ARRÊT DE LA COUR (quatrième chambre)
3 juillet 2025 ( *1 )
« Renvoi préjudiciel – État de droit – Indépendance de la justice – Article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE – Protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union – Principe d’inamovibilité des juges – Juge militaire reconnu inapte au service militaire professionnel – Réglementation nationale imposant la mise à la retraite anticipée de ce juge »
Dans les affaires jointes C‑646/23 [Lita] et C‑661/23 [Jeszek] ( i ),
ayant pour objet deux demandes de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduites par le Wojskowy Sąd Okręgowy w Warszawie (tribunal militaire régional de la ville de Varsovie, Pologne), par décisions du 25 octobre 2023 et du 9 novembre 2023, parvenues à la Cour respectivement le 27 octobre 2023 et le 9 novembre 2023 dans les procédures pénales contre
P. B. (C‑646/23),
R. S. (C‑661/23),
en présence de :
Prokuratura Rejonowa w Lublinie (C‑646/23),
Prokuratura Rejonowa Warszawa-Ursynów w Warszawie (C‑661/23),
LA COUR (quatrième chambre),
composée de M. I. Jarukaitis (rapporteur), président de chambre, MM. N. Jääskinen, A. Arabadjiev, M. Condinanzi et Mme R. Frendo, juges,
avocat général : Mme T. Ćapeta,
greffier : M. A. Calot Escobar,
vu la procédure écrite,
considérant les observations présentées :
– pour le gouvernement polonais, par M. B. Majczyna et Mme S. Żyrek, en qualité d’agents,
– pour la Commission européenne, par Mme K. Herrmann, MM. P. Stancanelli et P. J. O. Van Nuffel, en qualité d’agents,
vu la décision prise, l’avocate générale entendue, de juger l’affaire sans conclusions,
rend le présent
Arrêt
1 Les demandes de décision préjudicielle portent sur l’interprétation de l’article 2, de l’article 4, paragraphes 2 et 3, ainsi que de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, lu en combinaison avec la directive (UE) 2016/343 du Parlement européen et du Conseil, du 9 mars 2016, portant renforcement de certains aspects de la présomption d’innocence et du droit d’assister à son procès dans le cadre des procédures pénales (JO 2016, L 65, p. 1), de l’article 47 de la charte des droits
fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »), de l’article 267 TFUE ainsi que des principes de primauté et d’effectivité du droit de l’Union et de séparation des pouvoirs.
2 Ces demandes ont été présentées dans le cadre de poursuites pénales engagées contre P. B. pour vol de carburant (affaire C‑646/23) et contre R. S. pour manquement à son obligation de présence au sein de son unité militaire (affaire C‑661/23).
Le droit polonais
La Constitution
3 L’article 175, paragraphe 1, de la Konstytucja Rzeczypospolitej Polskiej (Constitution de la République de Pologne, ci-après la « Constitution ») dispose :
« En République de Pologne, la justice est rendue par [le Sąd Najwyższy (Cour suprême, Pologne)], les juridictions de droit commun, les juridictions administratives et les juridictions militaires. [...] »
4 Aux termes de l’article 176, paragraphe 2, de la Constitution :
« L’organisation et la compétence des juridictions ainsi que la procédure juridictionnelle sont définies par la loi. »
5 L’article 179 de la Constitution prévoit :
« Les juges sont nommés par le président de la République, sur proposition de [la Krajowa Rada Sądownictwa (Conseil national de la magistrature, Pologne) (ci-après la “KRS”)], pour une durée indéterminée. »
6 L’article 180 de la Constitution dispose :
« 1. Les juges sont inamovibles.
2. Un juge ne peut être révoqué, suspendu de ses fonctions, muté dans un autre ressort ou une autre fonction contre sa volonté qu’en vertu d’une décision de justice et uniquement dans les cas prévus par la loi.
3. Un juge peut être mis à la retraite à la suite d’une maladie ou d’une infirmité le rendant incapable d’exercer ses fonctions. La procédure et le mode de recours en justice sont définis par la loi. [...] »
La loi sur les juridictions de droit commun
7 L’article 70, paragraphes 1 et 2, de l’ustawa – Prawo o ustroju sądów powszechnych (loi sur l’organisation des juridictions de droit commun), du 27 juillet 2001 (Dz. U. no 98, position 1070), dans sa version applicable aux litiges au principal (ci-après la « loi sur les juridictions de droit commun »), prévoit :
« 1. Un juge est mis à la retraite à sa demande ou à la demande du collège compétent de la juridiction si, à la suite d’une maladie ou d’une infirmité, il a été reconnu [...] définitivement inapte à remplir ses fonctions de juge.
2. La demande de mise à la retraite et d’examen de l’incapacité d’un juge à remplir ses fonctions et à statuer peut être introduite par le juge concerné ou par le collège compétent de la juridiction. [...] »
8 L’article 71, paragraphes 2 et 3, de cette loi dispose :
« 2. Un juge peut être mis à la retraite si, sans raison valable, il ne s’est pas soumis à l’examen visé à l’article 70, paragraphe 2, si l’examen a été demandé par le collège de la juridiction ou le ministre de la Justice.
3. Un juge peut également être mis à la retraite, à la demande du ministre de la Justice, en cas de changement dans l’organisation des juridictions ou de modification des limites des arrondissements judiciaires, s’il n’a pas été muté dans une autre juridiction. »
9 Aux termes de l’article 73, paragraphes 1 à 3, de ladite loi :
« 1. Dans les cas de mise à la retraite d’un juge visés aux articles 70 et 71, la décision est prise par la [KRS], à la demande du juge, du collège de la juridiction compétente ou du ministre de la Justice.
2. Les décisions de la [KRS] dans les cas visés aux articles 70 et 71 peuvent faire l’objet d’un recours devant [le Sąd Najwyższy (Cour suprême)].
3. Le recours doit être introduit par l’intermédiaire de la [KRS] [...] Le recours est ouvert au juge, au président de la juridiction compétente et au ministre de la Justice [...] »
La loi sur les tribunaux militaires
10 L’article 22, paragraphe 1, de l’ustawa – Prawo o ustroju sądów wojskowych (loi portant organisation des tribunaux militaires), du 21 août 1997 (Dz. U. no 117, position 753), dans sa version applicable aux litiges au principal (ci-après la « loi sur les tribunaux militaires »), dispose :
« Un juge d’un tribunal militaire [...] peut être un officier effectuant un service militaire professionnel [...] »
11 En vertu de l’article 23, paragraphe 1, de cette loi :
« Un juge d’un tribunal militaire est une personne nommée à cette fonction par le président de la République de Pologne et qui a prêté serment devant le président de la République de Pologne. [...] »
12 L’article 35, paragraphes 1 et 4, de ladite loi prévoit :
« 1. Un juge ne peut pas être libéré des obligations de son service militaire professionnel avant qu’il soit mis fin de plein droit à sa relation de service ou avant la perte de son poste ou sa mise à la retraite.
[...]
4. Lorsqu’un juge est reconnu définitivement inapte au service militaire professionnel par une décision de la commission médicale militaire, la [KRS], à l’initiative de l’intéressé, propose au président de la République de Pologne – sans consulter l’assemblée de juges compétente – de nommer le juge du tribunal militaire à la fonction de juge d’une juridiction de droit commun. »
13 L’article 70, paragraphes 1 et 2, de la même loi dispose :
« 1. Les dispositions des [...] articles 70, 71 [et] 73 [...] de la [loi sur les juridictions de droit commun] s’appliquent mutatis mutandis aux tribunaux militaires [...]
2. Dans les matières non réglées par la [présente] loi, les droits et devoirs des juges des tribunaux militaires sont déterminés par les dispositions relatives au service militaire des militaires de carrière. »
La loi sur la défense de la patrie
14 Aux termes de l’article 226, point 3, de l’ustawa o obronie Ojczyzny (loi sur la défense de la patrie), du 11 mars 2022 (Dz. U., position 655), dans sa version entrée en vigueur le 23 mars 2022 (ci-après la « loi sur la défense de la patrie ») :
« Un militaire de carrière est libéré des obligations de son service militaire professionnel à la suite : [...] d’un constat d’inaptitude au service par la commission médicale militaire. [...] »
15 L’article 229, paragraphe 2, de cette loi prévoit :
« La libération des obligations du service militaire professionnel dans [le cas visé] à l’article 226, [point 3,] prend effet de plein droit à compter de la date à laquelle l’arrêt pertinent a acquis force de chose jugée ou à compter de la date à laquelle la décision est devenue définitive, ou à compter de la date à laquelle les circonstances fondant la libération du service militaire professionnel se sont produites, sous réserve de l’article 233. [...] »
16 Aux termes de l’article 233 de ladite loi :
« Lorsqu’un juge d’un tribunal militaire ou un procureur militaire, qui est un militaire de carrière, est libéré des obligations de son service militaire professionnel, il est maintenu à son poste de juge ou de procureur militaire dans l’entité organisationnelle concernée du tribunal ou du ministère public, quel que soit le nombre existant de postes dans ces entités. [...] »
La loi modificative
17 L’article 10 de l’ustawa o zmianie ustawy – Kodeks cywilny oraz niektórych innych ustaw (loi modifiant le code civil et certaines autres lois), du 28 juillet 2023 (Dz. U., position 1615, ci-après la « loi modificative »), a modifié l’article 233 de la loi sur la défense de la patrie comme suit :
« Lorsqu’un procureur militaire, qui est un militaire de carrière, est libéré des obligations de son service militaire professionnel, il est maintenu à son poste de procureur au sein de l’entité organisationnelle concernée du ministère public, quel que soit le nombre existant de postes de procureurs dans cette entité. »
18 Aux termes de l’article 13 de cette loi :
« Un juge d’un tribunal militaire libéré des obligations de son service militaire professionnel qui est maintenu au poste de juge à la date d’entrée en vigueur de la présente loi est, à compter de cette date, mis à la retraite. »
19 En application de l’article 14 de ladite loi, ses articles 10 et 13 sont entrés en vigueur le 15 novembre 2023.
Les litiges au principal et les questions préjudicielles
20 P. B. et R. S., qui sont des militaires de carrière, font l’objet des poursuites pénales au principal pour avoir, le premier, volé du carburant et, le second, manqué à son obligation de présence au sein de son unité militaire. Par deux jugements distincts, le Wojskowy Sąd Garnizonowy w Warszawie (tribunal militaire de première instance de la ville de Varsovie, Pologne) a déclaré P. B. et R. S. coupables de ces infractions. Le premier a été condamné au paiement de « jours-amende », tandis que le
second a bénéficié de la suspension conditionnelle du prononcé de la condamnation assortie d’une période probatoire d’un an.
21 P. B. et R. S. ont interjeté appel de ces jugements devant le Wojskowy Sąd Okręgowy w Warszawie (tribunal militaire régional de la ville de Varsovie, Pologne), qui est la juridiction de renvoi. Les deux affaires ont été attribuées à une formation à juge unique de cette juridiction, composée du juge P. R., qui a tenu une audience le 25 octobre 2023 dans l’affaire concernant P. B. et le 9 novembre 2023 dans celle concernant R. S.
22 Dans ses demandes de décision préjudicielle, la juridiction de renvoi indique que, nommé au sein de cette juridiction le 29 janvier 2013, le juge P. R. a été déclaré inapte au service militaire professionnel au mois de juillet 2017 en raison de son état de santé, tout en étant déclaré apte à poursuivre l’exercice de ses fonctions de juge. Aussi, conformément à l’article 35, paragraphe 4, de la loi sur les tribunaux militaires, il a demandé sa mutation à un poste équivalent de juge dans une
juridiction de droit commun.
23 Le 25 juillet 2017, la KRS a proposé au président de la République de Pologne d’accueillir cette demande. Toutefois, le 27 décembre 2021, soit plus de quatre ans après, celui-ci a refusé la nomination du juge P. R. au poste sollicité.
24 En outre, au mois de décembre 2019, le ministre de la Justice avait soumis une proposition de mise à la retraite du juge P. R. à la KRS, laquelle avait refusé d’y faire droit au motif que celui-ci n’avait pas été déclaré inapte à l’exercice des fonctions de juge. Une demande similaire ayant été présentée au mois de janvier 2022 par le ministre de la Défense, la KRS a, le 12 juin 2023, refusé de prononcer une telle mesure en raison de l’entrée en vigueur, le 24 avril 2022, de l’article 233 de la
loi sur la défense de la patrie, autorisant tout magistrat militaire qui a été libéré des obligations de son service militaire professionnel à poursuivre ses fonctions.
25 Pour la même raison, le président du Wojskowy Sąd Okręgowy w Warszawie (tribunal militaire régional de la ville de Varsovie) a libéré le juge P. R. des obligations de son service militaire professionnel et l’a maintenu dans ses fonctions au sein de la juridiction de renvoi, où il a de nouveau siégé à partir du mois de mars 2023.
26 Toutefois, par la loi modificative, la Sejm Rzeczypospolitej Polskiej (Diète de la République de Pologne) a, d’une part, modifié l’article 233 de la loi sur la défense de la patrie en ce sens que la possibilité, pour un magistrat militaire, d’être maintenu dans ses fonctions après avoir été libéré des obligations de son service militaire professionnel ne s’applique plus qu’aux procureurs militaires et, d’autre part, prévu que tout juge libéré des obligations de son service militaire
professionnel, mais qui a été maintenu en fonction à la date d’entrée en vigueur de la loi modificative, serait mis d’office à la retraite à cette dernière date.
27 La juridiction de renvoi nourrit des doutes quant au point de savoir si, à la suite de cette modification législative, elle répond aux critères d’un « tribunal indépendant et impartial, établi préalablement par la loi », au sens du droit de l’Union.
28 À cet égard, elle fait valoir que la disposition qui a supprimé la possibilité, pour le juge d’un tribunal militaire, d’être maintenu à son poste lorsqu’il a été libéré des obligations de son service militaire professionnel, tout en la maintenant pour les procureurs militaires pourtant placés dans une situation similaire, a été adoptée sans intérêt public impérieux ni même la moindre justification et en violation de l’article 180, paragraphe 3, de la Constitution, lequel ne prévoit de mise à la
retraite anticipée d’un juge qu’en cas de maladie ou d’infirmité le rendant incapable d’exercer ses fonctions.
29 Cette mesure de mise à la retraite anticipée dont le juge P. R. fait l’objet par l’effet de la loi modificative aurait une incidence sur l’indépendance et l’impartialité de la juridiction de renvoi et, partant, sur la légalité des poursuites pénales engagées contre P. B. et R. S. ainsi que sur le respect de la présomption d’innocence, que la directive 2016/343 vise à garantir.
30 La juridiction de renvoi indique, en outre, que les dispositions des articles 10 et 13 de la loi modificative sont sans lien avec ce qui constituait l’objet initial de cette loi, et qui était étranger à l’organisation judiciaire.
31 Elle ajoute qu’aucun contrôle de la constitutionnalité de ces dispositions ne peut être effectué, compte tenu de la composition et de la jurisprudence actuelles du Trybunał Konstytucyjny (Cour constitutionnelle, Pologne), et qu’aucun contrôle juridictionnel n’est possible à l’égard de la mesure de mise à la retraite d’office qui vise le juge P. R.
32 Enfin, elle expose que les articles 10 et 13 de la loi modificative sont en réalité des dispositions ad hominem qui ne visent que le juge P. R. L’introduction de ces dispositions s’expliquerait par la volonté du gouvernement polonais d’évincer ce juge en raison de ses prises de position publiques en faveur de l’État de droit et de ses activités précédentes en tant que vice-président de la KRS, dans son ancienne composition. Le juge P. R. aurait été ainsi victime de harcèlement de la part tant des
autorités publiques que des médias proches de ce gouvernement. De fausses informations concernant sa vie privée auraient été véhiculées et des poursuites pénales auraient été engagées contre lui sans fondement. De surcroît, il aurait été révoqué sans raison de sa fonction de président du Wojskowy Sąd Garnizonowy w Warszawie (tribunal militaire de première instance de la ville de Varsovie) et aurait subi de multiples pressions afin de le pousser à prendre sa retraite anticipée.
33 Dans ce contexte, la juridiction de renvoi s’interroge, en premier lieu, sur le point de savoir si le droit de l’Union s’oppose à la mesure de mise à la retraite prévue par la loi modificative, alors que, tout d’abord, cette mesure ne concerne qu’un seul juge et ne vise pas les procureurs militaires, pourtant placés dans une situation analogue à celle de ce juge et que cette disposition s’insère dans une loi qui ne porte pas sur l’organisation des juridictions. Ensuite, ladite mesure ne serait
justifiée par aucun motif d’intérêt public et revêtirait au contraire un caractère punitif à l’égard du juge concerné qui se trouverait exposé, en raison de ses activités visant à protéger l’indépendance des juges, à la vindicte du pouvoir exécutif. Enfin, aucune voie de recours ne serait ouverte audit juge pour contester sa mise à la retraite anticipée.
34 En deuxième lieu, cette juridiction de renvoi demande si le droit de l’Union lui permet de suspendre provisoirement l’application des articles 10 et 13 de la loi modificative jusqu’à ce que la Cour ait répondu à ses questions préjudicielles. À cet égard, ladite juridiction, qui expose que le droit polonais ne prévoit pas de mécanisme permettant la suspension de ces dispositions, considère qu’une telle mesure, qui permettrait au juge P. R. de continuer à exercer ses fonctions juridictionnelles
dans l’attente de l’arrêt de la Cour, est la seule qui puisse assurer la pleine effectivité du droit de l’Union.
35 En troisième et dernier lieu, la même juridiction demande si, dans l’hypothèse où la Cour considérerait que l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE s’oppose à l’application de l’article 13 de la loi modificative, elle serait alors tenue d’écarter l’application de cette disposition et si, par voie de conséquence, il en résulterait que le juge P. R. ne serait pas mis à la retraite.
36 Dans ces conditions, le Wojskowy Sąd Okręgowy w Warszawie (tribunal militaire régional de la ville de Varsovie) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour, dans l’affaire C‑646/23, les questions préjudicielles suivantes :
« 1) L’article 19, paragraphe 1, second alinéa, [TUE] ainsi que l’article 47 de la [Charte], lus en combinaison avec les dispositions de la [directive 2016/343], doivent-ils être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à [des dispositions nationales telles] que les articles 10 et 13 de [la loi modificative], prévoyant la mise à la retraite de plein droit d’un juge statuant en appel dans une affaire relevant de la directive [2016/343], dans une situation où, premièrement, ces dispositions sont
conçues de telle sorte qu’elles ne concernent qu’un seul juge parmi l’ensemble des juges en activité, deuxièmement, elles ne visent pas les procureurs pourtant placés dans une situation équivalente, bien que, dans la situation juridique en vigueur jusqu’à présent, les procureurs et les juges dans une situation analogue à celle du juge saisi de l’appel aient été traités de la même manière, troisièmement, la loi dans laquelle figurent ces dispositions concerne non pas l’organisation des
juridictions, mais une matière totalement différente, et l’exposé des motifs de cette loi n’explique aucunement les raisons de l’introduction desdites dispositions, n’indique aucun intérêt public important auquel répondraient ces dernières et ne justifie pas les raisons pour lesquelles celles-ci sont proportionnées à ces objectifs, et, quatrièmement, ni ces dispositions ni aucune autre disposition du droit polonais ne prévoient la possibilité pour un tribunal ou tout autre organe de
connaître d’un recours ou d’une autre voie de recours du juge visé par ces dispositions afin de contrôler le bien-fondé de sa mise à la retraite ou la compatibilité de ces dispositions avec la législation polonaise de rang supérieur, les dispositions du droit de l’Union ou le droit international ?
2) Afin de répondre à la première question, importe-t-il que le juge visé par [l’article 13 de la loi modificative] ait auparavant, en raison de ses activités visant à protéger l’indépendance des tribunaux et l’indépendance des juges, fait l’objet de mesures de répression de la part du pouvoir exécutif, qui a tenté de le mettre à la retraite sur le fondement de la législation précédemment en vigueur, et que la disposition susmentionnée du droit polonais ait été adoptée en raison de l’échec de ces
tentatives ? Aux fins de cette réponse, importe-t-il que, selon la juridiction de renvoi, cette disposition ne serve aucun intérêt public important, mais revête un caractère répressif ?
3) L’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, l’article 47 de la Charte, l’article 2 et l’article 4, paragraphe 3, TUE ainsi que les principes de primauté du droit de l’Union et du contrôle juridictionnel effectif doivent-ils être interprétés, à la lumière de l’arrêt du 13 mars 2007, Unibet (C‑432/05, EU:C:2007:163), en ce sens qu’une juridiction au sein de laquelle siège le juge visé par les première et deuxième questions a le pouvoir de suspendre d’office l’application de la disposition du
droit polonais visée à la première question prévoyant la mise à la retraite de celui-ci et de continuer à statuer dans cette affaire ainsi que dans d’autres affaires jusqu’à ce qu’elle ait reçu une réponse de la Cour, dans la mesure où elle juge qu’une telle réponse lui est nécessaire pour statuer sur l’affaire pendante devant elle conformément aux dispositions applicables du droit de l’Union ?
4) Les règles et les principes visés à la troisième question doivent-ils être interprétés en ce sens que, si, compte tenu des circonstances exposées dans la deuxième question, la Cour devait répondre par l’affirmative à la première question, la disposition de droit polonais, prévoyant la mise à la retraite du juge, visée par cette dernière question, ne peut pas être appliquée et que le juge n’est pas mis à la retraite, sous réserve d’une autre base juridique pour ce faire ? »
37 Dans l’affaire C‑661/23, cette juridiction a également décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
« 1) Le droit de l’Union – y compris l’article 2 [TUE] et la valeur de l’État de droit qui y est exprimée, ainsi que l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, lu en combinaison avec l’article 47 de la [Charte] – doit-il être interprété en ce sens qu’il s’oppose à des dispositions nationales telles que :
a) l’article 233 de la loi sur la défense de la patrie, telle que modifiée par la [loi modificative], en vertu duquel a été supprimé le droit d’un juge d’un tribunal militaire polonais d’être maintenu à son poste de juge au sein d’une telle juridiction après avoir été dispensé des obligations de son service militaire professionnel (au motif qu’il a été déclaré définitivement inapte au service militaire professionnel), ce qui inclut également le droit de ce juge de siéger dans les formations
de jugement de ladite juridiction dans les affaires qui lui ont été attribuées avant l’entrée en vigueur de ces dispositions ;
b) l’article 13 de la [loi modificative], en vertu duquel, à compter de la date d’entrée en vigueur des dispositions visées au point a), un juge d’un tribunal militaire polonais qui a été dispensé des obligations de son service militaire professionnel dans les circonstances décrites ci-dessus est de plein droit mis à la retraite ?
Aux fins de la réponse à cette question, importe-t-il que la disposition visée à la première question, sous b), ait, dans l’immédiat et à l’avenir, exclusivement pour destinataire un seul juge siégeant dans la formation de jugement de la juridiction de renvoi (droit dit ad hominem) et que, par ailleurs, soit maintenu, à l’égard des procureurs militaires, le droit de ces derniers de demeurer à leur poste de procureur militaire bien qu’ils aient été dispensés des obligations de leur service
militaire professionnel ?
2) Le droit de l’Union – y compris les dispositions visées à la première question – doit-il être interprété en ce sens que la mise à la retraite de plein droit d’un juge d’un tribunal militaire polonais, dans les circonstances visées à la première question, est sans effet – de sorte que ce juge peut continuer à siéger au sein de la juridiction de renvoi et que toutes les autorités de l’État, y compris les organes de la juridiction, sont tenues de lui permettre de continuer à siéger au sein de
cette juridiction en vertu des règles antérieures ?
3) Le droit de l’Union – y compris, d’une part, l’article 2 TUE ainsi que la valeur de l’État de droit qui y est exprimée, l’article 4, paragraphe 3, TUE ainsi que le principe de coopération loyale qui y est exprimé, l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, l’article 267 TFUE ainsi que les principes d’effectivité et de primauté du droit de l’Union et, d’autre part, l’article 2 TUE ainsi que la valeur de la démocratie qui y est exprimée, l’article 4, paragraphe 2, TUE ainsi que le principe
de la séparation des pouvoirs – doit-il être interprété en ce sens que le pouvoir de la juridiction nationale, voire l’obligation pour celle-ci, de suspendre l’application des dispositions nationales faisant l’objet de la demande de décision préjudicielle, y compris des dispositions ayant rang de loi, découle directement du droit de l’Union ?
Aux fins de la réponse à cette question, importe-t-il que le droit national ne prévoie pas la possibilité d’une suspension de l’application des dispositions nationales par la juridiction auteure de la demande de décision préjudicielle et qu’une telle suspension, dans l’attente de l’examen par la juridiction de renvoi des éléments d’interprétation du droit de l’Union contenus dans la réponse à cette question, est nécessaire dans les circonstances de l’affaire au principal ? »
La procédure devant la Cour
Sur la jonction des affaires
38 Par décision du président de la Cour du 6 décembre 2023, les affaires C‑646/23 et C‑661/23 ont été jointes aux fins des phases écrite et orale de la procédure ainsi que de l’arrêt.
Sur les demandes d’application de la procédure préjudicielle accélérée
39 La juridiction de renvoi a demandé à la Cour de soumettre les présents renvois préjudiciels à la procédure accélérée prévue à l’article 105 du règlement de procédure de la Cour.
40 À l’appui de ces demandes, elle a fait valoir, en substance, que les questions préjudicielles portent sur le droit fondamental à une protection juridictionnelle effective devant un tribunal indépendant, impartial et établi préalablement par la loi et que des considérations aussi essentielles justifient une prompte réponse de la Cour.
41 Aux termes de l’article 105, paragraphe 1, du règlement de procédure, à la demande de la juridiction de renvoi ou, à titre exceptionnel, d’office, le président de la Cour peut, lorsque la nature de l’affaire exige son traitement dans de brefs délais, le juge rapporteur et l’avocat général entendus, décider de soumettre un renvoi préjudiciel à une procédure accélérée dérogeant aux dispositions de ce règlement.
42 Par ordonnance du 30 janvier 2024, Lita (C‑646/23 et C‑661/23, EU:C:2024:107), le président de la Cour a décidé, le juge rapporteur et l’avocate générale entendus, que les demandes tendant à ce que les présents renvois préjudiciels soient soumis à la procédure accélérée devaient être rejetées aux motifs, d’une part, que la réglementation nationale prévoyant la mise à la retraite d’office, le 15 novembre 2023, d’un juge d’un tribunal militaire déclaré inapte au service militaire professionnel
n’affectait qu’un seul juge militaire et non pas un nombre important de magistrats, de sorte que l’application de cette réglementation n’était pas susceptible de remettre en cause le fonctionnement de l’ordre judiciaire polonais de manière systémique et, d’autre part, que le recours à une procédure accélérée n’aurait pas permis à la Cour de rendre une décision dans un délai qui aurait mis la juridiction de renvoi en mesure de trancher les litiges au principal avant l’entrée en vigueur de ladite
réglementation.
Sur les développements intervenus postérieurement à l’introduction des demandes de décision préjudicielle
43 Par lettre du 19 avril 2024, la juridiction de renvoi a indiqué que le juge P. R. avait introduit devant le Sąd Rejonowy dla Warszawy-Śródmieścia w Warszawie (tribunal d’arrondissement de Varsovie centre-ville, Pologne) une demande tendant à faire constater l’existence de sa relation de travail et que, à la suite de mesures conservatoires adoptées par cette juridiction, il avait été temporairement rétabli dans ses fonctions juridictionnelles par le président du Wojskowy Sąd Okręgowy w Warszawie
(tribunal militaire régional de la ville de Varsovie).
44 En réponse à une demande d’informations de la Cour, la juridiction de renvoi a, toutefois, précisé que, dans le cadre de la procédure portant sur l’appréciation de l’existence d’une relation de travail dans le chef du juge P. R., le Sąd Rejonowy dla Warszawy-Śródmieścia w Warszawie (tribunal d’arrondissement de Varsovie centre-ville) ne peut ni se prononcer sur la validité des articles 10 et 13 de la loi modificative ni remettre en cause les effets déjà produits par ces dispositions.
45 Le 29 janvier 2025, la juridiction de renvoi a transmis à la Cour une ordonnance du 7 janvier 2025, par laquelle le Sąd Rejonowy dla Warszawy-Śródmieścia w Warszawie (tribunal d’arrondissement de Varsovie centre-ville) a suspendu l’instance pendante devant lui dans l’attente de la décision de la Cour.
Sur la compétence de la Cour
46 À titre liminaire, il importe de rappeler que, en vertu d’une jurisprudence constante, il appartient à la Cour elle-même d’examiner les conditions dans lesquelles elle est saisie par le juge national, en vue de vérifier sa propre compétence ou la recevabilité de la demande qui lui est soumise (arrêt du 11 juillet 2024, Hann-Invest e.a., C‑554/21, C‑622/21 et C‑727/21, EU:C:2024:594, point 29 ainsi que jurisprudence citée).
47 Les questions préjudicielles portent sur l’interprétation de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, lu en combinaison avec les articles 2 et 4 TUE ainsi qu’avec la directive 2016/343, ainsi que sur l’interprétation de l’article 47 de la Charte.
48 En ce qui concerne, en premier lieu, l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, cette disposition a vocation à s’appliquer, d’un point de vue matériel, à tout juge ou juridiction nationale susceptible de statuer sur des questions portant sur l’interprétation ou l’application du droit de l’Union et relevant ainsi de domaines couverts par ce droit, au sens de ladite disposition (voir, en ce sens, arrêts du 27 février 2018, Associação Sindical dos Juízes Portugueses, C‑64/16, EU:C:2018:117,
points 32 à 40 ; du 26 mars 2020, Miasto Łowicz et Prokurator Generalny, C‑558/18 et C‑563/18, EU:C:2020:234, point 34, et du 25 février 2025, Sąd Rejonowy w Białymstoku et Adoreikė, C‑146/23 et C‑374/23, EU:C:2025:109, point 34 ainsi que jurisprudence citée).
49 Or, il ressort des indications figurant dans les demandes de décision préjudicielle, confirmées par les explications fournies par le gouvernement polonais dans ses observations écrites, que tel est le cas, en l’occurrence, de la juridiction de renvoi, laquelle peut être appelée, en sa qualité de juridiction militaire, à statuer sur des questions liées à l’application ou à l’interprétation du droit de l’Union.
50 En ce qui concerne, en second lieu, l’article 47 de la Charte, il ressort d’une jurisprudence constante que, dans le cadre d’un renvoi préjudiciel au titre de l’article 267 TFUE, la Cour peut uniquement interpréter le droit de l’Union dans les limites des compétences qui lui sont attribuées [arrêt du 6 mars 2025, D. K. (Dessaisissement d’un juge), C‑647/21 et C‑648/21, EU:C:2025:143, point 37 ainsi que jurisprudence citée].
51 Or, l’article 51, paragraphe 1, de la Charte prévoit que ses dispositions s’adressent aux États membres uniquement lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union, cette dernière disposition confirmant la jurisprudence constante selon laquelle les droits fondamentaux garantis dans l’ordre juridique de l’Union ont vocation à être appliqués dans toutes les situations régies par le droit de l’Union, mais pas en dehors de celles-ci [arrêt du 14 novembre 2024, S. (Modification de la formation de
jugement), C‑197/23, EU:C:2024:956, point 37 ainsi que jurisprudence citée].
52 En l’occurrence, la juridiction de renvoi n’a pas fourni d’indication selon laquelle les affaires au principal concerneraient l’interprétation ou l’application d’une règle du droit de l’Union qui serait mise en œuvre au niveau national. En effet, même si la première question dans l’affaire C‑646/23 se réfère à la directive 2016/343, cette question n’est pas posée au regard des dispositions de cette directive et la juridiction de renvoi ne fournit aucune explication quant au lien qui existerait
entre ladite directive et cette affaire [voir, par analogie, arrêt du 6 mars 2025, D. K. (Dessaisissement d’un juge), C‑647/21 et C‑648/21, EU:C:2025:143, point 39].
53 Partant, conformément à l’article 51, paragraphe 1, de la Charte, l’article 47 de celle-ci n’est pas, en tant que tel, applicable auxdites affaires.
54 Néanmoins, dès lors que l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE impose à tous les États membres d’établir les voies de recours nécessaires pour assurer, dans les domaines couverts par le droit de l’Union, une protection juridictionnelle effective, au sens notamment de l’article 47 de la Charte, cette dernière disposition doit être dûment prise en considération aux fins de l’interprétation de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE [voir, en ce sens, arrêts du2 mars 2021, A.B. e.a.
(Nomination des juges à la Cour suprême – Recours), C‑824/18, EU:C:2021:153, point 143, et du 25 février 2025, Sąd Rejonowy w Białymstoku et Adoreikė, C‑146/23 et C‑374/23, EU:C:2025:109, point 43 ainsi que jurisprudence citée].
55 La Cour est donc compétente pour répondre aux questions posées par la juridiction de renvoi.
Sur les questions préjudicielles
Sur les deux premières questions dans l’affaire C‑646/23 et la première question dans l’affaire C‑661/23
56 Par ses deux premières questions dans l’affaire C‑646/23 et la première question dans l’affaire C‑661/23, qu’il convient d’examiner ensemble, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation nationale qui prévoit la mise à la retraite anticipée d’office, à compter de l’entrée en vigueur de cette réglementation, d’un juge militaire déclaré inapte au service militaire professionnel,
dans des circonstances où, tout d’abord, ladite réglementation n’explique pas les raisons qui justifient l’introduction de ses dispositions ni n’indique aucun intérêt public auquel ces dernières répondraient, ensuite, la même réglementation ne s’applique pas aux procureurs militaires déclarés inaptes au service militaire professionnel, alors que ces deux catégories de magistrats étaient auparavant soumises aux mêmes règles, et n’affecte en fait qu’un seul juge, tout en s’inscrivant dans une série
de mesures, prises à l’égard de ce juge, ayant le caractère de sanction et, enfin, aucune voie de recours juridictionnel n’est ouverte audit juge pour contester la mesure de mise à la retraite anticipée d’office dont il fait ainsi l’objet.
57 Afin de répondre à ces questions, il convient de rappeler, en premier lieu, que, en vertu de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, les États membres établissent les voies de recours nécessaires pour assurer aux justiciables le respect de leur droit à une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union.
58 Le principe de protection juridictionnelle effective auquel se réfère cet article constitue un principe général du droit de l’Union qui a été consacré, notamment, à l’article 6, paragraphe 1, de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (ci-après la « CEDH »), auquel correspond l’article 47, deuxième alinéa, de la Charte.
59 Par ailleurs, dans la mesure où la Charte énonce des droits correspondant à ceux garantis par la CEDH, l’article 52, paragraphe 3, de la Charte vise à assurer la cohérence nécessaire entre les droits contenus dans celle-ci et les droits correspondants garantis par la CEDH, sans que cela porte atteinte à l’autonomie du droit de l’Union. Selon les explications relatives à la charte des droits fondamentaux (JO 2007, C 303, p. 17), l’article 47, deuxième alinéa, de la Charte correspond à l’article 6,
paragraphe 1, de la CEDH. La Cour doit, par conséquent, veiller à ce que l’interprétation qu’elle effectue dans les présentes affaires assure un niveau de protection qui ne méconnaît pas celui garanti à l’article 6, paragraphe 1, de la CEDH, tel qu’interprété par la Cour européenne des droits de l’homme [voir, par analogie, arrêts du 15 février 2016, N., C‑601/15 PPU, EU:C:2016:84, points 47 et 77 ; du 11 juillet 2024, Hann-Invest e.a., C‑554/21, C‑622/21 et C‑727/21, EU:C:2024:594, point 46,
ainsi que du 6 mars 2025, D. K. (Dessaisissement d’un juge), C‑647/21 et C‑648/21, EU:C:2025:143, point 64 et jurisprudence citée].
60 En deuxième lieu, ainsi qu’il résulte d’une jurisprudence constante, pour garantir qu’une juridiction qui est appelée à statuer sur des questions liées à l’application ou à l’interprétation du droit de l’Union soit à même d’assurer la protection juridictionnelle effective requise en vertu de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, la préservation de l’indépendance de celle-ci est primordiale, comme le confirme l’article 47, deuxième alinéa, de la Charte, qui mentionne l’accès à un
tribunal « indépendant » parmi les exigences liées au droit fondamental à un recours effectif (voir, en ce sens, arrêts du 27 février 2018, Associação Sindical dos Juízes Portugueses, C‑64/16, EU:C:2018:117, point 41, et du 7 septembre 2023, Asociaţia Forumul Judecătorilor din România , C‑216/21, EU:C:2023:628, point 61 ainsi que jurisprudence citée).
61 Cette exigence d’indépendance des juridictions, qui est inhérente à la mission de juger, relève du contenu essentiel du droit à une protection juridictionnelle effective et du droit fondamental à un procès équitable, lesquels revêtent une importance cardinale en tant que garanties de la protection de l’ensemble des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union et de la préservation des valeurs communes aux États membres énoncées à l’article 2 TUE, notamment la valeur de l’État de droit
[voir, en ce sens, arrêts du 25 juillet 2018, Minister for Justice and Equality (Défaillances du système judiciaire), C‑216/18 PPU, EU:C:2018:586, points 48 et 63, ainsi que du 6 mars 2025, D. K. (Dessaisissement d’un juge), C‑647/21 et C‑648/21, EU:C:2025:143, point 66 et jurisprudence citée].
62 La Cour a ainsi jugé que ces garanties postulent l’existence de règles, notamment en ce qui concerne la composition de l’instance, la nomination, la durée des fonctions ainsi que les causes d’abstention, de récusation et de révocation de ses membres, qui permettent d’écarter tout doute légitime, dans l’esprit des justiciables, quant à l’imperméabilité de ladite instance à l’égard d’éléments extérieurs et quant à sa neutralité par rapport aux intérêts qui s’affrontent [arrêts du 25 juillet 2018,
Minister for Justice and Equality (Défaillances du système judiciaire), C‑216/18 PPU, EU:C:2018:586, point 66, et du 13 janvier 2022, Minister Sprawiedliwości, C‑55/20, EU:C:2022:6, point 65 ainsi que jurisprudence citée].
63 En outre, ainsi qu’il résulte d’une jurisprudence établie, l’indispensable liberté des juges à l’égard de toutes interventions ou pressions extérieures exige certaines garanties propres à protéger la personne de ceux qui ont pour tâche de juger, telles que l’inamovibilité [arrêts du 25 juillet 2018, Minister for Justice and Equality (Défaillances du système judiciaire), C‑216/18 PPU, EU:C:2018:586, point 64, et du 13 janvier 2022, Minister Sprawiedliwości, C‑55/20, EU:C:2022:6, point 66 ainsi que
jurisprudence citée].
64 Le principe d’inamovibilité, dont la Cour a souligné à plusieurs reprises l’importance cardinale, exige, notamment, que les juges puissent demeurer en fonction tant qu’ils n’ont pas atteint l’âge obligatoire du départ à la retraite ou jusqu’à l’expiration de leur mandat lorsque celui-ci revêt une durée déterminée. Sans revêtir un caractère absolu, ce principe ne peut souffrir d’exceptions qu’à condition que des motifs légitimes et impérieux le justifient, dans le respect du principe de
proportionnalité. Ainsi est-il communément admis que les juges puissent être révoqués s’ils sont inaptes à poursuivre leurs fonctions en raison d’une incapacité ou d’un manquement grave, moyennant le respect de procédures appropriées [arrêts du 24 juin 2019, Commission/Pologne (Indépendance de la Cour suprême), C‑619/18, EU:C:2019:531, point 76 ; du 5 novembre 2019, Commission/Pologne (Indépendance des juridictions de droit commun), C‑192/18, EU:C:2019:924, point 113, et du 17 mai 2024, NADA
e.a., C‑115/22, EU:C:2024:384, point 43 ainsi que jurisprudence citée].
65 La garantie d’inamovibilité des membres d’une juridiction exige ainsi que les cas de révocation de ses membres soient déterminés par une réglementation particulière, au moyen de dispositions législatives expresses offrant des garanties dépassant celles prévues par les règles générales du droit administratif et du droit du travail s’appliquant en cas de révocation abusive (voir, en ce sens, arrêt du 17 mai 2024, NADA e.a., C‑115/22, EU:C:2024:384, point 44 et jurisprudence citée).
66 En troisième lieu, il ressort de la jurisprudence qu’un État membre ne saurait modifier sa législation de manière à entraîner une régression de la protection de la valeur de l’État de droit, valeur qui est concrétisée, notamment, par l’article 19 TUE. Les États membres sont ainsi tenus de veiller à éviter toute régression, au regard de cette valeur, de leur législation en matière d’organisation de la justice, en s’abstenant d’adopter des règles qui porteraient atteinte à l’indépendance des juges
(voir, en ce sens, arrêts du 20 avril 2021, Repubblika, C‑896/19, EU:C:2021:311, points 63 et 64, ainsi que du 7 septembre 2023, Asociaţia Forumul Judecătorilor din România , C‑216/21, EU:C:2023:628, point 69 et jurisprudence citée).
67 Dans ce contexte, la Cour a déjà jugé, en substance, que l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à des dispositions nationales relevant de l’organisation de la justice de nature à constituer une régression, dans l’État membre concerné, de la protection de la valeur de l’État de droit, en particulier des garanties d’indépendance des juges (arrêt du 20 avril 2021, Repubblika, C‑896/19, EU:C:2021:311, point 65 et jurisprudence citée).
68 En l’occurrence, il résulte des indications fournies par la juridiction de renvoi que la réglementation nationale en cause au principal, qui régit la situation d’un juge militaire déclaré inapte au service militaire professionnel, a connu plusieurs modifications successives.
69 Dans un premier temps, sous l’empire de l’article 35, paragraphe 4, de la loi sur les tribunaux militaires, le juge militaire qui se trouvait dans une telle situation pouvait saisir la KRS afin que celle-ci propose au président de la République de Pologne sa nomination à une fonction équivalente dans une juridiction de droit commun, lequel président disposait alors d’un pouvoir discrétionnaire pour procéder à une telle nomination.
70 Dans un deuxième temps, le législateur polonais a introduit, à l’article 233 de la loi sur la défense de la patrie, entrée en vigueur le 23 mars 2022, la règle selon laquelle le juge ou le procureur militaire libéré des obligations de son service militaire professionnel était maintenu de plein droit dans les fonctions qu’il occupait.
71 Dans un troisième temps, cette règle de maintien en fonction a été supprimée, pour les juges militaires, par la modification apportée à cet article 233 de la loi sur la défense de la patrie par l’article 10 de la loi modificative. Il ressort des explications fournies par le gouvernement polonais dans ses observations écrites que cette modification a entraîné le retour à l’état du droit antérieur à l’entrée en vigueur de la loi sur la défense de la patrie, de sorte que les juges militaires libérés
des obligations de leur service militaire professionnel peuvent, en principe, à nouveau demander à être nommés par le président de la République de Pologne, sur proposition de la KRS, à une fonction équivalente dans une juridiction de droit commun sur le fondement de l’article 35, paragraphe 4, de la loi sur les tribunaux militaires. Néanmoins, en vertu de l’article 13 de la loi modificative, il est fait exception à ce principe pour les juges militaires qui ont été libérés des obligations de leur
service militaire professionnel avant la date d’entrée en vigueur de cette loi, soit le 15 novembre 2023, mais qui ont été maintenus dans leur fonction de juge militaire, conformément à l’article 233 de la loi sur la défense de la patrie. En application de cet article 13, les juges concernés sont mis d’office à la retraite à compter de la date d’entrée en vigueur de la loi modificative.
72 C’est à la juridiction de renvoi qu’il appartiendra d’apprécier si cette réglementation nationale ayant institué, dans les circonstances rappelées au point précédent, une mesure de mise à la retraite anticipée des juges militaires libérés des obligations de leur service militaire professionnel méconnaît les exigences découlant du principe d’indépendance des juges, tel qu’il résulte de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE. Il importe, en effet, de rappeler que l’article 267 TFUE habilite
la Cour non pas à appliquer les règles du droit de l’Union à une espèce déterminée, mais seulement à se prononcer sur l’interprétation des traités et des actes pris par les institutions de l’Union. Toutefois, conformément à une jurisprudence constante, la Cour peut, dans le cadre de la coopération judiciaire instaurée à cet article 267 TFUE, à partir des éléments du dossier dont elle dispose, fournir à la juridiction nationale les éléments d’interprétation du droit de l’Union qui pourraient lui
être utiles dans l’appréciation des effets de telle ou telle disposition de celui-ci (arrêt du 17 octobre 2024, NFŠ, C‑28/23, EU:C:2024:893, point 39 et jurisprudence citée).
73 Premièrement, il ressort des demandes de décision préjudicielle et des observations du gouvernement polonais qu’aucun motif ne peut être trouvé, notamment dans les travaux préparatoires de la loi modificative, pour justifier la réglementation nationale prévoyant la mise à la retraite anticipée d’office, au 15 novembre 2023, des juges militaires qui, bien qu’ayant été libérés des obligations de leur service militaire professionnel, avaient été maintenus dans leurs fonctions de juge militaire. Il
apparaît, en outre, que cette loi s’applique aux seuls juges militaires et non aux procureurs militaires, alors que ces deux catégories de magistrats étaient auparavant soumises aux mêmes règles de maintien en activité après avoir été libérés des obligations de leur service militaire professionnel. Il en ressort également que cette différence de traitement n’a pas été justifiée, par le législateur polonais, au regard de l’existence d’une différence de situation objective entre ces deux catégories
de magistrats, en rapport avec l’objet de ladite réglementation. Dans ces conditions, et sous réserve des vérifications incombant à la juridiction nationale, il apparaît qu’une réglementation nationale telle que celle en cause au principal méconnaît l’exigence, rappelée au point 64 du présent arrêt, selon laquelle les exceptions au principe d’inamovibilité des juges doivent être justifiées par des motifs légitimes et impérieux.
74 Deuxièmement, selon les indications figurant dans les demandes de décision préjudicielle et confirmées par le gouvernement polonais dans ses observations écrites, d’une part, la loi modificative résulte d’un amendement parlementaire, sans qu’un lien quelconque puisse être établi entre cet amendement concernant les tribunaux militaires et l’objet du projet de loi initial. D’autre part, l’article 13 de cette loi n’aurait, dans les faits, concerné que le juge P. R. En effet, seul ce dernier se
serait trouvé dans la situation d’un juge militaire qui, à la date du 15 novembre 2023, avait été maintenu dans ses fonctions au sein d’un tribunal militaire après avoir été libéré des obligations de son service militaire professionnel. Or, dans cette hypothèse, ladite réglementation, tout en revêtant la forme d’une disposition de portée générale, s’analyse comme étant, en fait, une mesure individuelle.
75 À cet égard, la Cour européenne des droits de l’homme, conformément à sa jurisprudence constante, a souligné, notamment aux points 59 et 115 à 117 de l’arrêt du 23 juin 2016, Baka c. Hongrie (CE:ECHR:2016:0623JUD002026112), en substance, qu’une ingérence dans l’exercice d’un droit doit être en principe fondée sur un instrument d’application générale.
76 Troisièmement, il ressort tant des demandes de décision préjudicielle que des observations écrites du gouvernement polonais que la mesure de mise à la retraite anticipée du juge P. R. a été adoptée en raison non pas de l’inaptitude de ce juge à poursuivre ses fonctions à la suite d’une incapacité ou d’un manquement grave à ses devoirs, mais des critiques exprimées publiquement par ledit juge sur la réforme de la justice en Pologne. Ainsi que le relève la Commission dans ses observations écrites,
l’évolution de la carrière et du statut de ce même juge, résumée aux points 22 à 26 du présent arrêt, tendent d’ailleurs à confirmer l’existence d’un lien de causalité entre, d’une part, l’exercice, par celui-ci, de sa liberté d’expression sur des questions ayant trait aux réformes du système judiciaire polonais et, d’autre part, la mesure de mise à la retraite anticipée dont il a fait l’objet en application de l’article 13 de la loi modificative. Dès lors, sous réserve des vérifications qu’il
incombe à la juridiction de renvoi d’effectuer, cette mesure paraît s’inscrire dans une série de mesures, prises à l’égard de ce juge, ayant un caractère de sanction.
77 Quatrièmement, il ressort des indications figurant dans les demandes de décision préjudicielle que, alors que l’article 73, paragraphes 2 et 3, de la loi sur les juridictions de droit commun prévoit qu’un recours peut être exercé contre la décision mettant d’office à la retraite anticipée un juge en raison de son inaptitude à remplir ses fonctions, la loi modificative n’a prévu aucune voie de recours pour le magistrat qui fait l’objet d’une mesure de mise à la retraite anticipée en application de
l’article 13 de cette loi, justifiée non pas par son inaptitude à l’exercice des fonctions de juge, mais par son inaptitude au service militaire professionnel. Sous réserve des vérifications qu’il incombe à la juridiction de renvoi d’effectuer, cette appréciation ne paraît pas contredite par la circonstance que le juge P. R. a pu exercer une action devant le Sąd Rejonowy dla Warszawy-Śródmieścia w Warszawie (tribunal d’arrondissement de Varsovie centre-ville) afin de faire constater l’existence
de sa relation de travail. En effet, ainsi qu’il ressort du point 44 du présent arrêt, en réponse à la demande d’informations que lui a adressée la Cour, la juridiction de renvoi a précisé qu’une décision constatant l’absence de rupture de la relation de travail du juge P. R. aurait une portée limitée puisqu’elle n’entraînerait ni l’annulation rétroactive des effets déjà produits par la mesure de mise à la retraite anticipée en application de l’article 13 de la loi modificative ni la
réintégration de ce juge dans ses fonctions juridictionnelles au sein de la juridiction dans laquelle il exerçait ses fonctions.
78 Or, il ressort de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme que les magistrats ont droit à une protection contre l’arbitraire et que seul le contrôle de la légalité d’une décision de révocation par un organe judiciaire indépendant est à même de rendre ce droit effectif (voir, en ce sens, Cour EDH, 24 octobre 2023, Pająk et autres c. Pologne, CE:ECHR:2023:1024JUD002522618, § 194 ainsi que jurisprudence citée).
79 Cinquièmement, en supprimant le droit du juge militaire qui a été libéré des obligations de son service militaire professionnel d’être maintenu dans ses fonctions au sein de la juridiction militaire dans laquelle il avait été nommé et en imposant la mise à la retraite anticipée, à la date du 15 novembre 2023, du juge militaire qui avait été ainsi maintenu dans ses fonctions en vertu de la loi, les dispositions des articles 10 et 13 de la loi modificative sont, sous réserve des vérifications qu’il
incombe à la juridiction de renvoi d’effectuer, de nature à entraîner une régression de la législation polonaise en matière d’organisation de la justice, en méconnaissance du principe de non-régression rappelé aux points 66 et 67 du présent arrêt.
80 Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre aux deux premières questions dans l’affaire C‑646/23 et à la première question dans l’affaire C‑661/23 que l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation nationale qui prévoit la mise à la retraite anticipée d’office, à compter de l’entrée en vigueur de cette réglementation, d’un juge militaire déclaré inapte au service militaire professionnel, dans
des circonstances où, tout d’abord, ladite réglementation n’explique pas les raisons qui justifient l’introduction de ses dispositions ni n’indique aucun intérêt public auquel ces dernières répondraient, ensuite, la même réglementation ne s’applique pas aux procureurs militaires déclarés inaptes au service militaire professionnel, alors que ces deux catégories de magistrats étaient auparavant soumises aux mêmes règles, et n’affecte en fait qu’un seul juge, tout en s’inscrivant dans une série de
mesures, prises à l’égard de ce juge, ayant le caractère de sanction et, enfin, aucune voie de recours juridictionnel n’est ouverte audit juge pour contester la mesure de mise à la retraite anticipée d’office dont il fait ainsi l’objet.
Sur la deuxième question dans l’affaire C‑661/23 et la quatrième question dans l’affaire C‑646/23
81 Par sa deuxième question dans l’affaire C‑661/23 et sa quatrième question dans l’affaire C‑646/23, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE et le principe de primauté du droit de l’Union doivent être interprétés en ce sens qu’ils imposent à une juridiction nationale et à toute autre autorité de l’État membre concerné de laisser inappliquée une réglementation nationale qui impose la mise à la retraite anticipée d’un juge, lorsque cette
réglementation a été adoptée en violation de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, et s’il en résulte que le juge mis à la retraite en application de ladite réglementation doit être réintégré dans ses fonctions.
82 En vue de répondre à ces questions, il convient de rappeler que, en vertu d’une jurisprudence constante, le principe de primauté du droit de l’Union consacre la prééminence de ce droit sur le droit des États membres. Ce principe impose, dès lors, à toutes les instances des États membres de donner leur plein effet aux différentes normes de l’Union, le droit des États membres ne pouvant affecter l’effet reconnu à ces normes sur le territoire desdits États [arrêts du 19 novembre 2019, A. K. e.a.
(Indépendance de la chambre disciplinaire de la Cour suprême), C‑585/18, C‑624/18 et C‑625/18, EU:C:2019:982, points 157 et 158, et du 6 mars 2025, D. K. (Dessaisissement d’un juge), C‑647/21 et C‑648/21, EU:C:2025:143, point 88 ainsi que jurisprudence citée].
83 Ledit principe impose ainsi, notamment, à tout juge national chargé d’appliquer, dans le cadre de sa compétence, les dispositions du droit de l’Union l’obligation d’assurer le plein effet des exigences de ce droit dans le litige dont il est saisi en laissant au besoin inappliquée, de sa propre autorité, toute réglementation ou pratique nationale qui est contraire à une disposition du droit de l’Union d’effet direct, sans qu’il ait à demander ou à attendre l’élimination préalable de cette
réglementation ou pratique nationale par voie législative ou par tout autre procédé constitutionnel [arrêts du 9 mars 1978, Simmenthal, 106/77, EU:C:1978:49, point 24 ; du 24 juin 2019, Popławski, C‑573/17, EU:C:2019:530, point 58, et du 6 mars 2025, D. K. (Dessaisissement d’un juge), C‑647/21 et C‑648/21, EU:C:2025:143, point 89 ainsi que jurisprudence citée].
84 Or, l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, interprété à la lumière de l’article 47 de la Charte, qui met à la charge des États membres une obligation de résultat claire et précise et qui n’est assortie d’aucune condition, notamment en ce qui concerne l’indépendance et l’impartialité des juridictions appelées à interpréter et à appliquer le droit de l’Union et l’exigence que celles-ci soient préalablement établies par la loi, bénéficie d’un tel effet direct qui implique de laisser
inappliquée toute disposition, jurisprudence ou pratique nationale contraire à ces dispositions du droit de l’Union, telles qu’interprétées par la Cour [arrêt du 6 mars 2025, D. K. (Dessaisissement d’un juge), C‑647/21 et C‑648/21, EU:C:2025:143, point 90 ainsi que jurisprudence citée].
85 La Cour a jugé, dans le contexte d’une mesure de suspension des fonctions d’un juge, prise par une instance disciplinaire en méconnaissance de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, que la juridiction nationale, en vue de satisfaire notamment aux obligations rappelées aux points 82 à 84 du présent arrêt, doit écarter l’application de cette mesure lorsque cela est indispensable au regard de la situation procédurale en cause pour garantir la primauté du droit de l’Union [voir, en ce sens,
arrêt du 13 juillet 2023, YP e.a. (Levée d’immunité et suspension d’un juge), C‑615/20 et C‑671/20, EU:C:2023:562, point 65 ainsi que jurisprudence citée].
86 Cette interprétation s’applique également dans le contexte, comparable, des affaires au principal, caractérisé par l’adoption d’une réglementation imposant la mise à la retraite anticipée d’un juge en méconnaissance de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE.
87 L’appréciation finale des faits ainsi que l’application et l’interprétation du droit national revenant, dans le cadre d’une procédure visée à l’article 267 TFUE, à la seule juridiction de renvoi, c’est à celle-ci qu’il appartiendra de déterminer les conséquences concrètes découlant, dans les procédures au principal, du principe rappelé au point précédent. Cependant, ainsi que cela a été rappelé au point 72 du présent arrêt, la Cour peut, à partir des éléments du dossier dont elle dispose, fournir
à cette juridiction les éléments d’interprétation du droit de l’Union qui pourraient lui être utiles à cette fin.
88 À cet égard, il découle de la réponse aux deux premières questions dans l’affaire C‑646/23 et à la première question dans l’affaire C‑661/23 que la primauté ainsi que l’effet direct de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE impliquent que la juridiction de renvoi écarte l’application d’une réglementation nationale qui, en méconnaissance de ladite disposition, impose la mise à la retraite anticipée du juge unique qui la compose. Cette juridiction doit également pouvoir poursuivre, dans la
même composition, l’examen des procédures dont elle était saisie à la date de la mise à la retraite de ce juge, qui doit dès lors être réintégré dans ses fonctions, les organes judiciaires compétents en matière de détermination et de modification des formations de jugement de la juridiction nationale étant tenus d’assurer cette réintégration [voir, par analogie, arrêts du 13 juillet 2023, YP e.a. (Levée d’immunité et suspension d’un juge), C‑615/20 et C‑671/20, EU:C:2023:562, point 72, et du
6 mars 2025, D. K. (Dessaisissement d’un juge), C‑647/21 et C‑648/21, EU:C:2025:143, point 95 ainsi que jurisprudence citée].
89 Il convient, dès lors, de répondre à la deuxième question dans l’affaire C‑661/23 et à la quatrième question dans l’affaire C‑646/23 que l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE et le principe de primauté du droit de l’Union doivent être interprétés en ce sens qu’ils imposent à une juridiction nationale et à toute autre autorité de l’État membre concerné de laisser inappliquée une réglementation nationale qui impose la mise à la retraite anticipée d’un juge, lorsque cette réglementation a
été adoptée en violation de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, ce qui implique que le juge mis à la retraite en application de ladite réglementation doit être réintégré dans ses fonctions. Les organes judiciaires compétents en matière de détermination et de modification de la composition des formations de jugement sont tenus d’assurer cette réintégration.
Sur les troisièmes questions dans les affaires C‑646/23 et C‑661/23
90 Par ses troisièmes questions dans les affaires C‑646/23 et C‑661/23, la juridiction de renvoi, demande, en substance, si l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE doit être interprété en ce sens qu’une juridiction nationale qui décide de surseoir à statuer et de poser des questions préjudicielles à la Cour est en droit de suspendre provisoirement l’application d’une réglementation nationale prévoyant la mise à la retraite anticipée d’office du juge unique qui la compose, et ce jusqu’au
prononcé de sa décision prise à la suite de la réponse de la Cour, quand bien même, en vertu du droit national, elle n’aurait pas le pouvoir d’ordonner une telle suspension. La juridiction de renvoi demande également si, le cas échéant, une telle suspension implique que ledit juge doit être autorisé à poursuivre l’examen des autres affaires dont il était saisi à la date de prise d’effet de la mesure de mise à la retraite anticipée d’office dont il a fait l’objet.
91 Conformément à une jurisprudence constante, la pleine efficacité du droit de l’Union exige que le juge saisi d’un litige régi par ce droit puisse accorder les mesures provisoires permettant de garantir la pleine efficacité de la décision juridictionnelle à intervenir sur l’existence des droits invoqués sur la base de ce droit. En effet, si la juridiction nationale qui sursoit à statuer jusqu’à ce que la Cour réponde à sa question préjudicielle ne pouvait pas accorder de mesures provisoires
jusqu’au prononcé de sa décision prise à la suite de la réponse de la Cour, l’effet utile du système instauré à l’article 267 TFUE serait amoindri. L’effectivité de ce système serait également compromise si l’autorité s’attachant à de telles mesures provisoires pouvait être méconnue, notamment, par une autorité publique relevant de l’État membre dans lequel lesdites mesures ont été adoptées [arrêt du 6 octobre 2021, W.Ż. (Chambre de contrôle extraordinaire et des affaires publiques de la Cour
suprême – Nomination), C‑487/19, EU:C:2021:798, point 142 et jurisprudence citée].
92 La Cour a, en outre, précisé que, le cas échéant, le juge national doit écarter l’application des règles de droit interne qui feraient obstacle à ce pouvoir d’accorder des mesures provisoires (voir, en ce sens, arrêt du 19 juin 1990, Factortame e.a., C‑213/89, EU:C:1990:257, point 21, et ordonnance du président de la Cour du 25 février 2021, Sea Watch, C‑14/21 et C‑15/21, EU:C:2021:149, point 32 ainsi que jurisprudence citée).
93 Il s’ensuit que la juridiction de renvoi doit pouvoir suspendre l’application des dispositions de la loi modificative qui ont pour effet de lui imposer d’office une mesure de retraite jusqu’à ce qu’elle ait statué sur les procédures pénales au principal à la suite de la réponse de la Cour. Cette suspension provisoire de l’application de cette réglementation et, partant, de la mesure de mise à la retraite anticipée du juge unique qui compose cette juridiction implique également que cette dernière
ne saurait être dessaisie des autres affaires dont elle était saisie à la date de prise d’effet de cette mesure pour des motifs liés à l’application de celle-ci, de telle sorte qu’elle doit pouvoir poursuivre l’examen de ces affaires, à tout le moins pendant la période couverte par ladite suspension provisoire.
94 Eu égard aux considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre aux troisièmes questions dans les affaires C‑646/23 et C‑661/23 que l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE doit être interprété en ce sens qu’une juridiction nationale qui décide de surseoir à statuer et de poser des questions préjudicielles à la Cour est en droit de suspendre provisoirement l’application d’une réglementation nationale prévoyant la mise à la retraite anticipée d’office du juge unique qui la compose, et ce
jusqu’au prononcé de sa décision prise à la suite de la réponse de la Cour, quand bien même, en vertu du droit national, elle n’aurait pas le pouvoir d’ordonner une telle suspension. Cette suspension provisoire implique que le juge visé par la mesure de mise à la retraite d’office doit pouvoir poursuivre l’examen des autres affaires dont il était saisi à la date de prise d’effet de cette mesure.
Sur les dépens
95 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (quatrième chambre) dit pour droit :
1) L’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE
doit être interprété en ce sens que :
il s’oppose à une réglementation nationale qui prévoit la mise à la retraite anticipée d’office, à compter de l’entrée en vigueur de cette réglementation, d’un juge militaire déclaré inapte au service militaire professionnel, dans des circonstances où, tout d’abord, ladite réglementation n’explique pas les raisons qui justifient l’introduction de ses dispositions ni n’indique aucun intérêt public auquel ces dernières répondraient, ensuite, la même réglementation ne s’applique pas aux procureurs
militaires déclarés inaptes au service militaire professionnel, alors que ces deux catégories de magistrats étaient auparavant soumises aux mêmes règles, et n’affecte en fait qu’un seul juge, tout en s’inscrivant dans une série de mesures, prises à l’égard de ce juge, ayant le caractère de sanction et, enfin, aucune voie de recours juridictionnel n’est ouverte audit juge pour contester la mesure de mise à la retraite anticipée d’office dont il fait ainsi l’objet.
2) L’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE et le principe de primauté du droit de l’Union
doivent être interprétés en ce sens que :
ils imposent à une juridiction nationale et à toute autre autorité de l’État membre concerné de laisser inappliquée une réglementation nationale qui impose la mise à la retraite anticipée d’un juge, lorsque cette réglementation a été adoptée en violation de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, ce qui implique que le juge mis à la retraite en application de ladite réglementation doit être réintégré dans ses fonctions. Les organes judiciaires compétents en matière de détermination et
de modification de la composition des formations de jugement sont tenus d’assurer cette réintégration.
3) L’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE
doit être interprété en ce sens que :
une juridiction nationale qui décide de surseoir à statuer et de poser des questions préjudicielles à la Cour est en droit de suspendre provisoirement l’application d’une réglementation nationale prévoyant la mise à la retraite anticipée d’office du juge unique qui la compose, et ce jusqu’au prononcé de sa décision prise à la suite de la réponse de la Cour, quand bien même, en vertu du droit national, elle n’aurait pas le pouvoir d’ordonner une telle suspension. Cette suspension provisoire
implique que le juge visé par la mesure de mise à la retraite d’office doit pouvoir poursuivre l’examen des autres affaires dont il était saisi à la date de prise d’effet de cette mesure.
Signatures
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( *1 ) Langue de procédure : le polonais.
( i ) Les noms des présentes affaires sont des noms fictifs. Ils ne correspondent au nom réel d’aucune partie à ces procédures.