ARRÊT DE LA COUR (quatrième chambre)
1er août 2025 ( *1 )
« Renvoi préjudiciel – Fiscalité – Système commun de taxe sur la valeur ajoutée (TVA) – Directive 2006/112/CE – Régime particulier applicable dans le domaine des biens d’occasion, des objets d’art, de collection ou d’antiquité – Assujettis-revendeurs – Régime de la marge bénéficiaire – Article 316, paragraphe 1, sous b) – Option pour l’application du régime de la marge bénéficiaire – Notion de “livraison d’un objet d’art par l’auteur” – Livraison par l’auteur au travers d’une personne morale »
Dans l’affaire C‑433/24,
ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Conseil d’État (France), par décision du 18 juin 2024, parvenue à la Cour le 18 juin 2024, dans la procédure
Galerie Karsten Greve
contre
Ministère de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique,
LA COUR (quatrième chambre),
composée de M. I. Jarukaitis, président de chambre, MM. N. Jääskinen, A. Arabadjiev (rapporteur), M. Condinanzi et Mme R. Frendo, juges,
avocat général : M. M. Szpunar,
greffier : Mme R. Şereş, administratrice,
vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 20 mars 2025,
considérant les observations présentées :
– pour Galerie Karsten Greve, par Me L. Poulet-Odent, avocat,
– pour le gouvernement français, par Mmes B. Dourthe, O. Duprat-Mazaré et M. B. Fodda, en qualité d’agents,
– pour le gouvernement espagnol, par M. A. Torró Molés, en qualité d’agent,
– pour la Commission européenne, par MM. M. Herold, W. Roels et Mme J. Samnadda, en qualité d’agents,
ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 12 juin 2025,
rend le présent
Arrêt
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 316, paragraphe 1, sous b), de la directive 2006/112/CE du Conseil, du 28 novembre 2006, relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée (JO 2006, L 347, p. 1, ci-après « la directive TVA »), dans sa rédaction applicable au litige au principal.
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant la société Galerie Karsten Greve (ci-après « GKG ») au ministère de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique (France) au sujet de rappels de taxe sur la valeur ajoutée (TVA).
Le cadre juridique
Le droit de l’Union
3 Les considérants 4, 7 et 51 de la directive TVA énoncent :
« (4) La réalisation de l’objectif de l’instauration d’un marché intérieur suppose l’application, dans les États membres, de législations relatives aux taxes sur le chiffre d’affaires ne faussant pas les conditions de concurrence et n’entravant pas la libre circulation des marchandises et des services. Il est donc nécessaire de réaliser une harmonisation des législations relatives aux taxes sur le chiffre d’affaires au moyen d’un système de [TVA], ayant pour objet l’élimination, dans toute la
mesure possible, des facteurs qui sont susceptibles de fausser les conditions de concurrence, tant sur le plan national que sur le plan communautaire.
[...]
(7) Le système commun de TVA devrait, même si les taux et les exonérations ne sont pas complètement harmonisés, aboutir à une neutralité concurrentielle, en ce sens que sur le territoire de chaque État membre les biens et les services semblables supportent la même charge fiscale, quelle que soit la longueur du circuit de production et de distribution.
[...]
(51) Il convient d’arrêter un régime communautaire de taxation applicable dans le domaine des biens d’occasion, des objets d’art, d’antiquité et de collection, visant à éviter les doubles impositions et les distorsions de concurrence entre assujettis. »
4 L’article 14 de cette directive dispose, à son paragraphe 1 :
« Est considéré comme “livraison de biens”, le transfert du pouvoir de disposer d’un bien corporel comme un propriétaire. »
5 Aux termes de l’article 103 de ladite directive :
« 1. Les États membres peuvent prévoir que le taux réduit, ou l’un des taux réduits, qu’ils appliquent conformément aux articles 98 et 99 s’applique également aux importations d’objets d’art, de collection ou d’antiquité tels que définis à l’article 311, paragraphe 1, points 2), 3) et 4).
2. Lorsqu’ils font usage de la faculté prévue au paragraphe 1, les États membres peuvent également appliquer le taux réduit aux livraisons suivantes :
a) les livraisons d’objets d’art effectuées par leur auteur ou par ses ayants droit ;
b) les livraisons d’objets d’art effectuées à titre occasionnel par un assujetti autre qu’un assujetti-revendeur, lorsque les objets d’art ont été importés par cet assujetti lui-même ou qu’ils lui ont été livrés par leur auteur ou par ses ayants droit ou qu’ils lui ont ouvert droit à déduction totale de la TVA. »
6 L’article 311, paragraphe 1, de la même directive dispose :
« Aux fins du présent chapitre, et sans préjudice d’autres dispositions communautaires, sont considérés comme :
[...]
2) “objets d’art”, les biens figurant à l’annexe IX, partie A ;
[...]
5) “assujetti-revendeur”, tout assujetti qui, dans le cadre de son activité économique, achète ou affecte aux besoins de son entreprise ou importe, en vue de leur revente, des biens d’occasion, des objets d’art, de collection ou d’antiquité, que cet assujetti agisse pour son compte ou pour le compte d’autrui en vertu d’un contrat de commission à l’achat ou à la vente ».
7 L’article 314 de la directive TVA énonce :
« Le régime de la marge bénéficiaire s’applique aux livraisons de biens d’occasion, d’objets d’art, de collection ou d’antiquité, effectuées par un assujetti-revendeur, lorsque ces biens lui sont livrés dans la Communauté [européenne] par une des personnes suivantes :
a) une personne non assujettie ;
b) un autre assujetti, dans la mesure où la livraison du bien par cet autre assujetti est exonérée conformément à l’article 136 ;
c) un autre assujetti, dans la mesure où la livraison du bien par cet autre assujetti bénéficie de la franchise pour les petites entreprises prévue aux articles 282 à 292, et porte sur un bien d’investissement ;
d) un autre assujetti-revendeur, dans la mesure où la livraison du bien par cet autre assujetti-revendeur a été soumise à la TVA conformément au présent régime particulier. »
8 L’article 316, paragraphe 1, de cette directive prévoit :
« Les États membres accordent aux assujettis-revendeurs le droit d’opter pour l’application du régime de la marge bénéficiaire aux livraisons de biens suivants :
a) les objets d’art, de collection ou d’antiquité qu’ils ont eux-mêmes importés ;
b) les objets d’art qui leur ont été livrés par l’auteur ou par ses ayants droit ;
c) les objets d’art qui leur ont été livrés par un assujetti autre qu’un assujetti-revendeur, lorsque la livraison par cet autre assujetti a été soumise au taux réduit en vertu de l’article 103. »
9 L’annexe IX de ladite directive comprend une partie A, intitulée « Objets d’art », qui est libellée comme suit :
« 1) Tableaux, collages et tableautins similaires, peintures et dessins, entièrement exécutés à la main par l’artiste, à l’exclusion des dessins d’architectes, d’ingénieurs et autres dessins industriels, commerciaux, topographiques ou similaires, des articles manufacturés décorés à la main, des toiles peintes pour décors de théâtres, fonds d’ateliers ou usages analogues (code NC 9701) ;
2) gravures, estampes et lithographies originales ; il s’agit d’épreuves tirées en nombre limité directement en noir ou en couleurs, d’une ou plusieurs planches entièrement exécutées à la main par l’artiste quelle que soit la technique ou la matière employée, à l’exception de tout procédé mécanique ou photomécanique (code NC 97020000) ;
3) productions originales de l’art statuaire ou de la sculpture en toutes matières dès lors que les productions sont exécutées entièrement par l’artiste ; fontes de sculptures à tirage limité à huit exemplaires et contrôlé par l’artiste ou ses ayants droit (code NC 97030000) ; à titre exceptionnel, dans des cas déterminés par les États membres, pour des fontes de sculptures antérieures au 1er janvier 1989, la limite de huit exemplaires peut être dépassée ;
4) tapisseries (code NC 58050000) et textiles muraux (code NC 63040000) faits à la main sur la base de cartons originaux fournis par les artistes, à condition qu’il n’existe pas plus de huit exemplaires de chacun d’eux ;
5) exemplaires uniques de céramique, entièrement exécutés par l’artiste et signés par lui ;
6) émaux sur cuivre, entièrement exécutés à la main, dans la limite de huit exemplaires numérotés et comportant la signature de l’artiste ou de l’atelier d’art, à l’exclusion des articles de bijouterie, d’orfèvrerie et de joaillerie ;
7) photographies prises par l’artiste, tirées par lui ou sous son contrôle, signées et numérotées dans la limite de trente exemplaires, tous formats et supports confondus. »
Le droit français
10 L’article 278-0 bis du code général des impôts (ci-après le « CGI »), dans sa rédaction applicable au litige au principal, dispose notamment :
« La [TVA] est perçue au taux réduit de 5,5 % en ce qui concerne :
[...]
I. – 1° Les importations d’œuvres d’art, d’objets de collection ou d’antiquité, ainsi que sur les acquisitions intracommunautaires, effectuées par un assujetti ou une personne morale non assujettie, d’œuvres d’art, d’objets de collection ou d’antiquité qu’ils ont importés sur le territoire d’un autre État membre de l’Union européenne ;
2° Les acquisitions intracommunautaires d’œuvres d’art qui ont fait l’objet d’une livraison dans un autre État membre par d’autres assujettis que des assujettis revendeurs ».
11 Aux termes de l’article 278 septies du CGI, dans sa rédaction applicable au litige au principal :
« La [TVA] est perçue au taux de 10 % :
[...]
2° Sur les livraisons d’œuvres d’art effectuées par leur auteur ou ses ayants droit ».
12 L’article 297 A, paragraphe I, du CGI est libellé comme suit :
« 1° La base d’imposition des livraisons par un assujetti revendeur de biens d’occasion, d’œuvres d’art, d’objets de collection ou d’antiquité qui lui ont été livrés par un non-redevable de la [TVA] ou par une personne qui n’est pas autorisée à facturer la [TVA] au titre de cette livraison est constituée de la différence entre le prix de vente et le prix d’achat.
La définition des biens d’occasion, des œuvres d’art, des objets de collection et d’antiquité est fixée par décret ».
13 L’article 297 B, premier alinéa, du CGI dispose :
« Les assujettis revendeurs peuvent demander à appliquer les dispositions de l’article 297 A pour les livraisons d’œuvres d’art, d’objets de collection ou d’antiquité subséquentes à une importation, une acquisition intracommunautaire ou une livraison soumises au taux réduit de la [TVA] en application de l’article 278 septies ou du I de l’article 278-0 bis. »
14 L’article 98 A, paragraphe II, de l’annexe III du CGI, dans sa rédaction applicable au litige au principal, prévoit :
« Sont considérées comme œuvres d’art les réalisations ci-après :
1° Tableaux, collages et tableautins similaires, peintures et dessins, entièrement exécutés à la main par l’artiste, à l’exclusion des dessins d’architectes, d’ingénieurs et autres dessins industriels, commerciaux, topographiques ou similaires, des articles manufacturés décorés à la main, des toiles peintes pour décors de théâtres, fonds d’ateliers ou usages analogues ».
Le litige au principal et les questions préjudicielles
15 GKG exerce une activité de galerie d’art et a procédé à la livraison d’objets d’art qui lui avaient été livrés au cours de l’année 2014, par la société de droit britannique Studio Rubin Gideon (ci-après la « société SRG »). GKG a fait l’objet d’une vérification de comptabilité à l’issue de laquelle l’administration fiscale a remis en cause le bénéfice du régime de la marge bénéficiaire appliqué aux livraisons effectuées par GKG et lui a, en conséquence, réclamé des rappels de TVA au titre de la
période allant du 1er janvier au 31 décembre 2014.
16 Par un jugement du 25 novembre 2020, le tribunal administratif de Paris (France) a rejeté la demande de GKG tendant à la décharge de ces rappels de taxe ainsi que des pénalités correspondantes. Par arrêt du 1er juin 2022, la cour administrative d’appel de Paris (France) a rejeté l’appel que GKG avait formé contre ce jugement.
17 Saisi d’un pourvoi en cassation déposé par GKG, le Conseil d’État (France), qui est la juridiction de renvoi, relève qu’il ressort de manière constante des pièces du dossier que la société SRG a effectué, au cours de la période d’imposition en litige, des livraisons d’objets d’art à titre habituel. En conséquence, GKG n’aurait pas été, en tout état de cause, en droit de soumettre au régime de la marge bénéficiaire, sur le fondement des dispositions de l’article 297 B et de
l’article 278‑0 bis, I, 2°, du CGI, ses propres livraisons consécutives aux acquisitions intracommunautaires réalisées auprès de cette société.
18 Cela étant, il résulterait des termes du 2° de l’article 278 septies du CGI, dans sa rédaction applicable à la période d’imposition en litige, lu en combinaison avec les dispositions de l’article 297 B de ce code, que le droit d’opter pour le régime particulier de la marge bénéficiaire est applicable à des livraisons d’objets d’art consécutives à une livraison effectuée par leur auteur ou ses ayants droit, ainsi qu’à celles consécutives à une acquisition intracommunautaire de tels objets réalisée
auprès de leur auteur ou de ses ayants droit.
19 En l’occurrence, GKG aurait appliqué le régime de la marge bénéficiaire à des livraisons, effectuées auprès de ses clients, de tableaux du peintre Gideon Rubin, qu’elle avait elle-même obtenus à la suite d’acquisitions intracommunautaires réalisées auprès de la société SRG, dont M. Rubin était l’un des deux associés.
20 Pour juger que GKG n’était pas en droit d’appliquer à ces livraisons de tableaux le régime de la marge bénéficiaire, la cour administrative d’appel de Paris aurait estimé que les tableaux en cause n’avaient pas été livrés à cette société par leur auteur, notamment au motif que l’auteur d’un tableau ne pouvait être que l’artiste qui l’avait peint de sa main, de sorte que la société SRG, en sa qualité de personne morale, ne pouvait être regardée comme l’auteur de ces tableaux. GKG soutient, à
l’appui de son pourvoi, que la cour administrative d’appel de Paris a commis, sur ce point, une erreur de droit.
21 Selon le Conseil d’État, la réponse au moyen soulevé par GKG dépend du point de savoir si les dispositions de l’article 316, paragraphe 1, sous b), de la directive TVA, combinées à celles de l’article 311, paragraphe 1, point 2, et de l’annexe IX, partie A, de celle-ci, doivent être interprétées en ce sens qu’elles s’opposent à ce qu’une personne morale, telle qu’une société, soit regardée, au sens et pour l’application de ces dispositions, comme étant « l’auteur » d’un tableau.
22 En cas de réponse négative à cette première question, la réponse à ce moyen dépendrait également du point de savoir quels critères doivent être pris en compte pour admettre qu’une personne morale, telle qu’une société, puisse être regardée, au sens et pour l’application de ces mêmes dispositions, comme étant « l’auteur » d’un tableau. De tels critères pourraient être, notamment, la soumission de cette société à un régime juridique particulier, la détention par la personne physique ayant peint le
tableau de tout ou partie du capital social de ladite société, ou encore l’exercice par cette personne de fonctions de direction au sein de la même société.
23 Dans ces circonstances, le Conseil d’État a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
« 1) Les dispositions du [point] b) du paragraphe 1 de l’article 316 de la directive [TVA], combinées à celles du [point 2] du paragraphe 1 de son article 311 et à celles de son annexe IX, partie A, doivent-elles être interprétées en ce sens qu’elles s’opposent à ce qu’une personne morale telle qu’une société soit regardée, au sens et pour l’application de ces dispositions, comme “l’auteur” d’un tableau ?
2) En cas de réponse négative à la première question, quels critères doivent être pris en compte pour admettre qu’une personne morale telle qu’une société puisse être regardée, au sens et pour l’application de ces mêmes dispositions, comme “l’auteur” d’un tableau (tels que, dans le cas d’une société, la soumission de la société à un régime juridique particulier, la détention par la personne physique ayant peint le tableau de tout ou partie du capital social de la société, l’exercice par cette
personne de fonctions de direction au sein de la société...) ? »
Sur les questions préjudicielles
24 À titre liminaire, il y a lieu de rappeler que, selon une jurisprudence constante, dans le cadre de la procédure de coopération entre les juridictions nationales et la Cour instituée à l’article 267 TFUE, il appartient à celle-ci de donner au juge national une réponse utile qui lui permette de trancher le litige dont il est saisi. Dans cette optique, il incombe, le cas échéant, à la Cour de reformuler les questions qui lui sont soumises (arrêt du 30 avril 2025, Inspektorat kam Visshia sadeben
savet, C‑313/23, C‑316/23 et C‑332/23, EU:C:2025:303, point 65 ainsi que jurisprudence citée).
25 Aux termes de l’article 316, paragraphe 1, sous b), de cette directive, les États membres accordent aux assujettis-revendeurs le droit d’opter pour l’application du régime de la marge bénéficiaire aux livraisons d’objets d’art qui leur ont été livrés par l’auteur ou par ses ayants droit.
26 En l’occurrence, il ressort de la demande de décision préjudicielle que la juridiction de renvoi s’interroge, notamment, sur la question de savoir si une personne morale peut être considérée, aux fins de l’application, par l’assujetti-revendeur, du régime de la marge bénéficiaire prévu à cet article 316, paragraphe 1, sous b), comme étant l’auteur d’un objet d’art et, si tel est le cas, sous quelles conditions.
27 Toutefois, il est constant que l’auteur des tableaux en cause au principal est le peintre Gideon Rubin qui les a commercialisés au travers de la société SRG, dont il est l’un des deux associés.
28 Par ailleurs, conformément à l’article 314, sous a), de la directive TVA, le régime de la marge bénéficiaire s’applique aux livraisons de biens d’occasion, d’objets d’art, de collection ou d’antiquité, effectuées par un assujetti-revendeur, lorsque ces biens lui sont livrés dans l’Union par une personne non assujettie. Ainsi, l’article 316, paragraphe 1, sous b), de cette directive vise, quant à lui, le cas des assujettis revendeurs qui effectuent des livraisons d’objets d’art qui leur ont été
livrés par l’auteur ou par ses ayants droit en tant qu’assujettis à la TVA.
29 Dans ces conditions, afin de donner à la juridiction nationale une réponse utile, il convient d’analyser la question de savoir non pas si une personne morale telle que la société SRG peut relever de la notion d’« auteur », au sens de l’article 316, paragraphe 1, sous b), de la directive TVA, mais si relève de cette disposition la livraison d’objets d’art effectuée par leur auteur ou par ses ayants droit agissant au travers d’une personne morale assujettie à la TVA.
30 Par conséquent, il y a lieu de considérer que, par ses questions préjudicielles, qu’il convient d’examiner ensemble, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 316, paragraphe 1, sous b), de la directive TVA doit être interprété en ce sens que relève de cette disposition la livraison par des assujettis-revendeurs d’objets d’art qui leur ont été livrés par l’auteur ou par ses ayants droit agissant au travers d’une personne morale et, si tel était le cas, sous quelles conditions.
31 À cet égard, il y a lieu de rappeler qu’il convient, pour l’interprétation d’une disposition du droit de l’Union, de tenir compte tant du libellé et de l’objectif de celle-ci que du contexte dans lequel cette disposition s’inscrit et des objectifs poursuivis par la réglementation dont elle fait partie (voir, en ce sens, arrêt du 1er octobre 2014, E., C‑436/13, EU:C:2014:2246, point 37).
32 En premier lieu, il convient de relever que le libellé de l’article 316, paragraphe 1, sous b), de la directive TVA ne spécifie pas les modalités par lesquelles un auteur ou ses ayants droit livrent des objets d’art à des assujettis-revendeurs. Cependant, ainsi que l’a, en substance, relevé M. l’avocat général au point 23 de ses conclusions, la livraison d’objets d’art fait partie de l’activité commerciale de l’auteur ou de ses ayants droit, dont la substance consiste, conformément à
l’article 14, paragraphe 1, de la directive TVA, à transférer, généralement contre rémunération, le pouvoir de disposer d’un bien corporel comme un propriétaire.
33 Partant, le libellé de l’article 316, paragraphe 1, sous b), de la directive TVA n’exclut pas expressément qu’un auteur ou ses ayants droit puissent effectuer une telle livraison au travers d’une personne morale ni qu’une telle livraison puisse être effectuée par une personne morale.
34 En deuxième lieu, quant au contexte dans lequel s’inscrit cette disposition, certes, le régime d’imposition de la marge bénéficiaire réalisée par l’assujetti-revendeur lors de la livraison d’objets d’art constitue un régime particulier de TVA, dérogatoire au régime général de cette directive, de sorte que les articles 314 et 316 de celle-ci, qui identifient les cas d’application de ce régime, doivent faire l’objet d’une interprétation stricte. Toutefois, cette règle d’interprétation stricte ne
signifie pas que les termes utilisés pour définir ledit régime doivent être interprétés d’une manière qui priverait celui-ci de ses effets. En effet, l’interprétation de ces termes doit être conforme aux objectifs poursuivis par le même régime et respecter les exigences de la neutralité fiscale (arrêt du 29 novembre 2018, Mensing, C‑264/17, EU:C:2018:968, points 22 et 23).
35 En troisième lieu, s’agissant des objectifs poursuivis par la directive TVA, il ressort des considérants 4 et 7 de cette directive que celle-ci vise à instaurer un système de TVA ne faussant pas les conditions de concurrence et n’entravant pas la libre circulation des marchandises et des services. Il découle d’une jurisprudence constante que le principe de neutralité fiscale est inhérent à ce système et que ce principe s’oppose notamment à ce que des opérateurs économiques qui effectuent les
mêmes opérations soient traités différemment en matière de perception de la TVA (arrêt du 29 novembre 2018, Mensing, C‑264/17, EU:C:2018:968, point 32).
36 En ce qui concerne, plus spécifiquement, les objectifs poursuivis par le régime de la marge bénéficiaire, tel que prévu aux articles 314 et 316 de la directive TVA, il y a lieu de relever que, selon le considérant 51 de cette directive, ce régime vise, dans le domaine des biens d’occasion, des objets d’art, d’antiquité et de collection, à éviter les doubles impositions et les distorsions de concurrence entre assujettis (arrêt du 29 novembre 2018, Mensing, C‑264/17, EU:C:2018:968, point 35).
37 En outre, d’une part, ainsi que l’a relevé M. l’avocat général aux points 25 et 26 de ses conclusions, en adoptant les articles 103 et 316 de la directive TVA, le législateur de l’Union avait pour objectif spécifique de favoriser l’introduction sur le marché de l’Union de nouveaux objets d’art, qu’ils soient importés dans l’Union ou nouvellement créés sur son territoire, en prévoyant un traitement fiscal favorable pour l’importation de tels objets, pour leur première livraison après création, et
pour la première livraison de ces objets par des assujettis-revendeurs.
38 D’autre part, comme l’a fait valoir à bon droit le gouvernement français, en limitant le droit, pour les assujettis-revendeurs, d’opter pour le régime de la marge bénéficiaire aux seuls objets d’art qui leur ont été livrés par leur auteur ou par ses ayants droit, l’article 316, paragraphe 1, sous b), de la directive TVA vise également à limiter, tant pour les assujettis-revendeurs que pour les administrations fiscales des États membres, les charges administratives de preuve et de contrôle, dont
en particulier celles liées, pour les premiers, à la preuve de ce que le prix d’achat d’un objet d’art inclut ou non la TVA payée en amont et, pour les secondes, au contrôle d’un tel état de fait.
39 À cet égard, la Cour a déjà constaté qu’il pourrait s’avérer difficile de déterminer si un bien donné avait été auparavant grevé de la TVA dans la mesure où, eu égard à la nature même des objets d’art, de collection et d’antiquité, le bien pourrait être ancien ou avoir fait l’objet de plusieurs échanges entre différents non-assujettis. C’est précisément eu égard à ces difficultés dans la détermination de la TVA ayant, le cas échéant, déjà grevé de tels biens que la directive TVA prévoit le droit
d’opter pour l’application du régime de la marge bénéficiaire et de calculer la TVA due en se référant, comme élément de calcul d’une telle marge, au prix de vente de ces biens (voir, en ce sens, arrêt du 29 novembre 2018, Mensing, C‑264/17, EU:C:2018:968, point 36).
40 Au vu de ces considérations, force est de constater qu’une interprétation de l’article 316, paragraphe 1, sous b), de la directive TVA qui exclurait du champ d’application de celui-ci, dans tous les cas, les livraisons par les assujettis-revendeurs des objets d’art qui leur ont été livrés par des auteurs ou les ayants droit de ceux-ci agissant au travers de personnes morales serait susceptible de méconnaître les objectifs visant à garantir la neutralité fiscale, à éviter des distorsions de
concurrence et à favoriser l’introduction de nouveaux objets d’art sur le marché de l’Union.
41 En effet, ainsi qu’il a été rappelé au point 35 du présent arrêt, le principe de neutralité fiscale s’oppose notamment à ce que des opérateurs économiques qui effectuent les mêmes opérations soient traités différemment en matière de perception de la TVA. Or, ainsi que l’a relevé M. l’avocat général aux points 27, 29 et 33 de ses conclusions, lorsqu’ils livrent des objets d’art aux assujettis-revendeurs, les auteurs de ces objets ou leurs ayants droit effectuent des opérations identiques du point
de vue de l’imposition à la TVA, qu’ils effectuent ces livraisons en tant que personnes physiques ou au travers de personnes morales.
42 En outre, lorsque l’article 103, paragraphe 2, sous a) et b), de la directive TVA accorde la faculté aux États membres d’appliquer un taux réduit de TVA à certaines livraisons, il emploie, en substance, les mêmes termes que l’article 316, paragraphe 1, sous b), de cette directive, de sorte qu’un tel traitement différent en fonction de la forme juridique sous laquelle les auteurs ou leurs ayants droit agissent serait également susceptible d’aboutir à une perception de la TVA à des taux différents
pour des opérations identiques.
43 De plus, la différence de traitement qui résulterait de l’interprétation visée au point 40 du présent arrêt risquerait, d’une part, de nuire à l’objectif visant à favoriser l’introduction de nouveaux objets d’art sur le marché de l’Union et, d’autre part, de fausser la concurrence entre les assujettis-revendeurs qui effectuent les mêmes opérations, à savoir essentiellement l’acquisition et la revente d’objets d’art, en ce qu’ils se verraient appliquer un traitement différent quant à la
possibilité d’opter pour l’application du régime de la marge bénéficiaire en vertu de l’article 316, paragraphe 1, sous b), de la directive TVA, selon que ces objets leur ont été livrés par l’auteur ou ses ayants droit agissant ou non au travers d’une personne morale.
44 Par conséquent, il convient de considérer, au vu, en particulier, des objectifs poursuivis par la directive TVA et par son article 316, paragraphe 1, sous b), que cette disposition vise également les livraisons par un assujetti-revendeur des objets d’art qui lui ont été livrés par une personne morale, à condition toutefois que, dans un tel cas de figure, les livraisons de ces objets d’art par cette personne morale à cet assujetti-revendeur puissent être attribuées à l’auteur ou à ses ayants
droit.
45 À cet égard, d’une part, lorsque la livraison à un assujetti-revendeur d’un objet d’art est effectuée, comme cela paraît, sous réserve des vérifications incombant à la juridiction de renvoi, être le cas en l’occurrence, par une personne morale que l’auteur ou ses ayants droit ont fondée aux fins de la commercialisation des objets d’art que l’auteur a créés, il peut être présumé que la livraison est attribuable à l’auteur ou à ses ayants droit, dans la mesure où, dans un tel cas de figure, cette
livraison a lieu dans le cadre des arrangements que l’auteur ou ses ayants droit ont généralement mis en place aux fins de cette commercialisation.
46 D’autre part, l’objectif spécifique de l’article 316, paragraphe 1, sous b), de la directive TVA étant de favoriser l’introduction de nouveaux objets d’art sur le marché de l’Union, ainsi qu’il a été relevé au point 37 du présent arrêt, il convient de limiter l’interprétation effectuée au point précédent du présent arrêt aux livraisons visées à ce point qui constituent effectivement la première introduction d’un objet d’art sur le marché de l’Union, de sorte qu’il ne doit pas y avoir d’indices
d’une livraison antérieure de celui-ci, soumise à la TVA, constitutive d’une telle première introduction.
47 Par conséquent, dans le cas où un auteur ou ses ayants droit effectuent la livraison d’un tel objet à un assujetti-revendeur au travers d’une personne morale, il est nécessaire, aux fins de l’application de cette disposition lors de la livraison ultérieure de cet objet par l’assujetti-revendeur, que cette personne morale ait le droit de disposer dudit objet comme un propriétaire dès sa création ou, sans livraison antérieure soumise à la TVA, au moment de cette première introduction sur le marché
de l’Union.
48 Il s’ensuit que, lorsque les deux critères énoncés aux points 44 et 46 du présent arrêt sont réunis, la livraison en cause relève de l’article 316, paragraphe 1, sous b), de la directive TVA, ce qui permet à un assujetti-revendeur d’opter pour le régime de la marge bénéficiaire.
49 Par ailleurs, il convient de noter que l’application des critères tels que ceux envisagés par la juridiction de renvoi, à savoir la soumission de la personne morale à un régime juridique particulier, la détention par la personne physique ayant créé un objet d’art de tout ou partie du capital social de cette personne morale, l’exercice par cette personne physique de fonctions de direction au sein de ladite personne morale et/ou le transfert d’une partie substantielle du produit de la vente à la
personne physique ayant créé ledit objet, serait susceptible de compromettre l’objectif de l’article 316, paragraphe 1, sous b), de la directive TVA, consistant à éviter des charges excessives en matière de preuve et de contrôle, en ce qu’une telle application impliquerait une vérification des aménagements, le cas échéant très complexes, relatifs aux droits de propriété ou de vote au sein d’une personne morale ainsi qu’à la répartition des bénéfices entre les associés de celle-ci, par exemple
dans le cas où plusieurs artistes agissent dans le cadre d’une telle personne morale pour commercialiser leurs objets d’art et, en particulier, lorsque de tels objets sont créés de manière collaborative.
50 Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, il convient de répondre aux questions préjudicielles que l’article 316, paragraphe 1, sous b), de la directive TVA doit être interprété en ce sens que relève de cette disposition la livraison par des assujettis-revendeurs d’objets d’art qui leur ont été livrés par l’auteur ou par ses ayants droit agissant au travers d’une personne morale, à condition que, premièrement, la livraison par la personne morale soit attribuable à l’auteur ou à ses
ayants droit, ce qui est le cas lorsque l’auteur ou les ayants droit ont fondé cette personne morale aux fins de la commercialisation des objets d’art que l’auteur a créés, et, deuxièmement, la livraison de ces objets d’art à l’assujetti-revendeur constitue la première introduction desdits objets d’art sur le marché de l’Union.
Sur les dépens
51 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (quatrième chambre) dit pour droit :
L’article 316, paragraphe 1, sous b), de la directive 2006/112/CE du Conseil, du 28 novembre 2006, relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée, doit être interprété en ce sens que relève de cette disposition la livraison par des assujettis-revendeurs d’objets d’art qui leur ont été livrés par l’auteur ou par ses ayants droit agissant au travers d’une personne morale, à condition que, premièrement, la livraison par la personne morale soit attribuable à l’auteur ou à ses ayants droit,
ce qui est le cas lorsque l’auteur ou les ayants droit ont fondé cette personne morale aux fins de la commercialisation des objets d’art que l’auteur a créés, et, deuxièmement, la livraison de ces objets d’art à l’assujetti-revendeur constitue la première introduction desdits objets d’art sur le marché de l’Union européenne.
Jarukaitis
Jääskinen
Arabadjiev
Condinanzi
Frendo
Ainsi prononcé en audience publique à Luxembourg, le 1er août 2025.
Le greffier
A. Calot Escobar
Le président de chambre
I. Jarukaitis
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( *1 ) Langue de procédure : le français.