ARRÊT DE LA COUR (huitième chambre)
10 juillet 2025 ( *1 )
« Renvoi préjudiciel – Marque de l’Union européenne – Directive 2008/95/CE – Article 9, paragraphe 1 – Action en nullité – Mauvaise foi du titulaire de la marque postérieure lors du dépôt de la demande d’enregistrement de cette marque – Motif de nullité absolue – Forclusion par tolérance – Inopposabilité au titulaire de la marque antérieure »
Dans l’affaire C‑322/24,
ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Juzgado de lo Mercantil no 1 de Alicante (tribunal de commerce no 1 d’Alicante, Espagne), par décision du 27 novembre 2023, parvenue à la Cour le 30 avril 2024, dans la procédure
Sánchez Romero Carvajal Jabugo S.A.U.
contre
Embutidos Monells S.A.,
LA COUR (huitième chambre),
composée de M. S. Rodin, président de chambre, Mme O. Spineanu‑Matei (rapporteure) et M. N. Fenger, juges,
avocat général : M. D. Spielmann,
greffier : M. A. Calot Escobar,
vu la procédure écrite,
considérant les observations présentées :
– pour Sánchez Romero Carvajal Jabugo S.A.U., par Me J. M. Iglesias Monravá, abogado,
– pour Embutidos Monells S.A., par Me L. Polo Flores, abogado,
– pour le gouvernement espagnol, par M. S. Núñez Silva, en qualité d’agent,
– pour la Commission européenne, par Mmes P. Němečková et J. Samnadda, en qualité d’agents,
vu la décision prise, l’avocat général entendu, de juger l’affaire sans conclusions,
rend le présent
Arrêt
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 61 du règlement (UE) 2017/1001 du Parlement européen et du Conseil, du 14 juin 2017, sur la marque de l’Union européenne (JO 2017, L 154, p. 1), et de l’article 9 de la directive (UE) 2015/2436 du Parlement européen et du Conseil, du 16 décembre 2015, rapprochant les législations des États membres sur les marques (JO 2015, L 336, p. 1).
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant Sánchez Romero Carvajal Jabugo S.A.U. (ci-après « Sánchez Romero Carvajal ») à Embutidos Monells S.A. (ci-après « Monells ») au sujet de la demande en nullité de deux marques nationales enregistrées dont cette dernière société est titulaire.
Le cadre juridique
Le droit de l’Union
Le règlement 2017/1001
3 L’article 59 du règlement 2017/1001, intitulé « Causes de nullité absolue », dispose, à son paragraphe 1:
« La nullité de la marque de l’Union européenne est déclarée, sur demande présentée auprès de l’[Office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle (EUIPO)] ou sur demande reconventionnelle dans une action en contrefaçon :
[...]
b) lorsque le demandeur était de mauvaise foi lors du dépôt de la demande de marque. »
4 L’article 61 de ce règlement, intitulé « Forclusion par tolérance », prévoit :
« 1. Le titulaire d’une marque de l’Union européenne qui a toléré pendant cinq années consécutives l’usage d’une marque de l’Union européenne postérieure dans l’Union [européenne] en connaissance de cet usage ne peut plus demander la nullité de la marque postérieure sur la base de la marque antérieure pour les produits ou les services pour lesquels la marque postérieure a été utilisée, à moins que l’enregistrement de la marque de l’Union européenne postérieure n’ait été effectué de mauvaise foi.
2. Le titulaire d’une marque nationale antérieure visée à l’article 8, paragraphe 2, ou d’un autre signe antérieur visé à l’article 8, paragraphe 4, qui a toléré pendant cinq années consécutives l’usage d’une marque de l’Union européenne postérieure dans l’État membre où cette marque antérieure ou l’autre signe antérieur est protégé, en connaissance de cet usage, ne peut plus demander la nullité de la marque postérieure sur la base de la marque antérieure ou de l’autre signe antérieur pour les
produits ou les services pour lesquels la marque postérieure a été utilisée, à moins que l’enregistrement de la marque de l’Union européenne postérieure n’ait été effectué de mauvaise foi.
3. Dans les cas visés au paragraphe 1 ou 2, le titulaire de la marque de l’Union européenne postérieure ne peut pas s’opposer à l’usage du droit antérieur bien que ce droit ne puisse plus être invoqué contre la marque de l’Union européenne postérieure. »
La directive 2008/95
5 La directive 2008/95/CE du Parlement européen et du Conseil, du 22 octobre 2008, rapprochant les législations des États membres sur les marques (JO 2008, L 299, p. 25), a été abrogée et remplacée par la directive 2015/2436.
6 Le considérant 12 de la directive 2008/95 énonçait :
« Il importe, pour des raisons de sécurité juridique et sans porter atteinte de manière inéquitable aux intérêts du titulaire d’une marque antérieure, de prévoir que ce dernier ne peut plus demander la nullité ou s’opposer à l’usage d’une marque postérieure à la sienne dont il a sciemment toléré l’usage pendant une longue période sauf si la marque postérieure a été demandée de mauvaise foi. »
7 L’article 3 de cette directive, intitulé « Motifs de refus ou de nullité », prévoyait, à son paragraphe 2 :
« Chaque État membre peut prévoir qu’une marque est refusée à l’enregistrement ou, si elle est enregistrée, est susceptible d’être déclarée nulle lorsque et dans la mesure où :
[...]
d) la demande d’enregistrement de la marque a été faite de mauvaise foi par le demandeur. »
8 L’article 9 de ladite directive, intitulé « Forclusion par tolérance », disposait, à son paragraphe 1:
« Le titulaire d’une marque antérieure telle que visée à l’article 4, paragraphe 2, qui a toléré, dans un État membre, l’usage d’une marque postérieure enregistrée dans cet État membre pendant une période de cinq années consécutives en connaissance de cet usage ne peut plus demander la nullité ni s’opposer à l’usage de la marque postérieure sur la base de cette marque antérieure pour les produits ou les services pour lesquels la marque postérieure a été utilisée, à moins que le dépôt de la marque
postérieure n’ait été effectué de mauvaise foi. »
La directive 2015/2436
9 L’article 9 de la directive 2015/2436, intitulé « Forclusion du demandeur en nullité pour tolérance », prévoit, à son paragraphe 1 :
« Le titulaire d’une marque antérieure telle que visée à l’article 5, paragraphe 2, ou à l’article 5, paragraphe 3, point a), qui a toléré, dans un État membre, l’usage d’une marque postérieure enregistrée dans cet État membre pendant une période de cinq années consécutives en connaissance de cet usage ne peut plus demander la nullité, sur la base de cette marque antérieure, pour les produits ou les services pour lesquels la marque postérieure a été utilisée, à moins que l’enregistrement de la
marque postérieure n’ait été demandé de mauvaise foi. »
10 Aux termes de l’article 55 de cette directive :
« La directive 2008/95/CE est abrogée avec effet au 15 janvier 2019 [...] »
Le droit espagnol
11 La Ley 17/2001 de Marcas (loi 17/2001 sur les marques), du 7 décembre 2001 (BOE no 294, du 8 décembre 2001, p. 45579, ci-après la « loi 17/2001 »), dispose, à son article 51, intitulé « Causes de nullité absolue » :
« 1. L’enregistrement de la marque peut être déclaré nul sur demande présentée auprès de l’Oficina Española de Patentes y Marcas [Office espagnol des brevets et des marques] ou sur demande reconventionnelle dans une action en contrefaçon :
a) lorsqu’il contrevient aux dispositions de l’article 5 de la présente loi ;
b) lorsque le demandeur était de mauvaise foi lors du dépôt de la demande de marque.
2. L’action en nullité absolue d’une marque enregistrée est imprescriptible. »
12 Aux termes de l’article 52 de la loi 17/2001, intitulé « Causes de nullité relative » :
« 1. L’enregistrement de la marque peut être déclaré nul sur demande présentée auprès de l’[Office espagnol des brevets et des marques] ou sur demande reconventionnelle dans une action en contrefaçon lorsqu’il contrevient aux dispositions des articles 6, 7, 8, 9 et 10.
2. Le titulaire d’un droit antérieur parmi ceux visés aux articles 6, 7 et 8, et à l’article 9, paragraphe 1, qui a toléré l’usage d’une marque postérieure enregistrée pendant une période de cinq années consécutives en connaissance de cet usage ne peut plus demander la nullité de la marque postérieure en se fondant sur ce droit antérieur pour les produits ou services pour lesquels la marque postérieure a été utilisée, à moins que cette dernière n’ait été demandée de mauvaise foi. Dans le cas
visé au présent paragraphe, le titulaire de la marque postérieure ne peut pas s’opposer à l’usage du droit antérieur, bien que ce droit ne puisse plus être invoqué contre la marque postérieure. »
Le litige au principal et les questions préjudicielles
13 Sánchez Romero Carvajal est titulaire de la marque de l’Union européenne 5J Cinco Jotas SÁNCHEZ ROMERO CARVAJAL JABUGO, S.A. DESDE 1879, demandée le 7 décembre 1999 et enregistrée le 4 octobre 2006, pour des produits relevant de la classe 29, au sens de l’arrangement de Nice concernant la classification internationale des produits et des services aux fins de l’enregistrement des marques, du 15 juin 1957, tel que révisé et modifié.
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14 Elle est également titulaire de la marque de l’Union 5J, demandée le 26 août 2010 et enregistrée le 5 juillet 2015, pour des produits relevant de la même classe.
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15 Monells est titulaire des marques nationales espagnoles 5Ms et 5Ps, respectivement demandées les 31 octobre 2011 et 26 janvier 2012, puis enregistrées les 9 février et 3 mai 2012, dans les deux cas pour des produits relevant de la classe 29 (ci-après les « marques litigieuses »).
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16 Par mise en demeure extrajudiciaire adressée à Monells le 3 novembre 2016, Sánchez Romero Carvajal a, notamment, enjoint cette société de renoncer aux enregistrements des marques litigieuses et de cesser d’utiliser la marque figurative 5Ms. Dans cette mise en demeure, il était indiqué, premièrement, que Monells connaissait la renommée de la marque 5J appartenant à Sánchez Romero Carvajal car, en conséquence de l’opposition de cette dernière, l’enregistrement par Monells du signe 5Cs lui avait été
refusé, le 12 juillet 2012, par l’Office espagnol des brevets et des marques. Il y était précisé, deuxièmement, que les marques litigieuses présentaient des caractéristiques analogues au signe 5Cs et, troisièmement, qu’une action en nullité pouvait être intentée à l’égard des marques 5Ms et 5Ps, respectivement avant les 28 février et 18 mars 2017.
17 Le 2 novembre 2021, Sánchez Romero Carvajal a, sur le fondement de l’article 59 du règlement 2017/1001 et de l’article 51, paragraphe 1, sous b), de la loi 17/2001, introduit devant le Juzgado de lo Mercantil no 1de Alicante (tribunal de commerce no 1 d’Alicante), qui est la juridiction de renvoi, une action en contrefaçon contre Monells afin d’obtenir la nullité des marques litigieuses, au motif que cette dernière société avait agi de mauvaise foi lors du dépôt de la demande d’enregistrement de
ces marques.
18 S’appuyant sur l’article 61 du règlement 2017/1001 et l’article 52, paragraphe 2, de la loi 17/2001, Monells a invoqué la forclusion par tolérance, en faisant valoir que l’enregistrement des marques litigieuses remonte à l’année 2012, que Sánchez Romero Carvajal a longuement toléré l’usage de celles-ci et que les délais indiqués par cette dernière pour l’exercice de l’action en nullité dans la mise en demeure extrajudiciaire étaient écoulés.
19 Dans ce contexte, cette juridiction s’interroge sur les effets que peut produire l’indication, dans cette mise en demeure, de délais précis pour l’exercice des actions en nullité visant les marques litigieuses. Elle se demande, d’une part, si une telle indication devait être considérée comme un comportement relevant d’« actes propres » pouvant générer chez Monells la confiance que, après l’expiration de ces délais, le titulaire des marques antérieures n’intenterait plus d’actions en justice
relatives aux marques litigieuses. D’autre part, ladite juridiction se demande si Sánchez Romero Carvajal pouvait encore fonder son action sur le motif de nullité absolue et alléguer la mauvaise foi de Monells au moment du dépôt de la demande d’enregistrement des marques litigieuses, afin d’éviter l’application du délai de forclusion prévu à l’article 9, paragraphe 1, de la directive 2008/95, bien que, au moment de ladite mise en demeure, Sánchez Romero Carvajal ne pouvait ignorer l’existence de
cette mauvaise foi dans le chef du titulaire des marques litigieuses.
20 En effet, selon la juridiction de renvoi, il est établi que Monells a été de mauvaise foi lors du dépôt des demandes d’enregistrement des marques litigieuses, étant donné que les marques de Sánchez Romero Carvajal jouissaient d’une renommée sur le territoire du Royaume d’Espagne à ce moment. Les critères énoncés dans l’arrêt du 11 juin 2009, Chocoladefabriken Lindt & Sprüngli (C‑529/07, EU:C:2009:361), étaient ainsi établis.
21 Dans l’hypothèse où il serait considéré que Sánchez Romero Carvajal est liée par ses propres actes et ne pourrait plus invoquer la mauvaise foi comme cause de nullité, cette juridiction indique qu’elle devra décider s’il y a forclusion par tolérance, conformément aux principes établis par les arrêts du 22 septembre 2011, Budějovický Budvar (C‑482/09, EU:C:2011:605), et du 19 mai 2022, HEITEC (C‑466/20, EU:C:2022:400).
22 À cet égard, ladite juridiction précise que le 9 février 2017, soit postérieurement à la lettre de mise en demeure de Sánchez Romero Carvajal visée au point 16 du présent arrêt, et postérieurement aux négociations entamées entre ces deux parties, qui se sont achevées sans accord le 28 décembre 2016, Monells a demandé à l’EUIPO l’enregistrement de deux marques de l’Union européenne, à savoir
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et
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. Sur opposition de Sánchez Romero Carvajal, l’enregistrement a été refusé respectivement les 2 juin 2018 et 2 décembre 2020.
23 Or, la demande en nullité dans l’affaire au principal ayant été introduite le 2 novembre 2021, à savoir onze mois après ce dernier refus d’enregistrement, la juridiction de renvoi se pose la question de savoir si cette opposition concernant deux marques pratiquement identiques aux marques litigieuses peut être qualifiée d’acte interruptif de forclusion.
24 Selon cette juridiction, l’envoi d’une mise en demeure extrajudiciaire par le titulaire d’une marque antérieure indiquant un délai pour l’exercice de l’action en nullité devrait lier ce titulaire, étant donné que ce comportement a généré chez l’entreprise destinataire de cette mise en demeure la confiance que cette action ne sera pas introduite une fois ce délai écoulé. Dès lors, le fait d’invoquer, à l’occasion d’une procédure juridictionnelle engagée après l’expiration dudit délai, la mauvaise
foi de cette entreprise lors du dépôt de la demande d’enregistrement d’une marque postérieure dans le but d’éviter l’application du délai de cinq années enfermant l’exercice de l’action en nullité devrait être considéré comme un comportement contraire à la bonne foi.
25 Ladite juridiction mentionne que, s’il résulte de l’arrêt du 19 mai 2022, HEITEC (C‑466/20, EU:C:2022:400), que l’introduction d’un recours administratif ou juridictionnel par le titulaire d’une marque ou d’un autre droit antérieur, confronté au refus du destinataire d’une mise en demeure de cesser l’usage d’une marque postérieure, constitue la preuve que ce titulaire a déployé des efforts pour remédier à cette situation, cette jurisprudence ne devrait pas être interprétée en ce sens que seul ce
type de démarches pourrait apporter une telle preuve. Selon la même juridiction, c’est le comportement global du titulaire de l’enregistrement antérieur qui devrait être analysé à cette fin. Dès lors, la formulation d’une opposition de ce titulaire à l’enregistrement de marques de l’Union européenne analogues aux marques litigieuses relèverait de la notion d’« effort dans un délai raisonnable » au sens de ladite jurisprudence.
26 Dans ces conditions, le Juzgado de lo Mercantil no 1 de Alicante (tribunal de commerce no 1 d’Alicante) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
« 1) L’article 61 du règlement [2017/1001] et l’article 9 de la directive [2015/2436] doivent-ils être interprétés en ce sens que le titulaire d’un enregistrement antérieur, qui, dans la mise en demeure extrajudiciaire, fixe un délai ferme aux fins de l’introduction d’une action en nullité qui coïncide clairement et sans ambiguïté avec le délai général de cinq années prévu aux fins de l’introduction d’une telle action, est lié par ses propres actes, dès lors qu’il a suscité chez le titulaire de
la marque postérieure une confiance dans le fait qu’aucune action ne serait engagée contre lui postérieurement à la date indiquée sur le fondement de l’éventuelle nullité ? En ce sens, le fait d’invoquer, dans le cadre d’une procédure juridictionnelle ultérieure, en vue de contourner l’existence d’un délai de prescription, la mauvaise foi dans la demande d’enregistrement doit‑il être considéré comme un comportement contraire à la bonne foi, si, au moment de l’envoi du burofax [courrier
adressé au moyen d’un service permettant d’en certifier les dates d’envoi et de réception, l’identité de l’émetteur et du destinataire, voire le contenu] [...], la partie disposait déjà de tous les éléments nécessaires pour considérer que l’enregistrement concerné avait été demandé de mauvaise foi ?
2) En cas de réponse affirmative à la première question, l’article 61 du règlement [2017/1001] et l’article 9 de la directive [2015/2436] doivent-ils être interprétés en ce sens que le comportement de la partie requérante consistant à s’opposer activement à l’enregistrement de marques de l’Union européenne qui coïncident en substance avec les marques nationales contestées, et dont l’enregistrement a finalement été refusé sur la base de cette opposition, constitue une démarche effectuée dans un
délai raisonnable pour remédier à cette situation ? »
Sur les questions préjudicielles
Observations liminaires
27 Selon une jurisprudence constante, dans le cadre de la procédure de coopération entre les juridictions nationales et la Cour instituée à l’article 267 TFUE, il appartient à celle-ci de donner au juge national une réponse utile qui lui permette de trancher le litige dont il est saisi. Dans cette optique, il incombe, le cas échéant, à la Cour de reformuler les questions qui lui sont soumises. La circonstance qu’une juridiction nationale a, sur un plan formel, formulé une question préjudicielle en
se référant à certaines dispositions du droit de l’Union ne fait pas obstacle à ce que la Cour fournisse à cette juridiction tous les éléments d’interprétation qui peuvent être utiles au jugement de l’affaire dont elle est saisie, qu’elle y ait fait ou non référence dans l’énoncé de ses questions. Il appartient, à cet égard, à la Cour d’extraire de l’ensemble des éléments fournis par la juridiction nationale, et notamment de la motivation de la décision de renvoi, les éléments du droit de l’Union
qui appellent une interprétation compte tenu de l’objet du litige (voir, notamment, arrêt du 27 mars 2025, Amozov, C‑67/24, EU:C:2025:214, point 28 et jurisprudence citée).
28 Ainsi qu’il ressort de la demande de décision préjudicielle, la juridiction de renvoi s’interroge sur l’interprétation de l’article 61 du règlement 2017/1001 et de l’article 9 de la directive 2015/2436.
29 Il y a lieu d’observer que l’article 61 du règlement 2017/1001 concerne la forclusion de l’action en nullité par tolérance du titulaire d’une marque de l’Union européenne à l’égard de l’usage pendant cinq années consécutives d’une marque postérieure de l’Union européenne, alors que, en l’occurrence, les marques postérieures dont la nullité est demandée ont fait l’objet d’un enregistrement national. Il apparaît ainsi que cette disposition n’est pas applicable au litige au principal, lequel relève
du champ d’application, ratione materiae, de la directive 2015/2436 ou de la directive 2008/95.
30 Il convient, à cet égard, de rappeler que la directive 2015/2436 sur l’interprétation de laquelle portent les questions de la juridiction de renvoi a abrogé, avec effet au 15 janvier 2019, la directive 2008/95.
31 Afin de déterminer laquelle de ces deux directives est applicable ratione temporis, la date de la demande d’enregistrement de la marque dont la nullité est demandée est déterminante (voir, en ce sens, arrêt du 29 janvier 2020, Sky e.a., C‑371/18, EU:C:2020:45, point 49 ainsi que jurisprudence citée).
32 Les demandes d’enregistrement des marques litigieuses ayant été déposées les 31 octobre 2011 et 26 janvier 2012, il s’ensuit que l’action en nullité de ces marques relève du champ d’application tant matériel que temporel de la directive 2008/95.
33 Par conséquent, il y a lieu de comprendre les questions posées par la juridiction de renvoi comme visant l’interprétation de l’article 9, paragraphe 1, de la directive 2008/95.
Sur la première question
34 Par sa première question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 9, paragraphe 1, de la directive 2008/95 doit être interprété en ce sens que le titulaire d’une marque antérieure ayant indiqué dans une mise en demeure extrajudiciaire, adressée au titulaire d’une marque postérieure et visant à la cessation de l’usage de celle-ci, une date limite aux fins de l’exercice d’une action en nullité de cette marque, qui coïncide avec l’écoulement de la période de forclusion de cinq
années consécutives prévue à cet article 9, paragraphe 1, peut en demander, après la date indiquée, la nullité sur la base de la mauvaise foi du titulaire de la marque postérieure lors du dépôt de la demande d’enregistrement de celle-ci, bien que, au moment de cette mise en demeure, ledit titulaire de la marque antérieure disposait de tous les éléments nécessaires pour considérer que ce dépôt avait été effectué de mauvaise foi.
35 Selon une jurisprudence constante, pour l’interprétation d’une disposition du droit de l’Union, il y a lieu de tenir compte non seulement des termes de celle-ci, mais également de son contexte et des objectifs poursuivis par la réglementation dont elle fait partie (arrêts du 17 novembre 1983, Merck, 292/82, EU:C:1983:335, point 12, et du 8 mai 2025, Pielatak, C‑410/23, EU:C:2025:325, point 54 ainsi que jurisprudence citée).
36 Tout d’abord, conformément aux termes de l’article 9, paragraphe 1, de la directive 2008/95, le titulaire d’une marque antérieure qui a toléré, dans un État membre, l’usage d’une marque postérieure enregistrée dans cet État pendant une période de cinq années consécutives en connaissance de cet usage ne peut plus demander la nullité ni s’opposer à l’usage de la marque postérieure sur la base de cette marque antérieure pour les produits ou les services pour lesquels la marque postérieure a été
utilisée, à moins que le dépôt de la marque postérieure n’ait été effectué de mauvaise foi.
37 Il résulte du libellé même de cet article 9, paragraphe 1, que le délai de forclusion y prévu ne trouve pas à s’appliquer dans deux hypothèses, à savoir lorsqu’une tolérance n’a pas été constatée dans le chef du titulaire de la marque antérieure ou, en tout état de cause, elle n’a pas été constatée pour une période de cinq années consécutives et lorsque le titulaire de la marque postérieure a agi de mauvaise foi lors du dépôt de la demande d’enregistrement de cette marque.
38 En effet, ainsi qu’il ressort de la jurisprudence de la Cour, l’une des conditions qui doivent être réunies pour faire courir le délai de forclusion par tolérance prévu à l’article 9, paragraphe 1, de la directive 2008/95 est celle selon laquelle le dépôt de la marque postérieure doit avoir été effectué de bonne foi par son titulaire (voir, en ce sens, arrêt du 22 septembre 2011, Budějovický Budvar, C‑482/09, EU:C:2011:605, point 56).
39 Par conséquent, si le motif sur la base duquel l’action en nullité est fondée consiste en la mauvaise foi du titulaire de la marque postérieure lors du dépôt de la demande d’enregistrement de cette marque, ce dernier ne peut pas valablement invoquer la forclusion par tolérance, prévue à l’article 9, paragraphe 1, de la directive 2008/95, face à un titulaire de la marque antérieure pour faire échec à cette action.
40 L’interprétation qui résulte du libellé de l’article 9, paragraphe 1, de la directive 2008/95 est corroborée, ensuite, par le contexte dans lequel s’inscrit cette disposition.
41 Il convient d’observer que, ainsi qu’il résulte de l’article 3, paragraphe 2, sous d), de la directive 2008/95, la mauvaise foi du demandeur lors du dépôt de la demande d’enregistrement d’une marque constitue, notamment, un motif de nullité d’une marque enregistrée. Ainsi qu’il ressort de la jurisprudence de la Cour, il s’agit d’un motif de nullité absolue (voir, en ce sens, arrêt du 29 janvier 2020, Sky e.a., C‑371/18, EU:C:2020:45, point 75).
42 Le caractère absolu de la nullité attachée à ce motif dont l’invocation est, en principe, imprescriptible ne contredit pas l’interprétation qui résulte du libellé de l’article 9, paragraphe 1, de la directive 2008/95 selon laquelle la forclusion par tolérance ne peut pas être valablement invoquée en cas d’usage pendant une période de cinq années consécutives d’une marque postérieure dont l’enregistrement fait suite au dépôt d’une demande effectuée de mauvaise foi.
43 Il importe également de relever que l’article 3, paragraphe 2, sous d), de la directive 2008/95 laissait aux États membres la faculté de prévoir en tant que motif de refus d’enregistrement d’une marque, mais aussi en tant que motif de nullité d’une marque déjà enregistrée le fait que la demande d’enregistrement de la marque a été faite de mauvaise foi par le demandeur.
44 Enfin, l’interprétation qui résulte du libellé de l’article 9, paragraphe 1, de la directive 2008/95 et du contexte dans lequel s’inscrit cette disposition est conforme à l’objectif général poursuivi par les règles de l’Union en matière de marques et, notamment, par cette directive qui vise, en particulier, à contribuer au système de concurrence non faussée dans l’Union, dans lequel chaque entreprise doit, afin de s’attacher la clientèle par la qualité de ses produits ou de ses services, être en
mesure de faire enregistrer en tant que marques des signes permettant au consommateur de distinguer sans confusion possible ces produits ou ces services de ceux qui ont une autre provenance (voir, en ce sens, arrêt du 29 janvier 2020, Sky e.a., C‑371/18, EU:C:2020:45, point 74 ainsi que jurisprudence citée).
45 Or, la mauvaise foi du titulaire d’une marque lors du dépôt de la demande d’enregistrement de cette marque nuit au développement d’une concurrence saine car elle traduit l’intention de ce titulaire de porter atteinte, d’une manière non conforme aux usages honnêtes, aux intérêts de tiers, ou d’obtenir, sans même viser un tiers en particulier, un droit exclusif à des fins autres que celles relevant des fonctions d’une marque (voir, en ce sens, arrêt du 29 janvier 2020, Sky e.a., C‑371/18,
EU:C:2020:45, point 75 ainsi que jurisprudence citée).
46 Il résulte de ce qui précède que, si le motif sur la base duquel l’action en nullité est fondée consiste en la mauvaise foi du titulaire de la marque postérieure lors du dépôt de la demande d’enregistrement de cette marque, le titulaire de la marque antérieure ne peut pas se voir opposer la forclusion par tolérance, prévue à l’article 9, paragraphe 1, de la directive 2008/95 pour faire échec à cette action. En revanche, étant donné que la bonne foi est présumée, la partie qui l’invoque doit
démontrer l’existence de la mauvaise foi dans le cadre de l’examen au fond de ladite action.
47 En l’occurrence, ainsi qu’il ressort de la demande de décision préjudicielle, la juridiction de renvoi tient pour établie l’existence de la mauvaise foi du titulaire des marques litigieuses postérieures lors du dépôt des demandes d’enregistrement de ces marques.
48 Néanmoins, elle se demande si les circonstances particulières caractérisant l’affaire au principal peuvent s’avérer pertinentes dans le cadre de l’appréciation de l’action en nullité au regard de l’article 9, paragraphe 1, de la directive 2008/95. À cet égard, la juridiction de renvoi évoque le fait, d’une part, que le titulaire de la marque antérieure a indiqué dans une mise en demeure extrajudiciaire deux dates précises, correspondant à l’écoulement du délai de cinq années prévu à cette
disposition, aux fins de l’introduction d’une action en nullité des marques litigieuses qui n’a finalement pas eu lieu dans ce délai, et, d’autre part, le fait que ce titulaire connaissait la mauvaise foi du titulaire de ces dernières marques au moment de l’envoi de cette mise en demeure.
49 Il convient d’observer que, ainsi qu’il ressort du point 39 du présent arrêt, ces circonstances ne sauraient être valablement invoquées par le titulaire des marques litigieuses pour opposer la forclusion par tolérance au sens de l’article 9, paragraphe 1, de la directive 2008/95 et, ainsi, faire échec à l’action en nullité fondée sur la mauvaise foi de ce titulaire lors du dépôt des demandes d’enregistrement de ces marques. Lesdites circonstances ne sauraient entraîner la perte du droit du
titulaire de la marque antérieure d’intenter une telle action pour l’exercice de laquelle cette directive ne prévoit pas de délai.
50 Eu égard aux motifs qui précèdent, il convient de répondre à la première question que l’article 9, paragraphe 1, de la directive 2008/95 doit être interprété en ce sens que le titulaire d’une marque antérieure ayant indiqué dans une mise en demeure extrajudiciaire, adressée au titulaire d’une marque postérieure et visant à la cessation de l’usage de celle-ci, une date limite aux fins de l’exercice d’une action en nullité de cette marque, qui coïncide avec l’écoulement de la période de forclusion
de cinq années consécutives prévue à cet article 9, paragraphe 1, peut en demander, après la date indiquée, la nullité sur la base de la mauvaise foi du titulaire de la marque postérieure lors du dépôt de la demande d’enregistrement de celle-ci, même si, au moment de cette mise en demeure, ledit titulaire de la marque antérieure disposait de tous les éléments nécessaires pour considérer que ce dépôt avait été effectué de mauvaise foi.
Sur la seconde question
51 Eu égard à la repose apportée à la première question, il n’y a pas lieu de répondre à la seconde question.
Sur les dépens
52 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (huitième chambre) dit pour droit :
L’article 9, paragraphe 1, de la directive 2008/95/CE du Parlement européen et du Conseil, du 22 octobre 2008, rapprochant les législations des États membres sur les marques,
doit être interprété en ce sens que :
le titulaire d’une marque antérieure ayant indiqué dans une mise en demeure extrajudiciaire, adressée au titulaire d’une marque postérieure et visant à la cessation de l’usage de celle-ci, une date limite aux fins de l’exercice d’une action en nullité de cette marque, qui coïncide avec l’écoulement de la période de forclusion de cinq années consécutives prévue à cet article 9, paragraphe 1, peut en demander, après la date indiquée, la nullité sur la base de la mauvaise foi du titulaire de la
marque postérieure lors du dépôt de la demande d’enregistrement de celle-ci, même si, au moment de cette mise en demeure, ledit titulaire de la marque antérieure disposait de tous les éléments nécessaires pour considérer que ce dépôt avait été effectué de mauvaise foi.
Signatures
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( *1 ) Langue de procédure : l’espagnol.