ARRÊT DE LA COUR (septième chambre)
5 juin 2025 ( *1 )
« Renvoi préjudiciel – Versement d’une indemnité de départ à la retraite aux juges et aux procureurs – Suspension et suppression de ce versement pour des raisons liées à des contraintes d’élimination du déficit budgétaire – Article 2 TUE – Article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE – Principe d’indépendance des juges – Compétence des pouvoirs législatif et exécutif des États membres pour réduire la rémunération des juges – Conditions »
Dans l’affaire C‑762/23,
ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par la Curtea de Apel Bucureşti (cour d’appel de Bucarest, Roumanie), par décision du 27 novembre 2023, parvenue à la Cour le 12 décembre 2023, dans la procédure
RL,
QN,
MR,
JT,
VS,
AX
contre
Curtea de Apel Bucureşti,
en présence de :
Consiliul Naţional pentru Combaterea Discriminării,
LA COUR (septième chambre),
composée de M. M. Gavalec (rapporteur), président de chambre, MM. Z. Csehi et F. Schalin, juges,
avocat général : M. D. Spielmann,
greffier : M. A. Calot Escobar,
vu la procédure écrite,
considérant les observations présentées :
– pour le gouvernement roumain, par Mmes E. Gane et L. Ghiţă, en qualité d’agents,
– pour la Commission européenne, par M. Ș. Ciubotaru, Mme K. Herrmann et M. F. Ronkes Agerbeek, en qualité d’agents,
vu la décision prise, l’avocat général entendu, de juger l’affaire sans conclusions,
rend le présent
Arrêt
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, lu en combinaison avec l’article 2 TUE.
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant RL, QN, MR, JT, VS et AX, qui sont d’anciennes magistrates, à la Curtea de Apel Bucureşti (cour d’appel de Bucarest, Roumanie) au sujet de l’absence de versement à celles-ci d’une indemnité de départ à la retraite.
Le cadre juridique
La loi no 24/2000
3 L’article 66 de la Legea nr. 24/2000 privind normele de tehnică legislativă pentru elaborarea actelor normative (loi no 24/2000, relative aux règles de technique législative pour l’élaboration des actes normatifs), du 27 mars 2000 (Monitorul Oficial al României, partie I, no 260 du 21 avril 2010), dispose :
« 1. Dans des cas particuliers, l’application d’un acte normatif peut être suspendue par un autre acte normatif de même niveau ou de niveau supérieur. Dans cette situation, la date à laquelle la suspension intervient ainsi que sa durée déterminée doivent être expressément prévues.
[...]
3. La prolongation de la suspension ou la modification ou l’abrogation de la disposition ou de l’acte normatif suspendu peut faire l’objet d’une disposition ou d’un acte normatif exprès, avec effet à compter de la date d’expiration de la suspension.
[...] »
La loi sur l’ancien statut des magistrats
4 L’article 74 de la Legea nr. 303/2004 privind statutul judecătorilor și procurorilor (loi no 303/2004, sur le statut des juges et des procureurs), du 28 juin 2004 (republiée dans le Monitorul Oficial al României, partie I, no 826 du 13 septembre 2005, ci-après la « loi sur l’ancien statut des magistrats »), prévoyait :
« 1. Pour leur travail, les juges et les procureurs ont droit à une rémunération déterminée en fonction du niveau de la juridiction ou du parquet, de la fonction occupée, de l’ancienneté dans la magistrature et d’autres critères prévus par la loi.
2. Les droits salariaux des juges et des procureurs ne peuvent être réduits ou suspendus que dans les cas prévus par la présente loi. Les salaires des juges et des procureurs sont fixés par une loi spéciale. [...] »
5 Aux termes de l’article 81 de la loi sur l’ancien statut des magistrats :
« 1. Les juges et les procureurs ayant une ancienneté continue de 20 ans dans la magistrature perçoivent, lors de leur départ à la retraite ou de la cessation de leurs fonctions pour d’autres raisons qui ne leur sont pas imputables, une indemnité égale à sept indemnités de classement mensuelles brutes, qui est imposée conformément à la loi.
2. L’indemnité prévue au paragraphe 1 est accordée une seule fois au cours de la carrière de juge ou de procureur et fait l’objet d’un enregistrement, conformément à la loi.
[...] »
La loi no 285/2010
6 Selon l’exposé des motifs de la Legea nr. 285/2010 privind salarizarea în anul 2011 a personalului plătit din fonduri publice (loi no 285/2010, relative à la rémunération pour 2011 du personnel payé sur des fonds publics), du 28 décembre 2010 (Monitorul Oficial al României, partie I, no 878 du 28 décembre 2010, ci‑après la « loi no 285/2010 »), « [e]n 2010, malgré de légères améliorations de la situation économique, les conditions financières se sont révélées plus difficiles qu’initialement prévu,
l’activité économique en Roumanie au cours des derniers mois étant toujours marquée par la récession ».
7 L’article 13, paragraphe 1, de cette loi prévoit :
« Pour l’année 2011, les dispositions légales relatives à l’octroi des aides ou, le cas échéant, des indemnités de départ à la retraite, de radiation, de cessation des fonctions ou d’affectation à l’armée de réserve ne s’appliquent pas. »
8 La suspension du paiement de ces indemnités a été prorogée chaque année jusqu’à l’année 2023 incluse, en dernier lieu par l’Ordonanța de urgență a Guvernului nr. 168/2022, privind unele măsuri fiscal-bugetare, prorogarea unor termene, precum și pentru modificarea și completarea unor acte normative (ordonnance d’urgence du gouvernement no 168/2022, relative à certaines mesures fiscales et budgétaires, prolongeant certains délais ainsi que modifiant et complétant certains actes normatifs), du
8 décembre 2022 (Monitorul Oficial al României, partie I, no 1186 du 9 décembre 2022).
La loi sur le nouveau statut des magistrats
9 La Legea nr. 303/2022, privind statutul judecătorilor și procurorilor (loi no 303/2022, sur le statut des juges et des procureurs), du 15 novembre 2022 (Monitorul Oficial al României, partie I, no 1102 du 16 novembre 2022, ci-après la « loi sur le nouveau statut des magistrats »), qui est entrée en vigueur le 16 décembre 2022, a abrogé la loi sur l’ancien statut des magistrats.
Le litige au principal et la question préjudicielle
10 Les requérantes au principal, qui sont d’anciennes magistrates, n’ont pas perçu, au moment de leur départ à la retraite, l’indemnité égale à sept indemnités de classement mensuelles brutes, prévue à l’article 81, paragraphe 1, de la loi sur l’ancien statut des magistrats (ci-après la « prime de départ »). De fait, l’article 13, paragraphe 1, de la loi no 285/2010 et les dispositions qui ont prorogé sans interruption la suspension du paiement de la prime de départ, jusqu’à l’année 2023 incluse,
ont eu pour effet de suspendre le versement de cette prime pendant treize années consécutives, jusqu’à son abrogation, le 16 décembre 2022, par la loi sur le nouveau statut des magistrats.
11 Les requérantes au principal ont saisi le Tribunalul București (tribunal de grande instance de Bucarest, Roumanie) d’un recours tendant, notamment, à contester la suspension du paiement de la prime de départ et à obtenir le paiement de dommages-intérêts correspondant au montant de cette prime qu’elles n’ont pas perçue.
12 Par un jugement du 9 mai 2023, cette juridiction a rejeté ce recours comme étant prématuré, au motif, en substance, que, compte tenu de la suspension répétée de l’article 81, paragraphe 1, de la loi sur l’ancien statut des magistrats, par des actes normatifs successifs considérés comme étant conformes à la Constitution roumaine, la prime de départ n’est pas entrée dans le patrimoine des requérantes au principal, le droit à cette prime étant subordonné à une nouvelle manifestation du législateur.
13 Les requérantes au principal ont interjeté appel de ce jugement devant la Curtea de Apel București (cour d’appel de Bucarest, Roumanie), qui est la juridiction de renvoi, en faisant valoir, notamment, que, eu égard au principe d’indépendance des juges, qui découle de l’article 19 TUE, le refus de leur octroyer la prime de départ portait atteinte au droit de propriété. Elles estiment également que la suspension du paiement de cette prime, qui avait été justifiée par la crise économique majeure que
la Roumanie a traversée durant l’année 2010, n’aurait dû avoir qu’un caractère temporaire. Partant, l’abrogation de l’article 81, paragraphe 1, de la loi sur l’ancien statut des magistrats serait disproportionnée.
14 La juridiction de renvoi rappelle, à titre liminaire, que la prime de départ, qui visait à remercier les juges pour avoir exercé leurs fonctions de manière ininterrompue et dans des conditions respectables durant au moins vingt ans, était considérée comme étant une prime de nature salariale ou une rémunération, puisqu’elle découlait directement de relation de travail.
15 Cette juridiction indique que la suspension du versement de cette prime, pour les années 2010 à 2022, avait été décidée en raison d’impératifs liés à l’élimination du déficit budgétaire excessif de l’État roumain. Elle précise, à cet égard, que l’exposé des motifs de plusieurs ordonnances d’urgence adoptées par le gouvernement, qui ont suspendu le versement de la prime de départ, mettait en évidence le risque que, faute d’adoption de mesures de réduction salariale de ce type, le déficit
budgétaire de la Roumanie dépasse le seuil de 3 % du produit intérieur brut (PIB) prévu à l’article 126, paragraphe 2, TFUE, lu en combinaison avec l’article 1er du protocole (no 12) sur la procédure concernant les déficits excessifs, annexé aux traités UE et FUE, ce qui pourrait conduire la Commission à ouvrir une procédure pour déficits excessifs contre cet État membre.
16 Bien que la Curtea Constituțională (Cour constitutionnelle, Roumanie) ait estimé que le droit à la prime de départ ne relevait pas de la catégorie des droits fondamentaux, de sorte que le législateur roumain était libre de supprimer le versement de celle-ci, la juridiction de renvoi se demande si la suspension de longue durée d’un tel versement, suivie de la suppression d’une telle prime, ne porte pas atteinte au principe d’indépendance des juges, qui découle de l’article 19 TUE. En effet, la
stabilité financière des juges, y compris des juges retraités, serait l’une des garanties de l’indépendance de la justice. Divers instruments internationaux mettraient d’ailleurs l’accent sur ce point, notamment le point 54 de la recommandation CM/Rec(2010)12 du Comité des ministres du Conseil de l’Europe, intitulée « Les juges : indépendance, efficacité et responsabilités », adoptée le 17 novembre 2010 (ci-après la « recommandation du Comité des ministres de l’année 2010 ») et le point 6.4 de la
charte européenne sur le statut des juges, adoptée à Strasbourg le 10 juillet 1998 par le Conseil de l’Europe.
17 Dans ces conditions, la Curtea de Apel București (cour d’appel de Bucarest) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :
« L’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, lu en combinaison avec l’article 2 TUE, doit-il être interprété en ce sens que le principe d’indépendance des juges s’oppose à l’abrogation, dans le cas des juges roumains ayant vingt ans d’ancienneté continue dans la magistrature, du droit de percevoir, lors de leur départ à la retraite ou de la cessation de leurs fonctions pour d’autres raisons qui ne leur sont pas imputables, une somme égale à sept indemnités de classement mensuelles brutes,
alors que, avant l’abrogation, l’exercice de ce droit salarial a été suspendu de manière continue et pendant une longue période, pour des raisons liées notamment aux contraintes d’élimination d’un déficit budgétaire excessif (le législateur invoquant expressément le seuil de 3 % du [PIB] prévu par le traité [FUE]) ? »
Sur la question préjudicielle
18 Par sa question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, lu en combinaison avec l’article 2 TUE, doit être interprété en ce sens que le principe d’indépendance des juges s’oppose à ce que soit abrogée, après avoir été suspendue de manière continue durant une longue période, pour des raisons liées notamment aux contraintes d’élimination d’un déficit budgétaire excessif de l’État membre concerné, la législation de cet État en vertu de
laquelle les magistrats ayant vingt ans d’ancienneté continue dans la magistrature percevaient, au moment de leur départ à la retraite ou de la cessation de leurs fonctions pour d’autres raisons qui ne leur étaient pas imputables, une indemnité de départ à la retraite.
19 Ainsi qu’il résulte d’une jurisprudence constante, bien que l’organisation de la justice dans les États membres relève de leur compétence, ceux-ci n’en sont pas moins tenus, dans l’exercice de celle‑ci, de respecter les obligations qui découlent, pour eux, du droit de l’Union, notamment lorsqu’ils arrêtent les modalités de détermination de la rémunération des juges (voir, en ce sens, arrêts du 18 mai 2021, Asociaţia Forumul Judecătorilor din România e.a., C‑83/19, C‑127/19, C‑195/19, C‑291/19,
C‑355/19 et C‑397/19, EU:C:2021:393, point 111, ainsi que du 25 février 2025, Sąd Rejonowy w Białymstoku et Adoreikė, C‑146/23 et C‑374/23, EU:C:2025:109, point 33).
20 L’article 19 TUE, qui concrétise la valeur de l’État de droit affirmée à l’article 2 TUE, confie aux juridictions nationales et à la Cour la charge de garantir la pleine application du droit de l’Union dans l’ensemble des États membres ainsi que la protection juridictionnelle que les justiciables tirent de ce droit. À cette fin, la préservation de l’indépendance de ces instances est primordiale. Cette exigence, qui est inhérente à la mission de juger, relève en effet du contenu essentiel du droit
fondamental à une protection juridictionnelle effective et à un procès équitable, lequel revêt une importance cardinale en tant que garant de la protection de l’ensemble des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union et de la préservation des valeurs communes aux États membres énoncées à l’article 2 TUE, notamment la valeur de l’État de droit (arrêt du 25 février 2025, Sąd Rejonowy w Białymstoku et Adoreikė, C‑146/23 et C‑374/23, EU:C:2025:109, points 47 et 48 ainsi que jurisprudence
citée).
21 La notion d’« indépendance des juridictions » suppose, notamment, que l’instance concernée exerce ses fonctions juridictionnelles en toute autonomie, sans être soumise à aucun lien hiérarchique ou de subordination à l’égard de quiconque et sans recevoir d’ordres ou d’instructions de quelque origine que ce soit, afin qu’elle soit ainsi protégée d’interventions ou de pressions extérieures susceptibles de porter atteinte à l’indépendance de jugement de ses membres et d’influencer leurs décisions.
Or, tout comme l’inamovibilité des membres de l’instance concernée, la perception par ceux-ci d’un niveau de rémunération en adéquation avec l’importance des fonctions qu’ils exercent constitue une garantie inhérente à l’indépendance des juges (arrêt du 25 février 2025, Sąd Rejonowy w Białymstoku et Adoreikė, C‑146/23 et C‑374/23, EU:C:2025:109, point 49 ainsi que jurisprudence citée).
22 Bien que, conformément au principe de séparation des pouvoirs qui caractérise le fonctionnement d’un État de droit, l’indépendance des juridictions doive être garantie à l’égard des pouvoirs législatif et exécutif d’un État membre, le seul fait que ces pouvoirs soient impliqués dans la détermination de la rémunération des juges n’est pas, en tant que tel, de nature à créer une dépendance des juges à l’égard desdits pouvoirs ni à engendrer des doutes quant à leur indépendance ou à leur
impartialité. Les États membres disposent en effet d’une large marge d’appréciation lorsqu’ils élaborent leur budget et arbitrent entre les différents postes de dépenses publiques. Cette large marge d’appréciation inclut la détermination de la méthode de calcul de ces dépenses et, notamment, de la rémunération des juges, les pouvoirs législatif et exécutif nationaux étant les mieux placés pour tenir compte du contexte socio-économique particulier de l’État membre dans lequel ce budget doit être
élaboré et l’indépendance des juges garantie (arrêt du 25 février 2025, Sąd Rejonowy w Białymstoku et Adoreikė, C‑146/23 et C‑374/23, EU:C:2025:109, points 50 et 51).
23 Il n’en demeure pas moins que les règles nationales relatives à la rémunération des juges ne doivent pas faire naître, dans l’esprit des justiciables, des doutes légitimes quant à l’imperméabilité des juges concernés à l’égard d’éléments extérieurs et à leur neutralité par rapport aux intérêts qui s’affrontent. À cette fin, les chartes, rapports et autres documents établis par les organes du Conseil de l’Europe ou relevant du système des Nations unies peuvent fournir des indications pertinentes
pour interpréter le droit de l’Union en présence de dispositions nationales adoptées en la matière (arrêt du 25 février 2025, Sąd Rejonowy w Białymstoku et Adoreikė, C‑146/23 et C‑374/23, EU:C:2025:109, points 52 et 53).
24 Ainsi que la Cour l’a jugé dans l’arrêt du 25 février 2025, Sąd Rejonowy w Białymstoku et Adoreikė (C‑146/23 et C‑374/23, EU:C:2025:109, point 65), les pouvoirs législatif et exécutif d’un État membre peuvent déroger à la réglementation nationale, qui définit de manière objective les modalités de détermination de la rémunération des juges, en décidant de réduire le montant de cette rémunération, sous réserve de satisfaire à un certain nombre d’exigences.
25 Premièrement, conformément au principe de sécurité juridique, une mesure de réduction salariale des juges ou de leur pension de retraite doit être déterminée par la loi, objective, prévisible et transparente. Cette loi peut prévoir l’intervention des partenaires sociaux, tout particulièrement des organisations représentant les juges concernés. Dans ce contexte, la transparence que revêt la procédure législative contribue à garantir l’indépendance des juges (arrêt du 25 février 2025, Sąd Rejonowy
w Białymstoku et Adoreikė, C‑146/23 et C‑374/23, EU:C:2025:109, points 54 et 66).
26 Deuxièmement, une mesure de réduction salariale des juges ou de leur pension de retraite doit être justifiée par un objectif d’intérêt général, tel qu’un impératif d’élimination d’un déficit public excessif, au sens de l’article 126, paragraphe 1, TFUE, étant précisé que la possibilité pour un État membre de se prévaloir d’un tel impératif ne présuppose pas l’ouverture contre lui d’une procédure au titre du protocole (no 12) sur la procédure concernant les déficits excessifs, annexé aux traités
UE et FUE (arrêt du 25 février 2025, Sąd Rejonowy w Białymstoku et Adoreikė, C‑146/23 et C‑374/23, EU:C:2025:109, points 67 et 68 ainsi que jurisprudence citée).
27 Les raisons budgétaires ayant justifié l’adoption d’une mesure dérogatoire aux règles de droit commun en matière de rémunération des juges doivent être clairement explicitées. En outre, sous réserve de circonstances exceptionnelles dûment justifiées, ces mesures ne doivent pas viser spécifiquement les seuls membres des juridictions nationales et doivent s’inscrire dans un cadre plus général visant à faire contribuer un ensemble plus large de membres de la fonction publique nationale à l’effort
budgétaire qui est poursuivi (voir, en ce sens, arrêts du 27 février 2018, Associação Sindical dos Juízes Portugueses, C‑64/16, EU:C:2018:117, point 49, et du 25 février 2025, Sąd Rejonowy w Białymstoku et Adoreikė, C‑146/23 et C‑374/23, EU:C:2025:109, point 69).
28 Ainsi que le prévoit le point 54 de la recommandation du Comité des ministres de l’année 2010, « [d]es dispositions légales spécifiques devraient être introduites pour se prémunir contre une réduction de rémunération visant spécifiquement les juges ». En revanche, comme le précise le point 57 de l’exposé des motifs de cette recommandation, « [l]a disposition visant la non-réduction de la rémunération des juges spécifiquement ne s’oppose pas à une réduction de la rémunération s’inscrivant dans le
cadre des politiques publiques visant à la réduction générale des salaires des membres des services publics ».
29 Par conséquent, lorsqu’un État membre adopte des mesures de restriction budgétaire qui frappent ses fonctionnaires et ses agents publics, il peut, dans une société caractérisée par la solidarité, ainsi que le souligne l’article 2 TUE, décider d’appliquer ces mesures également aux juges nationaux (arrêt du 25 février 2025, Sąd Rejonowy w Białymstoku et Adoreikė, C‑146/23 et C‑374/23, EU:C:2025:109, point 71).
30 Troisièmement, conformément au principe de proportionnalité, lequel constitue un principe général du droit de l’Union [arrêt du 8 mars 2022, Bezirkshauptmannschaft Hartberg-Fürstenfeld (Effet direct), C‑205/20, EU:C:2022:168, point 31], une mesure visant à réduire la rémunération des juges doit être apte à garantir la réalisation de l’objectif d’intérêt général poursuivi, se limiter au strict nécessaire pour atteindre cet objectif et ne pas être disproportionnée par rapport audit objectif, ce qui
implique de pondérer l’importance de ce dernier et la gravité de l’ingérence dans le principe d’indépendance des juges.
31 À ce titre, une mesure de cette nature, qui apparaît apte à la réalisation de l’objectif d’intérêt général visé au point 26 du présent arrêt, doit demeurer exceptionnelle et temporaire, en ce qu’elle ne doit pas s’appliquer au-delà de la durée nécessaire à la réalisation de l’objectif légitime poursuivi, tel que l’élimination d’un déficit public excessif. En outre, l’incidence de ladite mesure sur la rémunération des juges ne doit pas être disproportionnée par rapport à l’objectif poursuivi
(arrêt du 25 février 2025, Sąd Rejonowy w Białymstoku et Adoreikė, C‑146/23 et C‑374/23, EU:C:2025:109, points 73 et 74).
32 Néanmoins, compte tenu de la large marge d’appréciation reconnue aux États membres lorsqu’ils élaborent leur budget et arbitrent entre les différents postes de dépenses publiques, telle que rappelée au point 22 du présent arrêt, il est loisible à un État membre d’adopter une mesure législative tendant, non pas à déroger à la réglementation de base fixant la rémunération des juges pour faire face à une crise budgétaire, mais à modifier cette réglementation pour l’avenir, en diminuant leur
rémunération, afin d’améliorer sa situation budgétaire à long terme.
33 Le principe d’indépendance des juges, qui découle de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, lu en combinaison avec l’article 2 TUE, ne saurait s’opposer à une telle modification, même si elle n’est pas limitée dans le temps, pour autant que le niveau de rémunération des juges, nouvellement fixé, demeure suffisant pour assurer leur indépendance.
34 La préservation de l’indépendance des juges exige en effet que, en dépit de l’application à leur égard d’une mesure de restriction budgétaire, le niveau de leur rémunération soit toujours en adéquation avec l’importance des fonctions qu’ils exercent, afin qu’ils demeurent à l’abri d’interventions ou de pressions extérieures susceptibles de mettre en péril leur indépendance de jugement et d’influencer leurs décisions, conformément à la jurisprudence rappelée au point 21 du présent arrêt.
35 À cet égard, il ressort de la jurisprudence issue de l’arrêt du 7 février 2019, Escribano Vindel (C‑49/18, EU:C:2019:106, points 70, 71 et 73), que le niveau de rémunération des juges doit être suffisamment élevé, eu égard au contexte socio-économique de l’État membre concerné, pour leur conférer une indépendance économique certaine de nature à les protéger contre le risque que d’éventuelles interventions ou pressions extérieures puissent nuire à la neutralité de leurs décisions. Ainsi, le niveau
de cette rémunération doit être de nature à prémunir les juges contre le risque de corruption.
36 L’appréciation du caractère adéquat de la rémunération des juges suppose, notamment, de tenir compte de la situation économique, sociale et financière de l’État membre concerné. Dans cette perspective, il est approprié de comparer la rémunération moyenne des juges au salaire moyen dans ledit État (arrêt du 25 février 2025, Sąd Rejonowy w Białymstoku et Adoreikė, C‑146/23 et C‑374/23, EU:C:2025:109, point 62).
37 Les considérations exposées aux deux points précédents valent mutatis mutandis pour les juges retraités. En effet, le fait, pour les juges en activité, d’avoir la garantie qu’ils percevront, après leur départ à la retraite, une pension suffisamment élevée est de nature à les prémunir contre le risque de corruption durant leur période d’activité.
38 Il y a lieu de mentionner, à cet égard, le point 54 de la recommandation du Comité des ministres de l’année 2010 aux termes duquel « devrait être garanti [...] le versement d’une pension de retraite dont le niveau devrait être raisonnablement en rapport avec celui de la rémunération des juges en exercice ». De même, il ressort du point 6.4 de la charte européenne sur le statut des juges mentionnée au point 16 du présent arrêt que ce statut doit garantir aux juges « qui ont atteint l’âge légal de
cessation de leurs fonctions[,] après les avoir accomplies à titre professionnel pendant une durée déterminée[,] le versement d’une pension de retraite dont le niveau doit être aussi proche que possible de celui de leur dernière rémunération d’activité juridictionnelle ».
39 Quatrièmement, une mesure de réduction salariale doit pouvoir faire l’objet d’un contrôle juridictionnel effectif selon les modalités procédurales prévues par le droit de l’État membre concerné.
40 Bien que, dans le cadre de la procédure prévue à l’article 267 TFUE, il ne lui appartienne pas d’appliquer les règles du droit de l’Union à une espèce déterminée, la Cour peut, à partir du dossier de l’affaire au principal ainsi que des observations écrites dont elle dispose et afin de fournir une réponse utile aux juridictions de renvoi, leur donner des indications de nature à permettre à ces juridictions de statuer (arrêt du 25 février 2025, Sąd Rejonowy w Białymstoku et Adoreikė, C‑146/23
et C‑374/23, EU:C:2025:109, point 77 ainsi que jurisprudence citée).
41 À cet égard, il y a lieu de relever, en premier lieu, que l’abrogation de l’article 81, paragraphe 1, de la loi sur l’ancien statut des magistrats par la loi sur le nouveau statut des magistrats a, en l’occurrence, été motivée par des impératifs liés à l’élimination du déficit budgétaire excessif de l’État membre concerné, ainsi que l’indiquait notamment l’exposé des motifs de la loi no 285/2010, tel que mentionné au point 6 du présent arrêt. Plus largement, ainsi qu’il ressort du point 15 du
présent arrêt, la juridiction de renvoi relève que l’exposé des motifs de plusieurs ordonnances d’urgence adoptées par le gouvernement, qui ont suspendu le versement de la prime de départ, a mis en évidence le risque de voir le déficit budgétaire de la Roumanie dépasser le seuil de 3 % du PIB prévu à l’article 126, paragraphe 2, TFUE, lu en combinaison avec l’article 1er du protocole no 12 sur la procédure concernant les déficits excessifs annexé aux traités UE et FUE, ainsi que le risque, pour
cet État membre, de devoir faire face à l’ouverture par la Commission d’une procédure pour déficits excessifs, en l’absence d’adoption d’urgence de mesures de réduction salariale.
42 En deuxième lieu, la suppression de la prime de départ entraîne une réduction limitée du montant de la rémunération des juges roumains. En outre, cette mesure affecte non pas la rémunération principale des juges roumains, mais un complément de rémunération qui ne pouvait être perçu qu’une seule fois, au moment du départ à la retraite. Partant, sous réserve des vérifications qu’il appartient à la juridiction de renvoi d’effectuer, la suppression de cette prime n’apparaît pas disproportionnée.
43 En troisième lieu, ainsi que la Commission l’a souligné dans ses observations écrites en s’appuyant sur le graphique 34 de sa communication COM(2023) 309 final, intitulée « Tableau de bord 2023 de la justice dans l’UE », en début de carrière et pour les juges des juridictions suprêmes, le salaire annuel moyen des juges roumains représente, respectivement, 2,9 fois et 5,8 fois le salaire brut moyen annuel roumain.
44 Il résulte des deux points qui précèdent que, en dépit de l’abrogation de l’article 81, paragraphe 1, de la loi sur l’ancien statut des magistrats, la rémunération des juges roumains demeure en adéquation avec l’importance des fonctions qu’ils exercent.
45 En quatrième lieu, la suspension, puis l’abrogation de cette disposition, s’inscrivent dans une politique plus large de réduction de la rémunération du personnel de la fonction publique roumaine. Ainsi, l’article 13, paragraphe 1, de la loi no 285/2010 disposait que, « [p]our l’année 2011, les dispositions légales relatives à l’octroi des aides ou, le cas échéant, des indemnités de départ à la retraite, de radiation, de cessation des fonctions ou d’affectation à l’armée de réserve ne s’appliquent
pas ». Or, ainsi que l’a indiqué la Commission dans ses observations écrites, la suppression de l’aide accompagnant l’affectation à l’armée de réserve concernait les militaires, les policiers ainsi que les fonctionnaires bénéficiant d’un statut particulier dans le système de gestion pénitentiaire.
46 En cinquième lieu, dans le contexte de la présente affaire, l’abrogation de l’article 81, paragraphe 1, de la loi sur l’ancien statut des magistrats, après que cette disposition a été suspendue de manière continue pendant treize années, a contribué à clarifier l’état du droit national et, ce faisant, à assurer la sécurité juridique.
47 En outre, et sous réserve des vérifications qu’il appartient à la juridiction de renvoi d’effectuer, les requérantes au principal ne sauraient se prévaloir d’une quelconque confiance légitime quant au maintien du bénéfice de la prime de départ. Ainsi qu’il ressort de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, « [l]’espérance légitime de pouvoir continuer à jouir du bien doit reposer sur une “base suffisante en droit interne”, par exemple lorsqu’elle est confirmée par une
jurisprudence bien établie des tribunaux ou lorsqu’elle est fondée sur une disposition législative ou sur un acte légal concernant l’intérêt patrimonial en question » (Cour EDH, 23 septembre 2014, Valle Pierimpiè Società Agricola S.P.A. c. Italie, CE:ECHR:2014:0923JUD004615411, § 38).
48 Or, en l’occurrence, il découle tant de la jurisprudence de la Curtea Constituțională (Cour constitutionnelle), mentionnée au point 16 du présent arrêt, que de l’article 66, paragraphe 3, de la loi no 24/2000 mentionnée au point 3 du présent arrêt, que, depuis l’année 2010, le droit à bénéficier d’une prime de départ ne saurait être considéré comme reposant sur une base suffisante en droit roumain. En effet, la Curtea Constituțională (Cour constitutionnelle) a estimé que le droit à la prime de
départ ne constituant pas un droit fondamental, le législateur roumain était libre de supprimer le versement de celle-ci. Quant à cet article 66, paragraphe 3, il prévoit que l’abrogation d’une disposition qui a été suspendue peut faire l’objet d’une disposition expresse, avec effet à compter de la date d’expiration de la suspension.
49 Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, il convient de répondre à la question posée que l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, lu en combinaison avec l’article 2 TUE, doit être interprété en ce sens que le principe d’indépendance des juges ne s’oppose pas à ce que soit abrogée, après avoir été suspendue de manière continue durant une longue période, pour des raisons liées notamment aux contraintes d’élimination d’un déficit budgétaire excessif de l’État membre concerné,
la législation de cet État en vertu de laquelle les magistrats ayant vingt ans d’ancienneté continue dans la magistrature percevaient, au moment de leur départ à la retraite ou de la cessation de leurs fonctions pour d’autres raisons qui ne leur étaient pas imputables, une indemnité de départ à la retraite.
Sur les dépens
50 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (septième chambre) dit pour droit :
L’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, lu en combinaison avec l’article 2 TUE,
doit être interprété en ce sens que :
le principe d’indépendance des juges ne s’oppose pas à ce que soit abrogée, après avoir été suspendue de manière continue durant une longue période, pour des raisons liées notamment aux contraintes d’élimination d’un déficit budgétaire excessif de l’État membre concerné, la législation de cet État en vertu de laquelle les magistrats ayant vingt ans d’ancienneté continue dans la magistrature percevaient, au moment de leur départ à la retraite ou de la cessation de leurs fonctions pour d’autres
raisons qui ne leur étaient pas imputables, une indemnité de départ à la retraite.
Signatures
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( *1 ) Langue de procédure : le roumain.