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06/03/2025 | CJUE | N°C-647/21

CJUE | CJUE, Arrêt de la Cour, D. K. e.a., 06/03/2025, C-647/21


 ARRÊT DE LA COUR (cinquième chambre)

6 mars 2025 ( *1 )

« Renvoi préjudiciel – État de droit – Article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE – Principe d’inamovibilité et d’indépendance des juges – Résolution du collège d’une juridiction de dessaisir un juge de toutes ses affaires – Absence de critères objectifs pour prendre une décision de dessaisissement – Absence d’obligation de motivation d’une telle décision – Primauté du droit de l’Union – Obligation de laisser inappliquée une telle décision de dessaisissement

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Dans les affaires jointes C‑647/21 et C‑648/21,

ayant pour objet des demandes de décision préjudicielle au ...

 ARRÊT DE LA COUR (cinquième chambre)

6 mars 2025 ( *1 )

« Renvoi préjudiciel – État de droit – Article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE – Principe d’inamovibilité et d’indépendance des juges – Résolution du collège d’une juridiction de dessaisir un juge de toutes ses affaires – Absence de critères objectifs pour prendre une décision de dessaisissement – Absence d’obligation de motivation d’une telle décision – Primauté du droit de l’Union – Obligation de laisser inappliquée une telle décision de dessaisissement »

Dans les affaires jointes C‑647/21 et C‑648/21,

ayant pour objet des demandes de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduites par le Sąd Okręgowy w Słupsku (tribunal régional de Slupsk, Pologne), par décisions du 20 octobre 2021, parvenues à la Cour le 25 octobre 2021, dans les procédures pénales contre

D. K. (C‑647/21),

M. C.,

M. F. (C‑648/21),

en présence de :

Prokuratura Rejonowa w Bytowie,

Prokuratura Okręgowa w Łomży,

LA COUR (cinquième chambre),

composée de M. I. Jarukaitis (rapporteur), président de la quatrième chambre, faisant fonction de président de la cinquième chambre, MM. D. Gratsias et E. Regan, juges,

avocat général : M. A. M. Collins,

greffier : Mme M. Siekierzyńska, administratrice,

vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 24 janvier 2024,

considérant les observations présentées :

– pour la Prokuratura Rejonowa w Bytowie, par Mme T. Rutkowska- Szmydyńska, Prokurator Regionalny w Gdańsku,

– pour la Prokuratura Okręgowa w Łomży, par Mme A. Bałazy, Zastępca Prokuratora Okręgowego w Łomży,

– pour le gouvernement polonais, par M. B. Majczyna et Mme S. Żyrek, en qualité d’agents,

– pour le gouvernement danois, par Mmes D. Elkan, V. Pasternak Jørgensen et M. Søndahl Wolff , en qualité d’agents,

– pour le gouvernement néerlandais, par Mme M. K. Bulterman et M. J. Langer, en qualité d’agents,

– pour le gouvernement suédois, par Mmes A. M. Runeskjöld et H. Shev, en qualité d’agents,

– pour la Commission européenne, par Mme K. Herrmann, MM. P. Stancanelli et P. J. O. Van Nuffel, en qualité d’agents,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 11 avril 2024,

rend le présent

Arrêt

1 Les demandes de décision préjudicielle portent sur l’interprétation de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE et de l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »).

2 Ces demandes ont été présentées dans le cadre de procédures pénales engagées contre D. K. (affaire C‑647/21) ainsi que contre M. C. et M. F. (affaire C‑648/21).

Le cadre juridique

La Constitution de la République de Pologne

3 L’article 178, paragraphe 1, de la Konstytucja Rzeczypospolitej Polskiej (Constitution de la République de Pologne) énonce :

« Les juges sont indépendants dans l’exercice de leurs fonctions et ne sont soumis qu’à la Constitution et aux lois. »

4 L’article 179 de cette constitution prévoit :

« Les juges sont nommés par le président de la République, sur proposition de la Krajowa Rada Sądownictwa [(Conseil national de la magistrature, Pologne) (ci-après la “KRS”)], pour une durée indéterminée. »

5 L’article 180 de ladite constitution dispose :

« 1.   Les juges sont inamovibles.

2.   Un juge ne peut être révoqué, suspendu de ses fonctions, muté dans un autre ressort ou une autre fonction contre sa volonté qu’en vertu d’une décision de justice et uniquement dans les cas prévus par la loi. »

La loi sur les juridictions de droit commun

6 L’article 11, paragraphe 3, de l’ustawa Prawo o ustroju sądów powszechnych (loi sur l’organisation des juridictions de droit commun), du 27 juillet 2001 (Dz. U. no 98, position 1070), dans sa version applicable aux litiges au principal (ci-après la « loi sur les juridictions de droit commun »), énonce :

« Le président d’une section est nommé par le président de la juridiction. [...] Avant de nommer le président d’une section au sein d’un sąd okręgowy [(tribunal régional)] ou d’un sąd rejonowy [(tribunal d’arrondissement)], le président de la juridiction consulte le collège du sąd okręgowy [(tribunal régional)]. »

7 En vertu de l’article 21, paragraphe 1, point 2, de cette loi, les organes d’un sąd okręgowy (tribunal régional) sont le président du tribunal, le collège du tribunal et le directeur du tribunal.

8 L’article 22a de ladite loi prévoit :

« 1.   [...] le président du sąd okręgowy [(tribunal régional)] près le sąd okręgowy [(tribunal régional)], après avis du collège du sąd okręgowy [(tribunal régional)], fixe la répartition des tâches, qui détermine :

1) l’affectation des juges [...] aux sections de la juridiction ;

2) l’étendue des responsabilités des juges [...] ainsi que les modalités de leur participation à l’attribution des affaires ;

3) le tableau d’astreinte et des remplacements des juges, [...]

– en tenant compte de la spécialisation des juges [...] pour connaître des différents types d’affaires, de la nécessité d’assurer une répartition adéquate des juges [...] dans les sections de la juridiction et d’une répartition équitable de leurs responsabilités ainsi que de la nécessité de garantir le bon déroulement de la procédure juridictionnelle.

[...]

4.   Le président de la juridiction peut, à tout moment, décider d’une nouvelle répartition, totale ou partielle, des tâches, lorsque les raisons visées au paragraphe 1 le justifient. [...]

4a.   La mutation d’un juge vers une autre section est subordonnée à son consentement.

4b.   La mutation d’un juge vers une autre section n’est pas subordonnée à son consentement :

1) en cas de mutation vers une autre section connaissant d’affaires qui relèvent du même domaine ;

2) lorsqu’aucun autre juge de la section depuis laquelle la mutation est effectuée n’a consenti à sa mutation ;

3) lorsque le juge muté est affecté à la section [des registres fonciers ou à la section commerciale des registres des nantissements].

4c.   Les dispositions du paragraphe 4b, points 1 et 2, ne sont pas applicables au juge qui, sur une période de trois ans, a été muté dans une autre section sans son consentement. En cas de mutation d’un juge dans une autre section sans son consentement dans le cas visé au paragraphe 4b, point 2, il est tenu compte, notamment, de l’ancienneté des juges dans la section depuis laquelle ils sont mutés.

5.   Le juge ou le juge assesseur dont la répartition des tâches a été modifiée, de telle sorte que l’étendue de ses responsabilités a été modifiée, en particulier en raison d’une mutation vers une autre section de la juridiction, peut former un recours auprès de la [KRS] dans un délai de sept jours à compter de la notification de ses nouvelles responsabilités. Aucun recours n’est ouvert en cas :

1) de mutation dans une section chargée de statuer sur des affaires qui relèvent du même domaine ;

2) d’attribution de responsabilités au sein de la même section, en vertu de règles applicables aux autres juges et, en particulier, en cas de révocation d’une affectation à une section spécialisée ou à une autre forme de spécialisation.

6.   Le recours visé au paragraphe 5 est introduit par l’intermédiaire du président de la juridiction concernée qui a procédé à la répartition des tâches faisant l’objet dudit recours. Ledit président communique le recours à la [KRS] dans un délai de 14 jours à compter de sa réception, accompagné de sa position dans l’affaire. La [KRS] adopte une résolution accueillant ou rejetant le recours formé par le juge, en tenant compte des éléments visés au paragraphe 1. La décision de la [KRS] adoptée sur
le recours visé au paragraphe 5 ne doit pas être motivée. La décision de la [KRS] n’est pas susceptible de recours. Jusqu’au moment de l’adoption de la décision, le juge ou le juge assesseur s’acquitte de ses responsabilités existantes. »

9 L’article 24, paragraphe 1, de la loi sur les juridictions de droit commun énonce :

« Le président du sąd okręgowy [(tribunal régional)] est nommé par le ministre de la Justice parmi les juges du sąd apelacyjny [(cour d’appel)], du sąd okręgowy [(tribunal régional)] ou du sąd rejonowy [(tribunal d’arrondissement)]. Après avoir nommé le président du sąd okręgowy [(tribunal régional)], le ministre de la Justice le présente à l’assemblée générale des juges du sąd okręgowy [(tribunal régional)]. »

10 Conformément à l’article 30, paragraphe 1, de cette loi, le collège du sąd okręgowy (tribunal régional) est composé du président du sąd okręgowy (tribunal régional) ainsi que des présidents des sądy rejonowe (tribunaux d’arrondissement) relevant du ressort du sąd okręgowy (tribunal régional).

11 L’article 42a de ladite loi prévoit :

« 1.   Dans le cadre des activités des juridictions ou des organes des juridictions, il n’est pas permis de remettre en cause la légitimité des tribunaux et cours, des organes constitutionnels de l’État ou des organes de contrôle et de protection du droit.

2.   Une juridiction de droit commun ou un autre organe du pouvoir ne peut pas constater ou apprécier la légalité de la nomination d’un juge ou du pouvoir d’exercer des missions en matière d’administration de la justice qui découle de cette nomination. »

12 L’article 47a de la loi sur les juridictions de droit commun dispose :

« 1.   Les affaires sont attribuées aux juges et aux juges assesseurs de manière aléatoire selon des catégories spécifiques d’affaires, sauf attribution d’affaires à un juge d’astreinte.

2.   Les affaires sont réparties entre les différentes catégories à parts égales, à moins que la part ne soit réduite du fait de la fonction occupée, de la participation à l’attribution des affaires d’une autre catégorie ou pour d’autres raisons prévues par la loi. »

13 Aux termes de l’article 47b de cette loi :

« 1.   La modification de la composition d’une juridiction n’est admise que si celle-ci ne peut pas traiter l’affaire dans sa composition actuelle ou qu’il existe un obstacle durable au traitement de l’affaire dans sa composition actuelle. Les dispositions de l’article 47a s’appliquent mutatis mutandis.

[...]

3.   Les décisions mentionnées [au paragraphe 1] sont prises par le président de la juridiction ou par un juge désigné par celui-ci.

4.   Le changement du lieu d’affectation d’un juge ou son détachement dans une autre juridiction ainsi que la fin d’un détachement ne font pas obstacle à l’adoption d’actes [de procédure] dans les affaires attribuées au lieu d’affectation ou lieu d’exercice actuel jusqu’à la clôture de ces affaires.

5.   Le collège de la juridiction dont relève le nouveau lieu d’affectation ou de détachement du juge peut, à la demande de celui-ci ou d’office, le dessaisir de tout ou partie des affaires, notamment en raison de la distance entre cette juridiction et le nouveau lieu d’affectation ou de détachement du juge et en fonction de l’état d’avancement des affaires en cours. Avant d’adopter une résolution, le collège de la juridiction consulte les présidents des tribunaux compétents.

6.   Les dispositions des paragraphes 4 et 5 s’appliquent mutatis mutandis en cas de mutation vers une autre section de la même juridiction. »

14 L’article 17, paragraphe 1, de l’ustawa o zmianie ustawy – Prawo o ustroju sądów powszechnych oraz niektórych innych ustaw (loi modifiant la loi sur les juridictions de droit commun et certaines autres lois), du 12 juillet 2017 (Dz. U. de 2017, position 1452), dispose :

« Les présidents et vice-présidents des juridictions nommés sur la base des dispositions de la loi modifiée à l’article 1er, dans sa version en vigueur jusqu’à ce jour, peuvent être révoqués par le ministre de la Justice, dans un délai n’excédant pas six mois à compter de la date d’entrée en vigueur de la présente loi, sans observer les exigences énoncées à l’article 27 de la loi modifiée à l’article 1er, telle que modifiée par la présente loi. »

Les litiges au principal et les questions préjudicielles

15 Les demandes de décision préjudicielle ont été introduites par la même juge à l’occasion de l’examen de deux affaires pénales distinctes.

16 S’agissant de l’affaire C‑647/21, l’affaire au principal trouve son origine dans une procédure pénale engagée contre D. K. Par une décision du tribunal de première instance, D. K. a été condamné à une peine d’emprisonnement. Il a interjeté appel de cette décision devant le Sąd Okręgowy w Słupsku (tribunal régional de Slupsk, Pologne), qui est la juridiction de renvoi. Dans cette affaire, la formation de jugement siégeant à juge unique, la juge ayant transmis les deux présentes demandes de
décision préjudicielle est à la fois juge rapporteure et présidente de la formation.

17 S’agissant de l’affaire C‑648/21, l’affaire au principal trouve son origine dans une procédure pénale engagée contre M. C. et M. F. Par une décision d’un tribunal de première instance, M. C. et M. F. ont été condamnés. La juridiction de deuxième instance devant laquelle ces derniers ont interjeté appel a acquitté M. C. et confirmé la condamnation de M. F. Le Prokurator Generalny (procureur général, Pologne) a formé un pourvoi contre la décision de la juridiction de deuxième instance concernant
M. C. devant le Sąd Najwyższy (Cour suprême, Pologne). Ce dernier a annulé cette décision et a renvoyé l’affaire devant le Sąd Okręgowy w Słupsku (tribunal régional de Slupsk), qui est la juridiction de renvoi. Dans cette affaire, la formation de jugement siège en chambre à trois juges, qui est composée de la présidente de la formation, du président de la juridiction de renvoi et d’un troisième juge. La demande de décision préjudicielle a été introduite par la seule présidente de la formation qui
est la même juge que dans l’affaire C‑647/21.

18 Au mois de septembre 2021, dans une procédure sans lien avec les affaires au principal, la juge ayant transmis les deux présentes demandes de décision préjudicielle a rendu une décision par laquelle elle a demandé au président de la section d’appel du Sąd Okręgowy w Słupsku (tribunal régional de Slupsk) de réattribuer une affaire à un autre juge, voire de remplacer, dans la formation de jugement dans cette procédure, le président du Sąd Okręgowy w Słupsku (tribunal régional de Slupsk) par un
autre juge siégeant. Elle a motivé cette demande par le fait que le président de la juridiction de renvoi avait été nommé à ses fonctions sur la base d’une résolution de la KRS dans sa nouvelle composition. Ainsi, la présence d’un tel juge au sein de la formation de jugement violerait le droit à un tribunal préalablement établi par la loi, au sens de l’article 19, paragraphe 1, TUE, de l’article 47 de la Charte ainsi que de l’article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de
l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (ci-après la « CEDH »). Le vice-président de la juridiction de renvoi, nommé, lui aussi, sur proposition de la KRS dans sa nouvelle composition, a annulé la décision contenant ladite demande de cette juge.

19 Au mois d’octobre 2021, dans une autre affaire, ladite juge a annulé un jugement d’une juridiction de première instance rendu par une personne qui avait été nommée aux fonctions de juge sur la base d’une résolution de la KRS dans sa nouvelle composition. Elle a fondé sa décision d’annulation, notamment, sur l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE et l’article 47 de la Charte.

20 Le 11 octobre 2021, le collège du Sąd Okręgowy w Słupsku (tribunal régional de Slupsk), composé du président de cette juridiction et des présidents des cinq sądy rejonowe (tribunaux d’arrondissement) relevant du ressort du Sąd Okręgowy w Słupsku (tribunal régional de Slupsk), a adopté une résolution visant à dessaisir la juge ayant transmis les deux présentes demandes de décision préjudicielle d’environ soixante-dix affaires qui lui avaient été attribuées au sein de la sixième section pénale
d’appel, y compris les affaires au principal (ci-après la « résolution du collège »). Selon cette juge, cette résolution ne lui avait pas été signifiée et les motifs de celle-ci n’avaient pas été portés à sa connaissance. Elle indique que le président de la juridiction de renvoi l’a simplement informée de son dessaisissement. Elle ajoute que ce dernier a, à deux reprises, refusé de faire droit à ses demandes d’accès au contenu de ladite résolution.

21 Le 13 octobre 2021, le président du Sąd Okręgowy w Słupsku (tribunal régional de Slupsk) a adopté une ordonnance portant sur la mutation de ladite juge de la section d’appel de cette juridiction, devant laquelle les affaires au principal sont pendantes, à la section de première instance de ladite juridiction (ci-après l’« ordonnance de mutation »). Un autre juge a été transféré à sa place, pour siéger dans la section d’appel.

22 Selon la juridiction de renvoi, les motifs de l’ordonnance de mutation se bornent, de manière laconique, à mentionner la nécessité d’assurer le bon fonctionnement des deux sections. Cette ordonnance ferait également référence à une correspondance non spécifiée entre le président du Sąd Okręgowy w Słupsku (tribunal régional de Slupsk) et le président de l’une de ces sections.

23 Le 18 octobre 2021, l’ordonnance de mutation est entrée en vigueur. Cette ordonnance ne contient aucune information sur les éventuelles voies de recours.

24 Dans ces circonstances, la juridiction de renvoi souhaite savoir, en substance, si la juge ayant transmis les deux présentes demandes de décision préjudicielle peut continuer à siéger dans l’affaire au principal correspondant à l’affaire C‑647/21 en tant que juge unique et dans l’affaire au principal correspondant à l’affaire C‑648/21 en tant que présidente de la formation de jugement.

25 Selon cette juridiction, au vu des circonstances, telles qu’exposées aux points 18 à 23 du présent arrêt, qui ont conduit à son dessaisissement des affaires dont cette juge était rapporteure, y compris des affaires au principal, elle est confrontée à la nécessité de trancher la question de savoir si de tels actes violent l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, lu en combinaison avec l’article 47 de la Charte. Si tel était le cas, la juridiction de renvoi souhaite savoir si elle est tenue
d’ignorer la résolution du collège et les autres actes subséquents, tels que la décision réattribuant à un autre juge les affaires dont ladite juge a été dessaisie, y compris les affaires au principal.

26 La juridiction de renvoi estime que le fait que la juge ayant transmis les deux présentes demandes de décision préjudicielle a été dessaisie des affaires qui lui avaient été confiées ainsi que sa mutation violent les exigences d’indépendance et d’inamovibilité. En outre, les mesures prises à l’égard de cette juge constitueraient une réaction à ses tentatives visant à vérifier si la juridiction de première instance satisfaisait à l’exigence d’être un tribunal établi par la loi et auraient pour
objet de prévenir de futures tentatives en ce sens.

27 Dans ces circonstances, le Sąd Okręgowy w Słupsku (tribunal régional de Slupsk) a décidé de suspendre l’exécution de la résolution du collège, de surseoir à statuer et de poser à la Cour, dans chacune des affaires au principal, les questions préjudicielles suivantes :

« 1) L’article 19, paragraphe 1, [second] alinéa, TUE, lu en combinaison avec l’article 47 de la [Charte], doit-il être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation nationale telle que l’article 47b, paragraphes 5 et 6, lu en combinaison avec l’article 30, paragraphe 1, et l’article 24, paragraphe 1, de [la loi sur les juridictions de droit commun], en vertu de laquelle un organe d’une juridiction nationale, tel que le collège d’une juridiction, est compétent pour dessaisir un juge
de cette juridiction d’une partie ou de la totalité des affaires qui lui sont attribuées, lorsque :

a) siègent de plein droit au collège de la juridiction les présidents de juridictions nommés à ces postes par une autorité exécutive, telle que le ministre de la Justice, qui est également Procureur général ;

b) le juge est dessaisi des affaires qui lui sont attribuées sans son consentement ;

c) le droit national ne prévoit ni les critères qui doivent guider le collège de la juridiction lorsqu’il dessaisit un juge des affaires qui lui sont attribuées, ni l’obligation de motivation et de contrôle judiciaire d’un tel dessaisissement ;

d) certains des membres du collège de la juridiction ont été nommés à des postes de juges dans des circonstances analogues à celles visées par l’arrêt de la Cour du 15 juillet 2021, Commission/Pologne (Régime disciplinaire des juges) (C‑791/19, EU:C:2021:596) ?

2) Les dispositions visées par la première question ainsi que le principe de primauté [du droit de l’Union] doivent-ils être interprétés en ce sens qu’ils habilitent (ou obligent) une juridiction nationale, saisie d’une affaire dans le cadre d’une procédure pénale relevant du champ d’application de la directive [(UE) 2016/343 du Parlement européen et du Conseil, du 9 mars 2016, portant renforcement de certains aspects de la présomption d’innocence et du droit d’assister à son procès dans le cadre
des procédures pénales (JO 2016, L 65, p. 1)], dont un juge a été dessaisi de la manière décrite dans la première question, et toute autorité de l’État à laisser inappliqués l’acte du collège de la juridiction et d’autres actes subséquents, tels que les ordonnances de réaffectation des affaires, y compris de[s] [affaires] au principal, qui omettent le juge dessaisi – afin que ce dernier puisse continuer à siéger dans la formation de jugement saisie de cette affaire ?

3) Les dispositions visées par la première question ainsi que le principe de primauté [du droit de l’Union] doivent-ils être interprétés en ce sens qu’ils exigent que l’ordre juridique national prévoie, dans le cadre des procédures pénales relevant du champ d’application de la directive 2016/343, des mesures de nature à garantir que les parties à la procédure, telles que les inculpés dans l’affaire au principal, puissent contrôler et contester les décisions mentionnées [à la première question],
qui visent à entraîner une modification de la composition de la juridiction saisie de l’affaire et, par conséquent, à dessaisir, de la manière décrite dans la première question, le juge jusqu’alors désigné pour connaître de l’affaire ? »

La procédure devant la Cour

Sur la jonction des affaires

28 Par décision du président de la Cour du 29 novembre 2021, les affaires C‑647/21 et C‑648/21 ont été jointes aux fins de la procédure écrite et orale ainsi que de l’arrêt.

Sur les demandes d’application de la procédure préjudicielle accélérée

29 La juridiction de renvoi a demandé que les présents renvois préjudiciels soient soumis à une procédure accélérée en vertu de l’article 105 du règlement de procédure de la Cour. À l’appui de ces demandes, elle a fait valoir, en substance, que l’application de cette procédure se justifiait au regard du fait que les questions préjudicielles portent sur des questions fondamentales de droit polonais, notamment de droit constitutionnel, à savoir le principe d’inamovibilité des juges et le droit des
parties à la procédure à un tribunal établi par la loi, impartial et indépendant. Elle a ajouté qu’il existait des motifs justifiés de croire que l’adoption d’autres actes dans les procédures au principal conduirait à la disparition des motifs pour lesquels il a été nécessaire de déférer des questions à la Cour et que la mise en œuvre des réponses données par celle-ci pourrait être entravée, empêchant ainsi de garantir l’effectivité du droit de l’Union et une protection juridictionnelle
effective.

30 L’article 105, paragraphe 1, du règlement de procédure prévoit que, à la demande de la juridiction de renvoi ou, à titre exceptionnel, d’office, le président de la Cour peut décider, le juge rapporteur et l’avocat général entendus, de soumettre un renvoi préjudiciel à une procédure accélérée lorsque la nature de l’affaire exige son traitement dans de brefs délais.

31 Il importe de rappeler qu’une telle procédure accélérée constitue un instrument procédural destiné à répondre à une situation d’urgence extraordinaire (arrêt du 21 décembre 2021, Randstad Italia, C‑497/20, EU:C:2021:1037, point 37 et jurisprudence citée).

32 En l’occurrence, le président de la Cour a décidé, le 29 novembre 2021, le juge rapporteur et l’avocat général entendus, qu’il n’y avait pas lieu de faire droit aux demandes tendant à ce que les présents renvois préjudiciels soient soumis à une procédure accélérée. En effet, les arguments avancés par la juridiction de renvoi pour justifier ces demandes sont d’ordre général et ne précisent pas les raisons spécifiques justifiant le traitement de ces renvois préjudiciels dans de brefs délais. En
particulier, la circonstance que les questions posées sont relatives à des questions fondamentales de droit polonais, notamment de droit constitutionnel, ne caractérise pas une situation d’urgence extraordinaire, condition nécessaire pour justifier un traitement par voie accélérée. Enfin, le fait que les affaires au principal relèvent du droit pénal ne justifie pas, en soi, le traitement accéléré de celles-ci.

Sur la suspension des affaires et les demandes d’éclaircissements

33 Le 18 octobre 2022, la Cour a suspendu les affaires jointes C‑647/21 et C‑648/21 jusqu’à ce qu’elle se prononce dans les affaires jointes C‑615/20 et C‑671/20. Le 20 juillet 2023, la Cour a notifié à la juridiction de renvoi l’arrêt du 13 juillet 2023, YP e.a. (Levée d’immunité et suspension d’un juge) (C‑615/20 et C‑671/20, EU:C:2023:562), et lui a demandé d’indiquer si elle souhaitait maintenir ses demandes de décision préjudicielle dans les affaires jointes C‑647/21 et C‑648/21.

34 Sur instructions du président du Sąd Okręgowy w Słupsku (tribunal régional de Slupsk), la juge ayant transmis les deux présentes demandes de décision préjudicielle a répondu, le 25 septembre 2023, que la juridiction de renvoi souhaitait maintenir ses demandes de décision préjudicielle.

35 En raison de certaines ambiguïtés affectant cette réponse, la Cour a adressé à cette juridiction une seconde demande d’éclaircissements au titre de l’article 101, paragraphe 1, de son règlement de procédure. La Cour a notamment demandé si la juge ayant transmis les deux présentes demandes de décision préjudicielle siégeait toujours dans les formations de jugement saisies des procédures au principal ayant donné lieu aux renvois préjudiciels dans les affaires jointes C‑647/21 et C‑648/21 et, dans
l’affirmative, en quelle qualité. La juridiction de renvoi a répondu à cette demande par l’entremise de la juge ayant procédé au renvoi des présentes demandes, le 17 octobre 2023.

Sur la compétence de la Cour

36 D’une part, le gouvernement danois et la Commission européenne soutiennent, en substance, que l’article 47 de la Charte ne s’applique pas aux affaires au principal. En particulier, la Commission fait observer que, même si les demandes de décision préjudicielle, notamment le libellé des questions posées par la juridiction de renvoi, se réfèrent à la directive 2016/343, une interprétation de cette directive n’est pas demandée.

37 À cet égard, il convient de rappeler que, dans le cadre d’un renvoi préjudiciel au titre de l’article 267 TFUE, la Cour peut uniquement interpréter le droit de l’Union dans les limites des compétences qui lui sont attribuées (arrêt du 11 juillet 2024, Hann-Invest e.a., C‑554/21, C‑622/21 et C‑727/21, EU:C:2024:594, point 30 ainsi que jurisprudence citée).

38 Le champ d’application de la Charte, pour ce qui est de l’action des États membres, est défini à l’article 51, paragraphe 1, de celle-ci, aux termes duquel les dispositions de la Charte s’adressent aux États membres lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union, cette disposition confirmant la jurisprudence constante selon laquelle les droits fondamentaux garantis dans l’ordre juridique de l’Union européenne ont vocation à être appliqués dans toutes les situations régies par le droit de
l’Union, mais pas en dehors de celles-ci (arrêt du 11 juillet 2024, Hann-Invest e.a., C‑554/21, C‑622/21 et C‑727/21, EU:C:2024:594, point 31 ainsi que jurisprudence citée).

39 En l’occurrence, en ce qui concerne la demande d’interprétation de l’article 47 de la Charte, la juridiction de renvoi n’a pas fourni d’indication selon laquelle les affaires au principal concerneraient l’interprétation ou l’application d’une règle du droit de l’Union qui serait mise en œuvre au niveau national. En effet, même si les deuxièmes questions préjudicielles se réfèrent à la directive 2016/343, ces questions ne sont pas posées au regard des dispositions de cette directive et la
juridiction de renvoi ne fournit aucune explication quant au lien qui existerait entre ladite directive et ces affaires.

40 Partant, la Cour n’est pas compétente pour interpréter l’article 47 de la Charte en tant que tel.

41 D’autre part, la Prokuratura Rejonowa w Bytowie (parquet d’arrondissement de Bytów, Pologne) et la Prokuratura Okręgowa w Łomży (parquet régional de Łomża, Pologne) font valoir, en substance, que les problématiques relatives à l’organisation judiciaire des États membres, telles que celles soulevées par les questions posées, en particulier concernant le dessaisissement d’un juge des affaires qui lui sont attribuées, relèvent de la compétence exclusive de ces derniers et non du champ d’application
matériel du droit de l’Union. En revanche, le gouvernement polonais a déclaré lors de l’audience que la Cour est, selon lui, compétente pour répondre aux questions préjudicielles.

42 À cet égard, il ressort d’une jurisprudence constante que, si l’organisation de la justice dans les États membres relève, certes, de la compétence de ces derniers, il n’en demeure pas moins que, dans l’exercice de cette compétence, les États membres sont tenus de respecter les obligations qui découlent, pour eux, du droit de l’Union et qu’il peut en aller de la sorte, notamment, s’agissant de règles nationales relatives à l’adoption de décisions de nomination des juges et, le cas échéant, de
règles afférentes au contrôle juridictionnel applicable dans le contexte de telles procédures de nomination [arrêt du 9 janvier 2024, G. e.a. (Nomination des juges de droit commun en Pologne), C‑181/21 et C‑269/21, EU:C:2024:1, point 57 ainsi que jurisprudence citée].

43 En outre, il ressort clairement des termes des questions posées que celles-ci portent sur l’interprétation non pas du droit polonais mais, notamment, de l’article 19, paragraphe 1, TUE.

44 Il s’ensuit que la Cour est compétente pour se prononcer sur les demandes de décision préjudicielle, mais non pour interpréter l’article 47 de la Charte en tant que tel.

Sur la recevabilité des demandes de décision préjudicielle

45 Le parquet d’arrondissement de Bytów et le parquet régional de Łomża contestent la recevabilité des demandes de décision préjudicielle. Ils font valoir, en premier lieu, que la juge de renvoi a présenté ces demandes après l’adoption de la résolution du collège, soit à une date où cette juge, ainsi dessaisie des affaires au principal, n’était plus habilitée à adopter lesdites décisions. En deuxième lieu, ils font observer que les questions préjudicielles concernent la situation individuelle de la
juge de renvoi et que ces questions sont, dès lors, d’ordre personnel. En troisième lieu, ils soutiennent que les demandes de décision préjudicielle ne satisfont pas aux exigences de l’article 94, sous a) et b), du règlement de procédure. De son côté, lors de l’audience, le gouvernement polonais a déclaré que ces demandes étaient recevables.

46 La Commission soutient, par ailleurs, que les troisièmes questions préjudicielles sont irrecevables au motif que le point de savoir s’il existe un éventuel recours effectif pour la personne poursuivie dans les affaires au principal n’est ni une question préliminaire se posant in limine litis ni une question nécessaire aux fins de la résolution de ces affaires.

47 À cet égard, il convient de rappeler que, selon une jurisprudence constante de la Cour, dans le cadre de la coopération entre cette dernière et les juridictions nationales, instituée à l’article 267 TFUE, il appartient au seul juge national qui est saisi du litige et qui doit assumer la responsabilité de la décision juridictionnelle à intervenir d’apprécier, au regard des particularités de l’affaire, tant la nécessité d’une décision préjudicielle pour être en mesure de rendre son jugement que la
pertinence des questions qu’il pose à la Cour. En conséquence, dès lors que les questions posées portent sur l’interprétation du droit de l’Union, la Cour est, en principe, tenue de statuer [arrêt du 24 novembre 2020, Openbaar Ministerie (Faux en écritures), C‑510/19, EU:C:2020:953, point 25 et jurisprudence citée].

48 Ainsi qu’il ressort des termes mêmes de l’article 267 TFUE, la décision préjudicielle sollicitée doit être « nécessaire » pour permettre à la juridiction de renvoi de « rendre son jugement » dans l’affaire dont elle se trouve saisie (arrêt du 11 juillet 2024, Hann-Invest e.a., C‑554/21, C‑622/21 et C‑727/21, EU:C:2024:594, point 40 ainsi que jurisprudence citée).

49 À cet égard, la Cour a déjà souligné qu’une réponse à des questions préjudicielles peut être nécessaire pour pouvoir fournir aux juridictions de renvoi une interprétation du droit de l’Union leur permettant de trancher des questions procédurales de droit national avant de pouvoir statuer sur le fond des litiges dont elles se trouvent saisies (arrêt du 16 novembre 2021, Prokuratura Rejonowa w Mińsku Mazowieckim e.a., C‑748/19 à C‑754/19, EU:C:2021:931, point 48 et jurisprudence citée).

50 S’agissant du premier grief d’irrecevabilité, tiré de ce que la juge en cause a introduit les demandes de décision préjudicielle après qu’elle a été dessaisie des affaires au principal, il convient de constater, d’une part, qu’il ressort du dossier dont dispose la Cour que, à la date où cette juge a introduit ces demandes de décision préjudicielle, à savoir le 20 octobre 2021, elle était saisie des affaires au principal et, d’autre part, que, postérieurement à son dessaisissement, la juridiction
de renvoi n’a pas retiré lesdites demandes de décision préjudicielle.

51 En effet, dans sa réponse à la seconde demande d’éclaircissements de la Cour, la juridiction de renvoi a confirmé que la juge concernée était respectivement la juge rapporteure et la présidente de la formation de jugement dans les deux procédures au principal à la date à laquelle ont été adoptées les décisions de renvoi, à savoir le 20 octobre 2021. Elle a également indiqué que c’est par une ordonnance du 21 octobre 2021, intervenue après l’adoption de ces décisions de renvoi, que la procédure à
l’origine du renvoi préjudiciel dans l’affaire C‑648/21 a été réattribuée à un autre juge rapporteur, qui siégeait antérieurement dans la formation à trois juges destinée à connaître de cette procédure, et que c’est également le 21 octobre 2021 que la composition de la formation à juge unique dans la procédure à l’origine du renvoi préjudiciel dans l’affaire C‑647/21 a été modifiée. Cette juridiction a, en outre, confirmé que ces deux procédures ont été suspendues par l’effet des présentes
demandes de décision préjudicielle et sont restées suspendues depuis lors.

52 S’agissant du deuxième grief d’irrecevabilité, tiré du fait que les questions préjudicielles concerneraient, en substance, la situation individuelle de la juge ayant transmis les deux présentes demandes de décision préjudicielle et n’auraient donc pas de lien avec les affaires au principal, il convient de relever que la juridiction de renvoi est confrontée, dans le contexte des affaires au principal, à des questions de nature procédurale qu’il lui appartient de trancher in limine litis et dont la
solution dépend d’une interprétation des dispositions et des principes du droit de l’Union sur lesquels portent ces questions préjudicielles. En effet, lesdites questions préjudicielles visent, en substance, à déterminer si, eu égard à ces dispositions et ces principes du droit de l’Union, cette juge demeure fondée à poursuivre l’examen des affaires au principal nonobstant la résolution du collège l’ayant dessaisie de celles-ci.

53 Or, ainsi qu’il résulte de la jurisprudence de la Cour, des questions préjudicielles visant, de la sorte, à permettre à une juridiction de renvoi de trancher in limine litis des difficultés d’ordre procédural telles que celles afférentes à sa propre compétence pour connaître d’une affaire pendante devant elle ou, encore, aux effets juridiques qu’il convient ou non de reconnaître à une décision juridictionnelle faisant potentiellement obstacle à la poursuite de l’examen d’une telle affaire par
ladite juridiction sont recevables en vertu de l’article 267 TFUE [arrêt du 13 juillet 2023, YP e.a. (Levée d’immunité et suspension d’un juge), C‑615/20 et C‑671/20, EU:C:2023:562, point 47 ainsi que jurisprudence citée].

54 S’agissant du troisième grief d’irrecevabilité, selon lequel les demandes de décision préjudicielle ne satisferaient pas aux exigences de l’article 94, sous a) et b), du règlement de procédure, il suffit de relever que, ainsi qu’il ressort des points respectivement 6 à 14 et 15 à 26 du présent arrêt, ces demandes de décision préjudicielle, telles qu’elles ont été précisées par la juridiction de renvoi dans sa réponse aux deux demandes d’éclaircissements de la Cour, comportent, en ce qui concerne
une partie des premières questions et les deuxièmes questions, toutes les informations exigées par cet article 94, sous a) et b), notamment la teneur des dispositions nationales susceptibles de s’appliquer en l’occurrence, un exposé des raisons ayant conduit la juridiction de renvoi à s’interroger sur l’interprétation de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE ainsi que le lien établi par cette juridiction entre ladite disposition et les règles nationales invoquées, de sorte que la Cour
est, dans cette mesure, à même de statuer sur les questions préjudicielles.

55 Pour ce qui est de la partie des premières questions qui concerne la composition du collège d’une juridiction, à savoir le fait que, d’une part, le ministre de la Justice, qui est également le procureur général, dispose du pouvoir de nommer les présidents des sądy rejonowe (tribunaux d’arrondissement) qui forment le collège d’un sąd okręgowy (tribunal régional) et, d’autre part, le fait que certains des membres du collège ont été nommés à des postes de juge sur proposition de la KRS dans sa
nouvelle composition, laquelle ne présente pas de garanties d’indépendance suffisantes, il convient de rappeler que, dès lors que la décision de renvoi sert de fondement à la procédure prévue à l’article 267 TFUE, la juridiction nationale est tenue d’expliciter, dans cette décision de renvoi elle-même, le cadre factuel et réglementaire dans lequel s’inscrit le litige au principal et de fournir les explications nécessaires sur les raisons du choix des dispositions du droit de l’Union dont elle
demande l’interprétation ainsi que sur le lien qu’elle établit entre ces dispositions et la législation nationale applicable au litige qui lui est soumis [voir, en ce sens, arrêt du 4 juin 2020, C. F. (Contrôle fiscal), C‑430/19, EU:C:2020:429, point 23 et jurisprudence citée].

56 Or, en l’occurrence, hormis quelques explications limitées sur la composition du collège d’une juridiction, les décisions de renvoi ne précisent pas suffisamment le cadre juridique national relatif à la nomination des membres de ce collège. Elles n’expliquent pas non plus en quoi il serait nécessaire pour la Cour de répondre à la partie des premières questions qui porte sur la composition du collège d’une juridiction. Dans ces conditions, la Cour ne dispose pas d’éléments suffisants pour lui
permettre de répondre à cette partie des premières questions de manière utile, de sorte que les demandes de décision préjudicielle ne répondent pas, dans cette mesure, aux conditions posées à l’article 94, sous a) et b), du règlement de procédure.

57 En ce qui concerne les troisièmes questions préjudicielles, par lesquelles la juridiction de renvoi s’interroge sur l’existence d’un éventuel recours effectif pour les personnes poursuivies dans les affaires au principal, il convient de constater que celles-ci ne sont pas des questions préliminaires se posant in limine litis et ne sont pas davantage nécessaires aux fins de la résolution des affaires au principal. En particulier, il ne ressort pas du dossier dont dispose la Cour que se poserait,
au principal, la question de savoir s’il est possible pour les personnes poursuivies de contester la régularité de la formation de jugement ayant à connaître de leurs affaires.

58 Eu égard aux considérations qui précèdent, il y a lieu de constater que les demandes de décision préjudicielle sont recevables, à l’exception de la partie des premières questions qui concerne la composition du collège d’une juridiction ainsi que des troisièmes questions préjudicielles.

Sur les questions préjudicielles

Sur les premières questions

59 À titre liminaire, il convient d’observer, tout d’abord, que, bien que, par ses premières questions préjudicielles, la juridiction de renvoi s’interroge formellement sur le point de savoir si est compatible avec l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE le fait qu’un organe d’une juridiction nationale, tel que le collège de celle-ci, est compétent pour dessaisir un juge de cette juridiction d’une partie ou de la totalité des affaires qui lui sont attribuées, il ressort du dossier dont
dispose la Cour que ces premières questions portent essentiellement sur la réglementation nationale qui régit la procédure en vertu de laquelle un juge peut être dessaisi de ses affaires.

60 En revanche, même si la mutation de la juge ayant transmis les deux présentes demandes de décision préjudicielle de la section d’appel de la juridiction de renvoi, devant laquelle les affaires au principal sont pendantes, à la section de première instance de ladite juridiction constitue un élément important à prendre en compte pour appréhender la situation envisagée par la juridiction de renvoi dans ses questions, ce même dossier ne permet pas de considérer que les premières questions devraient
être comprises comme portant également sur la compatibilité avec l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE d’une décision de mutation ou, plus généralement, d’une réglementation régissant la procédure de mutation, telles que celles en cause au principal.

61 Au vu de ces constatations, il convient de considérer que, par ses premières questions, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation nationale en vertu de laquelle un organe d’une juridiction nationale, tel que le collège de celle-ci, peut dessaisir un juge de cette juridiction d’une partie ou de la totalité des affaires qui lui sont attribuées, sans que cette réglementation
fixe les critères qui doivent guider cet organe lorsqu’il prend une telle décision de dessaisissement, impose l’obligation de motiver cette décision et prévoit la possibilité d’un contrôle juridictionnel de ladite décision.

62 À cet égard, il y a lieu de rappeler que, si l’organisation de la justice dans les États membres, notamment l’institution, la composition, les compétences et le fonctionnement des juridictions nationales, relève de la compétence de ces États, ceux-ci n’en sont pas moins tenus, dans l’exercice de cette compétence, de respecter les obligations qui découlent, pour eux, du droit de l’Union et, en particulier, de l’article 19 TUE (arrêt du 11 juillet 2024, Hann-Invest e.a., C‑554/21, C‑622/21
et C‑727/21, EU:C:2024:594, point 44 ainsi que jurisprudence citée).

63 Le principe de protection juridictionnelle effective auquel se réfère l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE constitue un principe général du droit de l’Union qui a été consacré, notamment, à l’article 6, paragraphe 1, de la CEDH, auquel correspond l’article 47, deuxième alinéa, de la Charte. Cette dernière disposition doit, dès lors, être dûment prise en considération aux fins de l’interprétation de cet article 19, paragraphe 1, second alinéa (arrêt du 11 juillet 2024, Hann-Invest e.a.,
C‑554/21, C‑622/21 et C‑727/21, EU:C:2024:594, point 45 ainsi que jurisprudence citée).

64 Par ailleurs, dans la mesure où la Charte énonce des droits correspondant à ceux garantis par la CEDH, l’article 52, paragraphe 3, de la Charte vise à assurer la cohérence nécessaire entre les droits contenus dans celle-ci et les droits correspondants garantis par la CEDH, sans que cela porte atteinte à l’autonomie du droit de l’Union. Selon les explications relatives à la charte des droits fondamentaux (JO 2007, C 303, p. 17), l’article 47, deuxième alinéa, de la Charte correspond à l’article 6,
paragraphe 1, de la CEDH. La Cour doit, par conséquent, veiller à ce que l’interprétation qu’elle effectue dans les présentes affaires assure un niveau de protection qui ne méconnaît pas celui garanti à l’article 6, paragraphe 1, de la CEDH, tel qu’interprété par la Cour européenne des droits de l’homme (arrêt du 11 juillet 2024, Hann-Invest e.a., C‑554/21, C‑622/21 et C‑727/21, EU:C:2024:594, point 46 ainsi que jurisprudence citée).

65 Cela étant précisé, il convient de rappeler, en premier lieu, que tout État membre doit, en vertu de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, assurer que les instances qui sont appelées, en tant que « juridiction », au sens du droit de l’Union, à statuer sur des questions liées à l’application ou à l’interprétation de ce droit et qui relèvent ainsi de son système de voies de recours dans les domaines couverts par le droit de l’Union satisfont aux exigences d’une protection juridictionnelle
effective, dont celle de l’indépendance (arrêt du 11 juillet 2024, Hann-Invest e.a., C‑554/21, C‑622/21 et C‑727/21, EU:C:2024:594, point 47 ainsi que jurisprudence citée).

66 Cette exigence d’indépendance des juridictions, qui est inhérente à la mission de juger, relève du contenu essentiel du droit à une protection juridictionnelle effective et du droit fondamental à un procès équitable, lesquels revêtent une importance cardinale en tant que garanties de la protection de l’ensemble des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union et de la préservation des valeurs communes aux États membres énoncées à l’article 2 TUE, notamment la valeur de l’État de droit
(arrêt du 11 juillet 2024, Hann-Invest e.a., C‑554/21, C‑622/21 et C‑727/21, EU:C:2024:594, point 49 ainsi que jurisprudence citée).

67 Ladite exigence d’indépendance comporte deux aspects. Le premier aspect, d’ordre externe, requiert que l’instance concernée exerce ses fonctions en toute autonomie, sans être soumise à aucun lien hiérarchique ou de subordination à l’égard de quiconque et sans recevoir d’ordres ou d’instructions de quelque origine que ce soit, étant ainsi protégée contre les interventions ou les pressions extérieures susceptibles de porter atteinte à l’indépendance de jugement de ses membres et d’influencer leurs
décisions. Le second aspect, d’ordre interne, rejoint la notion d’« impartialité » et vise l’égale distance par rapport aux parties au litige et à leurs intérêts respectifs au regard de l’objet de celui-ci. Cet aspect exige le respect de l’objectivité et l’absence de tout intérêt dans la solution du litige en dehors de la stricte application de la règle de droit (arrêt du 11 juillet 2024, Hann-Invest e.a., C‑554/21, C‑622/21 et C‑727/21, EU:C:2024:594, points 50 et 51 ainsi que jurisprudence
citée).

68 Si le volet « externe » de l’indépendance vise essentiellement à préserver l’indépendance des juridictions à l’égard des pouvoirs législatif et exécutif conformément au principe de séparation des pouvoirs qui caractérise le fonctionnement d’un État de droit, il tend également à protéger les juges contre des influences indues provenant de l’intérieur de la juridiction concernée (voir, en ce sens, arrêt du 11 juillet 2024, Hann-Invest e.a., C‑554/21, C‑622/21 et C‑727/21, EU:C:2024:594, point 54
ainsi que jurisprudence citée).

69 Il convient également de souligner que l’exercice de la fonction de juger doit être à l’abri non seulement de toute influence directe, sous forme d’instructions, mais également des formes d’influence plus indirecte susceptibles d’orienter les décisions de justice [voir, en ce sens, arrêts du 11 juillet 2024, Hann-Invest e.a., C‑554/21, C‑622/21 et C‑727/21, EU:C:2024:594, point 53 et jurisprudence citée, ainsi que du 14 novembre 2024, S. (Modification de la formation de jugement), C‑197/23,
EU:C:2024:956, point 62 et jurisprudence citée].

70 Ces garanties d’indépendance et d’impartialité postulent l’existence de règles relatives, notamment, à la composition de l’instance concernée, qui permettent d’écarter tout doute légitime, dans l’esprit des justiciables, quant à l’imperméabilité de cette instance à l’égard d’éléments extérieurs et à sa neutralité par rapport aux intérêts qui s’affrontent (arrêt du 11 juillet 2024, Hann-Invest e.a., C‑554/21, C‑622/21 et C‑727/21, EU:C:2024:594, point 52).

71 D’ailleurs, la Cour européenne des droits de l’homme a également souligné que l’importance primordiale notamment de l’indépendance judiciaire et de la sécurité juridique pour l’État de droit exige une clarté particulière des règles appliquées dans chaque cas et des garanties claires pour assurer l’objectivité et la transparence ainsi que, surtout, pour éviter toute apparence d’arbitraire dans l’attribution d’affaires particulières à des juges (Cour EDH, 5 octobre 2010, DMD GROUP, a.s. c.
Slovaquie, CE:ECHR:2010:1005JUD001933403, § 66).

72 En second lieu, l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE exige également l’existence d’un tribunal « établi préalablement par la loi », eu égard aux liens indissociables qui existent entre l’accès à un tel tribunal et les garanties d’indépendance et d’impartialité des juges [voir, en ce sens, arrêts du 11 juillet 2024, Hann-Invest e.a., C‑554/21, C‑622/21 et C‑727/21, EU:C:2024:594, point 55 et jurisprudence citée, ainsi que du 14 novembre 2024, S. (Modification de la formation de
jugement), C‑197/23, EU:C:2024:956, point 63 et jurisprudence citée].

73 Or, la référence à un « tribunal établi par la loi », qui figure également à l’article 47, deuxième alinéa, de la Charte, reflète notamment le principe de l’État de droit et concerne non seulement la base légale de l’existence même du tribunal, mais également la composition du siège dans chaque affaire ainsi que toute autre disposition du droit interne dont le non-respect rend irrégulière la participation d’un ou de plusieurs juges à l’examen de l’affaire (voir, par analogie, arrêt du 29 mars
2022, Getin Noble Bank, C‑132/20, EU:C:2022:235, point 121 et jurisprudence citée).

74 Ainsi, les règles d’attribution et de réattribution des affaires font partie de la notion de tribunal « établi préalablement par la loi », celle-ci exigeant non seulement une base légale de l’existence même du tribunal, mais également le respect de la composition du siège dans chaque affaire ainsi que l’existence de toute autre disposition du droit interne dont le non-respect rend irrégulière la participation d’un ou de plusieurs juges à l’examen de l’affaire.

75 En conséquence, l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE requiert à ce titre également que les règles régissant la composition des formations de jugement soient de nature à exclure toute ingérence indue, dans le processus décisionnel afférent à une affaire donnée, de personnes qui sont extérieures à la formation de jugement en charge de cette affaire et devant lesquelles les parties n’ont pas pu faire valoir leurs arguments (voir, en ce sens, arrêt du 11 juillet 2024, Hann-Invest e.a.,
C‑554/21, C‑622/21 et C‑727/21, EU:C:2024:594, point 59).

76 En l’occurrence, il apparaît, sous réserve des vérifications qu’il appartient à la juridiction de renvoi d’effectuer, que l’article 47b, paragraphe 1, de la loi sur les juridictions de droit commun prévoit que la modification de la composition d’une juridiction est admise lorsqu’il existe un « obstacle durable au traitement de l’affaire dans sa composition actuelle », sans autre précision. Or, si le paragraphe 4 de cet article 47b prévoit, en substance, qu’un juge reste saisi des affaires qui lui
ont été attribuées malgré sa mutation vers un autre lieu ou son détachement dans une autre juridiction, jusqu’à la clôture de ces affaires, le paragraphe 5 dudit article 47b énonce que ses affaires peuvent lui être retirées sur décision du collège de la juridiction concernée sans énoncer de critères à cet effet. Enfin, conformément au paragraphe 6 du même article 47b, le collège de la juridiction dispose également de la possibilité de dessaisir un juge en cas de mutation de ce dernier vers une
autre section, cette possibilité n’étant toutefois assortie, là encore, d’aucun critère précis.

77 Il y a donc lieu de constater qu’une réglementation nationale, telle que celle décrite au point précédent, non seulement ne prévoit pas de critères objectifs encadrant la possibilité de dessaisir un juge d’une ou de plusieurs de ses affaires, mais permet également au collège de la juridiction concernée de dessaisir un juge de ses affaires sans que soit motivée une telle décision. En effet, la référence à l’existence d’un « obstacle durable au traitement de l’affaire dans sa composition actuelle »
est trop vague pour pouvoir être considérée comme susceptible d’éviter tout arbitraire dans la décision de modification d’une composition de jugement. En outre, le gouvernement polonais a confirmé, lors de l’audience devant la Cour, que le droit polonais n’impose aucune obligation de motiver le dessaisissement d’un juge au titre de l’article 47b, paragraphes 5 et 6, de la loi sur les juridictions de droit commun.

78 D’ailleurs, s’agissant des dessaisissements en cause au principal, il ressort du dossier dont dispose la Cour que la résolution du collège par laquelle la juge concernée a été dessaisie des affaires au principal est dépourvue de toute motivation.

79 De plus, cette résolution du collège n’apparaît pas comme étant susceptible d’être justifiée par l’ordonnance de mutation, par laquelle le président du Sąd Okręgowy w Słupsku (tribunal régional de Slupsk) a, le 13 octobre 2021, en vertu de l’article 22a, paragraphe 4, de la loi sur les juridictions de droit commun, décidé la mutation de la juge ayant procédé au renvoi des présentes demandes vers une autre section de la même juridiction.

80 En effet, d’une part, cette ordonnance a été justifiée de manière laconique par la nécessité d’« assurer le bon fonctionnement de la sixième section pénale d’appel et de la deuxième section pénale » du Sąd Okręgowy w Słupsku (tribunal régional de Slupsk).

81 D’autre part, la résolution du collège a été adoptée deux jours avant l’ordonnance de mutation.

82 Par ailleurs, en ce qui concerne la mutation non consentie d’un juge vers une autre juridiction ou la mutation non consentie d’un juge entre deux sections d’une même juridiction, la Cour a déjà jugé que de telles mutations peuvent constituer un moyen d’exercer un contrôle sur le contenu des décisions judiciaires puisqu’elles sont susceptibles non seulement d’affecter l’étendue des attributions des magistrats concernés et le traitement des dossiers qui leur ont été confiés, mais également d’avoir
des conséquences notables sur la vie et la carrière de ceux-ci et, ainsi, d’emporter des effets analogues à ceux d’une sanction disciplinaire [arrêt du 6 octobre 2021, W.Ż. (Chambre de contrôle extraordinaire et des affaires publiques de la Cour suprême – Nomination), C‑487/19, EU:C:2021:798, point 115].

83 Or, de manière similaire, le dessaisissement d’un juge des affaires dont il a la charge, sans que la réglementation nationale concernée fixe des critères objectifs permettant d’encadrer une telle possibilité de dessaisissement et, qui plus est, sans même qu’une décision de procéder à un tel dessaisissement doive être motivée, ne permet pas d’exclure que ce dessaisissement soit arbitraire, voire constitue une sanction disciplinaire déguisée. Cela est d’autant plus le cas lorsqu’un tel
dessaisissement est suivi de la mutation du juge concerné dans une autre section de la même juridiction.

84 Ainsi, des mesures organisationnelles de dessaisissement telles que celles en cause au principal, dont la mise en œuvre n’est pas encadrée par des critères suffisamment précis et n’est pas soumise à une obligation de motivation suffisante, sont susceptibles de générer des interrogations sur l’éventualité que le dessaisissement des affaires, suivi d’une mutation, soit intervenu en réponse à des actes antérieurs du juge concerné.

85 Ainsi, afin d’éviter de laisser place à l’arbitraire qui pourrait découler d’une procédure non transparente, susceptible de porter atteinte aux principes d’indépendance et d’inamovibilité des juges, il importe que les règles nationales qui régissent le dessaisissement des affaires prévoient des critères objectifs clairement énoncés sur la base desquels un juge peut être dessaisi de ses affaires, ainsi que l’obligation de motiver les décisions de dessaisissement, notamment dans le cas de
dessaisissements non consentis par le juge concerné, afin de garantir que l’indépendance des juges ne soit pas compromise par des influences externes indues.

86 Eu égard à ce qui précède, il y a lieu de répondre aux premières questions posées que l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation nationale en vertu de laquelle un organe d’une juridiction nationale, tel que le collège de celle-ci, peut dessaisir un juge de cette juridiction d’une partie ou de la totalité des affaires qui lui sont attribuées, sans que cette réglementation prévoie les critères qui doivent guider cet organe
lorsqu’il prend une telle décision de dessaisissement et impose de motiver cette décision.

Sur les deuxièmes questions

87 Par ses deuxièmes questions, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE et le principe de primauté du droit de l’Union doivent être interprétés en ce sens qu’ils imposent à une juridiction nationale et à toute autre autorité de l’État membre concerné de laisser inappliqués, d’une part, une résolution du collège de cette juridiction dessaisissant un juge de ladite juridiction des affaires qui lui sont attribuées ainsi que, d’autre part,
d’autres actes subséquents, tels que les décisions relatives à la réaffectation de ces affaires, lorsque cette résolution a été adoptée en violation de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE.

88 À cet égard, il convient de rappeler que, en vertu d’une jurisprudence constante, le principe de primauté du droit de l’Union consacre la prééminence de ce droit sur le droit des États membres. Ce principe impose, dès lors, à toutes les instances des États membres de donner leur plein effet aux différentes normes de l’Union, le droit des États membres ne pouvant affecter l’effet reconnu à ces normes sur le territoire desdits États [arrêt du 13 juillet 2023, YP e.a. (Levée d’immunité et suspension
d’un juge), C‑615/20 et C‑671/20, EU:C:2023:562, point 61 ainsi que jurisprudence citée].

89 Ledit principe impose ainsi, notamment, à tout juge national chargé d’appliquer, dans le cadre de sa compétence, les dispositions du droit de l’Union, l’obligation d’assurer le plein effet des exigences de ce droit dans le litige dont il est saisi en laissant au besoin inappliquée, de sa propre autorité, toute réglementation ou pratique nationale qui est contraire à une disposition du droit de l’Union d’effet direct, sans qu’il ait à demander ou à attendre l’élimination préalable de cette
réglementation ou pratique nationale par voie législative ou par tout autre procédé constitutionnel [arrêt du 13 juillet 2023, YP e.a. (Levée d’immunité et suspension d’un juge), C‑615/20 et C‑671/20, EU:C:2023:562, point 62 ainsi que jurisprudence citée].

90 Or, la Cour a déjà dit pour droit que l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, interprété à la lumière de l’article 47 de la Charte, qui met à la charge des États membres une obligation de résultat claire et précise et qui n’est assortie d’aucune condition, notamment en ce qui concerne l’indépendance et l’impartialité des juridictions appelées à interpréter et à appliquer le droit de l’Union et l’exigence que celles-ci soient préalablement établies par la loi, bénéficie d’un tel effet
direct qui implique de laisser inappliquée toute disposition nationale, jurisprudence ou pratique nationale contraire à ces dispositions du droit de l’Union, telles qu’interprétées par la Cour [arrêt du 13 juillet 2023, YP e.a. (Levée d’immunité et suspension d’un juge), C‑615/20 et C‑671/20, EU:C:2023:562, point 63 ainsi que jurisprudence citée].

91 Il ressort également d’une jurisprudence constante que, même en l’absence de mesures législatives nationales ayant mis fin à un manquement constaté par la Cour, il incombe aux juridictions nationales de prendre toutes les mesures pour faciliter la réalisation du plein effet du droit de l’Union conformément aux enseignements contenus dans l’arrêt constatant ce manquement. Par ailleurs, lesdites juridictions sont tenues, en vertu du principe de coopération loyale prévu à l’article 4, paragraphe 3,
TUE, d’effacer les conséquences illicites d’une violation du droit de l’Union [arrêt du 13 juillet 2023, YP e.a. (Levée d’immunité et suspension d’un juge), C‑615/20 et C‑671/20, EU:C:2023:562, point 64 ainsi que jurisprudence citée].

92 En vue de satisfaire aux obligations rappelées aux points 88 à 91 du présent arrêt, une juridiction nationale doit, dès lors, écarter l’application d’un acte, tel qu’une résolution du collège de cette juridiction, qui a, en méconnaissance de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, ordonné qu’un juge de cette juridiction soit dessaisi de ses affaires, lorsque cela est indispensable au regard de la situation procédurale en cause pour garantir la primauté du droit de l’Union [voir, par
analogie, arrêt du 13 juillet 2023, YP e.a. (Levée d’immunité et suspension d’un juge), C‑615/20 et C‑671/20, EU:C:2023:562, point 65 ainsi que jurisprudence citée].

93 L’appréciation finale des faits ainsi que l’application et l’interprétation du droit national revenant, dans le cadre d’une procédure visée à l’article 267 TFUE, à la seule juridiction de renvoi, c’est à celle-ci qu’il appartiendra de déterminer, de manière définitive, les conséquences concrètes découlant, dans les procédures au principal, du principe rappelé au point précédent. Cependant, conformément à une jurisprudence constante, la Cour peut, à partir des éléments du dossier, fournir à cette
juridiction les éléments d’interprétation du droit de l’Union qui pourraient lui être utiles à cette fin [arrêt du 13 juillet 2023, YP e.a. (Levée d’immunité et suspension d’un juge), C‑615/20 et C‑671/20, EU:C:2023:562, point 66 ainsi que jurisprudence citée].

94 À cet égard, il découle de la réponse aux premières questions que l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE s’oppose à une réglementation nationale régissant le dessaisissement des affaires, telle que celle décrite par la juridiction de renvoi.

95 Or, dans une telle situation, une formation de jugement doit être fondée à écarter l’application de toute résolution prise sur le fondement de cette réglementation et, partant, à poursuivre, avec la même composition, l’examen des procédures au principal sans que les organes judiciaires compétents en matière de détermination et de modification de la composition des formations de jugement de la juridiction nationale puissent y faire obstacle [voir, en ce sens, arrêt du 13 juillet 2023, YP e.a.
(Levée d’immunité et suspension d’un juge), C‑615/20 et C‑671/20, EU:C:2023:562, point 72 ainsi que jurisprudence citée].

96 Dans cette même situation, les organes compétents en matière de détermination et de modification de la composition de cette formation de jugement doivent écarter l’application d’une telle résolution [voir, en ce sens, arrêt du 13 juillet 2023, YP e.a. (Levée d’immunité et suspension d’un juge), C‑615/20 et C‑671/20, EU:C:2023:562, point 80].

97 Eu égard à ce qui précède, il y a lieu de répondre aux deuxièmes questions que l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE et le principe de primauté du droit de l’Union doivent être interprétés en ce sens qu’ils imposent à une juridiction nationale de laisser inappliqués une résolution du collège de cette juridiction dessaisissant un juge de ladite juridiction des affaires qui lui sont attribuées ainsi que d’autres actes subséquents, tels que les décisions relatives à la réaffectation de ces
affaires, lorsque cette résolution a été adoptée en violation de cet article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE. Les organes judiciaires compétents en matière de détermination et de modification de la composition de cette formation de jugement doivent écarter l’application d’une telle résolution.

Sur les dépens

98 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

  Par ces motifs, la Cour (cinquième chambre) dit pour droit :

  1) L’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE

doit être interprété en ce sens que :

il s’oppose à une réglementation nationale en vertu de laquelle un organe d’une juridiction nationale, tel que le collège de celle-ci, peut dessaisir un juge de cette juridiction d’une partie ou de la totalité des affaires qui lui sont attribuées, sans que cette réglementation prévoie les critères qui doivent guider cet organe lorsqu’il prend une telle décision de dessaisissement et impose de motiver cette décision.

  2) L’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE et le principe de primauté du droit de l’Union

doivent être interprétés en ce sens que :

ils imposent à une juridiction nationale de laisser inappliqués une résolution du collège de cette juridiction dessaisissant un juge de ladite juridiction des affaires qui lui sont attribuées ainsi que d’autres actes subséquents, tels que les décisions relatives à la réaffectation de ces affaires, lorsque cette résolution a été adoptée en violation de cet article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE. Les organes judiciaires compétents en matière de détermination et de modification de la
composition de cette formation de jugement doivent écarter l’application d’une telle résolution.

  Signatures

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( *1 ) Langue de procédure : le polonais.


Synthèse
Formation : Cinquième chambre
Numéro d'arrêt : C-647/21
Date de la décision : 06/03/2025
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demandes de décision préjudicielle, introduites par le Sąd Okręgowy w Słupsku.

Renvoi préjudiciel – État de droit – Article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE – Principe d’inamovibilité et d’indépendance des juges – Résolution du collège d’une juridiction de dessaisir un juge de toutes ses affaires – Absence de critères objectifs pour prendre une décision de dessaisissement – Absence d’obligation de motivation d’une telle décision – Primauté du droit de l’Union – Obligation de laisser inappliquée une telle décision de dessaisissement.

Dispositions institutionnelles


Parties
Demandeurs : D. K. e.a.

Composition du Tribunal
Avocat général : Collins
Rapporteur ?: Jarukaitis

Origine de la décision
Date de l'import : 11/03/2025
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:2025:143

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