La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

23/02/2016 | CEDH | N°001-161163

CEDH | CEDH, AFFAIRE GARIB c. PAYS-BAS, 2016, 001-161163


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE GARIB c. PAYS-BAS

(Requête no 43494/09)

ARRÊT

STRASBOURG

23 février 2016

CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE 06/11/2017

Cet arrêt peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Garib c. Pays-Bas,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Luis López Guerra, président,
Helena Jäderblom,
George Nicolaou,
Helen Keller,
Johannes Silvis,
Branko L

ubarda,
Pere Pastor Vilanova, juges,

et Stephen Phillips, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 7 octobre 2014 et l...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE GARIB c. PAYS-BAS

(Requête no 43494/09)

ARRÊT

STRASBOURG

23 février 2016

CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE 06/11/2017

Cet arrêt peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Garib c. Pays-Bas,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Luis López Guerra, président,
Helena Jäderblom,
George Nicolaou,
Helen Keller,
Johannes Silvis,
Branko Lubarda,
Pere Pastor Vilanova, juges,

et Stephen Phillips, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 7 octobre 2014 et les 5 et 26 janvier 2016,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 43494/09) dirigée contre le Royaume des Pays-Bas et dont une ressortissante de cet État, Mme Rohiniedevie Garib (« la requérante »), a saisi la Cour le 28 juillet 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. La requérante a été représentée par Me R.S. Wijling, avocat à Rotterdam. Le gouvernement néerlandais (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. R.A.A. Böcker, du ministère des Affaires étrangères.

3. La requérante alléguait que les restrictions qui lui avaient été imposées pour le choix de son lieu de résidence étaient incompatibles avec l’article 2 du Protocole no 4 à la Convention.

4. Le 7 octobre 2014, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. La requérante est née en 1971 et réside aujourd’hui à Flardingue.

6. Le 25 mai 2005, elle vint s’installer dans la ville de Rotterdam. Elle emménagea dans un logement en location sis au numéro 6B de la rue A. Cette rue se situe dans le quartier de Tarwewijk, dans le sud de Rotterdam. Jusque-là, la requérante résidait en dehors de la région métropolitaine de Rotterdam (Stadsregio Rotterdam).

7. Le propriétaire de son logement demanda à la requérante, qui avait à l’époque deux jeunes enfants, de quitter les lieux car il souhaitait rénover son bien pour son usage personnel. Il lui proposa de louer un autre bien, situé au 72A de la rue B., également dans le quartier de Tarwewijk. La requérante répondit que puisque le bien qui lui était proposé se composait de trois pièces et d’un jardin, il répondait beaucoup mieux à ses besoins et à ceux de ses enfants que son logement de la rue A., qui ne comptait qu’une seule pièce.

8. Entre-temps, en vertu de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines (Wet bijzondere maatregelen grootstedelijke problematiek, voir ci-dessous) Tarwewijk avait été classé dans la catégorie des quartiers dans lesquels il n’était possible d’emménager que sous réserve d’avoir préalablement obtenu une autorisation de résidence (huisvestingsvergunning). Par conséquent, le 8 mars 2007, la requérante déposa une demande d’autorisation de résidence auprès du bourgmestre et des échevins (burgemeester en wethouders) de Rotterdam afin de pouvoir emménager dans l’appartement sis au 72A de la rue B.

9. Le 19 mars 2007, le bourgmestre et les échevins répondirent par la négative à cette demande d’autorisation. Ils estimaient qu’il était établi que la requérante n’habitait pas dans la région métropolitaine de Rotterdam depuis au moins six ans à la date où elle avait déposé sa demande. De plus, dans la mesure où elle dépendait pour vivre des prestations sociales qui lui étaient accordées au titre de la loi sur le travail et l’aide sociale (Wet Werk en Bijstand), elle ne remplissait pas les conditions de revenus qui lui auraient permis d’être dispensée de satisfaire à cette obligation de résidence.

10. La requérante déposa une réclamation (bezwaarschrift) contre cette décision auprès du bourgmestre et des échevins.

11. Le 15 juin 2007, le bourgmestre et les échevins rejetèrent la réclamation de la requérante. Entérinant un avis qui avait été rendu par la commission consultative sur les réclamations (Algemene bezwaarschriftencommissie), ils voyaient dans les autorisations de résidence des instruments permettant une répartition équilibrée et équitable des logements et mentionnaient la possibilité pour la requérante d’emménager dans un logement qui ne serait pas situé dans un quartier « sensible ».

12. La requérante forma un recours (beroep) auprès du tribunal d’arrondissement (rechtbank) de Rotterdam. Elle plaidait notamment que la clause dérogatoire aurait dû s’appliquer à son cas, et invoquait l’article 2 du Protocole no 4 à la Convention et l’article 12 du Pacte international de 1966 relatif aux droits civils et politiques.

13. Le 4 avril 2008, le tribunal d’arrondissement rejeta le recours de la requérante. Sur les questions pertinentes en l’espèce, il avançait la motivation suivante :

« L’article 8 § 1 de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines prévoit la possibilité de restreindre temporairement la liberté de résidence dans les quartiers classés par le ministre [le ministre du Logement, de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement (Minister van Volkshuisvesting, Ruimtelijke Ordening en Milieubeheer)]. Ces restrictions visent à inverser le processus de saturation et de dégradation de la qualité de vie dans les quartiers, en particulier en y favorisant la mixité socioéconomique. Ces restrictions cherchent également à combattre activement la ségrégation en fonction des niveaux de revenus qui est à l’œuvre dans toute la ville en encadrant l’offre de logements dans certains quartiers en vue d’améliorer la qualité de vie de leurs habitants (documents parlementaires, Chambre basse du Parlement (Kamerstukken II) 2004/2005, 30 091, no 3, pages 11-13). Eu égard aux buts poursuivis par cette loi, tels qu’exposés, on ne saurait conclure que ces restrictions temporaires au droit de choisir librement son lieu de résidence ne sont pas justifiées par l’intérêt public dans une société démocratique. Compte tenu de l’ampleur considérable des problèmes relevés dans certains quartiers de Rotterdam, on ne saurait non plus conclure que lesdites restrictions ne sont pas nécessaires au maintien de l’ordre public. Le tribunal d’arrondissement estime que le législateur a suffisamment démontré que, dans ces quartiers, les « limites de la capacité d’absorption » ont été atteintes concernant les soins et l’assistance apportés aux populations défavorisées et que, qui plus est, ces quartiers déshérités se caractérisent par une concentration d’individus pauvres, ainsi que par un mécontentement considérable suscité chez les habitants par les incivilités, les nuisances et la délinquance. »

14. La requérante saisit la section du contentieux administratif (Afdeling bestuursrechtspraak) du Conseil d’État (Raad van State) d’un nouveau recours (hoger beroep).

15. Le 4 février 2009, la section du contentieux administratif rejeta le nouveau recours de la requérante. Sa motivation était ainsi formulée en ses passages pertinents en l’espèce :

« Sachant que la zone en question est l’une de celles qui sont visées par l’article 5 de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines, la section du contentieux administratif estime que le bourgmestre et les échevins étaient en droit de considérer que la restriction [au droit de choisir librement son lieu de résidence] était justifiée par l’intérêt général dans une société démocratique au sens de l’article 12 § 3 du Pacte international de 1966 relatif aux droits civils et politiques. La zone en question est ce que l’on appelle un « quartier sensible » où, cela n’a pas été contesté, la qualité de vie est menacée. La restriction résultant de l’article 2.6 § 2 de l’arrêté de 2003 sur le logement (Huisvestingsverordening 2003) présente un caractère temporaire, puisqu’elle s’applique pendant six ans au maximum. Il n’est pas établi que l’offre de logements en dehors des zones classées par le ministre dans la région métropolitaine de Rotterdam est insuffisante. Les déclarations [de la requérante] concernant les délais d’attente ne conduisent pas la section du contentieux administratif à une autre conclusion. La section du contentieux administratif estime en outre que, en vertu de la phrase introductive et du point b de l’article 7 § 1 de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines, le ministre est habilité à annuler le classement de la zone en question s’il apparaît que des personnes en quête d’un logement n’ont pas de possibilités suffisantes d’en trouver un répondant à leurs besoins à l’intérieur de la région dans laquelle se situe la commune. Eu égard à ces faits et circonstances, la section du contentieux administratif constate que la restriction en cause n’est pas contraire aux critères du besoin social impérieux et de la proportionnalité. La section du contentieux administratif conclut donc, à l’instar du tribunal d’arrondissement, que l’article 2.6 § 2 de l’arrêté de 2003 sur le logement n’emporte pas violation de l’article 2 du Protocole no 4 à la Convention ni de l’article 12 du Pacte international de 1966 relatif aux droits civils et politiques. »

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

A. La loi sur le logement

16. La loi sur le logement (Huisvestingswet) est ainsi libellée dans ses passages pertinents en l’espèce :

Article 2

« 1. Si le conseil municipal estime nécessaire d’énoncer des règles concernant l’utilisation ou l’autorisation de l’utilisation de logements (...), ou concernant des modifications de l’offre de logements (...), il doit prendre un arrêté sur le logement (huisvestingsverordening).

2. Aux fins de l’application du paragraphe premier, le conseil municipal doit dans tous les cas rechercher dans quelle mesure il est possible, dans le processus d’autorisation de l’utilisation de logements à loyer relativement modique, de veiller à ce que la priorité soit donnée aux demandeurs qui, du fait de leurs revenus, sont particulièrement tributaires de ce type de logements. (...) »

B. La loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines

1. Dispositions pertinentes

17. La loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines s’applique à un certain nombre de communes nommément désignées, parmi lesquelles Rotterdam. Elle habilite lesdites communes à prendre des mesures dans certaines zones classées, notamment à accorder des exonérations fiscales partielles aux propriétaires de petites entreprises et à sélectionner les nouveaux résidents en fonction de leurs sources de revenus. Cette loi est entrée en vigueur le 1er janvier 2006.

18. Les dispositions pertinentes de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines, telles qu’en vigueur au moment des faits, étaient les suivantes :

Article 5

« 1. Le ministre [du Logement, de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement] peut, à la demande du conseil municipal (gemeenteraad), classer des zones données afin qu’il soit possible d’imposer aux personnes demandant des logements dans ces zones de remplir les conditions énoncées aux articles 8 et 9 de la présente loi.

2. Le classement visé au paragraphe premier s’applique pendant quatre ans au plus. Sur demande du conseil municipal, il peut être prolongé une seule fois pour une nouvelle période de quatre ans au maximum. [L’article 7] s’applique par analogie. »

Article 6

« 1. Lors du dépôt de la demande visée à l’article 5 § 1, le conseil municipal doit démontrer de manière convaincante au ministre du Logement, de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement que le classement sollicité pour les zones mentionnées dans la demande :

a) est nécessaire et approprié pour lutter contre les problèmes urbains dans la commune, et

b) satisfait aux principes de subsidiarité et de proportionnalité.

2. Le classement visé à l’article 5 § 1 n’est accordé que si les conditions énoncées au paragraphe premier du présent article sont remplies et si le conseil municipal a démontré de manière convaincante au ministre du Logement, de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement que les demandeurs de logement qui, à la suite de pareil classement, ne peuvent obtenir une autorisation de résidence dans les zones ainsi classées, conservent suffisamment de possibilités de trouver un logement répondant à leurs besoins dans la région dans laquelle se situe la commune. (...) »

Article 7

« 1. Le ministre annule le classement visé à l’article 5 s’il lui apparaît que :

(...)

b) les demandeurs de logement auxquels il est impossible d’accorder une autorisation de résidence à l’intérieur des zones classées en vertu de l’article 5 ne disposent pas de suffisamment de possibilités de trouver un logement répondant à leurs besoins dans la région dans laquelle se situe la commune. (...) »

Article 8

« 1. Si le conseil municipal considère que [pareille mesure] est nécessaire et appropriée pour résoudre les problèmes urbains (grootstedelijke problematiek) à l’intérieur de la commune et qu’elle satisfait aux principes de subsidiarité et de proportionnalité, il peut inscrire dans l’arrêté sur le logement que les demandeurs de logement qui résident depuis moins de six années sans interruption dans la région dans laquelle se situe la commune peuvent prétendre à une autorisation de résidence leur permettant d’avoir l’usage d’un logement relevant des catégories mentionnées dans ledit arrêté mais à condition qu’ils perçoivent :

a) des revenus tirés d’un emploi exercé dans le cadre d’un contrat de travail ;

b) des revenus tirés d’une activité indépendante ou de l’exercice d’une profession libérale ;

c) des revenus tirés d’une pension de retraite anticipée ;

d) une pension de retraite au sens de la loi générale sur l’assurance vieillesse (Algemene Ouderdomswet) ;

e) une pension de retraite ou une pension de réversion au sens de la loi de 1964 sur l’imposition des rémunérations (Wet op de loonbelasting 1964) ; ou

f) une bourse d’études au sens de la loi de 2000 sur le financement des études (Wet op de studiefinanciering 2000).

2. Dans l’arrêté sur le logement, le conseil municipal doit habiliter le bourgmestre et les échevins à accorder à un demandeur de logement ne satisfaisant pas aux conditions énoncées au paragraphe premier du présent article une autorisation de résidence lui permettant d’avoir l’usage d’un logement tel que visé dans ce paragraphe si le refus d’une telle autorisation de résidence devait entraîner une iniquité majeure (een onbillijkheid van overwegende aard). (...) »

Article 17

« Après l’entrée en vigueur de la présente loi, le ministre doit rendre compte tous les cinq ans au Parlement de l’efficacité et des effets de cette loi sur le terrain. »

2. Historique législatif de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines

a) L’avis consultatif du Conseil d’État et le rapport annexe

19. Le Conseil d’État a examiné le projet de loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines et soumis un avis consultatif à la Reine. Le gouvernement a transmis cet avis au Parlement, accompagné de ses commentaires (avis consultatif du Conseil d’État et rapport annexe (Advies Raad van State en Nader Rapport), documents parlementaires, Chambre basse du Parlement, 2004/2005, 30 091, no 5).

20. Parmi les remarques formulées par le Conseil d’État, la requérante en souligne certaines dans ses observations. Il s’agit notamment de remarques portant sur des préoccupations suscitées par plusieurs facteurs : les effets indésirables produits par l’encadrement de l’accès au logement dans les agglomérations urbaines sur la disponibilité de logements pour les catégories de population à bas revenus dans les communes environnantes ; la contrainte, pour des personnes percevant des revenus provenant de sources autres que les prestations sociales, d’accepter contre leur gré un logement dans des quartiers déshérités ; la compatibilité avec les traités relatifs aux droits de l’homme, et notamment le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et le Protocole no 4 à la Convention ; ainsi que la distinction implicite fondée sur les revenus, susceptible de conduire à des distinctions indirectes motivées par des considérations de race, de couleur, de nationalité ou d’origine ethnique.

21. Le gouvernement a répondu à ces préoccupations du Conseil d’État. Il a déclaré que des effets indésirables n’étaient à prévoir dans les communes environnantes que si la municipalité concernée n’était pas en mesure de garantir la disponibilité de logements de remplacement et que, en tout état de cause, d’autres autorités municipales devaient être consultées avant que le ministre ne rende sa décision et qu’il était prévu que le nombre ainsi que l’étendue des zones urbaines à classer soient limités. Il a ajouté qu’il appartenait normalement aux demandeurs de logement de répondre ou non à une offre de logement, et qu’aucune contrainte n’était donc exercée. Il a expliqué en outre qu’il était effectivement possible que le classement en vertu de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines raccourcisse les listes d’attente et incite des personnes percevant des revenus autres que des prestations sociales à devenir résidents desdites zones, mais que cet effet était en réalité celui recherché. Le gouvernement a affirmé que les mesures en question étaient justifiées au regard de l’article 12 § 3 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et de l’article 2 § 3 du Protocole no 4 à la Convention. Il a reconnu qu’on ne pouvait pas exclure que des membres de catégories minoritaires puissent en pâtir indirectement, mais a argué que l’objectif poursuivi était légitime, que les moyens choisis étaient appropriés, qu’il n’existait pas d’autres moyens envisageables et que le principe de proportionnalité était respecté. Sur ce dernier point, le gouvernement a précisé qu’il était nécessaire qu’un parc de logements de remplacement suffisant soit disponible dans la région pour les personnes ayant besoin de ce type de logements avant qu’une zone urbaine ne puisse être classée en vertu de cette loi, ajoutant que, s’il devait apparaître que tel n’était pas le cas, le ministère annulerait le classement.

22. Des modifications tenant compte des points soulevés ont été apportées au rapport explicatif (Memorie van Toelichting).

b) Le rapport explicatif

23. Il est indiqué dans le rapport explicatif du projet de loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines (documents parlementaires, Chambre basse du Parlement 2004/2005, 30 091, no 3) que ce texte a été présenté en réponse à un souhait précis exprimé par les autorités municipales de Rotterdam. Selon ce rapport, l’émergence de concentrations de « populations défavorisées sur le plan socioéconomique », observée dans des zones urbaines déshéritées, compromettait gravement la qualité de vie en raison du chômage, de la pauvreté et de l’exclusion sociale. Nombre de ceux qui avaient les moyens d’aller vivre ailleurs déménageaient, ce qui ne faisait qu’exacerber la paupérisation des zones ainsi touchées. Ce phénomène, conjugué aux incivilités, à l’afflux d’immigrants clandestins et à la délinquance, constituait le cœur des problèmes dont souffrait Rotterdam. Il était donc nécessaire de favoriser le redressement économique local. Étant donné que l’on ne pouvait pas compter sur des résultats rapides, il était prévu que la loi reste en vigueur sans limitation de durée, mais que ses effets seraient examinés au bout de cinq ans.

24. Outre celui des autorités locales de Rotterdam, l’avis d’autres municipalités fut également sollicité. Les quatre principales villes du pays (Amsterdam, La Haye et Utrecht, plus Rotterdam) ainsi que d’autres communes, et en particulier des grandes villes, exprimèrent leur intérêt pour les buts et les mesures énoncés dans la loi. Il était néanmoins prévu de laisser à chaque municipalité toute latitude pour choisir les mesures à adopter afin de répondre aux besoins locaux.

25. Cette loi prévoyait un certain nombre de mesures, comme des incitations fiscales et des subventions, en vue de soutenir l’activité économique dans les zones concernées. D’autres mesures étaient destinées à encadrer l’accès au marché du logement dans certaines zones.

26. À plus long terme, le texte envisageait des mesures telles que la cession de biens locatifs ainsi que la démolition de l’habitat insalubre et son remplacement par des biens résidentiels de meilleure qualité et plus onéreux. À titre de mesures temporaires à court terme destinées à apporter de premières améliorations en attendant que les dispositions plus permanentes produisent leurs effets, il proposait d’une part d’encourager l’installation de personnes percevant des revenus tirés d’un emploi (ou d’un emploi passé), de l’exercice d’une profession libérale ou d’une activité indépendante ou d’une bourse d’études, et d’autre part d’endiguer l’afflux de personnes défavorisées en quête d’un logement, et ce dans l’optique de favoriser la mixité sociale.

27. Parallèlement, ce rapport reconnaissait la nécessité de veiller à ce qu’existe pour les personnes à qui l’on refuserait le droit de s’installer dans les zones en question une offre de logements répondant à leurs besoins dans d’autres quartiers de la ville ou ailleurs dans la région concernée. Il précisait que, si cette condition n’était pas remplie, les zones concernées ne seraient pas classées en vertu de la législation proposée ou alors le classement serait annulé, selon le cas.

28. Ce rapport étudiait la question de la compatibilité du texte de loi avec les traités relatifs aux droits de l’homme, notamment le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et le Protocole no 4 à la Convention. Les mesures proposées étaient réputées défendre « l’ordre public », au sens de l’article 12 § 3 du Pacte et de l’article 2 § 3 du Protocole no 4 à la Convention, en mettant un terme à la concentration dans des zones données de catégories de population défavorisées et en permettant aux municipalités de faire obstacle à la ségrégation en fonction des revenus. En effet, selon le rapport explicatif, l’arrivée de catégories défavorisées conduisait à un recours accru à l’aide sociale, étouffait le peu d’activité économique qui subsistait et entravait l’intégration des populations d’immigrants, ce qui risquait d’entraîner un phénomène d’isolement social des ménages, qu’ils soient néerlandais ou d’origine étrangère.

c) Les débats parlementaires

29. La Chambre basse du Parlement débattit du projet de loi les 6, 7 et 15 septembre 2005. Les parlementaires proposèrent de nombreux amendements. Au nombre des amendements adoptés pertinents pour l’espèce figurait une disposition imposant au ministre du Logement, de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement de s’assurer, avant de classer une zone dans la catégorie des zones nécessitant une autorisation de résidence, que les personnes auxquelles on refuserait une telle autorisation disposeraient toujours de possibilités suffisantes de trouver un logement répondant à leurs besoins ailleurs dans la région (article 6 § 2 de la loi, telle qu’adoptée), ainsi qu’une disposition imposant à toutes les municipalités introduisant un système d’autorisation de résidence d’adopter impérativement une clause dérogatoire (article 8 § 2 de la loi, telle qu’adoptée).

30. La Chambre basse du Parlement adopta la loi par 132 voix contre 12 (des membres présents et ayant pris part au vote).

31. À la Chambre haute du Parlement, certains parlementaires exprimèrent des préoccupations concernant la compatibilité de la loi avec les traités internationaux relatifs aux droits de l’homme, et en particulier l’article 2 du Protocole no 4 à la Convention et l’article 12 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. En réponse, le gouvernement souligna le rôle de contrôle dévolu au ministre du Logement, de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement et mit en avant la voie de recours que constituait la procédure devant les tribunaux administratifs compétents (mémoire en réponse – Memorie van Antwoord, documents parlementaires, Chambre haute du Parlement (Kamerstukken I) 2005/2006, 30 091, C).

32. Le 20 décembre 2005, à l’issue des débats, la Chambre haute du Parlement adopta la loi par 60 voix contre 11 (des membres présents et ayant pris part au vote).

B. L’arrêté sur le logement de la municipalité de Rotterdam

1. La version de 2003

33. L’arrêté sur le logement pris en 2003 par la municipalité de Rotterdam encadrait entre autres l’attribution des logements à loyer modique aux ménages à bas revenus en habilitant le bourgmestre et les échevins à délivrer des autorisations de résidence. Il était interdit d’emménager dans les zones classées sans autorisation de résidence lorsque le loyer était inférieur à un montant donné. L’arrêté définissait les critères à appliquer par le bourgmestre et les échevins pour la délivrance des autorisations de résidence ; figurait au nombre de ces critères une corrélation entre le loyer et le niveau de revenus ainsi qu’entre le nombre de pièces du logement en question et le nombre de personnes composant le ménage.

34. Le 1er octobre 2004, la municipalité de Rotterdam prit à titre expérimental un arrêté disposant que seuls les ménages ayant des revenus compris entre 120 % du salaire minimum légal et le plafond retenu pour l’assurance maladie publique obligatoire (ziekenfondsgrens, soit environ le double du salaire minimum légal à l’époque) pouvaient prétendre à une autorisation de résidence leur permettant d’emménager dans un logement locatif à loyer modique.

2. La version de 2006

35. En janvier 2006, l’arrêté de 2003 sur le logement fut amendé par l’adjonction de règles détaillées pour la mise en œuvre à l’échelon local de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines. Les règles pertinentes pour l’espèce faisaient écho à l’article 8 §§ 1 et 2 de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines (article 2.6 de l’arrêté de 2003 sur le logement).

36. À l’arrêté de 2003 sur le logement vint se substituer, à compter du 1er janvier 2008, un nouvel arrêté sur le logement dans les zones classées de Rotterdam (Huisvestingsverordening aangewezen gebieden Rotterdam). Cet arrêté, qui est toujours en vigueur, comporte des dispositions qui correspondent à celles exposées au paragraphe précédent.

C. Les décisions de classement

37. Le 13 juin 2006, le ministre du Logement, de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement classa au titre de l’article 5 de la loi précitée quatre quartiers de Rotterdam, dont celui de Tarwewijk, ainsi que plusieurs rues, pour une durée initiale de quatre ans. Ces zones classées sont généralement désignées par l’expression anglaise « hotspots », que l’on peut traduire par « quartiers sensibles » en français.

38. En 2010, ces classements furent reconduits pour quatre années supplémentaires, et un cinquième quartier fut classé pour la première fois.

D. L’avis de la Commission sur l’égalité de traitement

39. La commission sur l’égalité de traitement (Commissie Gelijke Behandeling) était un organisme public mis en place en vertu de la loi générale sur l’égalité de traitement (Algemene wet gelijke behandeling). Cet organisme avait pour mission d’enquêter sur les allégations de distinctions directes et indirectes opérées entre des personnes. Absorbé par l’Institut néerlandais des droits de l’homme (College voor de Rechten van de Mens) en 2012, il cessa alors d’exister.

40. En décembre 2004, la commission sur l’égalité de traitement fut sollicitée par la plateforme de coordination régionale du delta de la Meuse (Regioplatform Maaskoepel), une fédération de bailleurs sociaux opérant dans la région de Rotterdam, qui lui demanda de se pencher sur l’arrêté expérimental alors en vigueur à Rotterdam (paragraphe 34 ci-dessus).

41. La commission décida d’inclure dans le champ de son examen le projet de loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines, qui était alors débattu à la Chambre basse du Parlement. Tout en reconnaissant que le projet de loi ne s’appliquait pas à certaines catégories de cas couverts par l’arrêté expérimental, la commission estima qu’il devait entrer dans son examen puisqu’il pouvait être appliqué à des parties entières de la ville.

42. La commission rendit son avis le 7 juillet 2005. Elle estima que les descendants d’immigrants non originaires d’Europe occidentale, comme les personnes d’origine (afkomst) turque, marocaine, surinamienne ou des Antilles néerlandaises, ou encore les familles monoparentales (c’est-à-dire des mères qui travaillaient et des mères qui percevaient des prestations sociales) étaient surreprésentés dans la catégorie des chômeurs et parmi les personnes gagnant moins de 120 % du salaire minimum légal. Pour cette raison, les mesures en cause constituaient selon elle une distinction indirecte fondée sur la race dans le cas des descendants d’immigrants non européens, et fondée sur le sexe dans le cas des mères qui avaient un emploi. Ces distinctions étaient à ses yeux injustifiées étant donné que d’autres mesures auraient pu être adoptées en lieu et place de celles en cause ; il aurait par exemple été possible d’exiger de la part des locataires potentiels qu’ils produisent des lettres de recommandation, de faire effectuer des contrôles réguliers par des fonctionnaires, d’améliorer la qualité de l’habitat, d’exproprier les propriétaires privés possédant des logements insalubres ou de leur racheter ces logements, de lutter contre les locations illégales et contre la sous-location et de poursuivre activement les locataires se livrant à des incivilités.

43. La commission ajouta que le projet de loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines ne remédiait pas auxdites distinctions indirectes et que la justification avancée dans le rapport explicatif était trop générale.

44. Le Gouvernement assure que la commission sur l’égalité de traitement s’est adressée par écrit à la Chambre basse du Parlement le 5 septembre 2005 en des termes « plus nuancés ». La Cour n’a toutefois pas reçu de copie de ce document.

III. AUTRES FAITS

A. Développements ultérieurs concernant la ville de Rotterdam

1. Le rapport d’évaluation de 2007

45. À l’issue d’une année de mise en pratique de l’autorisation de résidence à Rotterdam, un rapport, établi à la demande du service de la construction et du logement de la ville (Dienst Stedebouw en Volkshuisvesting), fut publié le 6 décembre 2007 par le centre de recherche et de statistiques (Centrum voor Onderzoek en Statistiek). Ce bureau de conseil et de recherche recueillait des données statistiques et menait des recherches sur les évolutions constatées dans la région de Rotterdam notamment dans les domaines de la démographie, de l’économie et de l’emploi (« le rapport d’évaluation de 2007 »).

46. Ce rapport relevait dans les quartiers « sensibles » un ralentissement des arrivées de nouveaux résidents tributaires des prestations sociales versées au titre de la loi sur le travail et l’aide sociale, mais naturellement pas un arrêt complet de ces arrivées, puisque les personnes vivant depuis au moins six ans à Rotterdam avaient la possibilité de s’y installer.

47. Il en ressortait que, de juillet 2006 à fin juillet 2007, 2 835 demandes d’autorisation de résidence avaient été déposées. Sur ce total, 2 240 autorisations avaient été accordées, 184 avaient été refusées, 16 demandes avaient été rejetées car incomplètes et 395 étaient encore pendantes. La clause dérogatoire (article 8 § 2 de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines) avait été activée dans 38 cas.

48. Ce rapport indiquait par ailleurs que les trois quarts des autorisations de résidence accordées concernaient des logements donnés à bail par des propriétaires privés et que les autres (519) avaient été accordées par l’intermédiaire de bailleurs sociaux (woningcorporaties). Ces derniers sélectionnaient leurs locataires en respectant à la lettre les règles officielles, si bien qu’aucun cas de refus d’une autorisation de résidence à des candidats au logement social n’a été enregistré.

49. Parmi les personnes qui s’étaient vu refuser une autorisation de résidence, 73 (40 % de tous les cas de refus) avaient pu trouver un logement ailleurs dans des délais assez brefs.

50. Le rapport d’évaluation de 2007 fut présenté au conseil municipal le 15 janvier 2008. Le 24 avril 2008, le conseil municipal vota le maintien en l’état du système d’autorisation de résidence et commanda un nouveau rapport d’évaluation à remettre à la fin de 2009.

2. Le rapport d’évaluation de 2009

51. Un deuxième rapport d’évaluation, demandé lui aussi par le service de la construction et du logement de la ville de Rotterdam, fut publié par le centre de recherche et de statistiques le 27 novembre 2009. Ce rapport couvrait la période courant de juillet 2006 à juillet 2009 (« le rapport d’évaluation de 2009 »), pendant laquelle se sont produits les événements dont la requérante tire grief.

52. Il en ressort que, durant cette période, les bailleurs sociaux avaient loué 1 712 logements dans les zones concernées. Étant donné qu’ils ne pouvaient accepter comme locataires que des candidats répondant aux conditions requises pour l’obtention d’une autorisation de résidence, aucun cas de refus d’autorisation n’avait été enregistré dans cette catégorie.

53. Sur les 6 469 demandes d’autorisation de résidence correspondant à des logements appartenant à des bailleurs privés, 4 980 avaient été acceptées (77 %), 342 refusées (5 %) et 296 étaient encore pendantes au début de juillet 2009. Par ailleurs, dans 851 cas (13 %), l’examen du dossier avait cessé avant l’adoption d’une décision, le plus souvent parce que ces demandes avaient été retirées ou abandonnées ; on peut supposer que nombre de ces demandes auraient en tout état de cause été rejetées. Par conséquent, compte non tenu des cas pendants, environ un cinquième des demandes de cette catégorie soit avaient fait l’objet d’un refus soit n’avaient pas abouti.

54. Dans 63 % des cas, les demandes d’autorisation avaient été rejetées pour des motifs liés aux critères de revenus, parfois conjugués à un autre motif ; dans 56% des cas, le rejet de la demande était exclusivement motivé par le non-respect des critères de revenus.

55. Sur 342 personnes s’étant vu refuser une autorisation de résidence, environ les deux tiers avaient réussi à trouver un logement dans un autre quartier de Rotterdam (47 %) ou ailleurs aux Pays-Bas (21 %).

56. La clause dérogatoire avait été activée 185 fois, ce qui représentait 3 % du nombre total de demandes portant sur des logements appartenant à des bailleurs privés. Elle avait notamment été appliquée pour empêcher des squatters de prendre possession de logements laissés vacants (antikraak) et pour loger des immigrants clandestins qui avaient bénéficié d’une amnistie générale (generaal pardon), des personnes vulnérables qui avaient besoin de la présence d’une assistance à domicile (begeleid wonen), des communautés de personnes vivant dans des logements collectifs (woongroepen), des start‑ups, des ménages qui avaient été contraints de quitter des logements insalubres voués à la rénovation ainsi que des étudiants étrangers. De plus, dans un tiers des cas, la clause dérogatoire s’était appliquée parce qu’il n’avait pas été pris de décision dans les délais voulus.

57. Quatre indicateurs ont été retenus pour l’appréciation des effets de cette mesure : la proportion de résidents tributaires des prestations sociales, au titre de la loi sur le travail et l’aide sociale, rapportée à l’offre de logements convenables ; le sentiment de sécurité ; la qualité du tissu social ; et l’accumulation potentielle de problèmes de logement.

a) Il a été observé que, parmi les zones où s’appliquait l’obligation d’obtenir une autorisation de résidence, le nombre de nouveaux résidents tributaires des prestations sociales au titre de la loi sur le travail et l’aide sociale avait reculé plus rapidement dans les « quartiers sensibles » que dans d’autres parties de Rotterdam. De plus, le nombre de résidents percevant de telles prestations avait également diminué en proportion de la population totale de ces quartiers, même s’il était resté supérieur à celui observé ailleurs.

b) Dans deux des zones dans lesquelles l’obligation d’obtenir une autorisation de résidence avait été introduite, le sentiment de sécurité s’était amélioré plus rapidement que la moyenne mesurée pour Rotterdam. Une amélioration de cet indicateur avait été dans un premier temps relevée à Tarwewijk, mais le sentiment de sécurité y était ensuite retombé au niveau auquel il se situait avant l’introduction de la mesure. Cet indicateur avait même affiché un net recul dans un autre quartier. Toutes les zones dans lesquelles s’appliquait l’obligation d’obtenir une autorisation de résidence étaient perçues comme beaucoup moins sûres que Rotterdam dans son ensemble.

c) Concernant la qualité du tissu social, des progrès avaient été observés dans la plupart des zones de Rotterdam où des problèmes existaient précédemment, et notamment à Tarwewijk. Ce rapport notait néanmoins que l’effet produit par l’autorisation de résidence à cet égard était minime, car cette disposition avait une incidence sur la sélection des nouveaux résidents mais non sur les résidents vivant déjà dans ces zones.

d) Les problèmes de logement, définis en termes de taux de rotation des occupants, de vacance des logements et d’évolution des prix de l’immobilier résidentiel, avaient quelque peu augmenté dans les zones concernées, et notamment à Tarwewijk, mais dans l’ensemble à un rythme plus lent qu’ailleurs. Les raisons évoquées dans le rapport pour expliquer cette augmentation sont un afflux d’immigrants pour la plupart d’origine extra-européenne (nieuwe Nederlanders ou « nouveaux Néerlandais ») et de nouveaux résidents temporaires venus d’Europe centrale et orientale ; ces derniers, en particulier, séjournaient en général moins de trois mois dans ces quartiers avant de partir s’installer ailleurs, et leur activité économique était plus difficile à étudier car beaucoup d’entre eux travaillaient à leur compte.

58. Les bailleurs sociaux tendaient à voir dans l’obligation d’obtenir une autorisation de résidence une corvée qui occasionnait un surcroît de travail administratif. Ils considéraient plutôt cette mesure comme un instrument utile pour lutter contre les abus commis par les propriétaires privés, à condition qu’elle soit appliquée activement et que les procédures administratives soient simplifiées. D’autres professionnels du secteur du logement opérant à Rotterdam mentionnaient l’effet dissuasif produit par cette mesure sur les nouveaux candidats à l’installation dans les zones concernées.

59. Le rapport suggérait que l’obligation d’obtenir une autorisation de résidence n’était peut-être plus nécessaire pour l’un des quartiers sensibles existants (pas Tarwewijk). En revanche, cinq autres quartiers de Rotterdam affichaient des scores élevés pour trois indicateurs, et un sixième dépassait les valeurs critiques pour les quatre indicateurs.

3. Le rapport d’évaluation de 2011

60. Un troisième rapport d’évaluation, demandé celui-ci par le service de développement de la ville de Rotterdam (département du logement), fut publié en août 2012 par le centre de recherche et de statistiques (deuxième édition révisée). Ce rapport couvrait la période comprise entre juillet 2009 et juillet 2011 (« le rapport d’évaluation de 2011 »).

61. Ce rapport, qui se fondait sur les indicateurs et la méthodologie déjà utilisés pour le rapport précédent, concluait que le système d’autorisation de résidence devait être maintenu à Tarwewijk et dans deux autres zones (dont une dans laquelle il avait été introduit dans l’intervalle, en 2010) et qu’il devait être supprimé dans deux autres zones et introduit dans une zone dans laquelle il n’était pas encore en vigueur.

4. Évaluation de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines

62. Le 18 juillet 2012, le ministre de l’Intérieur et des Relations au sein du Royaume (Minister van Binnenlandse Zaken en Koninkrijksrelaties) adressa à la Chambre basse du Parlement un rapport d’évaluation distinct portant sur l’efficacité de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines et ses effets sur le terrain, conformément à l’article 17 de cette loi. La missive du ministre exposait l’intention du gouvernement de présenter un projet de loi visant à prolonger la validité de cette loi. Un certain nombre de villes concernées avaient formulé des requêtes à cet effet. Le ministre observait que toutes les villes concernées n’avaient pas fait usage de l’ensemble des possibilités que leur offrait ce texte ; en particulier, seule la ville de Rotterdam recourait aux autorisations de résidence pour sélectionner les nouveaux résidents de zones données. Cette missive était accompagnée d’un exemplaire du rapport d’évaluation de 2009 et d’une lettre du bourgmestre et des échevins de Rotterdam qui expliquait, entre autres, qu’il était souhaitable de prolonger au-delà des deux périodes initiales de quatre ans le classement des zones dans lesquelles s’appliquait l’obligation d’obtenir une autorisation de résidence : cette mesure était en effet considérée comme une réussite, et un plan sur vingt ans de rénovation à grande échelle du logement et des infrastructures (le « programme national de saut qualitatif dans le sud de Rotterdam » – Nationaal Programma Kwaliteitssprong Rotterdam Zuid – voir ci-dessous) avait été lancé en 2011 dans les quartiers sud de Rotterdam.

5. Le programme national de saut qualitatif dans le sud de Rotterdam

63. Le 19 septembre 2011, le ministre de l’Intérieur et des Relations au sein du Royaume (au nom du gouvernement), le bourgmestre de Rotterdam (au nom de la municipalité de Rotterdam) ainsi que les présidents d’un certain nombre de quartiers (deelgemeenten) du sud de Rotterdam, d’organismes de logement social et d’établissements d’enseignement signèrent le programme national de saut qualitatif dans le sud de Rotterdam. Ce document dressait l’inventaire des problèmes sociaux dont souffraient les agglomérations urbaines du sud de Rotterdam, qu’il proposait de résoudre en améliorant les possibilités éducatives et économiques et en rénovant ou, si nécessaire, en remplaçant les logements et les infrastructures. Ce programme devait prendre fin en 2030.

64. Le 31 octobre 2012, le ministre de l’Intérieur et des Relations au sein du Royaume, l’échevin de Rotterdam chargé du logement, de l’aménagement du territoire, de l’immobilier et de l’économie locale (wethouder Wonen, ruimtelijke ordening, vastgoed en stedelijke economie) ainsi que les présidents de trois organismes de logement social opérant à Rotterdam signèrent un « accord concernant l’élan financier à donner au saut qualitatif au sud de Rotterdam (2012-2015) » (Convenant betreffende een financiële impuls ten behoeve van de Kwaliteitssprong Rotterdam Zuid (2012-2015)). Cet accord prévoyait une révision, à budgets constants, des priorités du financement public des chantiers de construction de logements et d’infrastructures dans le sud de Rotterdam, ainsi qu’un investissement supplémentaire ponctuel de 122 millions d’euros (EUR). Sur cette somme, la municipalité de Rotterdam affectait 23 000 000 EUR à cette fin jusqu’en 2014 et 10 000 000 EUR devaient venir s’y ajouter pour la période commençant en 2014. Ces fonds devaient servir à rénover ou à remplacer 2 500 logements dans le sud de Rotterdam. L’État s’engageait à verser 30 000 000 EUR. Le reste devait être investi par les organismes de logement social dans des projets relevant de leur champ d’action respectif.

B. Les évolutions ultérieures de la législation

1. La loi prolongeant les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines

65. Le 19 novembre 2013, le gouvernement présenta un projet de loi proposant d’amender la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines (documents parlementaires, Chambre basse du Parlement 2013/2014, 33 797, no 2). Selon le rapport explicatif, ce texte visait à donner aux municipalités le pouvoir de lutter contre les abus commis dans le secteur locatif privé, à élargir leurs pouvoirs d’exécution et à rendre possibles de nouvelles prolongations de ces mesures spéciales.

66. La loi prolongeant les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines (Wet uitbreiding Wet bijzondere maatregelen grootstedelijke problematiek) entra en vigueur le 14 avril 2014. Elle permit de prolonger le classement de zones particulières en vertu de l’article 8 de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines la veille de la date d’expiration de ce classement. Elle autorise la reconduction du classement par périodes successives de quatre ans (article 5 § 2 de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines, telle qu’amendée).

2. L’amendement de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines en relation avec l’attribution sélective de logements visant à limiter les nuisances et la délinquance

67. Un autre projet de loi a été présenté le 8 octobre 2015 (documents parlementaires, Chambre basse du Parlement 2015/2016, 34 314, no 2). Ce texte vise à donner aux municipalités le pouvoir de refuser une autorisation de résidence aux personnes présentant des antécédents judiciaires. Selon son rapport explicatif (documents parlementaires, Chambre basse du Parlement 2015/2016, 34 314, no 3), il est destiné à fournir une base légale aux mesures susceptibles de constituer une atteinte au droit de choisir librement sa résidence garanti par l’article 2 du Protocole no 4 à la Convention et par l’article 12 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et, puisque les mesures en question impliqueront par nécessité la communication de renseignements de police aux autorités locales, une atteinte au droit au respect de la vie privée garanti entre autres par l’article 8 de la Convention, par l’article 17 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et par l’article 7 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Ce texte est actuellement en cours d’examen devant la Chambre basse du Parlement.

C. Événements ultérieurs concernant la requérante

68. Le 27 septembre 2010, la requérante emménagea dans un logement locatif situé dans la commune de Flardingue. Cette commune fait partie de la région métropolitaine de Rotterdam.

69. Le 25 mai 2011, la requérante atteignit le seuil des six années de résidence dans la région métropolitaine de Rotterdam. À partir de cette date, elle pouvait donc prétendre à s’installer dans l’une des zones classées en vertu de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines, indépendamment de ses sources de revenus.

D. Autres informations soumises par les parties

70. Le Gouvernement assure qu’à l’époque des événements litigieux, de 2007 à 2010, le logement sis rue A. qu’occupait alors la requérante n’a fait l’objet d’aucune demande de permis de rénover ou de construire et qu’aucun permis n’avait non plus été sollicité avant 2007.

IV. LE DROIT INTERNATIONAL PERTINENT

71. L’article 12 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques se lit ainsi :

« 1. Quiconque se trouve légalement sur le territoire d’un État a le droit d’y circuler librement et d’y choisir librement sa résidence.

2. Toute personne est libre de quitter n’importe quel pays, y compris le sien.

3. Les droits mentionnés ci-dessus ne peuvent être l’objet de restrictions que si celles-ci sont prévues par la loi, nécessaires pour protéger la sécurité nationale, l’ordre public, la santé ou la moralité publiques, ou les droits et libertés d’autrui, et compatibles avec les autres droits reconnus par le présent Pacte.

4. Nul ne peut être arbitrairement privé du droit d’entrer dans son propre pays. »

EN DROIT

SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DU PROTOCOLE No 4 À LA CONVENTION

72. La requérante allègue que la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines et l’arrêté de 2003 sur le logement pris par la municipalité de Rotterdam, et en particulier l’article 2.6 de ce dernier (tel qu’en vigueur à l’époque des faits), ont constitué une atteinte à ses droits garantis par l’article 2 du Protocole no 4 à la Convention, ainsi libellé :

« 1. Quiconque se trouve régulièrement sur le territoire d’un État a le droit d’y circuler librement et d’y choisir librement sa résidence.

2. Toute personne est libre de quitter n’importe quel pays, y compris le sien.

3. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au maintien de l’ordre public, à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui.

4. Les droits reconnus au paragraphe 1 peuvent également, dans certaines zones déterminées, faire l’objet de restrictions qui, prévues par la loi, sont justifiées par l’intérêt public dans une société démocratique. »

73. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

A. Sur la recevabilité

1. Sur les exceptions préliminaires soulevées par le Gouvernement

a) Perte de la qualité de victime

74. Le Gouvernement soutient en premier lieu que la requérante n’est plus victime de la violation qu’elle allègue. Il indique qu’elle a emménagé en 2010 dans un logement locatif sis à Flardingue et que par la suite, à partir du moment où elle a eu résidé plus de six années dans la région métropolitaine de Rotterdam, elle a pu prétendre normalement à une autorisation de résidence lui permettant d’emménager dans l’une des zones classées en vertu de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines. Les restrictions dont elle tire grief ne seraient donc plus applicables.

75. La requérante réplique qu’à la suite du refus de lui octroyer une autorisation de résidence qui lui aurait permis d’emménager dans un logement qui, selon elle, répondait à ses besoins et était disponible, elle a été contrainte de vivre dans un lieu qu’elle qualifie d’exigu et d’insalubre. Elle dit également avoir dû dépenser 1 000 EUR pour effectuer des travaux d’amélioration du logement sis rue B. en vue de s’y installer.

76. Selon la jurisprudence constante de la Cour, une décision ou une mesure favorable au requérant ne suffit en principe à lui retirer la qualité de « victime » aux fins de l’article 34 de la Convention que si les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé la violation de la Convention (voir, récemment, O’Keeffe c. Irlande [GC], no 35810/09, § 115, CEDH 2014 (extraits)).

77. En l’espèce, même si la requérante remplit aujourd’hui les conditions nécessaires à l’obtention d’une autorisation de résidence qui lui permettrait de vivre à Tarwewijk, cette situation résulte uniquement de la décision qu’elle a elle-même prise d’aller vivre dans une autre commune de la région métropolitaine de Rotterdam, conjuguée à l’écoulement du temps. Il n’a pas été statué en faveur de la requérante, et les autorités n’ont pas reconnu de violation de la Convention à son égard et, a fortiori, ne lui ont pas accordé de réparation.

78. La Cour rejette donc cette exception.

b) Absence de préjudice important

79. Répondant à une allégation formulée par la requérante, qui dit avoir dépensé 1 000 EUR pour améliorer le logement de la rue B., le Gouvernement avance que la requérante a choisi d’engager cette dépense avant que les autorités publiques aient pris la moindre décision. La requérante n’aurait donc subi aucun préjudice important dont l’État défendeur pourrait être jugé responsable.

80. Le Gouvernement note en outre qu’aucun permis pour des travaux de construction importants à effectuer à l’ancienne adresse de la requérante, rue A., n’a été sollicité pendant que la requérante y résidait et qu’aucune rénovation de grande ampleur n’a été entreprise après qu’elle a quitté les lieux. D’après le Gouvernement, ce point, conjugué au fait que la requérante n’a pas sollicité d’autorisation de résidence alors qu’elle peut désormais y prétendre quels que soient ses revenus, démontre qu’elle n’accorde pas une grande importance à l’obtention d’une telle autorisation. Sur ce dernier aspect, le Gouvernement cite la décision Shefer c. Russie ((déc.), no 45175/04, 13 mars 2012).

81. En réponse à l’argument du Gouvernement, la requérante soutient une fois encore qu’elle a été contrainte de vivre dans des conditions pénibles pendant une longue période. Elle indique également que la dépense de 1 000 EUR, qu’elle dit avoir effectuée en pure perte, était considérable par rapport à ses revenus. Elle estime donc avoir subi un préjudice important, tant matériel que moral.

82. De l’avis de la Cour, la question qui se pose en l’espèce est celle de savoir si la requérante était ou non en droit d’espérer emménager dans l’appartement de la rue B. ; le préjudice qu’elle a subi est résulté du refus des pouvoirs publics de l’autoriser à s’y installer quand et comme elle le souhaitait. De ce point de vue, la question du préjudice, qu’il soit matériel ou moral, ne revêt en elle-même aucune existence indépendante et ne se pose que si la Cour conclut à une violation des droits matériels de la requérante.

83. La Cour comprend l’argument du Gouvernement selon lequel aucune rénovation de grande ampleur n’a, à aucun moment pertinent pour l’affaire, été entreprise dans le logement de la rue A. comme signifiant que, en réalité, la requérante n’a pas eu besoin de quitter les lieux pour des raisons liées à leur état. Les informations dont dispose la Cour ne lui permettent toutefois pas de tirer semblable conclusion. En tout état de cause, la Cour ne juge pas utile d’établir les faits sur ce point.

84. Par ailleurs, la décision de la requérante de s’installer à Flardingue et le fait qu’elle n’a pas déposé de nouvelle demande d’autorisation de résidence à Rotterdam ne révèlent pas non plus forcément que l’intéressée ne souhaitait pas réellement obtenir une telle autorisation au moment des faits. Après tout, lorsque la requérante a quitté Rotterdam, elle avait épuisé les voies de recours internes et saisi la Cour. Il est donc inopportun d’opérer une comparaison avec l’affaire Shefer c. Russie, qui portait sur l’inexécution d’un jugement interne et se caractérisait par un enjeu financier relativement faible, et dans laquelle la requérante était restée sept années sans agir avant d’engager une démarche sérieuse.

85. Il n’apparaît donc pas que la requérante n’a subi « aucun préjudice important ». Dès lors, la Cour rejette également cette exception.

c) Actio popularis

86. Le Gouvernement soutient que la requête a pour but de contraindre l’État défendeur à apporter une solution structurelle à un problème individuel. Elle s’assimile par conséquent selon lui à une actio popularis, et doit donc être déclarée irrecevable pour ce motif.

87. La requérante reconnaît qu’elle considère le problème soulevé dans la requête comme étant de nature structurelle. Elle précise toutefois qu’elle était motivée par un intérêt personnel quand elle a saisi la Cour puisqu’elle ne s’était pas encore installée à Flardingue.

88. La Cour rappelle que, pour pouvoir introduire une requête en vertu de l’article 34, une personne physique, une organisation non gouvernementale ou un groupe de particuliers doit pouvoir se prétendre « victime d’une violation (...) des droits reconnus dans la Convention (...) ». Pour pouvoir se prétendre victime d’une violation, un individu doit avoir subi directement les effets de la mesure litigieuse. La Convention n’envisage donc pas la possibilité d’engager une actio popularis aux fins de l’interprétation des droits reconnus dans la Convention ; elle n’autorise pas non plus les particuliers à se plaindre d’une disposition de droit interne simplement parce qu’il leur semble, sans qu’ils en aient directement subi les effets, qu’elle enfreint la Convention (voir, entre autres, Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, § 33, CEDH 2008, et Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 101, CEDH 2014).

89. On ne peut pas exclure que la requérante cherche à faire remédier à un phénomène structurel. Pour autant, et à condition qu’elle soit elle-même en mesure de prétendre être ou avoir été « victime » de la violation alléguée, cela ne suffit pas à lui refuser la qualité pour agir devant la Cour. Il y a lieu de rappeler que la Cour n’a pas simplement pour rôle de protéger les droits des individus, aussi important que ce soit. Sa mission, telle qu’énoncée par l’article 19 de la Convention, consiste à assurer le respect des engagements résultant pour les Hautes Parties contractantes de la Convention et de ses Protocoles. Elle s’en acquitte en rendant des arrêts et des décisions qui interprètent les dispositions de la Convention dans des affaires précises (à partir des requêtes soumises au titre des articles 33 et 34 par de Hautes Parties contractantes ou bien des personnes physiques, des organisations non gouvernementales ou des groupes de particuliers se prétendant victimes d’une violation de leurs droits) et en rendant, à la demande du Comité des Ministres, des avis consultatifs sur des questions relevant de sa compétence, au titre de l’article 47 de la Convention (voir, en particulier, Salah c. Pays-Bas, no 8196/02, § 69, CEDH 2006‑IX (extraits) ; voir également Loizidou c. Turquie (exceptions préliminaires), 23 mars 1995, § 70, série A no 310).

90. En l’espèce, il ne fait aucun doute que la requérante a subi directement et personnellement les effets du refus de lui délivrer l’autorisation de résidence qui lui aurait permis d’emménager dans le logement qui, à l’époque des faits, était celui de son choix. Il s’ensuit que la requérante peut se prétendre « victime » de la violation alléguée et a qualité pour saisir la Cour, et que l’exception formulée à cet égard doit également être rejetée.

2. Conclusion relative à la recevabilité

91. Constatant que la requête soulève des questions de fait et de droit suffisamment graves pour qu’une décision à leur égard ne puisse être adoptée qu’après un examen au fond et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

a) Le Gouvernement

92. Le Gouvernement admet que la requérante a subi une restriction dans l’exercice de son droit de choisir librement sa résidence.

93. Il considère que la restriction en question était « prévue par la loi » en ce qu’elle se fondait sur une loi et sur des dispositions réglementaires dûment publiées. Il ajoute que la décision de classement d’une zone en vertu de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines a été soumise au Parlement par le ministre du Logement, de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement sous la forme d’un document parlementaire et qu’elle était par conséquent accessible à la population. De plus, il assure que non seulement les débats parlementaires qui ont conduit à l’adoption de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines, mais aussi la mise en œuvre de ce texte à Rotterdam, ont bénéficié d’une couverture régulière dans les médias. Selon le Gouvernement, les conditions d’accessibilité et de prévisibilité se trouvaient donc largement remplies.

94. Le Gouvernement estime que cette mesure visait un but légitime : le maintien de l’ordre public. Cet objectif devait à ses yeux être atteint grâce à un encadrement de l’accès au marché du logement destiné à endiguer la concentration de catégories de population défavorisées – ou, pour reprendre ses propres termes, une ségrégation fondée sur les revenus – dans certaines zones en conséquence de l’immigration sélective. L’arrivée de catégories défavorisées aurait en effet conduit à une augmentation correspondante de la pression exercée sur les dispositifs de protection sociale, comprimé l’aide disponible pour les activités économiques et les services, entravé l’intégration, compromis la sûreté et la sécurité publiques, et se serait traduite par une montée de la délinquance. Il aurait donc été indiqué de restreindre temporairement ces entrées pour permettre à d’autres mesures ciblant déjà des améliorations durables de porter leurs fruits.

95. Le Gouvernement cite également d’autres mesures, comme la lutte contre la suroccupation illégale des logements et contre les pratiques des propriétaires indélicats, le lancement d’initiatives conjointes entre les éducateurs et la police, la mise en place de services éducatifs et de garde supplémentaires pour les enfants d’âge scolaire (avec la participation d’équipes de police de proximité intégrée), des investissements supplémentaires dans l’amélioration de l’habitat insalubre ainsi que le déploiement d’une approche personnalisée pour la prise en charge des toxicomanes, des sans-abri et des personnes au comportement antisocial.

96. Le Gouvernement indique que les autorités locales de la ville de Rotterdam étaient tenues de prouver au ministre que les zones énumérées dans leur demande souffraient d’une accumulation de problèmes telle qu’un classement se justifiait. En l’espèce, le ministre aurait été convaincu que la municipalité déployait tous les efforts possibles pour régler les problèmes auxquels elle se heurtait, mais que des mesures supplémentaires spécialement adaptées aux quartiers en question demeuraient néanmoins nécessaires.

97. Les mesures litigieuses auraient été temporaires, puisque prévues pour s’appliquer par périodes de quatre ans au maximum. Ces mesures auraient certes pu être reconduites par périodes de quatre ans, mais cela aurait impliqué une nouvelle appréciation détaillée, tous les quatre ans, de la situation et de la nécessité de leur maintien.

98. Enfin, il aurait été impératif de s’assurer que l’offre de logements demeurait suffisante dans la région pour répondre aux besoins des demandeurs auxquels une autorisation de résidence ne pouvait être délivrée pour une zone classée en vertu de la loi en cause.

99. Concernant la situation particulière de la requérante, celle-ci n’aurait pas rempli à l’époque des faits les conditions requises pour recevoir une autorisation de résidence lui permettant d’emménager dans la rue B. car elle ne percevait aucun revenu tiré du travail et n’avait pas encore habité pendant au moins six années dans la région de Rotterdam. Elle n’aurait pas non plus justifié de circonstances suffisamment impérieuses, comme une urgence médicale ou une situation de violence, pour recevoir une autorisation de résidence attribuée en vertu de la clause dérogatoire. Il n’aurait pas non plus été démontré que le logement qu’elle occupait dans la rue A. était dans un état de délabrement particulièrement avancé puisqu’aucun permis n’aurait jamais été sollicité pour des travaux de rénovation de grande ampleur dans ce logement.

100. Enfin, le simple fait que la requérante résidait déjà à Tarwewijk lorsque la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines ainsi que les mesures d’application sont entrées en vigueur n’aurait pas suffi en soi à lui ouvrir droit à une autorisation de résidence qui lui aurait permis d’emménager dans un autre logement situé à Tarwewijk. Les personnes qui résidaient déjà dans une zone classée et qui souhaitaient déménager mais ne remplissaient pas les conditions auraient été libres de s’installer dans l’un des nombreux logements disponibles en dehors de ces zones, ce qui aurait contribué à la réalisation des objectifs de cette loi.

b) La requérante

101. La requérante soutient que les mesures litigieuses n’étaient pas appropriées pour remédier aux problèmes qu’elles étaient supposées résoudre. Elle indique que leur but était d’améliorer la qualité de vie dans certaines parties de Rotterdam en empêchant les personnes défavorisées d’y établir leur résidence. Elle souligne toutefois que le rapport d’évaluation de 2007 précisait qu’entre juillet 2006 et la fin de juillet 2007, 184 demandes d’autorisation de résidence seulement avaient été refusées, sur un total de 2 835 (paragraphe 47 ci-dessus) ; ce constat tendrait à indiquer une absence de lien de causalité entre un recul de la qualité de vie dans les zones concernées et une progression du nombre des personnes défavorisées qui y résidaient. De même, selon le rapport d’évaluation de 2009, lequel couvrait la période des faits, sur près de 6 000 demandes d’autorisation de résidence, seules 342 auraient été rejetées, dont 215 sur la base des critères de revenus. Parmi les personnes concernées, moins de la moitié auraient trouvé un logement ailleurs à Rotterdam.

102. Répondant à l’idée, découlant implicitement des arguments du Gouvernement, selon laquelle le processus législatif avait été méticuleux et bénéficiait d’une légitimité démocratique, la requérante assure que deux institutions publiques ont en réalité exprimé leur désapprobation concernant ce processus. Elle mentionne à l’appui de ses allégations les critiques formulées dans le rapport établi par la commission sur l’égalité de traitement (paragraphe 43 ci-dessus) et l’avis rendu par le Conseil d’État (paragraphe 20 ci-dessus).

103. Plus généralement, la requérante remet en cause la relation établie entre bas revenus et troubles à l’ordre public. Selon elle, la mise en regard de la faible proportion de demandes d’autorisation de résidence rejetées avec la détérioration de la qualité de vie à Tarwewijk attestée par les rapports d’évaluation donnait à penser que pareille relation n’existait pas. De plus, l’autorisation de résidence dans les zones concernées n’aurait pas été refusée aux personnes, comme les retraités, qui percevaient des revenus modestes provenant de sources autres que des allocations de chômage. Enfin, les rapports d’évaluation auraient évoqué d’autres raisons pour expliquer la dégradation de la qualité de vie dans les zones en question, par exemple l’arrivée de nouveaux résidents provenant d’Europe centrale et orientale ou de personnes d’origine extra-européenne.

104. Concernant sa propre situation, la requérante assure qu’elle n’avait aucun antécédent judiciaire ni aucun antécédent de comportement illicite. Elle ajoute qu’elle vivait déjà à Tarwewijk lorsqu’elle a demandé une autorisation de résidence, si bien que son emménagement à une nouvelle adresse dans ce quartier n’y aurait selon elle pas aggravé les problèmes sociaux.

2. Appréciation de la Cour

a) Sur l’applicabilité de l’article 2 du Protocole no 4

105. La Cour note d’emblée que la requérante, laquelle, en sa qualité de ressortissante des Pays-Bas, se trouvait régulièrement sur le territoire de cet État, s’est vu refuser une autorisation de résidence qui lui aurait permis d’emménager avec sa famille dans le logement de son choix. Il est implicite que ce logement était accessible pour elle à des conditions qu’elle voulait et pouvait respecter. L’intéressée a donc indubitablement subi une « restriction » dans l’exercice de son droit de « choisir librement sa résidence » au sens de l’article 2 du Protocole no 4. Par conséquent, la Cour conclura à la violation de cette disposition sauf si la « restriction » en cause est justifiée au titre du troisième ou du quatrième paragraphe de cette disposition.

106. La restriction litigieuse porte uniquement sur le droit de la requérante de choisir librement sa résidence, et non sur son droit de circuler librement ou sur son droit de quitter le pays. Elle ne vise pas un ou des individus en particulier mais revêt une portée générale dans certaines zones définies (c’est-à-dire à l’intérieur de périmètres bien délimités dans la ville de Rotterdam). La Cour entend donc l’examiner sous l’angle du quatrième paragraphe de l’article 2 du Protocole no4, qui est en lien direct avec le paragraphe premier, plutôt que sous l’angle du troisième paragraphe de cet article.

107. Pour être conforme à l’article 2 § 4 du Protocole no 4, la restriction en cause devait être « prévu[e] par la loi » et « justifié[e] par l’intérêt public dans une société démocratique ».

b) Sur le point de savoir si la restriction en cause était prévue par la loi

108. Il ne fait aucun doute que l’imposition de l’obligation d’obtenir une autorisation de résidence dans les zones concernées était prévue par le droit interne, à savoir la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines ainsi que l’arrêté de 2003 sur le logement pris par la municipalité de Rotterdam (dans sa version de 2006, en vigueur à l’époque des faits).

c) Sur le point de savoir si la restriction en cause était justifiée par l’intérêt public dans une société démocratique

109. Il reste à déterminer si la restriction en cause était justifiée par l’intérêt public dans une société démocratique. Pour que cela soit le cas, il faut qu’elle vise un « but légitime » et qu’il existe « un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé ».

i. But légitime

110. La restriction en cause avait pour but d’inverser le mouvement de déclin des zones urbaines déshéritées et d’améliorer de manière générale la qualité de vie. Il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’un objectif légitime, pour le législateur comme pour les urbanistes. D’ailleurs, la requérante ne dit pas le contraire.

ii. Proportionnalité

α Principes applicables

111. En l’espèce, la Cour doit mettre en balance le droit d’un individu de choisir sa résidence, d’une part, et l’application d’une politique publique qui passe délibérément outre à ce droit, d’autre part.

112. Elle rappelle qu’un État peut, dans le respect des dispositions de la Convention, adopter des mesures générales qui s’appliquent à des situations prédéfinies indépendamment des circonstances propres à chaque cas individuel, même si ces mesures risquent de conduire à des difficultés dans certains cas particuliers (Ždanoka c. Lettonie [GC], no 58278/00, §§ 112‑115, CEDH 2006‑IV, et Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC], no 48876/08, § 106, CEDH 2013 (extraits)).

113. Pour déterminer la proportionnalité d’une mesure générale, la Cour doit commencer par étudier les choix législatifs à l’origine de la mesure. La qualité de l’examen parlementaire et judiciaire de la nécessité de la mesure réalisé au niveau national revêt une importance particulière à cet égard, y compris pour ce qui est de l’application de la marge d’appréciation pertinente. Il y a lieu également de tenir compte du risque d’abus que peut emporter l’assouplissement d’une mesure générale, ce risque étant un facteur qu’il appartient avant tout à l’État d’apprécier. Cela étant, la manière dont une mesure générale a été appliquée aux faits d’une cause donnée permet de se rendre compte de ses répercussions pratiques et est donc pertinente pour l’appréciation de sa proportionnalité (Animal Defenders, précité, § 108, avec d’autres références). Il s’ensuit que plus les justifications d’ordre général invoquées à l’appui de la mesure générale sont convaincantes, moins la Cour attache de l’importance à l’impact de cette mesure dans le cas particulier soumis à son examen (idem, § 109).

114. Pour en venir à l’article 2 du Protocole no 4 en particulier, la Cour relève tout d’abord l’interaction évidente entre le droit de choisir librement sa résidence et le droit au respect du domicile garanti par l’article 8 de la Convention. D’ailleurs, la Cour a déjà en une occasion appliqué directement le raisonnement relatif au droit au respect du domicile à un grief qui avait été formulé sur le terrain de l’article 2 du Protocole no 4 (Noack et autres c. Allemagne (déc.), no 46346/99, CEDH 2000‑VI). La Cour va donc principalement se pencher sur sa jurisprudence relative à cet article.

115. Il y a toutefois lieu de noter que, sous l’angle de l’article 2 § 4 du Protocole no 4, il n’est pas possible d’appliquer le même critère que celui utilisé sur le terrain de l’article 8 § 2, nonobstant l’interaction existant entre ces deux dispositions. La Cour a dit que l’article 8 ne saurait s’interpréter comme consacrant un droit de vivre à un endroit en particulier (Ward c. Royaume-Uni, (déc.) no 31888/03, 9 novembre 2004, et Codona c. Royaume-Uni (déc.), no 485/05, 7 février 2006). En revanche, le droit de choisir librement sa résidence se trouve au cœur de l’article 2 § 1 du Protocole no 4, et ladite disposition serait vidée de son sens si elle n’exigeait pas en principe des États contractants qu’ils prennent en compte les préférences individuelles en la matière. Partant, toute exception à ce principe doit être dictée par l’intérêt public dans une société démocratique.

116. Les principes applicables sont énoncés dans la jurisprudence de la Cour. Bien qu’élaborés respectivement sous l’angle de l’article 8 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1, ils transcendent ces articles. Ces principes sont les suivants :

a) La Cour a dit dans le contexte de l’article 1 du Protocole no 1 que des domaines tels que le logement, qui est considéré dans les sociétés modernes comme un besoin social primordial et occupe une place centrale dans les politiques sociales et économiques des États contractants, appellent souvent une certaine forme de régulation de la part de l’État. Dans ce domaine, le point de savoir si oui ou non, et si oui quand, l’on peut laisser entièrement jouer les forces du marché ou s’il faut un contrôle de l’État, ainsi que le choix des mesures propres à répondre aux besoins en logement de la communauté et du moment où les mettre en œuvre, impliquent nécessairement de prendre en compte des questions sociales, économiques et politiques complexes. Estimant normal que le législateur dispose d’une grande latitude pour mener une politique économique et sociale, la Cour a déclaré à maintes reprises respecter la manière dont il conçoit les impératifs de l’« utilité publique » ou de l’« intérêt général », sauf si son jugement se révèle manifestement dépourvu de base raisonnable (voir, mutatis mutandis, Hutten-Czapska c. Pologne [GC], no 35014/97, § 166, CEDH 2006‑VIII, avec d’autres références). Plus précisément, la Cour a reconnu que, dans un domaine aussi complexe et délicat que celui du développement des grandes villes, l’État disposait d’une ample marge d’appréciation dans la mise en œuvre de sa politique d’urbanisme (Ayangil et autres c. Turquie, no 33294/03, § 50, 6 décembre 2011).

b) Lorsque des considérations de politique sociale et économique d’ordre général apparaissent dans le cadre de l’article 8, lequel protège des droits d’une importance cruciale pour l’identité de la personne, l’autodétermination de celle-ci, son intégrité physique et morale, le maintien de ses relations sociales ainsi que la stabilité et la sécurité de sa position au sein de la société, l’étendue de la marge d’appréciation dépend du contexte de l’affaire, et il y a lieu d’accorder une importance particulière à l’ampleur de l’ingérence dans la sphère personnelle du requérant (Connors c. Royaume-Uni, no 66746/01, § 82, 27 mai 2004, McCann c. Royaume-Uni, no 19009/04, § 49, CEDH 2008, et Zehentner c. Autriche, no 20082/02, § 57, 16 juillet 2009).

c) Chaque fois que les autorités nationales se voient reconnaître une marge d’appréciation susceptible de porter atteinte au respect d’un droit protégé par la Convention tel que celui en jeu en l’espèce, il convient d’examiner les garanties procédurales dont dispose l’individu pour déterminer si l’État défendeur n’a pas fixé le cadre réglementaire en outrepassant les limites de son pouvoir discrétionnaire. Selon la jurisprudence constante de la Cour, même si l’article 8 ne renferme aucune condition explicite de procédure, il faut que le processus décisionnel débouchant sur des mesures d’ingérence soit équitable et respecte comme il se doit les intérêts de l’individu protégés par l’article 8 (voir, entre autres, Buckley c. Royaume-Uni, 25 septembre 1996, § 76, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV, Chapman c. Royaume-Uni [GC], no 27238/95, § 92, CEDH 2001‑I, Connors, précité, § 83, et Zehentner, précité, § 58).

d) Il y a également lieu, pour apprécier la proportionnalité de l’ingérence, d’examiner les possibilités de logement de remplacement qui existaient (Winterstein et autres c. France, no 27013/07, § 159, 17 octobre 2013).

117. C’est dans le cadre ainsi fixé que la Cour se penchera sur les circonstances de la présente espèce.

β. Application en l’espèce des principes ci-dessus

118. Dans une affaire issue d’une requête individuelle, la Cour n’a pas pour tâche de contrôler dans l’abstrait une législation ou une pratique contestées, mais elle doit autant que possible se limiter, sans oublier le contexte général, à traiter les questions soulevées par le cas concret dont elle se trouve saisie (voir, entre autres, Guincho c. Portugal, 10 juillet 1984, § 39, série A no 81, Pisano c. Italie (radiation) [GC], no 36732/97, § 48, 24 octobre 2002, Van Anraat c. Pays-Bas (déc.), no 65389/09, § 75, 6 juillet 2010, et S.H. et autres c. Autriche [GC], no 57813/00, § 92, CEDH 2011). Elle n’a donc pas à substituer sa propre appréciation à celle des autorités nationales compétentes s’agissant de déterminer le meilleur moyen de réglementer l’accès au logement.

119. Il importe également de souligner le rôle fondamentalement subsidiaire du mécanisme de la Convention. Les autorités nationales jouissent d’une légitimité démocratique directe et, ainsi que la Cour l’a affirmé à maintes reprises, se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur les besoins et contextes locaux. Lorsque des questions de politique générale sont en jeu, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans un État démocratique, il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle du décideur national (voir, par exemple, Maurice c. France [GC], no 11810/03, § 117, CEDH 2005‑IX, et S.A.S. c. France [GC], no 43835/11, § 129, CEDH 2014 (extraits)).

120. La marge d’appréciation de l’État s’applique en principe tant à la décision de légiférer ou non sur un sujet donné que, le cas échéant, aux règles détaillées édictées pour ménager un équilibre entre les intérêts publics et les intérêts privés en conflit. Les choix opérés par le législateur en la matière n’échappent pas pour autant au contrôle de la Cour. Il incombe à celle-ci d’examiner attentivement les arguments dont le législateur a tenu compte pour parvenir aux solutions qu’il a retenues et de rechercher si un juste équilibre a été ménagé entre les intérêts de l’État et ceux des individus directement touchés par les solutions en question (voir, mutatis mutandis, S.H. et autres c. Autriche, précité, § 97, et Parrillo c. Italie [GC], no 46470/11, § 170, CEDH 2015).

121. Concernant la législation et les politiques publiques pertinentes en l’espèce, la Cour observe tout d’abord que les autorités néerlandaises ont été appelées à remédier à des problèmes sociaux grandissants dans certains quartiers urbains de Rotterdam, problèmes qui s’expliquaient par une paupérisation due au chômage ainsi que par une tendance à la délocalisation des activités économiques prospères. Elles ont cherché à inverser ce mouvement en favorisant l’installation de nouveaux résidents qui tiraient leurs revenus de leur propre activité économique, passée ou présente (paragraphes 21 et 23 ci-dessus). C’est à cette fin que la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines a été adoptée.

122. L’article 17 de cette loi impose au ministre compétent de rendre compte tous les cinq ans au Parlement de l’efficacité de cette loi et de ses effets sur le terrain, ce qui fut fait le 18 juillet 2012 (paragraphe 62 ci‑dessus).

123. Considérant que les mesures ainsi adoptées portaient leurs fruits, les autorités néerlandaises en ont depuis prolongé la validité puis les ont associées à un programme sur vingt ans prévoyant d’importants investissements publics (paragraphes 63-64 ci-dessus).

124. La restriction en cause demeure encadrée par des limitations temporelles et géographiques, la validité du classement des zones concernées pouvant être reconduite par périodes de quatre ans au maximum (article 5 § 2 de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines ; paragraphe 18 ci-dessus).

125. Parallèlement, le droit des personnes dans l’impossibilité de trouver un logement répondant à leurs besoins a été pris en compte par le biais des garanties inscrites dans la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines ; il s’agit en premier lieu de l’article 5 § 1, qui impose au conseil municipal de démontrer de manière convaincante au ministre qu’une offre de logements suffisante demeure à l’échelle locale pour les personnes ne pouvant obtenir une autorisation de résidence, en deuxième lieu de l’article 7 § 2, lequel prévoit que le classement d’une zone en vertu de cette loi sera annulé si l’offre de logements de substitution pour les personnes concernées n’est pas suffisante dans la région et, en troisième lieu, de la clause dérogatoire individuelle prévue à l’article 8 § 2 (paragraphe 18 ci-dessus).

126. Il est naturel que, au cours du processus législatif, les projets de loi fassent l’objet de critiques. La requérante a attiré l’attention de la Cour sur celles qui ont été formulées par la commission sur l’égalité de traitement concernant une version antérieure de l’arrêté sur le logement pris par la ville de Rotterdam (lequel n’est pas en cause en l’espèce) ainsi que par le Conseil d’État concernant la première version du projet de loi présenté par le gouvernement. Il ressort d’une lecture attentive de l’historique de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines que le gouvernement a répondu à ces objections et que le Parlement lui-même était soucieux de limiter les effets délétères éventuels de ce texte. En réalité, l’existence des garanties évoquées au paragraphe précédent doit beaucoup à une intervention directe du Parlement.

127. Dans ces conditions, la Cour ne saurait conclure que les décisions qui ont été prises par les autorités néerlandaises sont manifestement dépourvues de base raisonnable. L’écart entre le nombre d’autorisations de résidence accordées et le nombre de celles qui ont été refusées (paragraphes 47 et 53 ci-dessus), dont la requérante excipe dans ses observations pour arguer de l’inefficacité de la mesure en cause, ne peut certainement pas justifier à lui seul une telle conclusion, ne serait-ce que parce que l’interprétation qu’en donne la requérante paraît omettre le rôle joué par les organismes de logement social dans l’attribution des logements (paragraphes 48 et 52 ci-dessus) ainsi que le nombre des demandes d’autorisation de résidence qui n’ont pas abouti à une décision (paragraphe 53 ci-dessus).

128. En elle-même, l’existence de solutions de rechange ne rend pas injustifiée la législation litigieuse ; elle représente un facteur, parmi d’autres, aidant à déterminer si les moyens employés peuvent passer pour raisonnables et aptes à la réalisation du but légitime poursuivi. Tant que l’ingérence demeure dans ces limites – et, compte tenu des considérations qui précèdent, la Cour est convaincue que c’est le cas – elle n’a pas à dire si la mesure litigieuse représentait la meilleure façon de traiter le problème ou si l’État aurait dû exercer différemment son pouvoir d’appréciation (voir, mutatis mutandis, James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, § 51, série A no 98, Mellacher et autres c. Autriche, 19 décembre 1989, § 53, série A no 169, Blečić c. Croatie [GC], no 59532/00, § 67, CEDH 2006‑III, et Animal Defenders, précité, § 110).

129. Ayant ainsi conclu que l’État défendeur pouvait en principe adopter la législation et les mesures en cause en l’espèce, la Cour en vient à la manière dont celles-ci ont été appliquées dans la présente affaire.

130. La requérante s’est installée à Rotterdam en mai 2005 ; elle n’avait donc pas totalisé six années de résidence dans la région métropolitaine de Rotterdam au moment où les décisions litigieuses sont entrées en vigueur. Les prestations sociales constituaient sa seule source de revenus. Elle n’a pas démontré de façon convaincante au bourgmestre et aux échevins de Rotterdam ni aux tribunaux administratifs que sa situation personnelle justifiait d’activer la clause dérogatoire. Le refus d’une autorisation de résidence qui lui aurait permis d’emménager dans le logement de la rue B. était donc conforme au droit et à la politique applicables.

131. La requérante a expliqué qu’elle avait souhaité s’installer dans l’appartement sis dans la rue B. que lui avait proposé son propriétaire car cet appartement répondait mieux à ses besoins que celui de la rue A. : il était plus spacieux, était agrémenté d’un jardin et était apparemment en meilleur état. À aucun moment la requérante n’a été empêchée d’établir sa résidence dans des zones de Rotterdam qui n’étaient pas concernées par la législation en cause. Elle n’a toutefois jamais invoqué de raisons, impérieuses ou non, justifiant son souhait de vivre à Tarwewijk plutôt que dans d’autres quartiers de la ville de Rotterdam ou de la région métropolitaine de Rotterdam où des logements répondant à ses besoins auraient pu être disponibles.

132. Il y a lieu de noter que la requérante a atteint en mai 2011 le seuil des six années de résidence ininterrompue dans la région métropolitaine de Rotterdam requis par la législation en cause pour la délivrance d’une autorisation de résidence (paragraphes 68 et 69 ci-dessus) et qu’elle est néanmoins demeurée dans le logement de Flardingue où elle vit toujours.

133. La Cour n’aperçoit aucune raison de douter que la requérante se conduisait bien et ne constituait pas une menace pour l’ordre public ; d’ailleurs, le Gouvernement ne contredit pas la requérante sur ce point. Ce facteur n’est cependant pas en soi suffisant pour l’emporter sur l’intérêt public, lequel est servi par l’application constante d’une politique publique légitime.

134. Dans ces conditions, la Cour ne saurait donc conclure que le bourgmestre et les échevins étaient dans l’obligation de prendre en compte les préférences de la requérante.

135. Enfin, la Cour note que la requérante n’allègue pas que le processus décisionnel n’a pas, dans son affaire, été accompagné de garanties adéquates.

136. Dès lors, elle conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 du Protocole no 4 à la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;

2. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 du Protocole no 4 à la Convention.

Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 23 février 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stephen PhillipsLuis López Guerra
GreffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée des juges López Guerra et Keller.

L.L.G.
J.S.P.

OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES
LÓPEZ GUERRA ET KELLER

(Traduction)

1. À notre grand regret, ne nous pouvons nous rallier à l’opinion de la majorité, qui conclut à la non-violation de l’article 2 du Protocole no 4 à la Convention dans la présente affaire, laquelle compte parmi les très rares affaires dont ait été saisie la Cour à ce jour à soulever des questions fondamentales concernant le droit des ressortissants d’un État d’y choisir librement leur lieu de résidence. Nous considérons que la question de savoir quel paragraphe de l’article 2 du Protocole no 4 – le paragraphe 3 ou le paragraphe 4 – s’applique au cas d’espèce mérite une explication plus détaillée que celle qui est donnée par la majorité (I.). De plus, cette affaire soulève la question fondamentale du degré de contrôle que la Cour doit appliquer lorsqu’elle examine une restriction individuelle au droit de choisir librement son lieu de résidence (II.). Sur ces deux plans, nous nous trouvons dans l’impossibilité de suivre le raisonnement de la majorité et nous estimons par conséquent qu’il y a eu violation à l’égard de la requérante du droit protégé par l’article 2 du Protocole no 4 (III.).

2. Les faits de l’espèce sont particulièrement frappants. La requérante, une ressortissante néerlandaise élevant seule ses deux enfants mineurs, vivait depuis 2005 dans un appartement d’une pièce situé dans le quartier de Tarwewijk, une zone classée comme sensible en vertu de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines. Elle n’a aucun antécédent judiciaire, n’est pas connue pour avoir eu un quelconque comportement perturbateur et n’a jamais causé de problèmes dans le domaine du logement. Cependant, elle est pauvre et vit des prestations sociales. Elle appartient à la catégorie des personnes défavorisées sur le plan socioéconomique, ce qui constitue en soi un « défaut » qui, selon l’article 8 de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines, passe pour suffisant pour justifier que son droit de choisir librement sa résidence soit restreint tant qu’elle ne totalise pas au moins six années de résidence dans la région métropolitaine de Rotterdam.

3. Il va sans dire que le fait que la requérante vivait dans une seule pièce avec ses deux enfants a constitué une source de détresse accompagnée de conséquences concrètes pour l’intéressée comme pour ses enfants ; c’est la raison pour laquelle elle a souhaité emménager dans un appartement de trois pièces avec jardin, plus adapté à sa situation, dans le quartier de Tarwewijk. Sa demande d’autorisation de résidence a toutefois été rejetée en mars 2007 pour les raisons mentionnées ci-dessus. L’État a donc considéré qu’il était nécessaire de restreindre le droit de la requérante de choisir librement son lieu de résidence parce que l’intéressée, ou plus précisément la situation de pauvreté dans laquelle celle-ci se trouvait, constituait une menace pour l’ordre public ou pour un autre « intérêt public dans une société démocratique », au sens respectivement du paragraphe 3 et du paragraphe 4 de l’article 2 du Protocole no 4.

4. Avant de chercher à déterminer si la mesure en cause en l’espèce était nécessaire dans une société démocratique, nous souhaitons analyser ce qui différencie les paragraphes 3 et 4 de l’article 2 du Protocole no 4 en nous appuyant sur les travaux préparatoires relatifs à cet article et sur l’interprétation de l’article correspondant du Pacte international relatif aux droits civils et politiques adopté par les Nations unies (article 12, voir le paragraphe 71 de l’arrêt).

I. La différence entre les paragraphes 3 et 4 de l’article 2 du Protocole no 4

5. Au paragraphe 106 de l’arrêt, la Cour avance que le quatrième paragraphe de l’article 2 du Protocole no 4 trouve à s’appliquer en l’espèce. Elle fonde son argument sur le fait que la restriction prévue par l’article 8 de la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines ne vise pas des individus mais a une portée générale dans certaines « zones définies ». La majorité considère par conséquent qu’il y a lieu d’analyser les faits de la cause à l’aune du critère de « l’intérêt public » consacré au paragraphe 4 de l’article 2 du Protocole no 4. Or ce n’est pas cette distinction qui détermine si c’est le paragraphe 3 ou le paragraphe 4 qui s’applique. Les restrictions énoncées au paragraphe 4 concernent des zones déterminées où « il pourrait être nécessaire, pour des raisons légitimes et uniquement dans l’intérêt public au sein d’une société démocratique, d’imposer les restrictions qui pourraient ne pas être couvertes par la notion d’ordre public » (voir le rapport explicatif sur l’article 2 du Protocole no 4, paragraphe 18).

6. Le paragraphe 4 a été inclus dans l’article 2 du Protocole no 4 parce que le Comité d’experts en matière de droits de l’homme du Conseil de l’Europe refusait d’inclure une clause autorisant des restrictions pour des motifs relevant des exigences du bien-être économique de crainte que pareille clause ne permette aux États de commettre des abus (idem, paragraphes 15 a) et 18). Des membres du Comité considéraient qu’une disposition autorisant des restrictions fondées sur des motifs d’ordre purement économique constituerait un recul (idem, paragraphe 15 f)), ce qui signifie qu’une restriction au droit de choisir librement son lieu de résidence qui repose exclusivement sur le critère des revenus ne peut en aucun cas être justifiée en vertu de cette disposition (comparer avec le libellé du paragraphe 2 de l’article 8 de la Convention, dans lequel le « bien-être économique du pays » est explicitement mentionné ; voir également le paragraphe 22 ci-dessous).

7. Si l’on veut comprendre le sens de l’article 2 du Protocole no 4, il convient également de tenir compte des modifications qui y ont été apportées par le Comité d’experts pendant le processus de rédaction. Les experts ont rédigé cette disposition avec l’intention « d’utiliser les termes les plus larges possibles pour exprimer des règles ayant valeur de principes très généraux », comme le droit de choisir librement son lieu de résidence (idem, § 9). Cela signifie que pour prévenir d’éventuels abus de la part des États, les libertés garanties par le paragraphe 1 de l’article 2 du Protocole no 4 doivent revêtir le sens le plus large possible et ne doivent être soumises qu’à de rares restrictions.

8. Le paragraphe 4 de l’article 2 du Protocole no 4 s’applique donc uniquement si une restriction concerne des zones déterminées. Cependant, étant donné que les ingérences doivent s’appliquer de manière restrictive, il est permis de se demander si ce critère est en lui-même suffisant. On pourrait soutenir, en se fondant sur l’historique de la rédaction de l’article et sur le fait que les ressortissants des États Parties disposent de facto d’un droit absolu de résidence sur le territoire de leur État en vertu de l’article 12 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques[1], qu’une restriction au titre du paragraphe 4 n’est possible dans des zones déterminées que dans des situations d’urgence, par analogie avec les restrictions à la liberté de circulation (Landvreugd c. Pays-Bas, no 37331/97, § 71, 4 juin 2002, et Olivieira c. Pays-Bas, no 33129/96, § 56, CEDH 2002‑IV).

9. Voilà pourquoi nous doutons de l’applicabilité du paragraphe 4 au cas d’espèce et considérons que le raisonnement de la Cour ne s’appuie pas sur des justifications suffisantes à cet égard. La distinction est pertinente étant donné que le paragraphe 4 fait état de restrictions, dans des zones déterminées, qui sont justifiée par « l’intérêt public dans une société démocratique », tandis que le paragraphe 3 n’autorise des restrictions qu’aux fins du maintien de l’ordre public. La deuxième notion est plus étroite que la première. Cependant, même si l’on devait conclure que le paragraphe 4 trouve à s’appliquer, il y a lieu de répondre à une deuxième question concernant le critère à retenir par la Cour.

II. Le critère de la nécessité

10. La question centrale soulevée par la présente affaire concerne la proportionnalité de l’atteinte, à l’égard de la requérante, aux droits garantis par l’article 2 du Protocole no 4, c’est-à-dire le point de savoir si cette mesure est justifiée par l’intérêt public dans une société démocratique. Dans le cas d’espèce, la restriction au droit de la requérante de choisir librement son lieu de résidence touche à la substance même de l’article 2 du Protocole no 4. Cela seul rend nécessaire un contrôle strict de la part de la Cour.

11. Néanmoins, au paragraphe 113 de l’arrêt, la majorité estime que plus la justification d’ordre général invoquée à l’appui d’une mesure est convaincante, moins la Cour attachera d’importance à l’impact de cette mesure dans le cas particulier soumis à son examen, conférant ainsi à l’État une marge d’appréciation plus ample. Avec tout le respect que nous devons à nos collègues, nous ne pouvons souscrire à ce raisonnement. Pourquoi une mesure restrictive devrait-elle être plus « justifiée » ou « nécessaire » simplement parce qu’elle revêt une portée générale ? À notre avis, le point décisif serait plutôt de savoir si l’application de la restriction à un cas individuel, qu’elle se fonde sur une mesure de portée générale ou individuelle, entre en conflit avec les droits essentiels garantis par la Convention. Il ne faut pas perdre de vue que, même lorsque les États disposent d’une ample marge d’appréciation, « c’est à la Cour qu’il revient de trancher en définitive la question de la nécessité de l’ingérence au regard des exigences de la Convention » (Winterstein et autres c. France, no 27013/07, §§ 147-148, 17 octobre 2013), et que les États doivent être en mesure d’avancer des motifs « pertinents et suffisants » pour justifier la restriction (S. et Marper c. Royaume-Uni [GC], nos 30562/04 et 30566/04, §§ 101-102 CEDH 2008).

12. La majorité déclare ensuite aux paragraphes 114 à 117 de l’arrêt que les principes élaborés dans la jurisprudence pertinente relative à l’article 8 de la Convention et à l’article 1 du Protocole no 1 s’appliquent au droit de choisir librement son lieu de résidence. Or la requérante n’a jamais demandé qu’on lui octroie un logement ou des prestations sociales. Il est donc inopportun d’un point de vue dogmatique d’appliquer par analogie la jurisprudence susmentionnée au cas d’espèce.

13. En s’appuyant sur la jurisprudence citée, la majorité reconnaît au législateur national une ample marge d’appréciation pour mettre en œuvre les politiques économiques et sociales ainsi que pour déterminer ce qui est dans l’intérêt « public » ou « général » (paragraphes 116, 118 et 120 de l’arrêt). Cependant, ce n’est pas la marge d’action dont dispose l’État pour définir des politiques publiques et les mettre en œuvre qui est en jeu ici ; il n’est pas non plus question de remettre en cause de manière générale les différentes dispositions prévues dans la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines. La Cour est en revanche appelée à déterminer si la mesure individuelle appliquée à la requérante est conforme à l’article 2 du Protocole no 4.

14. Lorsque l’on veut déterminer si une mesure est nécessaire dans une société démocratique, il importe de ne pas oublier que toute restriction au droit de choisir librement son lieu de résidence imposée à des personnes représentant une menace pour la société ne peut se justifier que si cela sert à protéger les droits d’autrui et à condition que pareille restriction soit nécessaire, proportionnée et non discriminatoire[2]. Nous estimons que puisque la mesure est liée à la source de revenus, et donc implicitement à l’origine sociale et au sexe des personnes concernées, le critère à appliquer est celui de la nécessité employé sur le terrain de l’article 14 de la Convention. Si la Cour souhaitait s’inspirer de la jurisprudence existante pour trancher le cas d’espèce, elle aurait dû juger pertinents les principes applicables concernant la discrimination. Comme indiqué dans l’arrêt Vrountou c. Chypre (no 33631/06, § 75, 13 octobre 2015), « faire progresser l’égalité entre les sexes constitue aujourd’hui un objectif de premier plan dans les États membres du Conseil de l’Europe, et il faudrait exposer des raisons très puissantes pour pouvoir faire passer une différence de traitement entre les sexes pour compatible avec la Convention ». De manière générale, on peut également avancer que les pauvres forment en eux-mêmes une catégorie vulnérable[3] et que les restrictions appliquées à cette catégorie de personnes doivent se caractériser par « un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé » (I.B. c. Grèce, no 552/10, § 78, CEDH 2013) ; la marge d’appréciation accordée à l’État doit donc être réduite dans ce contexte (Kiyutin c. Russie, no 2700/10, § 63, CEDH 2011).

15. Nous en concluons donc que « non seulement le principe de proportionnalité exige que la mesure retenue soit normalement de nature à permettre la réalisation du but recherché, mais [qu’]il oblige aussi à démontrer qu’il était nécessaire, pour atteindre ce but, d’exclure certaines personnes (...) du champ d’application de la mesure dont il s’agit » (Vallianatos et autres c. Grèce [GC], nos 29381/09 et 32684/09, § 85, CEDH 2013 (extraits)).

III. Application au cas d’espèce

16. Le cas d’espèce soulève une seule question : le refus d’accorder à la requérante une autorisation de résidence aux motifs que l’intéressée n’avait pas vécu à Tarwewijk pendant au moins six ans et qu’elle percevait des prestations sociales pour toute source de revenus était-il nécessaire dans une société démocratique ?

17. Conditionner le droit pour un individu de choisir librement son lieu de résidence au nombre d’années qu’il a déjà vécues dans une zone donnée produit pour l’intéressé des conséquences très pénibles. Être privé de la possibilité de déménager à l’intérieur de son quartier parce que l’on n’y vit pas encore depuis au moins six ans se révèle particulièrement difficile pour les familles. Or la majorité a même omis de se pencher sur cette question. De notre point de vue, il faudrait par conséquent se garder de contraindre les résidents d’un quartier sensible à le quitter, d’autant plus qu’il existe certainement d’autres moyens de parvenir à l’objectif visé, qui est d’endiguer l’augmentation du nombre d’habitants pauvres dépendant des services sociaux et des prestations sociales dans une zone sensible (paragraphe 23 ci-dessous). De plus, il ne paraît pas y avoir de justification convaincante à la règle des six ans de résidence. Pour les jeunes enfants en particulier, cette période est très longue. De même, il est permis de se demander pourquoi pareille règle devrait s’appliquer à une personne qui n’est pas un nouveau résident dans la zone en question.

18. Bien plus préoccupante encore est la restriction reposant sur des critères de revenus. Celle-ci conduit non seulement à une stigmatisation des populations pauvres, mais elle entraîne aussi indirectement une discrimination fondée sur la race et le sexe, puisque les catégories les plus gravement touchées par le chômage sont les immigrants et les mères élevant seules leurs enfants. Selon nous, la mesure contestée ne peut donc pas passer pour nécessaire dans une société démocratique. Les pauvres ne représentent pas en tant que tels une menace pour la sécurité publique, pas plus qu’ils ne sont systématiquement à l’origine des actes de délinquance, et le but légitime poursuivi par la loi sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines, à savoir inverser le mouvement de déclin des zones urbaines paupérisées, peut être atteint grâce à d’autres mesures de politique publique non liées aux caractéristiques personnelles des résidents.

19. Dans le cas d’espèce, la restriction a même eu pour conséquence paradoxale d’empêcher la requérante d’améliorer ses conditions de vie personnelles. L’argument exposé par la majorité au paragraphe 131 de l’arrêt, à savoir que la requérante n’a pas invoqué de raisons autres que sa volonté de s’installer dans un appartement plus spacieux, est hors de propos : la requérante a le droit de choisir son lieu de résidence et elle n’est pas tenue de justifier ce choix. Contrairement à la majorité, nous estimons qu’il est compréhensible que la requérante ne soit pas revenue à Tarwewijk après avoir emménagé à Flardingue (paragraphe 132 de l’arrêt). La Cour ne sait même pas si l’appartement sis à Tarwewijk aurait encore été disponible. Par ailleurs, il ne faut pas oublier qu’à l’évidence les déménagements occasionnent des coûts et constituent une source de stress, surtout pour les enfants.

20. Il est de même incompréhensible que la Cour ait refusé de prendre en considération le fait que la requérante, mère de deux enfants, ne représentait pas une menace pour l’ordre public (paragraphe 133 de l’arrêt). Or ce point joue un rôle central pour l’appréciation de la proportionnalité de la mesure en cause. C’est pourquoi nous concluons qu’il était disproportionné de refuser une autorisation de résidence à la requérante et que, dans son cas, la clause dérogatoire aurait dû être activée.

21. De plus, l’Observation générale no 27 sur l’article 12 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques formulée par le Comité des droits de l’homme des Nations Unies indique explicitement que « le Comité a critiqué les dispositions faisant obligation aux individus de demander l’autorisation de changement de résidence ou d’obtenir l’approbation des autorités locales du lieu de destination »[4]. Nous considérons donc qu’une restriction fondée sur les revenus et appliquée au choix de la résidence ne satisfait ni au critère de la nécessité ni aux exigences de la proportionnalité. Ce raisonnement est également étayé par le fait que le Comité d’experts en matière de droits de l’homme du Conseil de l’Europe a supprimé la disposition expresse relative aux restrictions nécessaires pour le bien-être économique du pays (paragraphe 7 ci-dessus), ce qui marque une distinction nette entre l’article 2 du Protocole no 4 et l’article 8 § 2 de la Convention (pour les conditions strictes liées à ce dernier article, voir Hasanbasic c. Suisse, no 52166/09, § 59, 11 juin 2013).

IV. Conclusion

22. À notre avis, pour les raisons exposées ci-dessus, il y a eu en l’espèce violation du droit de la requérante de choisir librement son lieu de résidence.

23. Toutefois, il ne faudrait pas se méprendre sur le sens de notre opinion. Nous admettons que les problèmes rencontrés dans les zones paupérisées sont réels et graves. Il est indiscutablement légitime de s’efforcer d’améliorer la situation dans ces zones, et il est primordial d’éviter la ghettoïsation. Cependant, les mesures prises pour ce faire ne devraient pas être liées à des caractéristiques personnelles. Il est également possible de parvenir aux buts précités par exemple en introduisant des allègements fiscaux à l’intention des petites entreprises, en optant pour des règles d’urbanisme favorisant la construction de logements plus luxueux, en rénovant l’habitat abandonné, en luttant contre les locations illégales, en rachetant des logements de qualité médiocre et en renforçant les effectifs enseignants ainsi que les services de garderie dans les écoles.

24. Toute législation favorisant les stéréotypes, surtout lorsqu’elle s’accompagne d’une stigmatisation des populations pauvres, est en soi problématique. Les restrictions fondées sur des motifs tels que les antécédents judiciaires (paragraphe 67 de l’arrêt), l’état de santé ou la race sont tout aussi dangereuses. Le présent arrêt omet de reconnaître que l’exclusion de catégories vulnérables sur la base de caractéristiques personnelles difficilement corrigeables par les intéressés est extrêmement problématique du fait de son effet stigmatisant.

* * *

[1]. Manfred Nowak, UN Covenant on Civil and Political Rights. CCPR Commentary, Kehl,

Strasbourg, Arlington 1993, article 12, paragraphe 8.

[2]. Manfred Nowak, idem, paragraphe 48.

[3]. Laurens Lavrysen, « Strengthening the Protection of Human Rights of Persons Living in Poverty under the ECHR », 33(3) Netherlands Quarterly of Human Rights (2015), 293‑325.

[4]. Comité des droits de l’homme des Nations unies, Observation générale no 27 : article 12 (Liberté de circulation), 2 novembre 1999, CCPR/C/21/Rev.1/Add.9, paragraphes 14 et 16.


Synthèse
Formation : Cour (troisiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-161163
Date de la décision : 23/02/2016
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Non-violation de l'article 2 du Protocole n° 4 - Liberté de circulation-{général} (article 2 al. 1 du Protocole n° 4 - Liberté de choisir sa résidence)

Parties
Demandeurs : GARIB
Défendeurs : PAYS-BAS

Composition du Tribunal
Avocat(s) : WIJLING R.S.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award