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01/08/2025 | CJUE | N°C-404/24

CJUE | CJUE, Arrêt de la Cour, Procédure pénale contre KP., 01/08/2025, C-404/24


 ARRÊT DE LA COUR (troisième chambre)

1er août 2025 ( *1 )

« Renvoi préjudiciel – Espace de liberté, de sécurité et de justice – Coopération judiciaire en matière pénale – Directive (UE) 2016/343 – Article 6 – Charge de la preuve de la culpabilité de la personne poursuivie – Article 47, deuxième alinéa, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – Droit d’accès à un tribunal indépendant et impartial – Accusation retirée en partie par le parquet lors de l’audience – Obligation pour le juge de se pron

oncer sur les éléments de l’acte
d’accusation non maintenus lors de l’audience »

Dans l’affaire C‑404/24 [Dimnev...

 ARRÊT DE LA COUR (troisième chambre)

1er août 2025 ( *1 )

« Renvoi préjudiciel – Espace de liberté, de sécurité et de justice – Coopération judiciaire en matière pénale – Directive (UE) 2016/343 – Article 6 – Charge de la preuve de la culpabilité de la personne poursuivie – Article 47, deuxième alinéa, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – Droit d’accès à un tribunal indépendant et impartial – Accusation retirée en partie par le parquet lors de l’audience – Obligation pour le juge de se prononcer sur les éléments de l’acte
d’accusation non maintenus lors de l’audience »

Dans l’affaire C‑404/24 [Dimnev] ( i ),

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Sofiyski gradski sad (tribunal de la ville de Sofia, Bulgarie), par décision du 10 juin 2024, parvenue à la Cour le 10 juin 2024, dans la procédure pénale contre

KP,

en présence de :

Sofiyska gradska prokuratura,

LA COUR (troisième chambre),

composée de M. C. Lycourgos (rapporteur), président de chambre, MM. S. Rodin, N. Piçarra, Mme O. Spineanu‑Matei et M. N. Fenger, juges,

avocat général : M. J. Richard de la Tour,

greffier : M. A. Calot Escobar,

vu la procédure écrite,

considérant les observations présentées :

– pour KP, par Me D. L. Kamenova, advokat,

– pour le gouvernement néerlandais, par Mmes M. Bulterman et C. Schillemans, en qualité d’agents,

– pour la Commission européenne, par MM. M. Wasmeier et I. Zaloguin, en qualité d’agents,

vu la décision prise, l’avocat général entendu, de juger l’affaire sans conclusions,

rend le présent

Arrêt

1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 6, paragraphe 1, de la directive (UE) 2016/343 du Parlement européen et du Conseil, du 9 mars 2016, portant renforcement de certains aspects de la présomption d’innocence et du droit d’assister à son procès dans le cadre des procédures pénales (JO 2016, L 65, p. 1), ainsi que de l’article 47, deuxième alinéa, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »).

2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’une procédure pénale engagée contre KP, auquel il est reproché d’avoir détenu et distribué des produits stupéfiants.

Le cadre juridique

Le droit de l’Union

3 Les considérants 22 et 23 de la directive 2016/343 énoncent :

« (22) La charge de la preuve pour établir la culpabilité des suspects et des personnes poursuivies repose sur l’accusation, et tout doute devrait profiter au suspect ou à la personne poursuivie. La présomption d’innocence serait violée si la charge de la preuve était transférée de l’accusation à la défense, sans préjudice des éventuels pouvoirs d’office du juge en matière de constatation des faits, ou de l’indépendance de la justice dans l’appréciation de la culpabilité du suspect ou de la
personne poursuivie, ou du recours à des présomptions de fait ou de droit concernant la responsabilité pénale du suspect ou de la personne poursuivie. De telles présomptions devraient être enserrées dans des limites raisonnables, prenant en compte la gravité de l’enjeu et préservant les droits de la défense, et les moyens employés devraient être raisonnablement proportionnés au but légitime poursuivi. Ces présomptions devraient être réfragables et, en tout état de cause, ne devraient être
utilisées que si les droits de la défense sont respectés.

(23) Dans plusieurs États membres, non seulement l’accusation mais aussi les juges et les juridictions compétentes sont chargés de rechercher des éléments de preuve tant à charge qu’à décharge. Les États membres qui ne connaissent pas un système accusatoire devraient pouvoir conserver leur système actuel, à condition qu’il respecte la présente directive et les autres dispositions pertinentes du droit de l’Union et du droit international. »

4 L’article 3 de cette directive, intitulé « Présomption d’innocence », est libellé comme suit :

« Les États membres veillent à ce que les suspects et les personnes poursuivies soient présumés innocents jusqu’à ce que leur culpabilité ait été légalement établie. »

5 L’article 6 de ladite directive, intitulé « Charge de la preuve », dispose :

« 1.   Les États membres veillent à ce que l’accusation supporte la charge de la preuve visant à établir la culpabilité des suspects et des personnes poursuivies. Cette disposition s’entend sans préjudice de toute obligation incombant au juge ou à la juridiction compétente de rechercher des éléments de preuve tant à charge qu’à décharge, et sans préjudice du droit de la défense de présenter des éléments de preuve conformément au droit national applicable.

2.   Les États membres veillent à ce que tout doute quant à la question de la culpabilité profite au suspect ou à la personne poursuivie, y compris lorsque la juridiction apprécie si la personne concernée doit être acquittée. »

Le droit bulgare

6 Aux termes de l’article 14, paragraphe 1, du Nakazatelno-protsesualen kodeks (code de procédure pénale), dans sa version applicable à la procédure au principal (ci-après le « NPK ») :

« Le tribunal [prend ses] décisions selon son intime conviction […]. »

7 L’article 27, paragraphe 1, du NPK prévoit :

« Après le dépôt par le procureur de l’acte d’accusation, […] le tribunal a la maîtrise de la procédure et tranche toutes les questions relatives à l’affaire. »

8 L’article 46 du NPK dispose :

« (1)   Le procureur engage et soutient l’accusation pour les infractions poursuivies d’office.

(2)   En exécution des missions visées au paragraphe 1, le procureur :

[…]

3.   participe à la procédure judiciaire en qualité d’accusateur public ;

[…] »

9 L’article 246 du NPK énonce :

« (1)   Le procureur établit l’acte d’accusation lorsqu’il est convaincu qu’ont été recueillis les éléments de preuve nécessaires […] pour le dépôt de l’accusation devant le tribunal […]

(2)   La partie factuelle de l’acte d’accusation indique […] l’infraction pénale commise par la personne poursuivie […]

(3)   Le dispositif de l’acte d’accusation indique […] la qualification juridique du fait […]

[…] »

10 L’article 293 du NPK est libellé comme suit :

« La déclaration du procureur, selon laquelle il y a lieu de clore la procédure pénale ou de prononcer un jugement d’acquittement ne dispense pas le tribunal de son obligation de statuer selon son intime conviction. »

11 Aux termes de l’article 301, paragraphe 1, du NPK :

« Lorsqu’elle prononce le jugement, la juridiction examine et tranche les questions suivantes :

1. si un acte a été commis, s’il a été commis par la personne poursuivie et s’il a été commis de manière coupable ;

2. si l’acte constitue une infraction pénale et la qualification juridique de celui-ci ;

[…] »

La procédure au principal et la question préjudicielle

12 La Sofiyska gradska prokuratura (parquet de la ville de Sofia, Bulgarie) a mis en accusation KP pour avoir, le 21 mai 2022, vendu à un tiers un sachet contenant 0,67 gramme de marijuana et détenu dans deux lieux différents, aux fins de distribution, deux autres sachets contenant 1,61 gramme et 0,5 gramme de marijuana.

13 Dans l’acte d’accusation, ces trois faits ont été qualifiés par ce parquet, sur le fondement de l’article 354a, paragraphe 1, du Nakazatelen kodeks (code pénal), de distribution d’un produit stupéfiant, pour le premier fait, et de détention d’un produit stupéfiant à des fins de distribution, pour les deux autres faits. Ces trois infractions ont été réunies en une seule infraction qualifiée de « répétée », prévue à l’article 26, paragraphe 1, du code pénal, laquelle est punie de deux à huit ans
d’emprisonnement ainsi que de 5000 à 20000 leva bulgares (BGN) (environ 2500 à 10000 euros) d’amende.

14 Le Sofiyski gradski sad (tribunal de la ville de Sofia, Bulgarie), devant lequel l’affaire a été portée et qui est la juridiction de renvoi, a instruit l’affaire et a entendu les parties à l’audience dans le respect, selon cette juridiction, du principe du contradictoire et des droits de la défense. Dans ce cadre, KP a déclaré avoir détenu les trois sachets de produits stupéfiants pour son usage personnel et ne pas avoir vendu de tels produits.

15 Au cours de l’audience, après la phase du recueil des preuves, le procureur a considéré que KP avait détenu les trois sachets de marijuana pour son usage personnel. Dès lors, le procureur a renoncé à certains éléments de l’accusation, à savoir la vente du premier sachet à un tiers et l’intention de la distribution pour les deux autres sachets. En conséquence, il a demandé l’acquittement du prévenu en ce qui concerne ces éléments et la condamnation de celui-ci pour l’infraction prévue à
l’article 354a, paragraphe 3, du code pénal, à savoir la détention de produits stupéfiants, punie d’un à six ans d’emprisonnement ainsi que de 2000 à 10000 BGN (environ 1000 à 5000 euros) d’amende. L’avocat de KP a, pour sa part, demandé l’acquittement de celui-ci en raison des violations de formes substantielles qui auraient été commises lors du recueil des preuves au cours de la phase préliminaire de la procédure pénale.

16 La juridiction de renvoi partage la position du procureur en ce qui concerne le comportement du prévenu en lien avec le deuxième et le troisième sachet de marijuana, mais estime, sur la base de sa propre analyse des preuves recueillies, que le comportement de KP en lien avec le premier sachet correspond à l’infraction prévue par l’article 354a, paragraphe 1, du code pénal, à savoir la distribution de produits stupéfiants, dès lors que KP a remis ce sachet à un tiers, après l’avoir acheté d’un
commun accord et à frais partagés avec cette personne. Partant, cette juridiction considère qu’il y a lieu de prononcer une condamnation pour cette infraction.

17 Ladite juridiction indique que la législation bulgare, et plus précisément l’article 293 du NPK, permet une telle condamnation, même contre l’avis du procureur exprimé lors de l’audience. En effet, le procureur exposerait, dans l’acte d’accusation saisissant le juge pénal et qu’il ne pourrait plus retirer, le cadre factuel et juridique de cette accusation sur la base duquel ce juge doit se prononcer, sans pouvoir s’en écarter en se prononçant, notamment, sur des faits qui n’y sont pas indiqués.
Le juge pénal devrait ainsi statuer sur le bien-fondé de l’acte d’accusation selon son intime conviction, sans être lié par les arguments des parties, le cas échéant en adoptant d’office toutes les mesures nécessaires afin d’établir les faits évoqués dans cet acte.

18 Dans ce contexte, la juridiction de renvoi se demande si l’article 6, paragraphe 1, première phrase, de la directive 2016/343, aux termes duquel « l’accusation supporte la charge de la preuve visant à établir la culpabilité des suspects et des personnes poursuivies », oblige le procureur non seulement à présenter les preuves au soutien de l’accusation, mais aussi à indiquer devant le juge que cette culpabilité a été prouvée. En effet, selon cette juridiction, il serait douteux que le procureur
puisse satisfaire à la charge de la preuve qui lui incombe lorsqu’il ne fait plus valoir, lors de l’audience, que la personne poursuivie est coupable.

19 Ladite juridiction est d’avis que, dans de telles circonstances, la preuve de la culpabilité de cette personne émane nécessairement du juge. Partant, elle se demande si celui-ci peut considérer de sa propre initiative, au titre de l’examen d’office des éléments de preuve auquel se réfère l’article 6, paragraphe 1, deuxième phrase, ainsi que les considérants 22 et 23 de la directive 2016/343, que cette culpabilité a été démontrée.

20 Par ailleurs, la même juridiction considère que, outre cette directive, la décision-cadre 2004/757/JAI du Conseil, du 25 octobre 2004, concernant l’établissement des dispositions minimales relatives aux éléments constitutifs des infractions pénales et des sanctions applicables dans le domaine du trafic de drogue (JO 2004, L 335, p. 8), est applicable à la situation au principal, si bien que cette dernière relève du champ d’application de la Charte défini à l’article 51, paragraphe 1, de celle-ci.

21 Par conséquent, dès lors que doivent être satisfaites les exigences d’un « tribunal impartial », au sens de l’article 47, deuxième alinéa, de la Charte, la juridiction de renvoi se demande si peut être considéré comme impartial un tribunal qui, s’écartant de la position commune du procureur et de la défense, prouverait seul la culpabilité de la personne poursuivie, se substituant ainsi au procureur en ce qui concerne certains éléments de l’accusation.

22 À cet égard, la juridiction de renvoi estime que la situation en cause au principal est différente de celle analysée dans l’arrêt du 9 novembre 2023, BK (Requalification de l’infraction) (C‑175/22, EU:C:2023:844, points 55 à 57), dans lequel la Cour aurait considéré être en présence d’un tribunal impartial. Elle rappelle que, dans l’affaire au principal, le procureur a clairement indiqué qu’il ne maintenait pas certains éléments de l’accusation, y compris certains éléments factuels, alors que,
dans l’affaire ayant donné lieu audit arrêt, seule la requalification des faits était en cause, au sujet de laquelle le procureur n’avait pas fait de déclaration.

23 Enfin, la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (ci-après la « CEDH »), devrait être prise en compte au titre tant du « droit international » mentionné au considérant 23 de la directive 2016/343 que de l’article 52, paragraphe 3, de la Charte.

24 Or, la Cour européenne des droits de l’homme aurait jugé, dans ses arrêts du 20 septembre 2016, Karelin c. Russie (CE:ECHR:2016:0920JUD000092608), et du 8 octobre 2019, Korneyeva c. Russie (CE:ECHR:2019:1008JUD007205117), qu’un tribunal n’est pas impartial lorsque le procureur a été absent lors des débats au cours desquels ont été examinées de nouvelles preuves. Dans ce premier arrêt et dans celui du 6 mars 2018, Mikhaylova c. Ukraine (CE:ECHR:2018:0306JUD001064408), la Cour européenne des droits
de l’homme aurait également jugé qu’un tribunal n’est pas impartial lorsqu’il prononce un jugement de condamnation en l’absence du procureur, supportant ainsi la charge de la preuve de la culpabilité de la personne poursuivie. Il en découlerait que, a fortiori, un tribunal assume la fonction de soutien de l’accusation lorsqu’il condamne cette personne alors que le procureur, présent à l’audience, a renoncé à certains éléments de l’accusation.

25 Dans ces conditions, le Sofiyski gradski sad (tribunal de la ville de Sofia) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :

« L’article 6, paragraphe 1, lu en combinaison avec les considérants 22 et 23 de la directive [2016/343] et avec l’article 47, deuxième alinéa, de la Charte s’oppose-t-il à une loi nationale en vertu de laquelle la déclaration du procureur selon laquelle il ne maintient pas l’accusation ne dispense pas le tribunal de l’obligation de statuer au fond, ce qui impliquerait de prononcer une sentence de condamnation relativement à une partie de l’accusation non maintenue par le procureur ? »

Sur la question préjudicielle

26 Par sa question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 6, paragraphe 1, de la directive 2016/343 et l’article 47, deuxième alinéa, de la Charte doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une législation nationale en vertu de laquelle une juridiction pénale est tenue de se prononcer sur l’acte d’accusation selon son intime conviction, alors que le procureur, après avoir présenté lors de l’audience les preuves permettant, selon cette dernière juridiction, de
condamner la personne poursuivie pour les infractions visées dans cet acte, demande, en ce qui concerne certains des faits mentionnés dans ledit acte, l’acquittement de cette personne ou la condamnation de celle-ci pour une infraction moins grave.

27 Il convient, en premier lieu, de rappeler que la directive 2016/343 a pour seul objet d’établir des règles minimales communes et n’opère donc pas une harmonisation exhaustive de la procédure pénale [arrêt du 8 juin 2023, VB (Information du condamné par défaut), C‑430/22 et C‑468/22, EU:C:2023:458, point 29 ainsi que jurisprudence citée]. Au regard de la portée limitée de l’harmonisation opérée par cette directive, les questions qui ne sont pas régies par celle-ci relèvent du droit national [voir,
en ce sens, arrêt du 4 juillet 2024, FP e.a. (Procès par visioconférence), C‑760/22, EU:C:2024:574, point 28 et jurisprudence citée.]

28 L’article 6 de ladite directive a pour objet de régir la répartition de la charge de la preuve lors de l’adoption de décisions judiciaires statuant sur la culpabilité (voir, en ce sens, arrêt du 28 novembre 2019, Spetsializirana prokuratura, C‑653/19 PPU, EU:C:2019:1024, point 33).

29 En vertu de l’article 6, paragraphe 1, première phrase, de la directive 2016/343, l’accusation supporte la charge de la preuve visant à établir la culpabilité des suspects et des personnes poursuivies. La Cour a déjà jugé que l’article 6, paragraphe 1, de cette directive s’oppose, ainsi qu’il ressort du considérant 22 de ladite directive, à ce que la charge de cette preuve soit transférée de l’accusation à la défense [voir, en ce sens, arrêt du 8 décembre 2022, HYA e.a. (Impossibilité
d’interroger les témoins à charge), C‑348/21, EU:C:2022:965, point 32].

30 Il s’ensuit que, en vertu de cet article 6, paragraphe 1, première phrase, de la directive 2016/343, la partie poursuivante doit recueillir des éléments de preuve au soutien de l’accusation et les présenter au juge compétent.

31 Ainsi qu’il résulte de la seconde phrase de l’article 6, paragraphe 1, de la directive 2016/343, l’obligation découlant de la première phrase de ce paragraphe s’entend sans préjudice de toute obligation incombant au juge ou à la juridiction compétente de rechercher des éléments de preuve tant à charge qu’à décharge.

32 En outre, ainsi qu’il ressort du considérant 22 de la directive 2016/343, le constat que la présomption d’innocence serait violée si la charge de la preuve était transférée de l’accusation à la défense est sans préjudice des éventuels pouvoirs d’office du juge en matière de constatation des faits, ou de l’indépendance de la justice dans l’appréciation de la culpabilité du suspect ou de la personne poursuivie, ou du recours à des présomptions de fait ou de droit concernant la responsabilité pénale
du suspect ou de la personne poursuivie.

33 Il s’ensuit que l’obligation pesant sur l’accusation, conformément à l’article 6, paragraphe 1, de la directive 2016/343, de rapporter la preuve de la culpabilité de la personne poursuivie n’est pas de nature à empêcher qu’une législation nationale puisse prévoir qu’il appartient au juge ou à la juridiction compétente d’apprécier de manière indépendante la culpabilité de la personne poursuivie après avoir, le cas échéant, recherché eux-mêmes des éléments de preuve tant à charge qu’à décharge.

34 Il en va d’autant plus ainsi lorsque, comme en l’occurrence, le juge ou la juridiction compétente apprécient la culpabilité de la personne poursuivie, indépendamment de l’appréciation formulée à cet égard par le procureur, sur la base des seuls éléments de preuve présentés par ce dernier et par la défense.

35 Il résulte de ce qui précède que l’article 6, paragraphe 1, de la directive 2016/343 ne s’oppose pas à une telle législation nationale, quand bien même le procureur, après avoir présenté de tels éléments de preuve lors de l’audience, demande, en ce qui concerne certains des faits visés dans l’acte d’accusation, l’acquittement de la personne poursuivie ou la condamnation de cette personne pour une infraction moins grave.

36 En second lieu, il importe de rappeler que, conformément à l’article 51, paragraphe 1, de la Charte, lorsque les États membres mettent en œuvre le droit de l’Union, ils doivent respecter les droits garantis par celle-ci.

37 À cet égard, la Cour a jugé que la présomption d’innocence, à laquelle se réfèrent le considérant 22 et l’article 6 de la directive 2016/343, suppose que le juge soit libre de tout parti pris et de tout a priori lorsqu’il examine la responsabilité pénale de l’accusé. L’indépendance et l’impartialité des juges sont donc des conditions essentielles pour que la présomption d’innocence soit garantie (voir, en ce sens, arrêt du 16 novembre 2021, Prokuratura Rejonowa w Mińsku Mazowieckim e.a., C‑748/19
à C‑754/19, EU:C:2021:931, point 88).

38 Le droit, pour toute personne, à ce que sa cause soit entendue par un tribunal indépendant et impartial, établi préalablement par la loi, figure parmi les exigences inhérentes au droit fondamental à un procès équitable, garanti à l’article 47, deuxième alinéa, de la Charte (voir, en ce sens, arrêt du 29 juillet 2024, Breian, C‑318/24 PPU, EU:C:2024:658, point 80).

39 Il convient donc de déterminer si les exigences d’indépendance et d’impartialité prévues à l’article 47, deuxième alinéa, de la Charte s’opposent à une législation nationale qui permet à une juridiction pénale, à l’issue du procès pénal, de condamner une personne poursuivie pour une infraction visée dans l’acte d’accusation, quand bien même le procureur, après avoir présenté les preuves recueillies, demande l’acquittement de cette personne ou la condamnation de celle-ci pour une infraction moins
grave.

40 Aux termes d’une jurisprudence constante, cette exigence d’indépendance comporte deux aspects. Le premier aspect, d’ordre externe, requiert que l’instance concernée exerce ses fonctions en toute autonomie, sans être soumise à aucun lien hiérarchique ou de subordination à l’égard de quiconque et sans recevoir d’ordres ou d’instructions de quelque origine que ce soit, étant ainsi protégée contre les interventions ou les pressions extérieures susceptibles de porter atteinte à l’indépendance de
jugement de ses membres et d’influencer leurs décisions (arrêt du 19 décembre 2024, Vivacom Bulgaria, C‑369/23, EU:C:2024:1043, point 30 et jurisprudence citée).

41 Le second aspect, d’ordre interne, rejoint la notion d’« impartialité » et vise l’égale distance par rapport aux parties au litige et à leurs intérêts respectifs au regard de l’objet de celui-ci. Cet aspect exige le respect de l’objectivité et l’absence de tout intérêt dans la solution du litige en dehors de la stricte application de la règle de droit (arrêt du 19 décembre 2024, Vivacom Bulgaria, C‑369/23, EU:C:2024:1043, point 31 et jurisprudence citée).

42 Ainsi, les garanties d’indépendance et d’impartialité requises en vertu du droit de l’Union postulent l’existence de règles qui permettent d’écarter tout doute légitime, dans l’esprit des justiciables, notamment quant à la neutralité de l’instance en cause par rapport aux intérêts qui s’affrontent (arrêt du 19 décembre 2024, Vivacom Bulgaria, C‑369/23, EU:C:2024:1043, point 32 et jurisprudence citée).

43 Or, il ne saurait être considéré qu’une législation nationale obligeant une juridiction pénale à se prononcer sur l’acte d’accusation selon son intime conviction, sans être liée par les appréciations relatives à la culpabilité de la personne poursuivie formulées par le procureur lors de l’audience, est contraire à ces exigences. En effet, une telle législation, qui vise à assurer que la loi pénale soit pleinement appliquée et que les auteurs d’infractions soient punis, n’est pas de nature à
remettre en cause l’égale distance de cette juridiction par rapport aux parties à la procédure et à leurs intérêts respectifs au regard de l’objet de celle-ci ou à créer un doute légitime dans l’esprit des justiciables à cet égard.

44 Il y a lieu de relever que, dans la mesure où la Charte énonce des droits correspondant à ceux garantis par la CEDH, l’article 52, paragraphe 3, de la Charte vise à assurer la cohérence nécessaire entre les droits contenus dans celle-ci et les droits correspondants garantis par la CEDH, sans que cela porte atteinte à l’autonomie du droit de l’Union. Selon les explications relatives à la charte des droits fondamentaux (JO 2007, C 303, p. 17), l’article 47, deuxième alinéa, de la Charte correspond
à l’article 6, paragraphe 1, de la CEDH. La Cour doit, par conséquent, veiller à ce que l’interprétation qu’elle effectue dans la présente affaire assure un niveau de protection qui ne méconnaît pas celui garanti à l’article 6, paragraphe 1, de la CEDH, tel qu’interprété par la Cour européenne des droits de l’homme [arrêt du 19 décembre 2024, Vivacom Bulgaria, C‑369/23, EU:C:2024:1043, point 28 et jurisprudence citée].

45 La demande de décision préjudicielle se réfère à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme en vertu de laquelle l’exigence d’impartialité découlant de l’article 6, paragraphe 1, de la CEDH s’oppose à ce qu’une juridiction pénale supporte la charge de soutenir l’accusation en prononçant, le cas échéant après avoir recueilli de nouvelles preuves à son initiative, un jugement de condamnation alors que le procureur a été absent lors des audiences (Cour EDH, 20 septembre 2016,
Karelin c. Russie, CE:ECHR:2016:0920JUD000092608, § 73 et 76, ainsi que Cour EDH, 6 mars 2018, Mikhaylova c. Ukraine, CE:ECHR:2018:0306JUD001064408, § 64).

46 Toutefois, cette jurisprudence n’est pas pertinente dans la présente affaire. En effet, la question préjudicielle porte non pas sur le recueil, à l’audience, de nouvelles preuves à l’initiative de la juridiction de jugement en l’absence du procureur ou sur la tenue d’une audience également en l’absence de ce dernier, circonstances sur lesquelles porte ladite jurisprudence, mais sur l’obligation de cette juridiction de se prononcer sur l’acte d’accusation selon son intime conviction dans une
situation où le procureur a participé à l’audience, situation dont l’unique particularité tient au fait que, alors que toutes les preuves ont été recueillies, le procureur a demandé, en ce qui concerne certains des faits visés dans cet acte d’accusation, l’acquittement de la personne poursuivie ou la condamnation de cette personne pour une infraction moins grave.

47 Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre à la question posée que l’article 6, paragraphe 1, de la directive 2016/343 et l’article 47, deuxième alinéa, de la Charte doivent être interprétés en ce sens qu’ils ne s’opposent pas à une législation nationale en vertu de laquelle une juridiction pénale est tenue de se prononcer sur l’acte d’accusation selon son intime conviction, alors que le procureur, après avoir présenté lors de l’audience les preuves
permettant, selon cette juridiction, de condamner la personne poursuivie pour les infractions visées dans cet acte, demande, en ce qui concerne certains des faits mentionnés dans ledit acte, l’acquittement de cette personne ou la condamnation de celle-ci pour une infraction moins grave.

Sur les dépens

48 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

  Par ces motifs, la Cour (troisième chambre) dit pour droit :

  L’article 6, paragraphe 1, de la directive (UE) 2016/343 du Parlement européen et du Conseil, du 9 mars 2016, portant renforcement de certains aspects de la présomption d’innocence et du droit d’assister à son procès dans le cadre des procédures pénales, et l’article 47, deuxième alinéa, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne,

  doivent être interprétés en ce sens que :

  ils ne s’opposent pas à une législation nationale en vertu de laquelle une juridiction pénale est tenue de se prononcer sur l’acte d’accusation selon son intime conviction, alors que le procureur, après avoir présenté lors de l’audience les preuves permettant, selon cette juridiction, de condamner la personne poursuivie pour les infractions visées dans cet acte, demande, en ce qui concerne certains des faits mentionnés dans ledit acte, l’acquittement de cette personne ou la condamnation de
celle-ci pour une infraction moins grave.

  Signatures

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( *1 ) Langue de procédure : le bulgare.

( i ) Le nom de la présente affaire est un nom fictif. Il ne correspond au nom réel d’aucune partie à la procédure.


Synthèse
Formation : Troisième chambre
Numéro d'arrêt : C-404/24
Date de la décision : 01/08/2025
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demande de décision préjudicielle, introduite par le Sofiyski gradski sad.

Renvoi préjudiciel – Espace de liberté, de sécurité et de justice – Coopération judiciaire en matière pénale – Directive (UE) 2016/343 – Article 6 – Charge de la preuve de la culpabilité de la personne poursuivie – Article 47, deuxième alinéa, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – Droit d’accès à un tribunal indépendant et impartial – Accusation retirée en partie par le parquet lors de l’audience – Obligation pour le juge de se prononcer sur les éléments de l’acte d’accusation non maintenus lors de l’audience.


Parties
Demandeurs : Procédure pénale
Défendeurs : KP.

Composition du Tribunal
Avocat général : Richard de la Tour
Rapporteur ?: Lycourgos

Origine de la décision
Date de l'import : 18/08/2025
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:2025:595

Source

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