels »[29]. En effet, « [L]a majorité du Comité s’était prononcée contre l’inclusion d’une clause permettant des restrictions fondées sur les exigences du bien-être économique »[30]. Ainsi, toute interprétation mercantiliste du quatrième paragraphe, admettant une restriction du droit de choisir librement son lieu de résidence qui repose exclusivement ou prioritairement sur des critères de bien-être économique général, comme le critère des revenus de la population, est contraire à la volonté explicite des auteurs du Protocole no 4. Or c’est précisément la possibilité qu’a admise à tort la Grande Chambre en l’espèce[31].

B. La non-proportionnalité de l’atteinte au droit de la requérante (§§ 15-21)

15. Dès lors que l’objet du contrôle opéré par la Cour redevient la mesure individuelle subie par la requérante, c’est à celle-ci que doit être appliqué le test de proportionnalité entre l’atteinte opérée et le but légitime poursuivi. Or dans la présente affaire, que l’on se place sur le terrain du troisième ou du quatrième paragraphe de l’article 2 du Protocole no 4, l’atteinte en cause ne saurait passer pour proportionnée au regard du but poursuivi. Plus encore, ce défaut de proportionnalité résulte d’une double cause : non seulement la mesure n’était pas nécessaire (1), mais elle n’a pas davantage donné lieu à une mise en balance adéquate des intérêts en présence (2).

1. L’absence de nécessité de la mesure (§§ 16-17)

16. Le refus d’autorisation de résidence opposé à Mme Garib, qui souhaitait emménager dans un appartement plus grand au sein du quartier dans lequel elle résidait déjà, ne répond à aucune nécessité au regard des circonstances de l’affaire. Partant, on ne peut considérer, comme l’a fait la Grande Chambre, que la mesure en cause traduit un rapport d’adéquation entre le but visé et les moyens employés. La commission sur l’égalité de traitement avait déjà conclu que l’arrêté de 2003 et le projet de loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines entraînaient une discrimination indirecte fondée sur la race dans le cas des immigrants non européens et fondée sur le sexe dans le cas des mères qui avaient un emploi, et n’étaient pas justifiés étant donné que d’autres mesures auraient pu être adoptées en lieu et place de celles en cause[32]. Les rapports d’évaluation de la législation en question qui sont disponibles aujourd’hui révèlent qu’aucune amélioration notable ne découle de la mise en place de ces mesures. Ils illustrent bien, par conséquent, que les troubles contre lesquels entendaient lutter les autorités ne sauraient être imputés aux « pauvres ». En effet, en dépit de l’instauration du filtrage des candidats à la résidence en fonction de leurs revenus, et donc de l’épuration progressive de ces zones, aucune progression sensible de la qualité de vie ou du sentiment de sécurité n’a pu y être relevée. Pire encore, les effets de cette législation sont alarmants. Le rapport de 2007 révèle que seulement 40 % des personnes ayant essuyé un refus d’autorisation de résidence en raison de leur situation socioéconomique ont retrouvé un logement rapidement. Cette proportion avait atteint les deux tiers en 2009. Pourtant, la même année, le rapport indique que si les bénéficiaires de prestations sociales étaient moins nombreux dans les quartiers sensibles, le sentiment d’insécurité n’y avait absolument pas baissé, voire y augmentait. Les auteurs admettent même que « l’effet produit par l’autorisation de résidence à cet égard était limité »[33]. Les données du rapport de 2011 ne sont pas plus favorables[34]. Le rapport plus récent de l’Université d’Amsterdam, publié en 2015, dresse les mêmes constats presque dix ans après l’entrée en vigueur de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines[35]. Il confirme en effet l’absence d’amélioration sensible de la sécurité et de la qualité de vie dans les zones concernées, mais surtout que « les quartiers classés ont vu leur score se dégrader davantage que les autres quartiers de la ville (...) » et que « les quartiers concernés par la loi ont connu une évolution nettement plus défavorable que les autres quartiers de Rotterdam »[36]. La mesure en cause est donc de toute évidence inefficace en vue de la poursuite du but légitime annoncé par les autorités[37].

Pourtant, bien que son caractère fût prétendument temporaire[38], elle a été prolongée et renforcée par une modification entrée en vigueur le 14 avril 2014, alors même qu’il était clair qu’elle ne produisait pas les effets escomptés[39]. Susceptible d’être reconduite par périodes successives de quatre ans à partir de l’entrée en vigueur de cette modification, la mesure est ainsi pérennisée ad aeternum. En d’autres termes, le masque de la « durée limitée » que revêtait la mesure de « distinction indirecte », pour reprendre les mots utilisés par la section du contentieux administratif du Conseil d’État, est tombé[40]. Après plus de dix ans d’application d’une politique discriminatoire à l’égard des pauvres qui n’a pas enregistré le moindre succès, ni en termes d’augmentation du niveau de vie, ni en termes de recul de la délinquance et des nuisances publiques dans les quartiers concernés, le législateur insiste et persiste dans l’erreur avec les modifications susmentionnées de la loi entrées en vigueur en 2017[41].

17. Enfin, la nécessité de la mesure en cause est encore contredite par l’examen des faits de la cause. En effet, si Mme Garib tirait effectivement ses revenus des prestations de la sécurité sociale, elle résidait déjà dans le quartier de Tarwewijk. Par conséquent, son éviction n’entrait pas dans les objectifs de la loi qui visait à modifier la composition de la population de ces zones par la sélection des nouveaux arrivants. Rien ne permet de garantir que les nouveaux occupants de l’ancien logement de Mme Garib, où de celui dans lequel elle souhaitait emménager, auraient perçu des revenus issus du travail. En effet, le fait de résider depuis plus de 6 ans dans la zone concernée permettait de déroger au mécanisme mis en place, condition à laquelle Mme Garib ne satisfaisait pas. Par conséquent, le refus opposé à une personne déjà résidente du quartier, mais depuis moins de six ans, ne fait aucun sens au regard des objectifs de la loi et la mesure contestée ne saurait, au vu de l’ensemble de ces éléments, être considérée comme nécessaire à la poursuite du but législatif annoncé.

2. L’absence de mise en balance adéquate (§§ 18-21)

18. Outre qu’elle doit être nécessaire, une atteinte aux droits garantis par la Convention doit être proportionnée per se, c’est-à-dire qu’elle doit respecter un juste équilibre entre les intérêts en présence[42]. Or, dès lors que le test de proportionnalité est appliqué à la mesure individuelle, l’atteinte au droit de la requérante en l’espèce ne satisfait pas à cette condition, pour une pluralité de motifs.

19. L’élément le plus significatif de la non-proportionnalité de la mesure en cause réside ici dans l’absence totale d’examen individuel de la situation de la requérante. Si le Gouvernement admet d’emblée avoir exercé une ingérence dans le droit de Mme Garib, il ne lui a pas paru pour autant nécessaire d’en évaluer l’impact sur sa situation personnelle. La même omission transparaît dans la motivation de l’arrêt de la section du contentieux administratif, qui s’est contenté de noter « qu’il n’apparaît pas que Mme Garib se trouve dans l’impossibilité d’obtenir un logement répondant à ses besoins ailleurs dans la commune ou dans la région. »

La requérante est mère de deux enfants, elle est célibataire et elle dépend des prestations sociales pour assurer seule l’entretien de sa famille. Elle occupait initialement un studio en mauvais état avec ses enfants lorsque son propriétaire lui proposa de lui louer un logement de trois pièces plus adapté à leurs besoins et situé à peine une quarantaine de mètres plus loin. Elle avait d’ailleurs déjà entrepris des travaux d’aménagement de son nouvel appartement lorsque la décision de refus d’autorisation de résidence lui parvint. Dans la mesure où la requérante résidait déjà dans la zone concernée, le refus d’autoriser son emménagement dans un appartement disponible et situé dans la même zone – au regard des conditions de vie de la famille et des effets de la mesure sur leur situation déjà précaire – ne saurait passer pour ménager un juste équilibre entre l’intérêt individuel considérable en jeu ici et l’intérêt collectif qu’il était censé servir.

20. Enfin, il ne fait aucun doute que des mesures moins restrictives existaient pour permettre d’atteindre le but « déclaré » de la législation en cause. Des travaux de réhabilitation et de promotion de ces espaces auraient également pu être envisagés pour attirer des ménages à revenus supérieurs. Un renforcement de la présence policière et la mise en œuvre d’actions de politique sociale auraient également pu concourir à l’amélioration du sentiment de sécurité et de la qualité de vie. Il est également particulièrement significatif que les Pays-Bas soient le seul État européen à avoir adopté, à notre connaissance, ce type de stratégie[43]. Si de nombreux autres pays entendent agir sur la composition de la population des zones urbaines dans une optique de déségrégation, à l’instar par exemple de la France, de l’Allemagne, de la Suisse ou encore de la Belgique, ils ont fait le choix de promouvoir au contraire l’installation de populations défavorisés dans différentes zones par l’imposition de quota minima de logements sociaux[44]. En définitive, il est difficile de comprendre en quoi l’expulsion des résidents du quartier aurait pu être plus efficace dans une optique de « dé-ghettoïsation » au regard de l’atteinte considérable que ce type de mesure induit pour les droits fondamentaux des personnes concernées[45]. En réalité, le cœur de l’affaire me semble résider ailleurs, dans la volonté presque avouée du Gouvernement de se débarrasser des populations les plus défavorisées par le biais de cette politique du logement, tout en procédant en même temps à des désinvestissements massifs affectant les programmes d’intégration positive des populations marginalisées, la restructuration des services publics et la rénovation des bâtiments dans les quartiers concernés[46].

III. La discrimination fondée sur la précarité sociale (§§ 22-39)

22. La violation du droit de Mme Garib de choisir librement sa résidence masque le véritable enjeu de cette affaire. En effet, derrière la politique du logement néerlandaise se dissimule un problème plus grave de discrimination des individus en raison de leur précarité sociale. L’affaire en cause est, à ce titre, fondamentale, et offrait à la Cour l’opportunité de prendre position sur un phénomène social dont l’ampleur ne cesse de croître. Alors que le monde connaît un développement économique sans précédent, les écarts de richesse deviennent insoutenables et les conditions de vie des populations précaires représentent, plus que jamais, une atteinte à la dignité humaine. Dans ce contexte, les plus défavorisés font face à une discrimination latente, à la fois cause et conséquence de la pauvreté[47].

23. L’affaire Garib c. Pays-Bas illustre malheureusement cette tendance dans la mesure où la législation néerlandaise opère indéniablement une discrimination fondée sur la situation socioéconomique des résidents (A). Cette affaire appelle en parallèle la Cour à prêter attention à la problématique des discriminations insidieuses, indirectes ou intersectionnelles (B).

A. Le fondement discriminatoire de la législation néerlandaise (§§ 24-30)

24. La requérante n’a malheureusement pas invoqué dans ses conclusions la violation de l’article 14 de la Convention. Il n’en demeure pas moins qu’en vertu du principe jura novit curia, la Cour disposait de la capacité d’examiner l’affaire sous l’angle de l’interdiction des discriminations. De surcroît, les parties ont analysé certains aspects de l’affaire sous l’angle de la discrimination, sur laquelle les juridictions nationales ont été appelées à se prononcer[48]. Un tel angle d’analyse aurait pu permettre à la Grande Chambre d’amorcer une évolution essentielle dans la jurisprudence européenne en incluant explicitement la pauvreté parmi les critères de discrimination interdits au titre de l’article 14 (1) et de reconnaître le traitement discriminatoire subi par la requérante (2).

1. La pauvreté comme critère de discrimination (§§ 25-26)

25. La lutte contre l’extrême pauvreté est devenue un enjeu fondamental du développement, notamment depuis les années 1990. Le développement économique et l’accroissement des richesses ont paradoxalement attiré l’attention sur les plus démunis, laissés en marge de cet essor. L’écart considérable de niveau de vie, parfois au sein d’une même société, a donné lieu à une véritable prise de conscience à l’échelle internationale. La définition que donnent les Nations unies de la précarité est particulièrement significative :

« La précarité consiste en l’absence d’une ou plusieurs des sécurités permettant aux personnes et familles d’assumer leurs responsabilités élémentaires et de jouir de leurs droits fondamentaux. L’insécurité qui en résulte peut être plus ou moins grave et définitive. Elle conduit le plus souvent à la grande pauvreté quand elle affecte plusieurs domaines de l’existence, qu’elle tend à se prolonger dans le temps et devient persistante, qu’elle compromet gravement les chances de reconquérir ses droits et de réassumer ses responsabilités par soi-même dans un avenir prévisible. »[49]

Cette définition est particulièrement utile dans la mesure où elle a le mérite d’éclairer immédiatement la nature multifactorielle de la pauvreté et de ses conséquences. La pauvreté porte ainsi en elle un potentiel hautement destructeur en ce qu’elle met en péril la concrétisation de multiples libertés fondamentales. C’est la raison pour laquelle les Nations unies ont enjoint à leurs États membres d’opter pour des stratégies de réduction de la pauvreté fondées sur les droits de l’homme[50]. L’élimination de la pauvreté figure notamment parmi les objectifs du millénaire adoptés en l’an 2000[51]. Ainsi envisagée, la précarité sociale constitue une problématique globale pour le droit international des droits de l’homme, illustrant encore, si besoin était, l’interdépendance et l’indivisibilité des droits de la personne.

26. Au-delà de sa dimension personnelle et des effets dramatiques qu’elle engendre pour la vie quotidienne et l’avenir des personnes concernées, la pauvreté modifie encore, dans le sens le plus négatif qui soit, leur rapport à l’autre et à la société. Le risque de stigmatisation et de discrimination est à la fois aggravé et aggravant pour les individus en situation de précarité. L’accès à certains services de base comme l’insertion pleine et entière au sein du tissu social peuvent être mis en péril par la situation socioéconomique des personnes, en raison de la perpétuation de stéréotypes et préjugés négatifs. Partant, de nombreux instruments internationaux interdisent la discrimination fondée sur « la fortune » ou l’« origine sociale », à l’instar de l’article 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, de l’article 2 § 2 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, de l’article 1er de la Convention américaine relative aux droits de l’homme, de l’article 1er de la Convention de l’OIT concernant la discrimination en matière d’emploi et de profession, de la Convention de l’UNESCO concernant la lutte contre la discrimination dans le domaine de l’enseignement, ou encore de l’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme et de l’article 1er du Protocole additionnel no 12. L’article 30 de la Charte sociale européenne prévoit notamment le droit à la protection contre la pauvreté et l’exclusion sociale, en exigeant des États

« (...) [qu’ils prennent] des mesures dans le cadre d’une approche globale et coordonnée pour promouvoir l’accès effectif notamment à l’emploi, au logement, à la formation, à l’enseignement, à la culture, à l’assistance sociale et médicale des personnes se trouvant ou risquant de se trouver en situation d’exclusion sociale ou de pauvreté, et de leur famille. »[52]

C’est également le cas de multiples législations nationales, et notamment du droit français, qui ajoute « la particulière vulnérabilité résultant de [la] situation économique, apparente ou connue » aux critères de discrimination qui est punie par la loi depuis 2016[53]. L’article 3 de la Constitution italienne proclame l’égalité de tous les citoyens devant la loi sans distinction « de conditions personnelles et sociales ». La loi belge interdit quant à elle les discriminations fondées notamment sur « la fortune » ou « l’origine sociale ». Ce phénomène ne se limite d’ailleurs pas à l’Europe puisque l’on en trouve des illustrations dans les constitutions sud-africaine[54], bolivienne[55] ou équatorienne[56] par exemple. La Cour interaméricaine des droits de l’homme (CIDH) a déjà mis en pratique cette réglementation. Dans l’affaire Gonzales Lluy c. Équateur, elle a inclus la pauvreté parmi les motifs de discrimination dont a souffert la requérante et a conclu à la violation de l’article 1(1) de la Convention américaine relative aux droits de l’homme (CADH). Elle explique en effet clairement que « Talía Gonzales Lluy a souffert d’une discrimination fondée sur sa situation d’enfant de sexe féminin vivant avec le VIH et dans la pauvreté »[57]. Il est donc clair que la pauvreté est conçue par les juges de la CIDH comme un facteur de discrimination potentiel, interdit par la CADH. Compte tenu de cette conception uniforme de la pauvreté comme motif prohibé de discrimination, il convient de rappeler une fois encore la nécessité d’interpréter la Convention européenne non pas dans le vide[58], mais à la lumière du droit international pertinent, tout comme du consensus susceptible de voir le jour au sein des États parties. Il a toujours été clair en Europe que « la Cour n’a jamais considéré les dispositions de la Convention comme l’unique cadre de référence dans l’interprétation des droits et libertés qu’elle contient »[59]. Ainsi, il est impératif de prendre conscience de ce que la précarité sociale fait partie des motifs de discrimination interdits au titre de l’article 14 de la Convention européenne[60].

2. La discrimination subie par la requérante sur la base de sa situation socioéconomique (§§ 27-30)

27. Le lien entre les politiques du logement et les risques de discrimination fondée sur la précarité des personnes que ces politiques peuvent comporter est une réalité. Dans ses remarques à propos de l’article 30 de la Charte, le Comité européen des droits sociaux (CEDS) avait déjà pu indiquer que « [l]es mesures prises à cette fin doivent favoriser l’accès aux droits sociaux fondamentaux, notamment en termes d’emploi, de logement, de formation, d’éducation, de culture et d’assistance sociale et médicale et lever les obstacles qui l’entravent »[61]. Les Principes directeurs sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme élaborés par les Nations unies, qui édictent des normes de soft law[62], traitent spécifiquement de cette question. Ces principes préconisent la mise en œuvre d’un droit à un logement suffisant et à la sécurité d’occupation, tenant compte du fait que :

« (...) La discrimination dans l’accès au logement, le manque de logements d’un coût abordable et la spéculation immobilière et foncière, en plus des violations commises par des acteurs privés, y compris les propriétaires, les agents immobiliers et les sociétés financières, contribuent à rendre les personnes vivant dans la pauvreté encore plus vulnérables et plus exposées au dénuement (...) »[63]

Dès lors, les États sont invités à « [a]ccorder la priorité aux personnes et aux populations vivant dans la pauvreté dans le cadre de l’attribution de logements et de terres, en particulier là où il existe des possibilités d’accès au travail et aux services »[64].

28. Plusieurs autorités et organes internationaux se sont d’ailleurs spécifiquement inquiétés de la politique du logement néerlandaise en cause ici. La majorité a tout simplement ignoré les prises de position réitérées et concordantes du Comité des droits de l’homme des Nations unies, du Comité européen des droits sociaux (CEDS), de la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI) et du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe sur la question spécifiquement débattue dans la présente affaire. Voilà un autre choix méthodologique de la majorité que je ne parviens pas à comprendre. Il est surtout difficile de saisir pourquoi le travail hautement méritoire du CEDS, qui est pourtant compétent sur les questions de la protection du droit au logement et de la discrimination dans l’accès au logement, a été ignoré[65].

Déjà en 2007, dans son troisième rapport sur la situation aux Pays-Bas, la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance prenait position dans les termes suivants :

« (...) l’ECRI recommande vivement aux autorités néerlandaises d’assurer le suivi de l’impact des mesures prises dans ces domaines et de veiller à ce que ces mesures soient conformes à l’interdiction d’opérer une discrimination directe ou indirecte sur la base des motifs énumérés dans son mandat. Elle recommande de mettre fin aux politiques jugées contraires à cette interdiction. (...) L’ECRI recommande aux autorités néerlandaises, dans les initiatives qu’elles prennent pour lutter contre la ségrégation de fait, de donner la priorité aux mesures visant à améliorer les conditions socio-économiques dans les quartiers défavorisés. »[66]

Dans le rapport de 2009 sur sa visite au Pays-Bas, le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe mettait en exergue le potentiel discriminatoire de cette législation à l’égard des pauvres et des chômeurs ainsi que la nécessité de la revoir[67].

Dans ses conclusions de 2011 relatives au Rapport remis par les Pays-Bas, le CEDS s’inquiétait du potentiel discriminatoire de la législation néerlandaise en cause ici dans la mesure où elle soumet l’autorisation de résidence à des critères de revenus[68]. Le Comité rappelle que l’intérêt général consistant à voir s’améliorer la qualité du logement dans certaines zones doit être mis en balance avec l’intérêt spécifique de la catégorie vulnérable[69]. Il adresse une injonction claire au Gouvernement :

« Le Comité demande que le prochain rapport explique comment est ménagé l’équilibre entre l’intérêt général, qui est d’améliorer la qualité des logements dans certains quartiers, et l’intérêt des groupes vulnérables particuliers. Dans l’hypothèse où le prochain rapport n’apporterait pas la preuve que l’imposition de critères de revenus n’a pas d’effet discriminatoire sur les personnes et les familles aux revenus modestes, rien ne permettra d’établir que la situation des Pays-Bas soit conforme à l’article 31 § 1 pour ce qui concerne l’accès effectif à un logement d’un niveau suffisant ».

Aucune réponse n’est parvenue entretemps[70].

Au niveau des Nations unies, le Comité des droits de l’homme s’est également déclaré inquiet de cette situation dans ses conclusions relatives au rapport périodique des Pays-Bas en 2009. Il a clairement indiqué :

« (...) [qu’il] est préoccupé par le fait que la subordination de l’attribution de logements dans certaines régions à des conditions de ressources supplémentaires conformément à la loi sur les zones urbaines (mesures spéciales) de 2006, à laquelle s’ajoute une politique consistant à loger les individus et familles à faible revenu dans des communes de la périphérie et du centre, peut entraîner des violations du paragraphe 1 de l’article 12 et de l’article 26 du Pacte (art. 2, 12, par. 1, 17 et 26). »[71]

À l’instar du CEDS, il concluait que « [l]’État partie devrait veiller à ce que sa réglementation de l’accès au logement n’entraîne pas une discrimination à l’égard des familles à faible revenu et respecte le droit de choisir sa résidence »[72].

29. La loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines en vigueur depuis 2006 opère en effet une distinction de traitement fondée sur la source des revenus. Elle prévoit en son article 5 que le ministre peut classer certaines zones et imposer aux personnes demandant à y résider de remplir certaines conditions. Ces conditions, prévues à l’article 8 de la même loi (paragraphe 21 de l’arrêt), exigent que les intéressés perçoivent :

« a) des revenus tirés d’un emploi exercé dans le cadre d’un contrat de travail ;

b) des revenus tirés d’une activité indépendante ou de l’exercice d’une profession libérale ;

c) des revenus tirés d’une pension de retraite anticipée ;

d) une pension de retraite au sens de la loi générale sur l’assurance vieillesse ;

e) une pension de retraite ou une pension de réversion au sens de la loi de 1964 sur l’imposition des rémunérations ; ou

f) une bourse d’études au sens de la loi de 2000 sur le financement des études ».

Or cette différence de traitement en fonction de la source des revenus ne repose en réalité sur aucune justification objective mais sur une stigmatisation latente des populations les plus défavorisées, et souvent dépendantes des prestations de la sécurité sociale. Il suffit pour s’en convaincre d’examiner le langage, déjà évoqué, employé par les autorités à cet égard. Le rapport explicatif du projet de loi considérait que :

« L’émergence de concentrations de « populations défavorisées sur le plan socioéconomique » observée dans des zones urbaines déshéritées compromettait gravement la qualité de vie en raison du chômage, de la pauvreté et de l’exclusion sociale. Nombre de ceux qui avaient les moyens d’aller vivre ailleurs déménageaient, ce qui ne faisait qu’exacerber la paupérisation des zones ainsi touchées. Ce phénomène, conjugué aux incivilités, à l’afflux d’immigrants clandestins et à la délinquance, constituait le cœur des problèmes dont souffrait Rotterdam » (paragraphe 26 de l’arrêt).

Le tribunal d’arrondissement, dans sa décision de rejeter le recours de la requérante rendue le 4 avril 2008, indiquait déjà que « ces quartiers déshérités se caractérisent par une concentration d’individus nécessiteux, ainsi que par un mécontentement considérable suscité chez les habitants par les incivilités, les nuisances et la délinquance » (paragraphe 16 de l’arrêt). Aux yeux du législateur comme du juge national, la pauvreté et les troubles sociaux sont donc intimement liés. Cette approche est encore plus claire à la lumière de la loi susmentionnée (paragraphe 8 ci-dessus), entrée en vigueur en 2017, qui étend la catégorie des personnes susceptibles d’être écartées des quartiers classés à toute personne connue des services de police ou ayant un casier judiciaire lorsque l’on soupçonne qu’elle pourrait induire un surcroît de nuisances ou de délinquance dans la zone en question. Une telle proposition est en contradiction totale avec le principe de la présomption d’innocence et révèle encore la dangereuse stigmatisation à laquelle se livrent les autorités[73]. Il suffit en effet d’être simplement soupçonné de risquer d’induire des nuisances potentielles (dont on ne connaît d’ailleurs pas les modalités de prise en considération) ou d’appartenir à une catégorie définie de personnes vulnérables (celles ne disposant pas d’un revenu issu du travail) pour subir une atteinte considérable dans son droit de choisir librement sa résidence. Ce n’est pas le constat pragmatique de la nécessité de percevoir des revenus suffisants pour s’acquitter d’un loyer qui fonde la différence de traitement, mais bien l’assimilation sous-jacente des bénéficiaires des prestations de la sécurité sociale à des fauteurs de trouble qui devraient être écartés des zones à réhabiliter.

30. En réalité, la requérante fait office de bouc émissaire de la société, alors même qu’elle est particulièrement vulnérable. La loi en cause vise dans les faits une catégorie spécifique, défavorisée, à laquelle elle impose un traitement défavorable par rapport à celui dont bénéficie la catégorie majoritaire. Les populations précaires se trouvant dans ce cas de figure supportent alors une double peine, puisqu’elles cumulent les difficultés liées à la pauvreté avec une stigmatisation sociale constante. Le lien systématiquement opéré par la loi entre troubles à l’ordre public et autres incivilités, d’une part, et pauvreté, d’autre part, n’a aucun sens et n’est corroboré par aucune preuve statistique. Une telle conception contribue à la perpétuation de stéréotypes dramatiques pour ces populations, alors que celles-ci ont au contraire besoin d’une assistance particulière pour s’extraire de leur condition. Il en découle que la législation qui institutionnalise ce type de stéréotypes et emporte des conséquences négatives considérables pour les individus ne peut être perçue comme étant objectivement justifiée au regard de la Convention. À mon sens, cette affaire aurait par conséquent mérité d’être abordée sous l’angle de l’article 14 afin que puisse être constatée et condamnée la discrimination subie par Mme Garib en raison de la précarité de sa situation personnelle.

B. La pluralité des formes de discrimination (§§ 31-39)

31. L’affaire Garib c. Pays Bas invitait encore la Grande Chambre à prendre acte de la pluralité des formes de discrimination possibles, au-delà de la seule discrimination directe explicitement condamnée par l’article 14. Ces types de discrimination plus insidieux sont d’autant plus dangereux qu’ils sont moins évidents à dépister, tout en étant particulièrement dommageables pour ceux qui en font les frais. Dans le cas présent, la requérante a en effet subi une discrimination indirecte (1), encore aggravée par son caractère intersectionnel (2).

1. La discrimination indirecte subie par la requérante (§§ 32-33)

32. La législation néerlandaise relative au logement n’opère pas uniquement une discrimination directe en excluant explicitement les populations précaires de certaines zones d’habitation. Son application par les autorités conduit de facto à faire assumer à certains de ces individus des conséquences particulièrement lourdes que n’ont pas à assumer d’autres catégories de la population, et ainsi à les soumettre à un traitement moins favorable que celui qui est fait aux autres citoyens néerlandais. La notion de discrimination indirecte prend ici tout son sens. Elle est d’ailleurs familière à la Cour européenne puisque celle-ci avait déjà défini à l’occasion de l’affaire D.H. c. République tchèque que « pouvait être considérée comme discriminatoire une politique ou une mesure générale qui avait des effets préjudiciables disproportionnés sur un groupe de personnes, même si elle ne visait pas spécifiquement ce groupe »[74]. Le cœur de la discrimination indirecte réside donc dans la situation de fait que génère une disposition qui ne vise pas explicitement un groupe déterminé. La discrimination indirecte est d’autant plus pernicieuse qu’elle n’est pas manifeste. Elle n’est parfois même pas dans l’intention du législateur. Pour autant, la Cour a considéré dans l’affaire Hugh Jordan c. Royaume-Uni[75] que l’intention discriminatoire n’était pas nécessaire à la caractérisation d’une discrimination indirecte. En cas d’allégation de discrimination, il appartient alors à l’État de prouver que la réglementation en cause ne produit pas d’effets préjudiciables disproportionnés à l’encontre d’un groupe déterminé[76]. Le CEDS a également formulé une mise en garde contre ce type de politiques, en rappelant que :

« (...) l’article E interdit non seulement la discrimination directe, mais aussi toutes les formes de discrimination indirecte, que peuvent révéler soit les traitements inappropriés de certaines situations, soit l’inégal accès des personnes placées dans ces situations et des autres citoyens aux divers avantages collectifs. »[77]

33. Or dans la présente affaire, les juges dissidents dans l’arrêt de la chambre avaient déjà formulé la remarque suivante à propos de la restriction fondée sur le critère de revenus :

« Celle-ci conduit non seulement à une stigmatisation des populations pauvres, mais elle entraîne aussi indirectement une discrimination fondée sur la race et le sexe, puisque les catégories les plus gravement touchées par le chômage sont les immigrants et les mères élevant seules leurs enfants. »[78]

Des études prouvent en effet que les femmes, et a fortiori les mères célibataires, sont plus exposées au risque de pauvreté que les hommes[79]. De même, les statistiques disponibles – et la Cour a déjà considéré que les preuves statistiques étaient recevables en matière de discrimination[80] – montrent que les migrants sont surreprésentés dans les catégories de personnes faisant face au risque de pauvreté et d’exclusion sociale aux Pays-Bas[81]. Partant, la mesure en cause affecte plus durement les femmes et les migrants non européens, au sein même du groupe visé par la législation laquelle, à mon sens, produisait d’ores et déjà une discrimination directe à leur encontre. Il est tout bonnement inconcevable qu’une catégorie vulnérable fasse l’objet d’une discrimination directe de cette ampleur et que certaines sous-catégories en son sein fassent de surcroît l’objet d’une discrimination de facto ou indirecte fondée sur le sexe ou sur l’origine ethnique. Cet état de fait accroît considérablement la situation de vulnérabilité de Mme Garib, qui, outre les conséquences initiales de la mesure qui lui est opposée, en subit les effets « par ricochet ». Tout cela ne fait que mettre davantage en évidence l’insuffisance de la justification apportée par l’État pour tenter de rendre acceptable la différence de traitement opérée ici.

2. La reconnaissance des discriminations intersectionnelles (§§ 34-39)

34. Cependant, l’apport essentiel qu’offrait l’affaire Garib sur le terrain de la discrimination, et que la Cour – qu’il s’agisse de la chambre ou de la Grande Chambre – s’est malheureusement refusée à considérer, réside dans la mise en lumière par les circonstances de l’affaire d’une forme particulière de discrimination que le droit européen des droits de l’homme se doit d’intégrer à son arsenal juridique. Le concept de discrimination intersectionnelle recouvre en effet une réalité quasiment ignorée jusqu’ici par le système européen, alors qu’elle fait l’objet d’une reconnaissance croissante en droit international. Or la prise en considération de ce phénomène s’avère aujourd’hui indispensable si l’on veut aboutir à une appréhension globale et complète des situations de discrimination et garantir ainsi l’effectivité des droits protégés par la Convention.

35. La notion de discrimination intersectionnelle est apparue pour la première fois dans le contexte des courants de pensée féministes américains, sous la plume de Kimberle Crenshaw, qui entendait traiter de la situation spécifique des femmes de couleur subissant des discriminations fondées à la fois sur le genre et sur l’origine ethnique. L’auteure s’attache dans ses travaux à élaborer un concept susceptible de repérer les « points d’intersection », de « croisement », des discriminations subies par ce sous‑groupe liées cumulativement à leur sexe et à leur couleur de peau. Elle explique notamment que « [d]u fait de leur identité intersectionnelle en tant que femmes et personnes de couleur, ces dernières ne peuvent généralement que constater la marginalisation de leurs intérêts et de leurs expériences dans les discours forgés pour répondre à l’une ou à l’autre de ces dimensions (celle du genre et celle de la race) »[82]. La notion d’intersectionnalité permet par conséquent d’appréhender dans leur globalité des situations jusqu’ici envisagées d’un point de vue unidimensionnel. Au-delà de l’agrégation de facteurs de discrimination, cet outil permet de prendre en considération les effets de l’interconnexion des discriminations à l’œuvre. Pour résumer, il s’agit de reconnaître la nature composite des sources de la discrimination et la synergie de leurs effets. Ce sont donc leur interaction et leur impact simultané qui distinguent les discriminations intersectionnelles des discriminations multiples[83]. Au cours des travaux préparatoires de la Conférence mondiale contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l’intolérance qui y est associée, Radhika Coomaraswamy, qui était alors Rapporteur spécial sur les violences envers les femmes, a soumis un rapport à l’Assemblée générale des Nations unies dans lequel elle fournissait une définition de travail pertinente de cette notion. Selon elle :

« [L’idée d’« intersectionnalité » vise à saisir les conséquences à la fois structurelles et dynamiques de l’interaction entre deux ou plusieurs formes de discrimination ou systèmes de subordination. Elle s’intéresse spécifiquement à la manière dont le racisme, le patriarcat, les handicaps économiques et d’autres systèmes discriminatoires contribuent à créer une superposition d’inégalités qui structure les positions relatives des femmes et des hommes, des races et des autres catégories(...) »[84]

36. Cet outil analytique, particulièrement efficace en ce qu’il permet d’appréhender les discriminations pluridimensionnelles de manière holistique et d’en évaluer les conséquences réelles pour leurs victimes, s’est progressivement diffusé dans la sphère du droit international des droits de l’homme. Le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes a par exemple indiqué dans sa recommandation no 28 que :

« Le fait que les phénomènes de discrimination se recoupent est fondamental pour l’analyse de la portée des obligations générales que fixe l’article 2. La discrimination fondée sur le sexe ou le genre est indissociablement liée à d’autres facteurs tels que la race, l’origine ethnique, la religion ou la croyance, la santé, l’état civil, l’âge, la classe, la caste et l’orientation et l’identité sexuelle. Elle peut frapper des femmes appartenant à ces groupes à des degrés différents ou autrement que les hommes. Les États parties doivent prévoir légalement ces formes superposées de discrimination et l’effet cumulé de leurs conséquences négatives pour les intéressés, et ils doivent les interdire (...) »[85]

Le Comité des droits économiques, sociaux et culturels a quant à lui souligné dans son Observation générale no 20 que :

« Certaines personnes ou groupes de personnes sont l’objet d’une discrimination fondée sur plusieurs motifs interdits, par exemple les femmes appartenant à une minorité ethnique ou religieuse. Cette discrimination cumulative a des conséquences bien spécifiques pour les personnes concernées et mérite une attention et des solutions particulières. »[86]

37. Ce concept n’a pas simplement reçu une reconnaissance théorique, mais a également été mis en œuvre à plusieurs occasions. Par exemple, à l’occasion de l’affaire Alyne da Silva Pimentel Texeira c. Brésil, le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes a estimé que :

« Mme da Silva Pimentel Teixeira a été victime d’une discrimination multiple, en raison de son ascendance africaine et de sa situation socioéconomique. À cet égard, le Comité rappelle ses conclusions au sujet du Brésil, adoptées le 15 août 2007, dans lesquelles il a relevé une discrimination de facto à l’égard des femmes, en particulier celles issues des secteurs les plus vulnérables de la société, comme les femmes d’ascendance africaine. Il a également constaté que cette discrimination était exacerbée par les disparités régionales, économiques et sociales. »[87]

Le concept de discrimination intersectionnelle n’est pas non plus étranger à la Cour européenne. Celle-ci a abordé cette notion dans l’arrêt B.S. c. Espagne, dans lequel elle a noté que :

« (...) les décisions rendues en l’espèce par les juridictions internes n’ont pas pris en considération la vulnérabilité spécifique de la requérante, inhérente à sa qualité de femme africaine exerçant la prostitution. Les autorités ont ainsi manqué à l’obligation qui leur incombait en vertu de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 3 de prendre toutes les mesures possibles pour rechercher si une attitude discriminatoire avait pu ou non jouer un rôle dans les événements. »[88]

38. La Cour interaméricaine des droits de l’homme semble toutefois plus avancée à ce sujet. Elle a abordé ce concept dans l’arrêt Artavia Murillo et al. c. Costa Rica, dans lequel elle a considéré que « l’ingérence a produit un impact différencié sur les victimes en fonction de leur situation au regard du handicap, des stéréotypes de genre et, dans le cas de certaines victimes, de leur situation financière »[89]. Elle l’a consacré explicitement quelques années plus tard, dans l’arrêt rendu dans l’affaire Gonzales Lluy et al. c. Équateur. À propos de la situation de la requérante, une jeune fille issue d’un milieu défavorisé et contaminée par le VIH qui s’était vu refuser l’accès au système éducatif, et de sa famille, la Cour de San José a établi que :

« (...) dans le cas de Talía, on a observé l’intersection de multiples facteurs de vulnérabilité et de discrimination, qui étaient associés à sa situation de mineure, de personne de sexe féminin, de personne pauvre et de personne vivant avec le VIH. La discrimination qu’a subie Talia non seulement était causée par de nombreux facteurs, mais procédait également d’une forme spécifique de discrimination résultant de l’intersection de ces facteurs ; en d’autres termes, si l’un de ces facteurs n’avait pas existé, la discrimination aurait été différente. »

Elle développe alors son raisonnement pour plus de clarté et précise que :

« (...) pour commencer, parce qu’elle était pauvre, elle a eu accès à des soins de santé qui n’étaient pas de la meilleure qualité et qui ont même entraîné sa contamination par le VIH. La pauvreté a également concouru aux difficultés qu’elle a rencontrées pour entrer dans le système éducatif et pour mener une vie décente. Par la suite, parce qu’elle était une enfant vivant avec le VIH, les obstacles que Talía a dû surmonter pour être scolarisée ont exercé une influence négative sur son développement général, ce qui constitue également un impact différencié compte tenu du rôle que joue l’éducation lorsqu’il s’agit de surmonter les stéréotypes de genre. En tant qu’enfant vivant avec le VIH, elle avait besoin de recevoir de la part de l’État davantage d’aide pour mettre en œuvre son projet de vie. Devenue femme, Talía décrit les dilemmes auxquels elle est confrontée sur la question d’une éventuelle maternité ainsi que dans ses relations intimes et dit ne pas avoir reçu de soutien psychologique approprié. En bref, le cas de Talía montre que la stigmatisation liée au VIH n’affecte pas tout le monde de la même manière et que les conséquences sont plus lourdes pour les personnes appartenant à des catégories vulnérables. »[90]

L’interrelation des différents facteurs de discrimination est ici flagrante et permet de comprendre les effets de leur synergie.

39. C’est précisément cette prise en considération des effets néfastes supplémentaires produits par la combinaison des facteurs de discrimination qui s’avère aujourd’hui indispensable dans les situations complexes de discrimination. Se contenter d’additionner les facteurs de discrimination multiples ne suffit pas toujours, notamment quand l’intersection des discriminations amplifie leurs conséquences. Une telle synergie ne débouche pas nécessairement sur une accumulation de discriminations unitaires, mais sur une forme nouvelle de discrimination multidimensionnelle. Compte tenu de l’importance du phénomène, de ses conséquences en termes d’effectivité des droits garantis, et du consensus international existant à l’heure actuelle, la Cour européenne doit aujourd’hui inclure cette perspective dans le contrôle qu’elle opère au titre de l’article 14.

La situation de Mme Garib se prêtait hélas à merveille à ce type d’analyse. En effet, ainsi que je l’ai déjà mentionné, la requérante était affectée par la mesure en cause de manière tout à fait spécifique du fait de sa pauvreté et de son statut de femme. Non seulement courait-elle de ce seul fait plus de risques, statistiquement, de rencontrer des difficultés pour se loger, mais sa situation de mère célibataire de deux enfants laisse imaginer sans peine les obstacles qu’elle a dû surmonter. Il ne fait dès lors aucun doute que la situation intersectionnelle de la requérante, à la fois femme et pauvre, a renforcé de manière considérable sa vulnérabilité face à la politique néerlandaise du logement. Pour apprécier efficacement les effets de l’atteinte à son droit de choisir librement sa résidence, les autorités et, a fortiori, la Cour, auraient dû prendre en considération cette vulnérabilité particulière résultant de la combinaison de plusieurs facteurs de discrimination. Traiter Mme Garib comme un citoyen lambda ou la considérer à travers le prisme de sa pauvreté, ou celui de sa féminité, n’aurait pas permis de rendre compte de la globalité des effets négatifs que la mesure de refus d’autorisation de résidence a produits sur sa vie personnelle. Il était indispensable, dans ce cas de figure, de mesurer l’effet combiné de l’ensemble de ces facteurs pour constater, de manière incontestable, que la mesure en cause ne pouvait pas être proportionnée.

IV. Conclusion (§ 40)

40. « L’occasion manquée est celle-là même qui compte »[91]. Espérons que ce soit le destin de l’affaire Garib c. Pays-Bas. Rarement la Cour a tant persisté à ignorer les problématiques fondamentales que soulevait une affaire dont elle avait à connaître. Il est regrettable que la Grande Chambre n’ait pas saisi l’opportunité que lui offrait « l’affaire de la Rotterdamwet » pour prendre position sur des questions riches d’enjeux, outre l’application adéquate du contrôle de proportionnalité de la mesure en cause. Qu’il s’agisse de l’affirmation de la pauvreté comme motif prohibé de discrimination ou de la prise en considération des discriminations intersectionnelles, cette affaire aurait pu permettre à la Cour de franchir une étape décisive dans la protection du droit de choisir une résidence et dans la lutte contre les discriminations. Espérons que cette occasion manquée comptera et inspirera une solution différente pour l’avenir.

OPINION DISSIDENTE DU JUGE KŪRIS

(Traduction)

1. Le paragraphe 158 de l’arrêt est entaché d’une erreur méthodologique. La majorité admet que la requérante « se conduisait bien et ne constituait nullement une menace pour l’ordre public » et poursuit en déclarant que :

« toute vertueuse qu’elle fût, la conduite personnelle de la requérante ne peut à elle seule emporter la décision lorsqu’elle est mise en balance avec l’intérêt public que sert l’application constante d’une politique publique légitime » (italique ajouté).

Une mise en balance consiste à trouver un équilibre, quitte à ce qu’il ne soit pas idéal, entre les deux aspects considérés. Il s’agit donc d’une relation. Ce en quoi consiste la « relation entre ces deux aspects » est expliqué au paragraphe 157 :

« la question essentielle qui se pose sous l’angle de l’article 2 § 4 du Protocole no 4 [est] celle de savoir si (...), en ménageant comme il l’a fait l’équilibre entre les intérêts en jeu, le Parlement a outrepassé la marge d’appréciation dont il bénéficiait au titre de cet article » (italique ajouté).

Ainsi, les intérêts de la requérante considérée à titre individuel sont mis en balance avec des restrictions découlant de la loi, c’est-à-dire des mesures générales en tant que telles, et non avec leur application à cette personne précisément. Après en avoir fait un examen des plus bienveillants (paragraphes 142–157), la majorité estime que ces mesures générales reflètent les « intérêts (...) de la société dans son ensemble » (paragraphe 161). De ce point de vue, l’intérêt qu’a la requérante à améliorer son bien‑être et celui de sa famille, soulignons-le, sans léser quiconque, constitue apparemment une réalité qui existe parallèlement aux intérêts de la société mais ne compte pas autant que ceux-ci. L’arrêt traite les intérêts individuels comme s’ils ne faisaient pas partie intégrante d’un intérêt sociétal, ou du moins comme si certains d’entre eux, ou plutôt ceux de certains individus, en étaient exclus. Tout cela ne susciterait peut-être qu’un haussement d’épaules de la part des spécialistes des sciences sociales, d’Adam Smith et Jeremiah Bentham jusqu’à Vilfredo Pareto et Roscoe Pound, sans parler des acteurs contemporains de l’intérêt personnel éclairé et/ou rationnel. Mais ce n’est pas là où je veux en venir.

2. Par principe, des mesures générales (c’est-à-dire une politique publique) peuvent être satisfaisantes (« légitimes ») en tant que telles, mais pour autant, ce n’est pas parce que la politique dans son ensemble est justifiée que chacune de leurs applications se justifiera. L’application à un individu donné d’une loi même à première vue « très bonne » n’exclut pas que le droit de cette personne garanti par la Convention ne sera pas violé dans les faits.

La Cour n’a pas pour mandat d’approuver ou de désapprouver des mesures générales (c’est-à-dire des politiques) en tant que telles, ni leur consolidation dans la législation nationale, mais d’examiner leur application à des individus du point de vue de sa compatibilité avec la Convention. Pour autant, je ne vais pas jusqu’à avancer que la majorité n’avait pas à s’exprimer – et donc à dire son approbation (ne serait-ce qu’indirectement) – à propos de l’objectif de la politique générale adoptée par l’État néerlandais, qui consistait à remédier à des « problèmes sociaux grandissants dans certains quartiers urbains de Rotterdam, problèmes qui s’expliquaient par une paupérisation due au chômage ainsi que par une tendance à la délocalisation des activités économiques prospères (...) en favorisant l’installation de nouveaux résidents tirant leurs revenus de leur propre activité économique lucrative » (paragraphe 142). Peut-être le pouvait-elle, d’autant plus qu’elle n’a pas ouvertement approuvé cette politique et qu’elle a même émis des doutes à son sujet (en se disant « disposée à admettre que le Parlement aurait pu régler la situation différemment » (ibidem)). Mais qui pourrait raisonnablement affirmer que l’application de cette politique à la requérante en l’espèce a contribué à la réalisation de ces objectifs légitimes ? En particulier, y a-t-il quelqu’un pour souscrire à l’assertion selon laquelle cette application a « favoris[é] la diversité et contrecarr[é] la stigmatisation de certaines zones urbaines, lesquelles étaient considérées comme ne pouvant convenir qu’aux plus démunis » (ibidem) ? À mon avis, même si la politique générale avait pour but de faire obstacle à la « la stigmatisation de certaines zones urbaines », son application à la requérante a en réalité contribué à stigmatiser cette dernière. C’est aussi simple que cela. Ou, pour citer feu Leonard Cohen (« Everybody Knows », de l’album « I’m Your Man », 1988, Columbia Records) :

Everybody knows the fight was fixed
[Tout le monde sait que le combat était arrangé d’avance]
The poor stay poor, the rich get rich
[Les pauvres restent pauvres, les riches s’enrichissent]
That’s how it goes
[C’est comme ça]
Everybody knows
[Tout le monde le sait]

Ici, les « pauvres » ne se conçoivent pas seulement comme une « classe sociale », mais aussi comme des individus, dont fait partie la requérante en l’espèce.

3. Dans cette affaire, ce n’est pas la politique législative générale, telle que consolidée dans la loi litigieuse votée par le Parlement, qui est contestée. Ce qui est contesté du point de vue de la Convention, c’est la manifestation concrète de la mise en œuvre de cette politique, son application à la requérante en l’espèce (et, par extension, à sa famille), c’est-à-dire à un individu précis. La justification (« légitimation ») de mesures générales, ici une politique législative consolidée dans un texte de loi, ne doit pas conduire à la justification automatique de leur application à un individu donné.

4. Bien entendu, la majorité n’oublie pas que la Cour a pour mission d’étudier les situations individuelles. Au paragraphe 136, il est rappelé (avec des références à l’abondante jurisprudence de la Cour) que la Cour « a pour tâche non pas d’examiner le droit interne dans l’abstrait mais de rechercher si la manière dont ce droit a été appliqué au requérant ou l’a touché a emporté violation de la Convention » (italique ajouté). Or cela étant établi, le raisonnement de la majorité part malheureusement dans la direction opposée : la politique en tant que telle étant justifiée (« légitimée »), est également justifiée son application au cas d’espèce. Tel est le point de départ du raisonnement, mais aussi l’argument qui vient le couronner et qui permet à la majorité de conclure à la non-violation de l’article 2 du Protocole no 4.

C’est là où le bât blesse. Ces modalités ne correspondent pas. Cette méthode est entachée d’erreur, comme l’est la conclusion qui en découle, en particulier dans cette affaire, laquelle, j’en suis fermement convaincu, ne se prête absolument pas à l’application de cette méthode eu égard à l’omission d’une circonstance factuelle (sur ce point, voir les paragraphes 7 à 11 ci‑dessous).

5. Je ne dis pas que l’arrêt ne présente pas d’autres arguments visant à étayer ce point de départ. On en trouve aux paragraphes 159 à 162. Mais aucun d’entre eux ne mérite une analyse juridique détaillée ou approfondie car tous tentent, de manière artificielle, de convaincre le lecteur que la requérante n’avait pas vraiment besoin de déménager, ou du moins qu’elle n’a pas prouvé qu’elle en avait besoin ou que l’appartement dans lequel elle vivait nécessitait des « travaux de rénovation de grande ampleur », etc.

6. Le droit n’est pas le seul enjeu de cette affaire, qui va bien au-delà des aspects juridiques. Les considérations ci-dessus témoignent d’une omission fondamentale, voire d’une certaine démarche (et s’il s’agit d’une démarche, alors elle est fondée sur les valeurs, j’ai le regret de le dire). Ces considérations rabaissent la liberté de l’individu et sa volonté de saisir l’opportunité, lorsqu’elle se présente, d’améliorer son bien-être (et celui de sa famille), répétons-le sans léser quiconque, au niveau de quelque chose de véritablement insignifiant, qui ne mérite pas d’être compris ou apprécié. (En principe, il en va de même de la volonté du propriétaire de récupérer son bien parce qu’il souhaitait le rénover « pour son usage personnel », bien qu’il ait offert à la requérante un autre appartement à louer (paragraphe 10), lequel, le Gouvernement ne le conteste pas, répondait encore mieux aux besoins de la famille de celle-ci.) D’aucuns diraient que pareille attitude ne sied pas à un tribunal, parce que, du moins dans un système régi par l’état de droit, les tribunaux n’ont pas pour unique vocation de protéger et de défendre la dignité humaine à chaque fois qu’elle est bafouée dans des affaires individuelles, mais doivent aussi la faire progresser en encourageant chacun à la respecter. Et si cette attitude ne sied pas à un tribunal, a fortiori ne sied-elle pas à cette Cour.

7. Comment pareil raisonnement a-t-il même pu finir par être couché sur le papier ?

Cela a été rendu possible parce qu’une circonstance factuelle très importante n’a pas reçu l’attention qu’elle méritait ; pire encore, on ne l’a même pas mentionnée dans l’arrêt, ce qui revient à la dissimuler au lecteur.

On peut lire au paragraphe 10 que le propriétaire de son logement a demandé à la requérante, ainsi qu’à ses deux jeunes enfants, de quitter les lieux et d’emménager dans un autre bien « situé au 72A de la rue B., également dans le quartier de Tarwewijk ».

Le point le plus important, qui est indûment négligé, est que cet autre bien non seulement était situé « dans le quartier de Tarwewijk », mais se trouvait même à deux pas : la porte à côté, au sens figuré et même littéralement.

8. Je me pose simplement une question : la législation locale imposant dans tous les cas d’obtenir une autorisation pour s’installer dans un autre logement dans le quartier de Tarwewijk, l’obtention de cette autorisation aurait-elle été nécessaire si la requérante et son propriétaire avaient convenu qu’il était souhaitable (pour eux, et non pour « la société dans son ensemble » !) qu’elle emménageât dans un bien hypothétique situé dans le même couloir, au même étage et dans le même immeuble ? L’application de la politique générale litigieuse, qui n’aurait pu que se solder par le rejet de la demande d’autorisation en l’espèce (aucune exception n’étant prévue en principe à moins que le locataire ne convainque les autorités qu’il avait réellement besoin de déménager), aurait-elle été justifiée en pareil cas ?

9. Au paragraphe 159, la majorité s’efforce de traiter ces cas hypothétiques :

« Se contenter d’indiquer que la requérante résidait déjà à Tarwewijk lorsque l’obligation d’obtenir une autorisation de résidence est entrée en vigueur ne suffit pas non plus. (...) [C]e dispositif avait pour but d’inciter des ménages percevant des revenus provenant de sources autres que les prestations de la sécurité sociale à venir s’installer dans les zones urbaines déshéritées. Ce n’est pas la simple absence d’une exception pour les personnes qui résidaient déjà dans une zone classée qui remet en cause en tant que tel le système instauré par la loi (...). Si les modalités spécifiques de ce système relèvent de la marge d’appréciation dont jouissent les autorités nationales dans ce domaine, on peut tout de même supposer que son application aux habitants de Tarwewijk a pu avoir pour effet d’en inciter certains, comme la requérante en l’espèce, à quitter le quartier, libérant ainsi davantage de logements pour des ménages qui satisfaisaient aux critères et contribuant ainsi à renforcer la mixité sociale conformément à l’objectif défini par les autorités. »

Le quartier en question n’a pas bonne réputation (du moins n’avait-il pas bonne réputation à l’époque considérée). Lorsqu’on parle de « libér[er] (...) davantage de logements », on semble ignorer ce « détail », de la même manière que presque tout vœu pieux a généralement tendance à occulter un élément qui n’est pourtant pas insignifiant dans la réalité. Je conviens que « les modalités spécifiques de ce système relèvent de la marge d’appréciation dont jouissent les autorités nationales dans ce domaine », mais pour autant, il n’est pas vrai que l’absence dans la loi d’« exception pour les personnes qui résidaient déjà dans une zone classée » ne soulève aucune question.

10. Mais pourquoi, de l’avis de la majorité, l’omission d’exceptions (paragraphe 9 ci-dessus) ne peut-elle être remise en question, d’autant que, comme la majorité le reconnaît elle-même explicitement, le but de la politique litigieuse était « d’inciter des ménages (...) à venir s’installer dans les zones urbaines déshéritées » (italique ajouté) ?

Le paragraphe 159, joliment tourné, n’apporte en réalité aucun éclaircissement à ce sujet. La majorité répond simplement : la Cour dit que cela ne soulève pas de question, donc aucune question ne se pose. Roma locuta est, causa finita.

Or il se pose bel et bien des questions, toutes sortes de questions, d’ordre juridique et moral. Et elles appellent des réponses.

L’une de ces réponses est que l’application de la politique litigieuse à la requérante en l’espèce était disproportionnée eu égard aux circonstances factuelles propres à sa situation.

Qui plus est, cette application n’était pas nécessaire. Elle n’était même pas justifiée du point de vue de cette politique parce que l’interdiction faite à la requérante d’emménager dans l’appartement d’à côté n’a pas eu pour effet de rendre la « zone urbaine » concernée moins « déshéritée », et parce que le gouvernement défendeur n’a pas présenté d’éléments prouvant que cette interdiction ait effectivement « incité » de nouveaux venus à s’installer dans l’autre bien proposé à la requérante par son propriétaire, ou que de nouveaux résidents soient venus s’installer dans le bien que devait quitter la requérante, dont le propriétaire avait besoin « pour son propre usage ».

11. À propos, où la requérante aurait-elle bien pu s’installer si elle avait décidé de ne pas rester dans le même appartement ? Dans un quartier plus huppé ? Voyons ! Comme « tout le monde le sait », ce n’est pas « comme ça » que cela se passe.

La réponse évidente à la question ci-dessus fait du cas de la requérante une affaire de discrimination fondée sur la situation économique et sociale de celle-ci, ce qui, vu par le prisme de la Convention, est rédhibitoire.

Une politique indiscriminée, tout compréhensibles, voire nobles, qu’aient pu être les buts qu’elle poursuivait au moment de son élaboration et de sa consolidation dans la loi (qui permettent aux tribunaux de la déclarer « légitime »), qui est appliquée à la requérante (et à sa famille) de manière indiscriminée, n’est rien d’autre que discriminatoire. Pareille application d’une politique, quelle qu’elle fût, n’aurait jamais dû être entérinée par la Cour.

12. Voilà quelques-unes des raisons qui m’empêchent de voter pour cet arrêt. À des fins de concision et de rapidité, j’en ai laissé de côté un certain nombre d’autres. Je ne suis pas certain qu’il soit nécessaire de les aborder dans cette opinion, étant donné que le problème essentiel de cet arrêt tient à ce que son raisonnement défie la logique et que la démarche sur laquelle il s’appuie est un affront à la liberté individuelle, et donc à la justice. Peu importe de savoir, de ces deux carences, laquelle est la cause (et laquelle est la conséquence), dans la mesure où toutes deux se complètent et se renforcent mutuellement.

* * *

[1]. Tel qu’en vigueur à l’époque.

[2]. Rapport H (65) 16 du 18 octobre 1965.

[3]. Libre circulation des travailleurs. Pour le texte actuellement en vigueur, voir l’article 45 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.

[4]. Paragraphes 20 et 21 de l’arrêt de la Grande Chambre. Sur l’évolution, la philosophie et les effets de cette politique urbaine néerlandaise, voir les contributions fondamentales de Van Gent et al. (2017), « Exclusion as urban policy: The Dutch ‘Act on Extraordinary Measures for Urban Problems’ », in Urban Studies : 1–17 ; Uitermark et al. (2017), « The statistical politics of exceptional territories », in Political Geography 57 : 60–70 ; Ouwehand et Doff (2013), « Who is afraid of a changing population? Reflections on housing policy in Rotterdam », in Geography Research Forum 33(1) : 111–146 ; Van der Horst et Ouwehand (2012), « “Multicultural Planning” as a contested device in urban renewal and housing: Reflections from the Netherlands », in Urban Studies 49 (4) : 861‑875 ; Schinkel et Van den Berg (2011), « City of exception. The Dutch revanchist city and the urban homo sacer », in Antipode 43 (5) : 1911-1938 ; Van Eijk (2010), « Exclusionary policies are not just about the “Neoliberal City”: A critique of theories of urban revanchism and the case of Rotterdam », in International Journal of Urban and Regional Research 34 (4) : 820-834 ; Stouten (2010), « Changing Contexts in Urban Regeneration: 30 years of modernisation in Rotterdam, Amsterdam » : Techne Press ; Uitermark et Duyvendak (2008), « Civilizing the city: Populism and revanchist urbanism in Rotterdam », in Urban Studies 45 (7) : 1485-1503 ; Musterd et Ostendorf (2008), « Integrated urban renewal in The Netherlands: A critical appraisal », in Urban Research & Practice 1(1) : 78–92 ; Trip (2007), « Assessing quality of place: A comparative analysis of Amsterdam and Rotterdam », in Journal of Urban Affairs 29 (5) : 501-517 ; Priemus (2004), « Housing and new urban renewal: Current policies in the Netherlands », in International Journal of Housing Policy 4 (2) : 229-246 ; Uitermark (2003), « “Social mixing” and the management of disadvantaged neighborhoods: The Dutch policy of urban restructuring revisited », in Urban Studies 40 (3) : 531-549, et Kloosterman (1996), « Double Dutch: Polarization trends in Amsterdam and Rotterdam after 1980 », in Regional Studies 30 (5) : 467-476.

[5]. La gentrification est un anglicisme créé à partir du mot gentry, qui désigne la petite noblesse, la bonne société, les gens bien nés. En français, le mot gentrification pourrait être traduit par embourgeoisement. Le but de cette politique urbaine est de promouvoir l’appropriation par des personnes plus aisées d’un espace dans la ville initialement occupé par des habitants ou usagers moins favorisés, transformant ainsi le profil économique, social, culturel et ethnique de l’espace urbain au profit d’une couche sociale supérieure. Pour une introduction à la littérature sur cette politique urbaine, voir Zuk et al. (2015), « Gentrification, Displacement and the Role of Public Investment: A Literature Review », Federal Reserve Bank of San Francisco Working Paper 2015-05 ; Feldman (2014), « Gentrification, urban displacement and affordable housing: Overview and research roundup », Harvard Kennedy School’s Shorenstein Center ; Mathema (2013), « Gentrification, An updated Literature Review», Poverty & Race Research Action Council ; Van der Graaf et Veldboer (2009), « The effects of state-led gentrification in the Netherlands », in Duyvendak et al. (eds.), « City in sight: Dutch dealings with urban change, Amsterdam », Amsterdam University Press, pp. 61-80 ; Atkinson et Wulff (2009), « Gentrification and displacement: a review of approaches and findings in the literature », AHURI Positioning Paper No. 115 ; Marcuse et al. (eds.) (2009), « Searching for the Just City: Debates in Urban Theory and Practice », New York : Routledge ; Lees (2008), « Gentrification and social mixing: towards an inclusive urban renaissance? », in Urban Studies 45 (12) : pp. 2449-2470 ; Biro (2007), « Gentrification: Deliberate Displacement, or Natural Social Movement? », in The Park Place Economist : vol. 15 ; Galster (2007), « Neighbourhood social mix as a goal of housing policy: A theoretical analysis », in International Journal of Housing Policy 7 (1) : 19-43 ; Holmes (2006), « Mixed Communities: Success and Sustainability », Joseph Rowntree Foundation ; Joseph (2006), « Is mixed‑income development an antidote to urban poverty? », in Housing Policy Debate 17 (2) : 209-234, et Tunstall et Fenton (2006), « In the mix: A review of mixed income, mixed tenure and mixed communities: what do we know? », Londres et York : Housing Corporation, Joseph Rowntree Foundation, English Partnerships.

[6]. Paragraphes 36-39 de l’arrêt de la Grande Chambre.

[7]. Paragraphe 16 de l’arrêt de la Grande Chambre.

[8]. Ibidem.

[9]. Paragraphe 18 de l’arrêt de la Grande Chambre.

[10]. Ibidem.

[11]. Paragraphe 79 de l’arrêt de la Grande Chambre. Les mots utilisés par le législateur dans la nouvelle version des articles 5 § 3 et 10 §§ 1 et 2 de la loi sont clairs : « Aux fins de limiter les nuisances et la délinquance (…) il apparaît (…) qu’il existe des raisons de supposer que l’acceptation de ces personnes comme résidents se traduirait par un surcroît de nuisances ou de délinquance dans l’immeuble, la rue ou la zone en question. »

[12]. Loizidou c. Turquie (exceptions préliminaires), 23 mars 1995, § 75, série A no 310.

[13]. Voir notamment mes opinions dissidente et partiellement dissidente dans les affaires Muršić c. Croatie ([GC], no 7334/13, CEDH 2016) et A et B c. Norvège [GC], nos 24130/11 et 29758/11, CEDH 2016).

[14]. Pinto, « El principio pro homine. Criterios de hermenéutica y pautas para la regulación de los derechos humanos », in Abregu et Courtis (éds.), La aplicación de los tratados sobre derechos humanos por los tribunales locales, Buenos Aires, Centro de Estudios Legales y Sociales/Editores del Puerto, 1997, p. 163 (ma traduction). Dans la version originale, l’auteure décrit « un criterio hermenéutico qui informa todo el derecho de los derechos humanos, en virtud del cual se debe acudir a la norma más amplia, o a la interpretación más extensiva, cuando se trata de reconocer derechos protegidos ». Voir, entre autres, Castilla, « El principio pro persona en la administración de la justicia », in Cuestiones constitucionales, 2009, no 20, et Amaya Villareal, « El principio pro homine: Interpretación extensiva vs. El consentimiento del Estado », in Revista Colombiana de derecho internacional, 2005, pp. 337-380.

[15]. Wemhoff c. Allemagne, 27 juin 1968, § 8 [partie en droit], série A no 7, et, suivant une longue tradition de la Cour interaméricaine, Ricardo Canese c. Paraguay, 31 août 2004, série C no 111, § 181. Ce principe repose sur l’article 31 de la Convention de Vienne sur le droit des traités, qui prescrit une interprétation téléologique du droit international.

[16]. Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 48, série A no 24.

[17]. Paragraphe 113 de l’arrêt de la chambre.

[18]. Paragraphe 156 de l’arrêt de la Grande Chambre.

[19]. Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC], no 48876/08, § 106, CEDH 2013 (extraits), avec référence à Ždanoka c. Lettonie [GC], no 58278/00, §§ 112‑115, CEDH 2006‑IV.

[20]. Paragraphes 158 et 166 de l’arrêt de la Grande Chambre.

[21]. Paragraphes 162 et 166 de l’arrêt de la Grande Chambre.

[22]. Assemblée générale des Nations unies, les Principes directeurs sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme, 18 juillet 2012, A/HRC/21/39, § 36. Le Conseil des droits de l’homme des Nations unies a adopté ces Principes par consensus, dans sa résolution 21/39 en septembre 2012. Il faut remarquer ici que les Principes soulignent aussi la nécessité de « [r]éviser les cadres juridiques et administratifs afin de protéger les personnes vivant dans la pauvreté contre toute intrusion inacceptable dans leur vie privée par les autorités. Les mesures de contrôle, les conditions imposées pour bénéficier de l’aide sociale et les autres exigences d’ordre administratif doivent être réexaminées pour faire en sorte qu’elles n’infligent pas un fardeau disproportionné aux personnes vivant dans la pauvreté ou qu’elles ne portent pas atteinte à leur vie privée » (ibidem, § 72).

[23]. Evans c. Royaume-Uni [GC], no 6339/05, § 77, CEDH 2007‑I.

[24]. Alajos Kiss c. Hongrie, no 38832/06, § 42, 20 mai 2010.

[25]. Paragraphes 137 et 138 de l’arrêt de la Grande Chambre.

[26]. Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, § 24, série A no 32.

[27]. Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 49, série A no 24.

[28]. Rapport explicatif du Protocole n° 4 à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, reconnaissant certains droits et libertés autres que ceux figurant déjà dans la Convention et dans le premier Protocole additionnel à la Convention, Strasbourg, 16 septembre 1963, STE n° 46.

[29]. Paragraphe 15 f) du rapport explicatif.

[30]. Paragraphe 18 du rapport explicatif.

[31]. Sur ce point, je partage l’avis exprimé dans l’opinion dissidente commune aux juges López Guerra et Keller jointe à l’arrêt de la chambre (paragraphe 6). Pour le dire plus clairement : l’interprétation avancée au paragraphe 109 de l’arrêt de la Grande Chambre, selon lequel l’ajout du quatrième paragraphe aurait été « motivé par la volonté de prévoir pour le droit de circuler librement et de choisir librement sa résidence des restrictions fondées sur les exigences du « bien-être économique » » est littéralement contraire à la première phrase du paragraphe 18 du rapport explicatif, qui se réfère précisément audit quatrième paragraphe. Le Comité de rédaction a bien admis au quatrième paragraphe des restrictions fondées sur l’intérêt public, à l’exception de celles fondées sur des exigences du « bien-être économique ».

[32]. Paragraphe 45 de l’arrêt de la Grande Chambre.

[33]. Paragraphe 62 de l’arrêt de la Grande Chambre.

[34]. Paragraphe 70 de l’arrêt de la Grande Chambre

[35]. Je ne comprends pas pourquoi la majorité a considéré ce rapport comme non pertinent (paragraphe 148 de l’arrêt de la Grande Chambre). Certes, la majorité a invoqué le précédent constitué par l’arrêt Lithgow et autres c. Royaume-Uni (8 juillet 1986, série A no 102) et autres, mais elle oublie l’affirmation, beaucoup plus récente, formulée dans l’arrêt S.H. et autres c. Autriche ([GC], no 57813/00, § 84, CEDH 2011), selon laquelle la Cour peut prendre en considération des développements intervenus depuis l’adoption des décisions des autorités nationales. De plus, la majorité elle-même a utilisé les rapports d’évaluation de 2009 et 2011 dans son argumentation (paragraphe 154 de l’arrêt de la Grande Chambre). Force est de conclure que le raisonnement de la majorité révèle que les documents postérieurs aux faits de l’affaire ont été appréciés selon deux poids et deux mesures.

[36]. Paragraphe 74 de l’arrêt de la Grande Chambre.

[37]. Ici, il faut remarquer que l’évaluation faite par l’Université d’Amsterdam a été confirmée par les données scientifiques les plus récentes. Voir Van Gent et al. (2017), « Exclusion as urban policy », précité : « Cette étude examine les effets socio-territoriaux produits par la loi à Rotterdam entre 2006 et 2013. Ce texte induit certes des changements sociodémographiques, mais l’environnement de vie dans les zones classées semble se détériorer au lieu de s’améliorer. Nos constats montrent que cette politique restreint les droits des catégories exclues sans améliorer de manière avérée la sécurité ou la qualité de vie (…) la loi contribue à une dégradation de la situation des résidents exclus sur le marché du logement (…) la mobilité ainsi que les choix des résidents sans emploi ont été restreints ».

[38]. Elle fut approuvée en 2006 pour une durée initiale de quatre ans (paragraphe 40 de l’arrêt de la Grande Chambre).

[39]. Paragraphes 78 et 130 de l’arrêt de la Grande Chambre. Dès 2010, les classements des « quartiers sensibles » introduits en 2006 furent reconduits pour quatre années supplémentaires (paragraphe 41 de l’arrêt de la Grande Chambre).

[40]. Comme le disent Uitermark et al., dans « The statistical politics of exceptional territories », précité, p. 66 : « L’exceptionnel devient la nouvelle norme. C’est également ce qui s’est produit avec la loi relative à Rotterdam. (…) C’est d’autant plus remarquable que cette loi a été expressément présentée comme une mesure temporaire à laquelle on ne devait recourir qu’en dernier ressort – les documents ministériels y font littéralement référence comme à un ultimum remedium. »

[41]. Paragraphe 79 de l’arrêt de la Grande Chambre.

[42]. Klass et autres c. Allemagne, 6 septembre 1978, § 59, série A no 28.

[43]. Aux paragraphes 87-92 de l’arrêt de la Grande Chambre, la majorité expose longuement le cas danois à titre d’exemple des pratiques mises en œuvre dans d’autres États membres du Conseil de l’Europe, mais ce cas est bien différent. Au Danemark, les restrictions applicables aux « résidents qui n’ont pas de travail » ne concernent que les candidats au logement social. Cela n’a rien à voir avec la situation de la requérante dans la présente affaire. En effet, la littérature de spécialité confirme le caractère unique de la législation néerlandaise (Van Gent et al. (2017), « Exclusion as urban policy », précité, p. 5).

[44]. Pour une introduction aux diverses politiques urbanistiques transformatives alternatives appliquées en Europe, voir Widmer et Kübler (eds), « Regenerating Urban Neighbourhoods in Europe, Eight case Studies in six European Countries », Aarau Centre for Democracy Studies, Working Paper Nr. 3, May 2014, avec un article de Van Ostaaijen, « Regenerating Urban Neighbourhoods (RUN): an overview for Rotterdam », pp. 179-212 ; Uitermark (2014), « Integration and control: The governing of urban marginality in Western Europe », in International Journal of Urban and Regional Research 38(4): 1418‑1436) ; van Ham et al. (eds.) (2012), « Neighborhood Effects Research: New Perspectives », Dordrecht : Springer ; Van Gent (2010), « Housing context and social transformation strategies in neighbourhood regeneration in Western European cities », in International Journal of Housing Policy 10(1) : 63–87 ; Van Gent et al. (2009), « Disentangling neighborhood problems; Area-based interventions in Western European cities », in Urban Research & Practice 2(1) : 53–67 ; Ireland (2008), « Comparing responses to ethnic segregation in urban Europe », in Urban Studies 45 (7) : 1333-1358 ; et Galster (2007), « Should policy makers strive for neighborhood social mix? An analysis of the Western European evidence base », in Housing Studies 22 (4) : 523-545.

[45]. Une politique de logement favorable aux pauvres devrait « veiller à affecter des fonds publics suffisants à des logements d’un coût abordable et promouvoir des politiques et des programmes permettant aux personnes vivant dans la pauvreté d’accéder à des logements d’un coût abordable. Ces politiques et programmes devraient accorder la priorité aux groupes les plus défavorisés et pourraient prévoir des mesures de financement du logement, la réhabilitation des îlots insalubres, l’attribution de titres de propriété et la régularisation des implantations sauvages, et/ou l’octroi de subventions publiques pour le loyer ou les prêts au logement. » (Principes directeurs sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme, § 80). Voir aussi Comité des droits économiques, sociaux et culturels, Observation générale no 4/1991 : Le droit à un logement suffisant (art. 11, par. 1 du Pacte), 1er janvier 1992, § 11 : « Les États parties doivent donner la priorité voulue aux groupes sociaux vivant dans des conditions défavorables en leur accordant une attention particulière. Les politiques et la législation ne devraient pas, en l’occurrence, être conçues de façon à bénéficier aux groupes sociaux déjà favorisés, au détriment des autres couches sociales » ; et Comité des droits de l’homme, Observation générale no 27, Liberté de circulation (article 12) du 2 novembre 1999 (§§ 16 et 17) : le Comité a critiqué les dispositions faisant obligation aux individus de demander l’autorisation de changement de résidence ou d’obtenir l’approbation des autorités locales du lieu de destination.

[46]. Voir à ce propos les constatations de fait établies par Van Gent et al. (2017), « Exclusion as urban policy », précité, pp. 5 et 14.

[47]. Principes directeurs sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme, § 8, p. 5.

[48]. Paragraphe 95 de l’arrêt de la Grande Chambre. Voir aussi l’exposé de l’opinion dissidente commune aux juges López Guerra et Keller joint à l’arrêt de chambre mentionnant les « principes applicables concernant la discrimination » (paragraphe 14).

[49]. Rapport sur les droits de l’homme et l’extrême pauvreté présenté par le Rapporteur spécial, M. Leandro Despouy, et adopté par la Commission des droits de l’homme à Genève, en 1996, E/CN.4/Sub.2/1996/13, page 63.

[50]. Principes directeurs sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme, § 50.

[51]. Assemblée générale des Nations unies, Déclaration du millénaire, 8 septembre 2000, A/RES/55/2.

[52]. Voir aussi la Directive 2000/43/CE du 29 juin 2000 relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité de traitement entre les personnes sans distinction de race ou d’origine ethnique et la Directive n°2004/113/CE du Conseil du 13 décembre 2004 mettant en œuvre le principe de l’égalité de traitement entre les femmes et les hommes dans l’accès à des biens et services et la fourniture de biens et services, qui prohibent la discrimination dans l’accès à l’habitation. Sur le droit de l’Union européenne dans ce domaine, voir « The meaning of racial or ethnic origin in EU law: between stereotypes and identities, European network of legal experts in gender equality and non-discrimination », rédigé par Lilla Farkas, 2017, avec une analyse intéressante de la présente affaire ; « La discrimination dans le logement, Réseau européen des experts juridiques en matière de non-discrimination », rédigé par Julie Ringelheim et Nicolas Bernard, 2013, et « Report on measures to combat discrimination directives 2000/43/EC and 2000/78/EC », Country report 2011, The Netherlands, redigé par Rikki Holtmaat.

[53]. Loi n° 2016-832 du 24 juin 2016 visant à lutter contre la discrimination à raison de la précarité sociale, JORF n°0147 du 25 juin 2016.

[54]. Article 9 § 3).

[55]. Article 14.

[56]. Article 11.

[57]. CIDH, Gonzales Lluy et al. c. Équateur, arrêt du 1er septembre 2015 (exceptions préliminaires, fond, réparations et dépens), série C n°298, § 291.

[58]. Loizidou c. Turquie (fond), 18 décembre 1996, § 43, Recueil des arrêts et décisions 1996‑VI.

[59]. Demir et Baykara c. Turquie [GC], no 34503/97, § 67, CEDH 2008.

[60]. Sur la vulnérabilité des pauvres à la lumière de la Convention, voir Lavrysen (2015), « Strengthening the protection of Human Rights of Persons Living in Poverty under the ECHR », in Netherlands Quarterly of Human Rights, 33 (3), pp. 293-325.

[61]. Observation interprétative de l’article 30, voir également Conclusions 2003, France, p. 227.

[62]. Pour une analyse de la valeur juridique de ce type de texte normatif, voir mon opinion dans l’affaire Muršić (précitée).

[63]. Principes directeurs sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme, § 79.

[64]. Ibidem, § 80.

[65]. Jamais la Cour n’a été saisie d’une affaire aussi riche de conséquences pour le droit au logement des populations défavorisées, de même que pour la géographie politique des villes européennes. Sur la protection du droit au logement dans le droit international et le droit européen, voir Haut-commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, « Le droit à un logement convenable », Fiche d’information no 21 (Rev. 1)., et Kenna et Uhry, « Lent déploiement d’une chrysalide : Le droit européen au logement », 2016.

[66]. ECRI(2008)3, Troisième rapport sur les Pays-Bas, adopté le 29 juin 2007, §§ 72-75. Voir aussi CRI(2013)39, Quatrième rapport sur les Pays-Bas, adopté le 23 juin 2013, §§ 87-91, exprimant des préoccupations spécifiques relatives à la discrimination dans l’accès au logement des travailleurs temporaires provenant de Pologne et d’autres pays de l’Est.

[67]. Rapport établi à la suite de sa visite aux Pays-Bas par M. Thomas Hammarberg, Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, 21-25 septembre 2008, CommDH(2009)2, § 158.

[68]. Conclusions 2011, Pays-Bas, article 31-1, 2011/def/NLD/31/1/FR.

[69]. Le rapport du CEDS s’exprimait en des termes extrêmement clairs et significatifs : « Le Comité rappelle qu’il incombe aux États parties de garantir une égalité de traitement en matière de logement, sur la base de l’article E de la Charte. L’article E interdit la discrimination et pose par conséquent l’obligation d’assurer qu’en l’absence de motifs objectifs et raisonnables, toute personne ou groupe de personnes présentant des caractéristiques particulières puisse dans les faits jouir des droits inscrits dans la Charte. De plus, l’article E interdit non seulement la discrimination directe, mais aussi toutes les formes de discrimination indirecte. La discrimination peut aussi résulter de l’absence de prise en compte effective et appropriée de toutes les différences pertinentes ou de l’absence de mesures propres à assurer que les droits et avantages collectifs ouverts à tous sont effectivement accessibles à tous (Association internationale Autisme-Europe c. France, réclamation n° 13/2002, décision sur le bien-fondé du 4 novembre 2003, par. 52, et Centre sur les droits au logement et les expulsions (COHRE) c. Italie, réclamation n° 58/2009, décision sur le bien-fondé du 25 juin 2010, par. 35). S’agissant du droit au logement, le Comité a déclaré que l’égalité de traitement doit être assurée entre les différentes catégories de personnes vulnérables, notamment les personnes aux revenus modestes, les chômeurs, les familles monoparentales, les mineurs, les personnes handicapées, les malades mentaux, les personnes déplacées à l’intérieur de leur pays en raison de guerres ou de catastrophes naturelles, etc. (Conclusions 2003, France). »

[70]. Les conclusions du CEDS de 2015 sur l’article 31-1, 31-2 et 31-3 relatives au rapport remis par les Pays-Bas sont muettes sur le sujet. La conclusion est claire : le sujet a été esquivé par le Gouvernement dans le rapport.

[71]. Observations finales du Comité des droits de l’homme, 25 août 2009, CCPR/C/NLD/CO/4, §18.

[72]. Ibidem.

[73]. Comme l’ont remarqué Van Gent et al. (2017), in « Exclusion as urban policy », précité, p. 14 : « La loi a également été étoffée en 2016, aux fins non seulement de favoriser une amélioration des conditions de vie mais aussi de viser plus directement un renforcement de la sécurité publique. Elle renferme désormais des dispositions permettant d’exclure les résidents sur la base de leurs antécédents de délinquance et d’incivilités et sur des soupçons de radicalisation ou de comportement extrémiste. Ces changements représentent un pas de plus vers le recours au profilage et à l’exclusion. ». Voir en général sur la stigmatisation territoriale et l’effet stigmatisant des politiques urbaines, notamment d’une politique d’embourgeoisement urbain, Wacquant et al., « Territorial stigmatization in action », in Environment and Planning A 2014, 46 : 1270-1280 ; Sakizlioglu et Uitermark (2014), « The symbolic politics of gentrification: the restructuring of stigmatized neighborhoods in Amsterdam and Istanbul », in Environment and Planning A 2014, 46 : 1369-1385 ; Van Duin et al. (2011), Marginality and stigmatization: identifying with the neighbourhood in Rotterdam, Annual RC21 Conference 2011 ; Musterd (2008), « Residents’ views on social mix: Social mix, social networks and stigmatisation in post-war housing estates in Europe », in Urban Studies 45 (4) : 897–915 ; Van der Laan Bouma-Doff (2007), « Confined Contact. Residential segregation and ethnic bridges in the Netherlands », in Urban Studies 44 (5/6) : 997-1017 ; et Dean et Hastings (2000), Challenging Images: Housing Estates, Stigma and Regeneration, Bristol : Policy Press.

[74]. D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, § 175, CEDH 2007‑IV. Voir également Oršuš et autres c. Croatie [GC], no 15766/03, § 150, CEDH 2010.

[75]. . Hugh Jordan c. Royaume-Uni, no 24746/94, § 154, 4 mai 2001.

[76]. Timichev c. Russie, nos 55762/00 et 55974/00, § 57, CEDH 2005‑XII.

[77]. Digest de jurisprudence du Comité européen des droits sociaux, 1er septembre 2008.

[78]. Opinion dissidente commune aux juges López Guerra et Keller jointe à l’arrêt de la chambre (§ 18).

[79]. Lancker, « Effects of poverty on the living and working conditions of women and their children, in Main causes of female poverty, compilation of in-depth analyses », Bruxelles, Parlement européen, 2015, pp. 8-13.

[80]. D.H. et autres c. République tchèque, précité, § 180.

[81]. Paragraphe 74 de l’arrêt de la Grande Chambre sur le passage de l’excellent rapport de l’Université d’Amsterdam déjà cité : « Par rapport aux membres du groupe témoin, les personnes potentiellement refusées sont plus souvent des hommes jeunes et vivant seuls. Elles sont aussi plus souvent d’origine étrangère extra-européenne, et encore plus souvent issues des populations migrantes d’origine européenne. Les tendances observées entre 2004 et 2013 font apparaître une forte hausse de la proportion des personnes issues des populations migrantes d’origine européenne dans cette catégorie. Il s’agit principalement de personnes originaires de pays d’Europe de l’Est comme la Pologne, la Bulgarie et la République tchèque. » Voir aussi l’article de Van Gent et al., « Exclusion as urban policy », précité : « Si les critères d’exclusion des résidents semblent nets et précis, nos analyses montrent que c’est un large éventail de population qui est visé. On cible un groupe fluctuant et disparate de résidents à bas revenus, en posant pour hypothèse implicite que ces individus sont un fardeau. Empiétant sur les droits de ce groupe, le gouvernement étend son pouvoir discrétionnaire en multipliant les possibilités de l’exercer via l’enclavement et l’exclusion. La loi trouve son origine dans la politique droitière qui préconise la tactique du bras de fer et promet de « faire ce qu’il faut » et de reprendre le contrôle de la ville (…). » Sur la motivation et le risque accru posé par cette politique urbaine de discrimination des minorités ethniques, sous le slogan « The color is not the problem, but the problem has got a color » (la couleur n’est pas le problème, mais le problème a une couleur), voir Ouwehand et Doff, « Who is afraid of a changing population? », précité, pp. 112, 129, 138 et 139 : « bien que dans leur version définitive, les règles n’instaurent pas de discrimination fondée sur l’origine ethnique mais recourent plutôt à des critères de substitution d’ordre économique, nul ne peut nier que cette politique a été conçue pour freiner la progression annoncée des minorités ethniques dans certains quartiers de la ville et qu’elle devrait surtout toucher les ménages appartenant à ces minorités. Par ailleurs, les autorités municipales ont assimilé l’augmentation du nombre des ménages issus d’une minorité ethnique à une multiplication des problèmes matériels et sociaux. Bien que la majorité de ces ménages n’aient pas d’antécédents judiciaires et ne se livrent pas à des incivilités, ils sont tous considérés comme une source de problèmes. Les personnalités politiques comme les acteurs de terrain ont tendance à percevoir systématiquement les minorités ethniques comme problématiques ; le même type de stéréotypes accompagne l’augmentation du nombre des travailleurs migrants issus d’autres pays européens comme la Pologne, la Bulgarie et la Roumanie. Ces observations confirment que cette politique ne repose pas sur une argumentation méthodique et précise, mais plutôt sur un positionnement populiste purement politicien. »

[82]. Crenshaw (2005), « Cartographie des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur », in Cahier du genre, 2005/2, no 39, p. 54 (pour le texte original en anglais voir Crenshaw, « Mapping the Margins: Intersectionality, Identity Politics, and Violence against Women of Color », Stanford Law Review vol. 43, no 6 (Jul. 1991), p. 1244), et le texte pionnier, Crenshaw (1989), « Demarginalizing the intersection of race and sex : a black feminist critique of antidiscrimination doctrine, feminist theory and antiracist politics », in University of Chicago Legal Forum, 139 ; et, pour une revue récente de la littérature, Goldblatt, « Intersectionality in international anti‑discrimination law: addressing poverty in its complexity », (2015) 21(1) Australian Journal of Human Rights 47.

[83]. L’ONG ATD Quart Monde synthétise ce rapport de la façon suivante : « la discrimination multiple et inter-sectionnelle peut s’exprimer de deux façons. Tout d’abord, différents facteurs peuvent s’additionner : une femme migrante peut subir une discrimination au travail du fait de ses origines et parce qu’elle est une femme. En second lieu, les facteurs peuvent interagir entre eux ; ainsi, une jeune femme peut subir une discrimination à l’emploi parce qu’elle est susceptible de tomber enceinte. Il y a discrimination inter-sectionnelle quand deux critères ou plus interagissent de telle façon qu’ils sont inextricables ». Discrimination et pauvreté . Livre blanc : analyse, testings et recommandations, octobre 2013, p.13.

[84]. Assemblée générale des Nations unies, « Review of reports, studies and other documentation for the preparatory committee and the world conference », A/CONF.189/PC.3/5, 21 Juillet 2001, § 23.

[85]. Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, « Recommandation générale n° 28 concernant les obligations fondamentales des États parties découlant de l’article 2 de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes », 24e session, 2010, CEDAW/C/GC/28, § 18.

[86]. Comité des droits économiques, sociaux et culturels, Observation générale n° 20 concernant la non‑discrimination dans l’exercice des droits économiques, sociaux et culturels (article 2, § 2, du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels), 2 juillet 2009, E/C.12/GC/20, § 17. Le Comité semble cependant englober sous la même appellation les discriminations multiples et intersectionnelles. Il faut toutefois noter qu’il se réfère plus loin aux « discriminations par recoupement », définies comme « le recoupement de deux motifs de discrimination interdits, lorsque, par exemple, l’accès à un service social est refusé à raison du sexe et du handicap » qui semble recouvrir également le champ de la discrimination intersectionnelles.

[87]. Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, Alyne da Silva Pimentel Teixeira c. Brésil, Com. no 17/2008, 27 septembre 2011, § 7.7.

[88]. B.S. c. Espagne, no 47159/08, § 62, 24 juillet 2012.

[89]. CIDH, Artavia Murillo et al. (“In vitro fertilization”) c. Costa Rica, arrêt du 28 novembre 2012 (exceptions préliminaires, fond, réparations et dépens), série C n°257, § 314.

[90]. CIDH, Gonzales Lluy et al. c. Équateur, précité, § 290.

[91]. Antoine de Saint-Exupéry, Citadelles, 1948.


Synthèse
Formation : Cour (grande chambre)
Numéro d'arrêt : 001-178633
Date de la décision : 06/11/2017
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Non-violation de l'article 2 du Protocole n° 4 - Liberté de circulation-{général} (Article 2 al. 1 du Protocole n° 4 - Liberté de choisir sa résidence)

Parties
Demandeurs : GARIB
Défendeurs : PAYS-BAS

Composition du Tribunal
Avocat(s) : WIJLING R.S.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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