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01/08/2025 | CJUE | N°C-76/24

CJUE | CJUE, Arrêt de la Cour, Tradeinn Retail Services S.L. contre PH., 01/08/2025, C-76/24


 ARRÊT DE LA COUR (troisième chambre)

1er août 2025 ( *1 )

« Renvoi préjudiciel – Propriété intellectuelle – Marques – Directive (UE) 2015/2436 – Rapprochement des législations des États membres sur les marques – Article 10, paragraphe 3, sous b) – Droits conférés par la marque – Droit d’interdire à un tiers d’offrir les produits, de les mettre sur le marché ou de les détenir à ces fins sous le signe – Commerce en ligne – Produits offerts à la vente à partir d’un État membre autre que celui d’enregistrement de la

marque – Notion de “détention” »

Dans l’affaire C‑76/24,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle ...

 ARRÊT DE LA COUR (troisième chambre)

1er août 2025 ( *1 )

« Renvoi préjudiciel – Propriété intellectuelle – Marques – Directive (UE) 2015/2436 – Rapprochement des législations des États membres sur les marques – Article 10, paragraphe 3, sous b) – Droits conférés par la marque – Droit d’interdire à un tiers d’offrir les produits, de les mettre sur le marché ou de les détenir à ces fins sous le signe – Commerce en ligne – Produits offerts à la vente à partir d’un État membre autre que celui d’enregistrement de la marque – Notion de “détention” »

Dans l’affaire C‑76/24,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice, Allemagne), par décision du 23 janvier 2024, parvenue à la Cour le 1er février 2024, dans la procédure

Tradeinn Retail Services S.L.

contre

PH,

LA COUR (troisième chambre),

composée de M. C. Lycourgos, président de chambre, MM. S. Rodin, N. Piçarra, Mme O. Spineanu‑Matei (rapporteure) et M. N. Fenger, juges,

avocat général : M. D. Spielmann,

greffier : M. A. Calot Escobar,

vu la procédure écrite,

considérant les observations présentées :

– pour PH, par Mes T. Kiphuth et N. Tretter, Rechtsanwälte,

– pour la Commission européenne, par Mme P. Němečková et M. G. von Rintelen, en qualité d’agents,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 27 mars 2025,

rend le présent

Arrêt

1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 10, paragraphe 3, sous b), de la directive (UE) 2015/2436 du Parlement européen et du Conseil, du 16 décembre 2015, rapprochant les législations des États membres sur les marques (JO 2015, L 336, p. 1).

2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant Tradeinn Retail Services S.L. (ci-après « TRS ») à PH, un titulaire de marques allemandes pour des appareils et des accessoires de plongée, au sujet d’une action en cessation d’usage de signes identiques à ces marques pour des accessoires de plongée.

Le cadre juridique

Le droit de l’Union

3 L’article 10 de la directive 2015/2436, intitulé « Droits conférés par la marque », dispose :

« 1.   L’enregistrement d’une marque confère à son titulaire un droit exclusif sur celle-ci.

2.   Sans préjudice des droits des titulaires acquis avant la date de dépôt ou la date de priorité de la marque enregistrée, le titulaire de ladite marque enregistrée est habilité à interdire à tout tiers, en l’absence de son consentement, de faire usage dans la vie des affaires, pour des produits ou des services, d’un signe lorsque :

a) le signe est identique à la marque et est utilisé pour des produits ou des services identiques à ceux pour lesquels celle-ci est enregistrée ;

b) le signe est identique ou similaire à la marque et est utilisé pour des produits ou des services identiques ou similaires aux produits ou services pour lesquels la marque est enregistrée, s’il existe, dans l’esprit du public, un risque de confusion ; le risque de confusion comprend le risque d’association entre le signe et la marque ;

c) le signe est identique ou similaire à la marque, indépendamment du fait qu’il soit utilisé pour des produits ou des services qui sont identiques, similaires ou non similaires à ceux pour lesquels la marque est enregistrée, lorsque celle-ci jouit d’une renommée dans l’État membre et que l’usage du signe sans juste motif tire indûment profit du caractère distinctif ou de la renommée de la marque, ou leur porte préjudice.

3.   Si les conditions énoncées au paragraphe 2 sont remplies, il peut être interdit en particulier :

a) d’apposer le signe sur les produits ou sur leur conditionnement ;

b) d’offrir les produits, de les mettre sur le marché ou de les détenir à ces fins sous le signe, ou d’offrir ou de fournir des services sous le signe ;

[...]

e) d’utiliser le signe dans les papiers d’affaires et la publicité ;

[...] »

Le droit allemand

4 L’article 14, paragraphes 2 et 3, du Gesetz über den Schutz von Marken und sonstigen Kennzeichen – Markengesetz (loi sur la protection des marques et autres signes distinctifs), du 25 octobre 1994 (BGBl. 1994 I, p. 3082), telle que modifiée par le Gesetz zur Umsetzung der Richtlinie (EU) 2015/2436 des Europäischen Parlaments und des Rates vom 16. Dezember 2015 zur Angleichung der Rechtsvorschriften der Mitgliedstaaten über die Marken (Markenrechtsmodernisierungsgesetz) (loi portant transposition
de la directive 2015/2436), du 11 décembre 2018 (BGBl. 2018 I, p. 2357) (ci-après le « MarkenG »), vise à transposer l’article 10, paragraphes 2 et 3, de la directive 2015/2436 dans le droit allemand.

5 En vertu de l’article 14, paragraphe 2, premier alinéa, point 1, du MarkenG, il est interdit aux tiers, en l’absence du consentement du titulaire de la marque, de faire usage dans la vie des affaires, pour des produits ou des services, d’un signe identique à la marque pour des produits ou des services identiques à ceux pour lesquels celle-ci est protégée.

6 Conformément à l’article 14, paragraphe 3, points 1, 2 et 6, du MarkenG, si les conditions énoncées au paragraphe 2 de cet article sont remplies, il est en particulier interdit d’apposer un signe identique à la marque en cause sur des produits ou leur conditionnement ou emballage, d’offrir des produits, de les mettre sur le marché ou de les détenir à ces fins sous le signe, ainsi que d’utiliser le signe dans des papiers d’affaires ou dans la publicité.

7 L’article 14, paragraphe 5, du MarkenG prévoit :

« Quiconque utilise un signe en violation des paragraphes 2 à 4 peut être poursuivi en cessation par le titulaire de la marque, en cas de risque de récidive. Ce droit existe également lorsqu’une violation menace de se produire pour la première fois. »

Le litige au principal et les questions préjudicielles

8 PH est titulaire des deux marques allemandes figuratives suivantes, comportant également des éléments verbaux (ci-après les « marques en cause ») :

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9 Les marques en cause ont été enregistrées auprès du Deutsches Patent- und Markenamt (Office allemand des brevets et des marques, Allemagne) pour, entre autres, des appareils de plongée, des combinaisons de plongée, des gants de plongée, des masques de plongée et des appareils respiratoires pour la nage subaquatique.

10 TRS, qui est établie en Espagne, faisait, sur son site Internet www.scubastore.com ainsi que par l’intermédiaire de la plateforme de commerce en ligne www.amazon.de, de la publicité pour la vente d’accessoires de plongée en utilisant des signes identiques aux marques en cause, notamment au moyen de photographies de produits revêtus de ces signes.

11 PH a saisi le Landgericht Nürnberg-Fürth (tribunal régional de Nuremberg-Fürth, Allemagne) d’un recours tendant, notamment, à interdire à TRS d’utiliser des signes identiques aux marques en cause en Allemagne. En particulier, PH a demandé qu’il soit interdit à TRS d’apposer ces signes sur des accessoires de plongée ainsi que sur leur conditionnement ou leur emballage, d’offrir, de fabriquer, de distribuer ou de mettre d’une autre manière sur le marché et de promouvoir ou détenir aux fins
précitées des accessoires de plongée sous lesdits signes.

12 Par un jugement du 3 février 2022, le Landgericht Nürnberg-Fürth (tribunal régional de Nuremberg-Fürth), après avoir constaté l’acquiescement partiel de TRS à ces demandes, a décidé, notamment, d’enjoindre à cette dernière de cesser d’offrir à la vente ou de promouvoir des accessoires de plongée revêtus de signes identiques aux marques en cause.

13 Sur appel de PH, l’Oberlandesgericht Nürnberg (tribunal régional supérieur de Nuremberg, Allemagne) a, par un arrêt du 29 novembre 2022, jugé que le fait que TRS soit établie en Espagne et qu’elle détenait dans cet État membre les produits concernés ne faisait pas obstacle à ce que cette entreprise soit condamnée pour détention illicite de produits revêtus de signes identiques à ces marques afin de les offrir ou de les mettre sur le marché en Allemagne. Cette juridiction a condamné TRS à cesser
d’offrir à la vente ou de promouvoir des accessoires de plongée revêtus de ces signes « ainsi que de les distribuer ou de les détenir à cette fin ».

14 Afin de contester cette extension de la portée de l’injonction prononcée en première instance, TRS a formé un recours en Revision contre cet arrêt devant le Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice, Allemagne), qui est la juridiction de renvoi.

15 Selon cette juridiction, la détention de produits afin de les offrir ou de les mettre sur le marché, telle que visée à l’article 14, paragraphe 3, point 2, du MarkenG, comporte un élément matériel, consistant en la détention, et un élément intentionnel, à savoir la volonté d’introduire ces produits sur le marché.

16 La juridiction de renvoi émet des doutes à l’égard de l’interprétation de cette disposition au vu de l’article 10, paragraphe 3, sous b), de la directive 2015/2436.

17 En premier lieu, cette juridiction souligne que, en vertu du principe de territorialité, la protection d’une marque enregistrée en Allemagne est limitée au territoire de cet État membre et que seuls les actes accomplis sur ce territoire peuvent être sanctionnés. Elle se demande si, à la lumière de ce principe de territorialité, l’article 10, paragraphe 3, sous b), de la directive 2015/2436 permet au titulaire d’une marque protégée dans un État membre d’interdire à un tiers de détenir dans un
autre État membre des produits revêtus d’un signe identique à cette marque au motif que ces produits sont destinés à être offerts à la vente ou mis sur le marché dans l’État membre dans lequel ladite marque est protégée.

18 Selon ladite juridiction, cette disposition pourrait donner lieu à deux interprétations. Selon une première interprétation, fondée sur ledit principe de territorialité, la détention de produits sous ce signe dans un État membre autre que celui de protection ne porterait pas atteinte à la marque concernée, et ce quand bien même cette détention viserait à offrir à la vente ou à mettre ces produits sur le marché dans l’État membre de protection.

19 Selon une seconde interprétation, l’atteinte à une marque nationale serait constituée lorsque les produits concernés sont détenus dans un État membre autre que celui de protection, dans le but de les offrir à la vente ou de les mettre sur le marché, sous ledit signe, dans l’État membre de protection.

20 En second lieu, la juridiction de renvoi se demande si l’emploi du verbe besitzen (détenir) dans la version en langue allemande de l’article 10, paragraphe 3, sous b), de la directive 2015/2436 doit être interprété en ce sens que cette disposition exige qu’un tiers ait un accès direct aux produits concernés ou s’il suffit que ce tiers puisse influencer la personne qui dispose d’un tel accès.

21 À cet égard, cette juridiction expose que, en droit allemand, la notion de « Besitz » (détention) englobe tant la « détention directe » que la « détention indirecte ». La détention directe vise un pouvoir de fait sur une chose, lequel prendrait fin lorsque le détenteur abandonne ou perd la maîtrise effective de cette chose. Lorsqu’une personne détient une chose à titre temporaire en vertu d’un droit ou d’une obligation à l’égard d’un tiers, ce tiers serait qualifié de « détenteur indirect ».
Ainsi, lorsqu’un vendeur remet à un transporteur la chose vendue, ce dernier en deviendrait le détenteur direct et ce vendeur en deviendrait le détenteur indirect.

22 Si, en droit allemand, TRS pourrait ainsi être qualifiée de détenteur indirect, ladite juridiction doute que ce soit également le cas au regard de l’article 10, paragraphe 3, sous b), de la directive 2015/2436. Elle relève, à cet égard, que la législation de l’Union en matière de marques n’emploie pas dans toutes les versions linguistiques des termes ayant le même sens que le verbe besitzen. En effet, certaines versions linguistiques utiliseraient des termes visant, en substance, le stockage
plutôt que la détention, ce qui impliquerait l’existence d’un accès direct aux produits concernés. Cela étant, la juridiction de renvoi n’exclut pas qu’il puisse être déduit de la jurisprudence de la Cour que la portée de l’article 10, paragraphe 3, sous b), de la directive 2015/2436 s’étend au détenteur indirect de ces produits.

23 Dans ces conditions, le Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1) Le titulaire d’une marque nationale peut-il, en vertu de l’article 10, paragraphe 3, sous b), de la directive [2015/2436], faire interdire à un tiers de détenir à l’étranger des produits portant atteinte à sa marque afin d’offrir ces produits dans le pays dans lequel la marque est protégée ou de les y mettre sur le marché ?

2) Pour qu’une détention au sens de l’article 10, paragraphe 3, sous b), de la directive [2015/2436] soit constituée, la possibilité d’accéder effectivement aux produits portant atteinte à la marque est-elle requise ou la possibilité d’influencer la personne disposant d’un accès effectif à ces produits suffit-elle ? »

Sur les questions préjudicielles

Sur la première question

24 Par sa première question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 10, paragraphe 3, sous b), de la directive 2015/2436 doit être interprété en ce sens que le titulaire d’une marque protégée dans un État membre peut interdire à un tiers de détenir, sur le territoire d’un autre État membre, des produits sous un signe dans les conditions visées à l’article 10, paragraphe 2, de cette directive afin d’offrir ces produits à la vente ou de les mettre sur le marché dans l’État membre
dans lequel cette marque est protégée.

25 Pour répondre à cette question, il convient de rappeler que, aux fins de l’interprétation d’une disposition du droit de l’Union, il y a lieu de tenir compte non seulement des termes de celle-ci, mais également de son contexte et des objectifs poursuivis par la réglementation dont elle fait partie [arrêts du 17 novembre 1983, Merck, 292/82, EU:C:1983:335, point 12, et du 8 mai 2025, L. (Petits envois non commerciaux), C‑405/24, EU:C:2025:335, point 28].

26 L’article 10, paragraphe 3, sous b), de la directive 2015/2436, lu en combinaison avec le paragraphe 2 de cet article, prévoit que le titulaire d’une marque enregistrée peut interdire à tout tiers, en l’absence de son consentement, de faire usage dans la vie des affaires, pour des produits ou des services, d’un signe portant atteinte à cette marque, et que, parmi les usages pouvant ainsi être interdits, figurent ceux « d’offrir les produits, de les mettre sur le marché ou de les détenir à ces
fins sous le signe, ou d’offrir ou de fournir des services sous le signe ».

27 Ainsi qu’il ressort de ce libellé, pour que le titulaire de ladite marque puisse interdire la détention de produits sous ce signe, il faut que le tiers détenant ces produits poursuive lui-même la finalité qui consiste à offrir lesdits produits ou à les mettre sur le marché (voir, en ce sens, arrêt du 2 avril 2020, Coty Germany, C‑567/18, EU:C:2020:267, point 45).

28 En revanche, ledit libellé ne comporte pas d’indication explicite quant à la possibilité, pour le titulaire d’une marque enregistrée dans un État membre, d’interdire à un tiers de détenir, sur le territoire d’un autre État membre, des produits sous ledit signe.

29 S’agissant du contexte dans lequel s’inscrit l’article 10, paragraphe 3, sous b), de la directive 2015/2436, il convient de rappeler que la protection accordée par l’enregistrement d’une marque nationale est, par principe, limitée au territoire de l’État membre d’enregistrement, de sorte que, en règle générale, son titulaire ne saurait se prévaloir de cette protection en dehors de ce territoire (voir, en ce sens, arrêts du 22 juin 1994, IHT Internationale Heiztechnik et Danzinger, C‑9/93,
EU:C:1994:261, point 22, ainsi que du 19 avril 2012, Wintersteiger, C‑523/10, EU:C:2012:220, point 25).

30 En ce qui concerne la finalité du droit exclusif conféré par l’enregistrement d’une marque au titre de l’article 10, paragraphe 1, de la directive 2015/2436, elle consiste à permettre au titulaire de la marque concernée de protéger ses intérêts spécifiques en tant que titulaire de cette marque, c’est-à-dire d’assurer que cette dernière puisse remplir ses fonctions propres. Dès lors, l’exercice de ce droit doit être réservé aux cas dans lesquels l’usage du signe par un tiers porte atteinte ou est
susceptible de porter atteinte aux fonctions de la marque (voir, en ce sens, arrêt du 12 novembre 2002, Arsenal Football Club, C‑206/01, EU:C:2002:651, points 50 à 54). Parmi ces fonctions, figurent non seulement la fonction essentielle de la marque, qui est de garantir aux consommateurs la provenance du produit ou du service concerné, mais également les autres fonctions de celle-ci, comme, notamment, celle consistant à garantir la qualité de ce produit ou de ce service, ou celles de
communication, d’investissement ou de publicité [arrêt du 25 janvier 2024, Audi (Support d’emblème sur une calandre), C‑334/22, EU:C:2024:76, point 42 et jurisprudence citée].

31 Cette finalité et la portée géographique de la protection conférée par la marque emportent plusieurs conséquences pour l’interprétation de l’article 10, paragraphe 3, sous b), de la directive 2015/2436.

32 En premier lieu, le titulaire d’une marque nationale est habilité à interdire à un tiers de mettre sur le marché, dans l’État membre d’enregistrement, des produits sous le signe dont l’usage porte atteinte à cette marque, étant toutefois entendu que de tels produits ne sont pas considérés comme ayant été mis sur le marché s’ils relèvent d’un régime douanier suspensif tel que celui du transit externe et n’ont pas été mis en libre pratique (voir, en ce sens, arrêt du 9 novembre 2006, Montex
Holdings, C‑281/05, EU:C:2006:709, points 19 à 21 et jurisprudence citée).

33 En deuxième lieu, le titulaire d’une marque nationale peut interdire à un tiers d’offrir, sur le territoire de l’État membre d’enregistrement, des produits sous ce signe. Le titulaire peut ainsi s’opposer à une telle offre, y compris lorsque celle-ci porte sur des produits placés sous le régime douanier du transit externe, pour autant qu’elle implique nécessairement la mise en libre pratique de ces produits (voir, en ce sens, arrêt du 18 octobre 2005, Class International, C‑405/03, EU:C:2005:616,
point 61).

34 En outre, la Cour a déjà jugé que le titulaire d’une marque peut interdire à un tiers d’offrir, notamment par de la publicité en ligne, des produits sous ledit signe, y compris lorsque ce tiers, le serveur du site Internet qu’il utilise ou ces produits sont situés hors de l’État membre d’enregistrement, si cette offre ou cette publicité est destinée à des consommateurs situés sur le territoire de cet État membre. En effet, s’il en était autrement, les opérateurs qui recourent au commerce
électronique et offrent à des consommateurs situés sur ce territoire des produits qui sont situés hors dudit territoire échapperaient à toute obligation de respecter les droits conférés par cette marque, ce qui porterait atteinte à l’effet utile de la protection garantie par la directive 2015/2436 (voir, en ce sens, arrêts du 12 juillet 2011, L'Oréal e.a., C‑324/09, EU:C:2011:474, points 62 et 63, ainsi que du 6 février 2014, Blomqvist, C‑98/13, EU:C:2014:55, point 32 et jurisprudence citée).

35 La Cour a précisé que la simple accessibilité d’un site Internet sur le territoire de l’État membre dans lequel la marque concernée est protégée ne suffit pas pour conclure que les offres à la vente affichées sur ce site sont destinées à des consommateurs situés sur ce territoire. Il incombe aux juridictions nationales d’apprécier au cas par cas s’il existe des indices pertinents pour conclure qu’une offre à la vente affichée sur un site Internet ou sur une plateforme de vente en ligne accessible
sur ledit territoire est destinée à des consommateurs situés sur celui-ci. Parmi ces indices, figure l’indication, dans cette offre, de précisions quant aux zones géographiques vers lesquelles le tiers concerné est prêt à envoyer le produit en cause (voir, en ce sens, arrêt du 12 juillet 2011, L'Oréal e.a., C‑324/09, EU:C:2011:474, points 64 et 65).

36 Enfin, en troisième lieu, l’article 10, paragraphe 3, sous b), de la directive 2015/2436 permet au titulaire d’une marque d’interdire à un tiers non seulement d’offrir et de mettre sur le marché des produits sous un signe dont l’usage porte atteinte à cette marque, mais aussi « de les détenir à ces fins », ainsi qu’il a été rappelé aux points 26 et 27 du présent arrêt. Cette disposition ne vise donc la détention par un tiers de tels produits que si celle-ci constitue le préalable à une offre ou à
une mise sur le marché que le titulaire d’une marque est habilité à interdire.

37 Or, ainsi qu’il ressort du point 34 du présent arrêt, le titulaire d’une marque peut interdire à un tiers d’offrir, notamment par de la publicité en ligne, des produits sous ce signe nonobstant le fait que ce tiers, le serveur du site Internet qu’il utilise ou ces produits sont situés hors de l’État membre d’enregistrement, si cette offre est destinée à des consommateurs situés sur le territoire de cet État membre. Dans une telle situation, ce titulaire est également habilité à interdire audit
tiers de détenir lesdits produits hors de ce territoire si cette détention constitue une étape préalable à l’émission d’une telle offre ou à sa mise en œuvre, de telle sorte qu’elle peut être considérée comme ayant été effectuée à cette fin.

38 En l’occurrence, il ressort des indications fournies par la juridiction de renvoi que, dans l’affaire au principal, la plateforme de commerce en ligne www.amazon.de apparaît, en l’absence d’éléments probants contraires, destinée à des consommateurs situés sur le territoire couvert par les marques en cause (voir, en ce sens, arrêts du 7 décembre 2010, Pammer et Hotel Alpenhof, C‑585/08 et C‑144/09, EU:C:2010:740, point 83, ainsi que du 12 juillet 2011, L'Oréal e.a., C‑324/09, EU:C:2011:474,
point 66). Dès lors, les offres à la vente figurant sur cette plateforme et visées dans l’affaire au principal relèvent, sous réserve des vérifications qu’il incombe à la juridiction de renvoi d’effectuer, du champ d’application de l’article 10, paragraphe 3, sous b), de la directive 2015/2436.

39 Eu égard à l’ensemble de ces considérations, il y a lieu de répondre à la première question que l’article 10, paragraphe 3, sous b), de la directive 2015/2436 doit être interprété en ce sens que le titulaire d’une marque protégée dans un État membre peut interdire à un tiers de détenir, sur le territoire d’un autre État membre, des produits sous un signe dans les conditions visées à l’article 10, paragraphe 2, de cette directive afin d’offrir ces produits à la vente ou de les mettre sur le marché
dans l’État membre dans lequel cette marque est protégée.

Sur la seconde question

40 Par sa seconde question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 10, paragraphe 3, sous b), de la directive 2015/2436 doit être interprété en ce sens que, pour « détenir », au sens de cette disposition, un produit sous un signe dans les conditions visées à l’article 10, paragraphe 2, de cette directive, il est nécessaire d’avoir la maîtrise directe et effective de ce produit ou s’il est suffisant de disposer d’un pouvoir de contrôle ou de direction sur la personne qui a la
maîtrise directe et effective dudit produit.

41 Cette juridiction a exposé que les doutes justifiant sa seconde question proviennent de divergences entre les différentes versions linguistiques de cet article 10, paragraphe 3, sous b). La version en langue allemande de cette disposition pourrait être interprétée en ce sens que « détenir » un produit n’implique pas nécessairement d’y avoir accès, alors que d’autres versions linguistiques de ladite disposition emploieraient des expressions suggérant le contraire.

42 À cet égard, il convient de relever que, si les versions de l’article 10, paragraphe 3, sous b), de la directive 2015/2436 en langues allemande (besitzen), française (détenir) et roumaine (deținute) se réfèrent à la détention, d’autres versions linguistiques de cette disposition utilisent des expressions renvoyant à l’idée de stockage ou d’entreposage, telles que celles utilisées en langues espagnole (almacenar), danoise (oplagre), anglaise (stocking), italienne (stoccare) ou suédoise (lagra).
Ces dernières expressions pourraient ainsi laisser entendre que ladite disposition vise la conservation d’un ensemble de produits, alors que l’expression de « détention » ne suggérerait pas un tel aspect quantitatif et aurait un sens plus large.

43 Conformément à une jurisprudence constante, en cas de divergence entre les versions linguistiques d’une disposition du droit de l’Union, cette disposition doit être interprétée en fonction de l’économie générale et de la finalité de la réglementation dont elle constitue un élément (arrêts du 27 mars 1990, Cricket St Thomas, C‑372/88, EU:C:1990:140, point 19, et du 8 mai 2025, Pielatak, C‑410/23, EU:C:2025:325, point 58 ainsi que jurisprudence citée). En outre, lorsqu’une disposition du droit de
l’Union est susceptible de faire l’objet de plusieurs interprétations, il convient de privilégier celle qui est de nature à sauvegarder son effet utile (arrêts du 24 février 2000, Commission/France, C‑434/97, EU:C:2000:98, point 21, et du 23 novembre 2023, EVN Business Service e.a., C‑480/22, EU:C:2023:918, point 37 ainsi que jurisprudence citée).

44 En dépit des variations linguistiques évoquées au point 42 du présent arrêt, il y a lieu de relever que, dans le contexte de l’article 10, paragraphe 3, sous b), de la directive 2015/2436, chaque expression linguistique, qu’elle se réfère sans ambiguïté à la détention ou renvoie plutôt à l’idée de stockage ou d’entreposage, implique de disposer d’un pouvoir de fait, et donc d’un certain contrôle, sur les produits concernés. En tout état de cause, ainsi que M. l’avocat général l’a rappelé au
point 54 de ses conclusions, cette disposition s’inscrit dans le cadre de dispositions qui ont pour but de fournir au titulaire d’une marque un instrument légal lui permettant d’interdire, et ainsi de faire cesser, tout comportement d’un tiers faisant usage d’un signe dans les conditions énoncées à l’article 10, paragraphe 2, de cette directive. À cet égard, tout tiers ayant la maîtrise, directe ou indirecte, de l’acte constituant ce comportement doit être considéré comme étant effectivement en
mesure de cesser cet usage (voir, en ce sens, arrêt du 2 avril 2020, Coty Germany, C‑567/18, EU:C:2020:267, points 37 et 38 ainsi que jurisprudence citée).

45 Il s’ensuit que le terme « détenir » figurant à l’article 10, paragraphe 3, sous b), de la directive 2015/2436 couvre non seulement les cas dans lesquels le tiers a la maîtrise directe et effective des produits concernés, mais également ceux dans lesquels il a une maîtrise indirecte mais néanmoins effective de ces produits en ce qu’il dispose d’un pouvoir de contrôle ou de direction sur la personne qui a la maîtrise directe et effective de ceux-ci.

46 Si cette disposition n’était applicable qu’à un tiers disposant directement de la maîtrise effective des produits concernés, le titulaire de la marque serait dans l’impossibilité de faire adresser une injonction de cessation à un opérateur économique qui, sans son consentement, afin d’offrir ou de mettre ces produits sur le marché, les remet à un prestataire de services pour que ce dernier assure, à ces fins, des services tels que l’entreposage ou le transport desdits produits. Une telle
interprétation serait, ainsi que M. l’avocat général l’a observé au point 62 de ses conclusions, incompatible avec la finalité de la directive 2015/2436 et priverait la protection que celle-ci garantit d’une partie de son effet utile.

47 Compte tenu de ces considérations, il y a lieu de répondre à la seconde question que l’article 10, paragraphe 3, sous b), de la directive 2015/2436 doit être interprété en ce sens que, pour « détenir », au sens de cette disposition, un produit sous un signe dans les conditions visées à l’article 10, paragraphe 2, de cette directive, il est suffisant de disposer d’un pouvoir de contrôle ou de direction sur la personne qui a la maîtrise directe et effective de ce produit.

Sur les dépens

48 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

  Par ces motifs, la Cour (troisième chambre) dit pour droit :

  1) L’article 10, paragraphe 3, sous b), de la directive (UE) 2015/2436 du Parlement européen et du Conseil, du 16 décembre 2015, rapprochant les législations des États membres sur les marques,

doit être interprété en ce sens que :

le titulaire d’une marque protégée dans un État membre peut interdire à un tiers de détenir, sur le territoire d’un autre État membre, des produits sous un signe dans les conditions visées à l’article 10, paragraphe 2, de cette directive afin d’offrir ces produits à la vente ou de les mettre sur le marché dans l’État membre dans lequel cette marque est protégée.

  2) L’article 10, paragraphe 3, sous b), de la directive 2015/2436

doit être interprété en ce sens que :

pour « détenir », au sens de cette disposition, un produit sous un signe dans les conditions visées à l’article 10, paragraphe 2, de cette directive, il est suffisant de disposer d’un pouvoir de contrôle ou de direction sur la personne qui a la maîtrise directe et effective de ce produit.

  Signatures

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( *1 ) Langue de procédure : l’allemand.


Synthèse
Formation : Troisième chambre
Numéro d'arrêt : C-76/24
Date de la décision : 01/08/2025
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demande de décision préjudicielle, introduite par le Bundesgerichtshof.

Renvoi préjudiciel – Propriété intellectuelle – Marques – Directive (UE) 2015/2436 – Rapprochement des législations des États membres sur les marques – Article 10, paragraphe 3, sous b) – Droits conférés par la marque – Droit d’interdire à un tiers d’offrir les produits, de les mettre sur le marché ou de les détenir à ces fins sous le signe – Commerce en ligne – Produits offerts à la vente à partir d’un État membre autre que celui d’enregistrement de la marque – Notion de “détention”.


Parties
Demandeurs : Tradeinn Retail Services S.L.
Défendeurs : PH.

Composition du Tribunal
Avocat général : Spielmann
Rapporteur ?: Spineanu-Matei

Origine de la décision
Date de l'import : 18/08/2025
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:2025:593

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