ARRÊT DE LA COUR (grande chambre)
25 février 2025 ( *1 )
« Renvoi préjudiciel – Compétence judiciaire et exécution des décisions en matière civile et commerciale – Règlement (UE) no 1215/2012 – Article 4, paragraphe 1 – Compétence générale – Article 24, point 4 – Compétences exclusives – Compétence en matière d’inscription ou de validité des brevets – Action en contrefaçon – Brevet européen validé dans des États membres et dans un État tiers – Contestation de la validité du brevet par voie d’exception – Compétence internationale de la juridiction saisie
de l’action en contrefaçon »
Dans l’affaire C‑339/22,
ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Svea hovrätt, Patent- och marknadsöverdomstolen (cour d’appel siégeant à Stockholm en tant que cour d’appel de la propriété industrielle et du commerce, Suède), par décision du 24 mai 2022, parvenue à la Cour le 24 mai 2022, dans la procédure
BSH Hausgeräte GmbH
contre
Electrolux AB,
LA COUR (grande chambre),
composée de M. K. Lenaerts, président, M. T. von Danwitz, vice‑président, Mme K. Jürimäe, MM. C. Lycourgos, I. Jarukaitis, Mme M. L. Arastey Sahún, MM. S. Rodin, A. Kumin, N. Jääskinen et M. Gavalec, présidents de chambre, MM. E. Regan, Z. Csehi et Mme O. Spineanu‑Matei (rapporteure), juges,
avocat général : M. N. Emiliou,
greffier : Mme M. Siekierzyńska, administratrice,
vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 22 juin 2023,
considérant les observations présentées :
– pour BSH Hausgeräte GmbH, par Mes M. Dahlman, T. Grennard, advokater, et Me R. Sedlmaier, Rechtsanwalt,
– pour Electrolux AB, par Me C. Harmsen, Rechtsanwalt, Mes P. Larsson, B. Rundblom Andersson et J. Westerberg, advokater,
– pour le gouvernement français, par M. R. Bénard, Mmes A. Daniel et E. Timmermans, en qualité d’agents,
– pour la Commission européenne, par MM. M. Gustafsson, S. Noë et Mme I. Söderlund, en qualité d’agents,
ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 22 février 2024,
vu l’ordonnance de réouverture de la procédure orale du 16 avril 2024 et à la suite de l’audience du 14 mai 2024,
considérant les observations présentées :
– pour BSH Hausgeräte GmbH, par Mes M. Dahlman, T. Grennard, advokater, et Me R. Sedlmaier, Rechtsanwalt,
– pour Electrolux AB, par Me C. Harmsen, Rechtsanwalt, et Me B. Rundblom Andersson, advokat,
– pour le gouvernement français, par M. R. Bénard, Mmes A. Daniel et E. Timmermans, en qualité d’agents,
– pour la Commission européenne, par Mme P. Němečková, M. S. Noë et Mme I. Söderlund, en qualité d’agents,
ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 5 septembre 2024,
rend le présent
Arrêt
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 24, point 4, du règlement (UE) no 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 2012, L 351, p. 1, et rectificatif JO 2020, L 338, p. 13, ci-après le « règlement Bruxelles I bis »).
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant BSH Hausgeräte GmbH (ci-après « BSH »), une société de droit allemand, à Electrolux AB, une société de droit suédois, au sujet de la contrefaçon d’un brevet européen.
Le cadre juridique
Le droit de l’Union
3 Les considérants 13, 15 et 34 du règlement Bruxelles I bis énoncent :
« (13) Il doit y avoir un lien entre les procédures relevant du présent règlement et le territoire des États membres. Des règles communes en matière de compétence devraient donc s’appliquer en principe lorsque le défendeur est domicilié dans un État membre.
[...]
(15) Les règles de compétence devraient présenter un haut degré de prévisibilité et s’articuler autour de la compétence de principe du domicile du défendeur. Cette compétence devrait toujours être disponible, sauf dans quelques cas bien déterminés où la matière en litige ou l’autonomie des parties justifie un autre critère de rattachement. S’agissant des personnes morales, le domicile doit être défini de façon autonome de manière à accroître la transparence des règles communes et à éviter les
conflits de compétence.
[...]
(34) Pour assurer la continuité nécessaire entre la convention [du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 1972, L 299, p. 32), telle que modifiée par les conventions successives relatives à l’adhésion des nouveaux États membres à cette convention (ci-après la “convention de Bruxelles”)], le règlement (CE) no 44/2001 [du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution
des décisions en matière civile et commerciale (JO 2001, L 12, p. 1, ci-après le “règlement Bruxelles I”),] et le présent règlement, il convient de prévoir des dispositions transitoires. La même continuité doit être assurée en ce qui concerne l’interprétation par la Cour de justice de l’Union européenne de la [convention de Bruxelles] et des règlements qui la remplacent. »
4 Le chapitre II de ce règlement, intitulé « Compétence », contient dix sections. L’article 4 du même règlement, qui figure à la section 1 de ce chapitre II, intitulée « Dispositions générales », prévoit, à son paragraphe 1 :
« Sous réserve du présent règlement, les personnes domiciliées sur le territoire d’un État membre sont attraites, quelle que soit leur nationalité, devant les juridictions de cet État membre. »
5 Aux termes de l’article 24 dudit règlement, qui fait partie de la section 6 de son chapitre II, intitulée « Compétences exclusives » :
« Sont seules compétentes les juridictions ci-après d’un État membre, sans considération de domicile des parties :
[...]
4) en matière d’inscription ou de validité des brevets, marques, dessins et modèles, et autres droits analogues donnant lieu à dépôt ou à un enregistrement, que la question soit soulevée par voie d’action ou d’exception, les juridictions de l’État membre sur le territoire duquel le dépôt ou l’enregistrement a été demandé, a été effectué ou est réputé avoir été effectué aux termes d’un instrument de l’Union ou d’une convention internationale.
Sans préjudice de la compétence reconnue à l’Office européen des brevets [(OEB)] par la convention sur la délivrance des brevets européens, signée à Munich le 5 octobre 1973, les juridictions de chaque État membre sont seules compétentes en matière d’inscription ou de validité d’un brevet européen délivré pour cet État membre ;
[...] »
6 L’article 27 du même règlement, qui fait partie de la section 8 de son chapitre II, intitulée « Vérification de la compétence et de la recevabilité », énonce :
« La juridiction d’un État membre saisie à titre principal d’un litige pour lequel les juridictions d’un autre État membre sont exclusivement compétentes en vertu de l’article 24 se déclare d’office incompétente. »
7 Sous la section 9 de ce chapitre, intitulée « Litispendance et connexité », les articles 33 et 34 du règlement Bruxelles I bis déterminent les conditions dans lesquelles une juridiction d’un État membre peut surseoir à statuer, voire mettre un terme à l’instance devant elle, ou, à l’inverse, poursuivre cette instance, lorsque sa compétence est fondée notamment sur l’article 4 de ce règlement et qu’une procédure est pendante devant une juridiction d’un État tiers au moment où cette juridiction d’un
État membre est saisie, respectivement, d’une demande entre les mêmes parties ayant le même objet et la même cause que la demande portée devant la juridiction de l’État tiers ou d’une demande connexe à celle portée devant la juridiction de l’État tiers.
8 L’article 63, paragraphe 1, dudit règlement, relevant de son chapitre V, intitulé « Dispositions générales », dispose que, pour l’application du même règlement, les sociétés et les personnes morales sont domiciliées là où est situé leur siège statutaire, leur administration centrale ou leur principal établissement.
9 L’article 73 du règlement Bruxelles I bis, qui fait partie de son chapitre VII, intitulé « Relations avec les autres instruments », prévoit :
« 1. Le présent règlement n’affecte pas l’application de la convention [concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, signée à Lugano le 30 octobre 2007 (JO 2007, L 339, p. 3, ci-après la “convention de Lugano”)].
2. Le présent règlement n’affecte pas l’application de la convention [pour la reconnaissance et l’exécution des sentences arbitrales étrangères, signée à New York le 10 juin 1958].
3. Le présent règlement n’affecte pas l’application des conventions et accords bilatéraux conclus entre un État tiers et un État membre avant la date d’entrée en vigueur du [règlement Bruxelles I] qui portent sur des matières régies par le présent règlement. »
Le droit suédois
10 L’article 61, deuxième alinéa, de la patentlagen (1967:837) [loi sur les brevets (1967:837), ci-après la « loi sur les brevets »)] énonce :
« Si une action en contrefaçon est intentée et que la personne contre laquelle l’action est intentée fait valoir l’invalidité du brevet, la question de la validité ne peut être examinée qu’après l’introduction d’une action en nullité. Le tribunal ordonne à la personne qui invoque l’invalidité du brevet d’introduire cette action dans un délai déterminé. »
Le litige au principal et les questions préjudicielles
11 BSH est titulaire du brevet européen EP 1434512, qui protège une invention dans le domaine des aspirateurs. Ce brevet a été validé en Allemagne, en Grèce, en Espagne, en France, en Italie, aux Pays-Bas, en Autriche, en Suède, au Royaume-Uni et en Turquie, ce qui a donné lieu à la délivrance de brevets nationaux relevant de ces États.
12 Le 3 février 2020, BSH a introduit contre Electrolux une action en contrefaçon de toutes les parties nationales dudit brevet européen devant le Patent- och marknadsdomstolen (tribunal de la propriété industrielle et de commerce, Suède). BSH a notamment demandé qu’il soit enjoint à Electrolux de cesser d’utiliser l’invention brevetée dans tous les États où le même brevet européen a été validé et qu’Electrolux soit condamnée au paiement d’une rémunération équitable ainsi qu’à des dommages et
intérêts pour l’utilisation prétendument illicite de cette invention.
13 Electrolux a conclu au rejet de ces demandes. Elle a, en outre, excipé de l’irrecevabilité des demandes relatives aux contrefaçons des parties nationales du brevet EP 1434512 autres que la partie suédoise (ci-après les « brevets étrangers »).
14 À cet égard, Electrolux a fait valoir que les brevets étrangers étaient nuls et que les juridictions suédoises n’étaient pas compétentes pour statuer sur leur contrefaçon. Selon Electrolux, l’action en contrefaçon doit être considérée comme étant un litige « en matière [...] de validité des brevets », au sens de l’article 24, point 4, du règlement Bruxelles I bis, dans la mesure où elle est indissociable de la question relative à la validité des brevets en cause. Partant, en vertu de cette
disposition, les juridictions des États membres dans lesquels les brevets étrangers ont été validés seraient compétentes pour connaître des demandes de BSH relatives à la contrefaçon de ces brevets nationaux. Il s’ensuivrait que la juridiction suédoise saisie ne serait pas compétente pour se prononcer sur la contrefaçon desdits brevets.
15 En outre, selon Electrolux, l’article 61, deuxième alinéa, de la loi sur les brevets, qui prévoit que la question de la validité d’un brevet doit être examinée dans le cadre d’une procédure distincte de l’action en contrefaçon de ce brevet, ne concerne que les brevets suédois. Le droit suédois s’appliquant exclusivement aux brevets suédois, une juridiction suédoise ne saurait, sur le fondement de cette disposition, connaître d’un litige dans lequel le défendeur excipe, dans le cadre d’une action
en contrefaçon, de la nullité d’un brevet délivré par un État autre que le Royaume de Suède. Il s’ensuivrait que BSH devrait engager des actions en contrefaçon relatives aux brevets étrangers dans les États où ils ont été validés.
16 Par décision du 21 décembre 2020, le Patent- och marknadsdomstolen (tribunal de la propriété industrielle et de commerce) s’est, sur le fondement de l’article 24, point 4, et de l’article 27 du règlement Bruxelles I bis, déclaré incompétent pour connaître de l’action en contrefaçon des brevets validés dans les États membres autres que le Royaume de Suède intentée par BSH. Il s’est également déclaré incompétent pour connaître de l’action en contrefaçon du brevet validé en Turquie (ci-après le
« brevet turc ») au motif que cet article 24, point 4, serait l’expression d’un principe de compétence reconnu au niveau international.
17 BSH a interjeté appel de cette décision devant le Svea hovrätt, Patent- och marknadsöverdomstolen (cour d’appel siégeant à Stockholm en tant que cour d’appel de la propriété industrielle et du commerce, Suède), qui est la juridiction de renvoi. BSH a fait valoir que l’article 24, point 4, du règlement Bruxelles I bis n’est pas applicable aux actions en contrefaçon de brevet « pures », si bien que la juridiction saisie sur le fondement de l’article 4, paragraphe 1, du règlement Bruxelles I bis
pourrait connaître d’une action en contrefaçon d’un brevet étranger même si elle n’est pas compétente pour statuer sur une action en nullité de ce brevet. En outre, selon cette partie au principal, le Patent‑ och marknadsdomstolen (tribunal de la propriété industrielle et de commerce) pouvait connaître de l’action en contrefaçon d’un brevet étranger qui n’a pas été délivré ou validé dans un État membre, tel que, en l’occurrence, le brevet turc, en raison de la compétence internationale découlant
de l’article 4, paragraphe 1, de ce règlement. Il s’ensuivrait que cette juridiction était compétente pour statuer sur l’action en contrefaçon dans son intégralité, même en ce qui concerne ce brevet turc. En effet, la compétence de principe des juridictions de l’État sur le territoire duquel le défendeur est domicilié serait reconnue en droit international.
18 Electrolux a, devant la juridiction de renvoi, rappelé en substance la position qu’elle avait exposée devant le Patent‑ och marknadsdomstolen (tribunal de la propriété industrielle et de commerce), en faisant valoir que l’article 24, point 4, du règlement Bruxelles I bis s’applique aux procédures en contrefaçon dans le cadre desquelles la nullité du brevet en cause est invoquée comme moyen de défense. Les juridictions suédoises ne seraient pas compétentes pour connaître de la procédure
judiciaire, dans son ensemble, étant donné que les questions de contrefaçon et de validité ne pourraient être dissociées.
19 La juridiction de renvoi nourrit des doutes quant à la compétence des juridictions suédoises. Elle se demande, tout d’abord, si l’article 24, point 4, du règlement Bruxelles I bis doit être interprété en ce sens que l’expression « en matière d’inscription ou de validité des brevets, [...] que la question soit soulevée par voie d’action ou d’exception », inclut également l’action en contrefaçon du brevet lorsque le défendeur a soulevé, par voie d’exception, la nullité de ce brevet. Cette
disposition pourrait être interprétée en ce sens qu’elle rend la juridiction nationale incompétente pour connaître de l’action en contrefaçon de l’ensemble des parties nationales du brevet européen autres que celle validée dans l’État membre de cette juridiction, lorsque le défendeur a soulevé, dans le cadre de celle-ci, une exception de nullité de ces parties nationales. Une procédure unique devant une seule juridiction réduirait le risque de décisions contradictoires, mais une telle
interprétation obligerait le demandeur à réintroduire des actions en contrefaçon dans d’autres États membres.
20 La juridiction de renvoi expose qu’une autre interprétation possible serait de considérer que la juridiction nationale saisie d’une action en contrefaçon d’un brevet, dans le cadre de laquelle le défendeur soulève une exception de nullité des brevets étrangers, ne serait incompétente que pour connaître de cette exception et pourrait, partant, statuer sur cette action en contrefaçon. Une telle interprétation serait corroborée, notamment, par la nécessité d’interpréter l’article 24, point 4, du
règlement Bruxelles I bis de manière restrictive, comme exception à la règle générale énoncée à l’article 4, paragraphe 1, de ce règlement, ainsi que par l’objectif de celui-ci consistant à réserver les litiges portant sur la validité des brevets aux juridictions de l’État d’enregistrement.
21 Ensuite, au cas où l’article 24, point 4, du règlement Bruxelles I bis devrait être interprété en ce sens que, lorsqu’une exception de nullité est soulevée dans le cadre de la procédure relative à l’action en contrefaçon d’un brevet, cette action relève de la compétence exclusive qui est prévue à cette disposition, la juridiction de renvoi se demande si une telle interprétation peut être écartée par une disposition nationale, telle que l’article 61, deuxième alinéa, de la loi sur les brevets, qui
impose au défendeur d’introduire une action distincte en nullité dudit brevet.
22 Enfin, la juridiction de renvoi se demande si le fait que le brevet européen en cause au principal a été validé dans un État tiers revêt une quelconque importance quant à sa compétence. Selon cette juridiction, il n’est pas clair si l’article 24, point 4, du règlement Bruxelles I bis s’applique à l’égard des juridictions d’un État tiers, en l’occurrence la République de Turquie, alors que les articles 33 et 34 de ce règlement visent de telles juridictions. Dans ce contexte, la juridiction de
renvoi relève qu’il pourrait découler de l’arrêt du 1er mars 2005, Owusu (C‑281/02, EU:C:2005:120, points 26 et 35), que l’article 4 du règlement Bruxelles I bis s’applique également à l’égard des juridictions des États tiers.
23 Dans ces conditions, le Svea hovrätt Patent- och marknadsöverdomstolen (cour d’appel siégeant à Stockholm en tant que cour d’appel de la propriété industrielle et du commerce) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
« 1) L’article 24, point 4, du [règlement Bruxelles I bis] doit-il être interprété en ce sens que la formulation “en matière d’inscription ou de validité des brevets, [...] que la question soit soulevée par voie d’action ou d’exception” signifie qu’une juridiction nationale qui, en application de l’article 4, paragraphe 1, dudit règlement, s’est déclarée compétente pour connaître d’un litige en matière de contrefaçon de brevet n’est plus compétente pour statuer sur la question de la contrefaçon
si une exception [de nullité] du brevet en cause est soulevée, ou bien cette disposition doit-elle être interprétée en ce sens que la juridiction nationale est incompétente seulement pour connaître de l’exception [de nullité] ?
2) La réponse à la première question dépend-elle de l’existence, en droit national, de dispositions [semblables] à celles de l’article 61, deuxième alinéa, de la [loi sur les brevets], qui exigent que, pour que l’exception [de nullité] soulevée dans le cadre d’une action en contrefaçon soit recevable, il faut que le défendeur introduise un recours en [nullité] distinct ?
3) L’article 24, point 4, du [règlement Bruxelles I bis] doit-il être interprété comme s’appliquant à l’égard d’une juridiction d’un [État] tiers, c’est-à-dire, en l’espèce, comme conférant également une compétence exclusive à une juridiction turque sur la partie du brevet européen validée en Turquie ? »
Sur les questions préjudicielles
Sur les première et deuxième questions
24 Par ses première et deuxième questions, qu’il convient d’examiner ensemble, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 24, point 4, du règlement Bruxelles I bis doit être interprété en ce sens qu’une juridiction de l’État membre du domicile du défendeur saisie, en vertu de l’article 4, paragraphe 1, de ce règlement, d’une action en contrefaçon d’un brevet délivré dans un autre État membre reste compétente pour connaître de cette action lorsque, dans le cadre de celle-ci, ce
défendeur conteste, par voie d’exception, la validité de ce brevet.
25 La juridiction de renvoi cherche également à savoir si le fait qu’une règle procédurale nationale impose audit défendeur d’introduire une action distincte en nullité dudit brevet a une quelconque incidence sur la réponse à apporter à cette question.
26 À ce dernier égard, il convient de relever d’emblée qu’une telle règle nationale ne saurait influer sur l’interprétation de l’article 24, point 4, du règlement Bruxelles I bis. En effet, cette disposition ne comporte aucun renvoi au droit des États membres, de telle sorte que les expressions que celle-ci contient doivent être considérées comme étant des notions autonomes du droit de l’Union qui doivent être interprétées de manière uniforme dans tous les États membres, indépendamment d’une règle
ou d’une procédure nationale à cet égard (voir, en ce sens, arrêt du 8 septembre 2022, IRnova, C‑399/21, EU:C:2022:648, point 38 et jurisprudence citée).
27 Selon une jurisprudence constante, pour l’interprétation d’une disposition du droit de l’Union, il y a lieu de tenir compte non seulement des termes de celle-ci, mais également de son contexte et des objectifs poursuivis par la réglementation dont elle fait partie (voir, en ce sens, arrêt du 7 avril 2022, Berlin Chemie A. Menarini, C‑333/20, EU:C:2022:291, point 34 et jurisprudence citée).
28 Dans le contexte spécifique de l’interprétation du règlement Bruxelles I bis, il convient, en outre, conformément au considérant 34 de ce règlement, d’assurer une continuité dans l’interprétation des dispositions qui ont remplacé celles qui peuvent être qualifiées d’ « équivalentes » dans la réglementation précédente, telles que l’article 16, point 4, de la convention de Bruxelles et l’article 22, point 4, du règlement Bruxelles I, qui ont été remplacés par l’article 24, point 4, du règlement
Bruxelles I bis (voir, en ce sens, arrêt du 8 septembre 2022, IRnova, C‑399/21, EU:C:2022:648, points 29 et 37).
29 En vertu de l’article 4, paragraphe 1, du règlement Bruxelles I bis, les personnes domiciliées sur le territoire d’un État membre sont attraites devant les juridictions de cet État membre. L’article 63, paragraphe 1, de ce règlement précise que les sociétés et les personnes morales sont domiciliées là où est situé leur siège statutaire, leur administration centrale ou leur principal établissement.
30 Toutefois, cette règle de compétence des juridictions de l’État membre du domicile du défendeur est prévue audit article 4, paragraphe 1, « sous réserve » des autres dispositions du règlement Bruxelles I bis. En effet, tandis que cette règle de compétence constitue, conformément au considérant 15 de ce règlement, une règle de principe, ledit règlement prévoit un certain nombre d’exceptions. Parmi celles-ci, l’article 24 du même règlement prévoit la compétence exclusive des juridictions d’un État
membre déterminé pour certaines matières qui sont visées à cet article, « sans considération de domicile des parties ».
31 S’agissant, en particulier, des brevets, conformément au libellé du premier alinéa du point 4 dudit article 24, sont exclusivement compétentes « en matière d’inscription ou de validité des brevets, [...] que la question soit soulevée par voie d’action ou d’exception, les juridictions de l’État membre sur le territoire duquel [...] l’enregistrement [du brevet] a été demandé, a été effectué ou est réputé avoir été effectué aux termes d’un instrument de l’Union ou d’une convention internationale »
(ci-après l’« État membre de délivrance du brevet »).
32 Conformément au second alinéa de ce point 4, les juridictions de chaque État membre sont seules compétentes en matière d’inscription ou de validité d’un brevet européen délivré pour cet État membre.
33 Ainsi, en vertu de l’article 24, point 4, second alinéa, du règlement Bruxelles I bis, un brevet européen, délivré par l’OEB conformément à la procédure prévue à cet égard par la convention sur la délivrance des brevets européens signée, à Munich le 5 octobre 1973, qui a, par la suite, été validé dans un État membre, est soumis aux mêmes règles de compétence en matière de validité qu’un brevet national.
34 En outre, il ressort clairement des termes de l’article 24, point 4, premier alinéa, de ce règlement, rappelés au point 31 du présent arrêt, que, s’agissant de la compétence exclusive des juridictions de l’État membre concerné, il est indifférent que la question de l’inscription ou de la validité du brevet soit soulevée par voie d’action ou d’exception.
35 Par conséquent, en application dudit article 24, point 4, les juridictions de l’État membre de délivrance du brevet sont seules compétentes pour connaître d’une contestation en matière d’inscription ou de validité de ce brevet, que cette contestation soit soulevée par voie d’action ou par voie d’exception comme moyen de défense dans le cadre d’une action en contrefaçon devant une juridiction d’un autre État membre.
36 Cette compétence exclusive des juridictions de l’État membre de délivrance du brevet pour les litiges en matière d’inscription ou de validité de ce brevet est justifiée tant par le fait que la délivrance des brevets implique l’intervention de l’administration nationale que par le fait que ces juridictions sont les mieux placées pour connaître des cas dans lesquels le litige porte lui-même sur la validité du brevet ou sur l’existence du dépôt ou de l’enregistrement. En effet, les juridictions de
l’État membre sur le territoire duquel les registres sont tenus peuvent statuer en application de leur droit national sur la validité des brevets qui ont été délivrés dans cet État. Ce souci d’une bonne administration de la justice revêt d’autant plus d’importance dans le domaine des brevets que, eu égard à la spécificité de la matière, plusieurs États membres ont mis en place un système de protection juridictionnelle particulier, réservant ce contentieux à des tribunaux spécialisés (voir, en ce
sens, arrêt du 13 juillet 2006, GAT, C‑4/03, EU:C:2006:457, points 22 et 23).
37 Il en résulte que, lorsqu’une juridiction de l’État membre du domicile du défendeur est saisie, en vertu de l’article 4, paragraphe 1, du règlement Bruxelles I bis, d’une action en contrefaçon d’un brevet délivré par un autre État membre, dans le cadre de laquelle la partie défenderesse conteste, par voie d’exception, la validité de ce brevet, cette juridiction ne saurait constater, à titre incident, la nullité dudit brevet, mais doit se déclarer incompétente, conformément à l’article 27 de ce
règlement, en ce qui concerne la question de la validité du même brevet, eu égard à la compétence exclusive des juridictions de l’État membre de délivrance du brevet prévue à l’article 24, point 4, dudit règlement (voir, s’agissant de l’article 16, point 4, de la convention de Bruxelles, arrêt du 13 juillet 2006, GAT, C‑4/03, EU:C:2006:457, points 26 et 31).
38 Cependant, se pose la question de savoir si, dans une telle hypothèse, la juridiction de l’État membre du domicile du défendeur reste compétente pour connaître de cette action en contrefaçon ou si elle doit se déclarer incompétente pour l’intégralité du litige afférent au brevet délivré par un autre État membre.
39 À cet égard, il y a lieu de relever que, conformément aux termes de l’article 24, point 4, du règlement Bruxelles I bis, la règle de compétence exclusive qui y est établie vise uniquement les litiges « en matière d’inscription ou de validité des brevets ».
40 La Cour a déjà précisé que ne sont pas concernées par cette disposition, notamment, les actions en contrefaçon d’un brevet, bien que l’examen d’une telle action implique une analyse approfondie de l’étendue de la protection conférée par ce brevet au regard du droit des brevets de l’État sur le territoire duquel ledit brevet a été délivré (voir, en ce sens, arrêts du 15 novembre 1983, Duijnstee, 288/82, EU:C:1983:326, points 22 et 23, ainsi que du 8 septembre 2022, IRnova, C‑399/21, EU:C:2022:648,
point 48).
41 Il en résulte que la règle de compétence exclusive établie à l’article 24, point 4, du règlement Bruxelles I bis ne concerne que la partie du litige relative à la validité du brevet. Partant, une juridiction de l’État membre du domicile du défendeur, qui est compétente, en vertu de l’article 4, paragraphe 1, du règlement Bruxelles I bis, pour connaître d’une action en contrefaçon d’un brevet délivré dans un autre État membre, ne perd pas cette compétence du seul fait que ce défendeur conteste,
par voie d’exception, la validité de ce brevet.
42 L’interprétation de l’article 24, point 4, du règlement Bruxelles I bis, retenue au point précédent du présent arrêt, est corroborée par l’économie de ce règlement ainsi que par les objectifs poursuivis tant par celui-ci que par cette disposition.
43 En effet, en premier lieu, la notion de « litige en matière [...] de validité des brevets », au sens de l’article 24, point 4, du règlement Bruxelles I bis, doit être interprétée de manière stricte dès lors qu’elle établit une compétence exclusive qui fait exception à la règle générale de la compétence du for du lieu du domicile du défendeur, énoncée à l’article 4 de ce règlement (voir, en ce sens, arrêts du 15 novembre 1983, Duijnstee, 288/82, EU:C:1983:326, point 23, et du 8 septembre 2022,
IRnova, C-399/21, EU:C:2022:648, point 39 ainsi que jurisprudence citée).
44 Au demeurant, une interprétation selon laquelle une juridiction de l’État membre du domicile du défendeur perd sa compétence pour connaître d’une action en contrefaçon d’un brevet délivré dans un autre État membre du seul fait que ce défendeur conteste, par voie incidente, la validité de ce brevet impliquerait, comme M. l’avocat général l’a relevé, en substance, aux points 69 et 70 de ses conclusions du 22 février 2024, que l’exception prévue à l’article 24, point 4, du règlement Bruxelles I bis
deviendrait la règle dans une grande partie des litiges en matière de brevet.
45 En effet, ainsi que la Cour l’a observé au point 17 de son arrêt du 13 juillet 2006, GAT (C‑4/03, EU:C:2006:457), la question de la validité du brevet est très fréquemment soulevée comme moyen de défense dans le cadre des actions en contrefaçon de brevets. L’application de la règle générale de compétence prévue à l’article 4, paragraphe 1, du règlement Bruxelles I bis serait ainsi limitée aux litiges dans lesquels un tel moyen de défense n’est pas soulevé, alors que cette règle est l’expression
de la compétence des juridictions de l’État membre du domicile du défendeur, laquelle, ainsi qu’il résulte du considérant 15 de ce règlement, constitue le principe autour duquel s’articulent les règles de compétence contenues dans ledit règlement.
46 En deuxième lieu, il ressort de ce considérant 15 que le règlement Bruxelles I bis vise à garantir la sécurité juridique à travers le haut degré de prévisibilité des règles de compétence. Or, un tel objectif ne saurait être atteint s’il était admis que, en fonction de la défense choisie par le défendeur, et le cas échéant au moment où celui-ci le juge opportun, notamment dans l’hypothèse où les règles de procédure du for autorisent qu’un tel moyen de défense soit soulevé à tout stade de la
procédure, une juridiction d’un État membre perdrait sa compétence pour statuer sur l’action dont elle a été régulièrement saisie. En effet, comme M. l’avocat général l’a souligné aux points 73 et 74 de ses conclusions du 22 février 2024, une telle interprétation de l’article 24, point 4, du règlement Bruxelles I bis aurait comme conséquence que, tout au long de la procédure devant cette juridiction, le risque existe qu’elle doive se déclarer incompétente.
47 En outre, étant donné que, en vertu de l’article 27 du règlement Bruxelles I bis, une juridiction d’un État membre est tenue de se déclarer incompétente en raison de la compétence exclusive d’une juridiction d’un autre État membre, sans pouvoir renvoyer l’affaire à cette dernière, une telle interprétation impliquerait qu’un défendeur puisse, en soulevant une exception de nullité d’un brevet délivré dans un État membre autre que celui de son domicile, mettre un terme à la procédure en contrefaçon
pourtant régulièrement engagée contre lui devant une juridiction de l’État membre de son domicile.
48 En troisième lieu, l’interprétation de l’article 24, point 4, du règlement Bruxelles I bis retenue au point 41 du présent arrêt satisfait pleinement à l’objectif de cette disposition, consistant, ainsi qu’il a été relevé au point 36 du présent arrêt, à réserver les litiges qui portent eux-mêmes sur l’inscription ou la validité d’un brevet aux juridictions de l’État membre de délivrance de ce brevet qui, en raison de la proximité matérielle et juridique, sont les mieux placées pour connaître de
ces litiges, sans aller au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif.
49 En particulier, ainsi que l’a relevé M. l’avocat général aux points 75 et 77 de ses conclusions du 22 février 2024, cette interprétation, contrairement à celle mentionnée au point 44 du présent arrêt, permet au titulaire d’un brevet européen, qui estime que ce brevet fait l’objet d’une contrefaçon par le même défendeur dans plusieurs États membres, de concentrer l’ensemble de ses demandes en contrefaçon et d’obtenir une réparation globale devant un seul for, en évitant ainsi notamment le risque
de décisions divergentes.
50 Enfin, l’interprétation de l’article 24, point 4, du règlement Bruxelles I bis exposée au point 41 du présent arrêt n’est pas remise en cause par le fait que son application peut conduire à une scission de la procédure en contrefaçon, qui reste pendante devant une juridiction de l’État membre du domicile du défendeur, et du litige relatif à la validité du brevet délivré dans un autre État membre, pour lequel les juridictions de ce dernier sont seules compétentes, en application de cette
disposition.
51 En effet, ainsi que M. l’avocat général l’a, en substance, relevé aux points 79 à 94 de ses conclusions du 22 février 2024, une telle scission n’implique pas que la juridiction de l’État membre du domicile du défendeur saisie de l’action en contrefaçon devrait ignorer le fait qu’une action en nullité du brevet délivré dans un autre État membre a été dûment introduite par ce défendeur dans cet autre État membre. Si elle le juge justifié, notamment lorsqu’elle estime qu’il existe une chance
raisonnable et non négligeable que ce brevet soit annulé par le juge compétent dudit autre État membre (voir, par analogie, arrêt du 12 juillet 2012, Solvay, C‑616/10, EU:C:2012:445, point 49), la juridiction saisie de l’action en contrefaçon peut, le cas échéant, suspendre la procédure, ce qui lui permet de tenir compte, afin de statuer sur l’action en contrefaçon, d’une décision rendue par la juridiction saisie de l’action en nullité.
52 Eu égard aux considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre aux première et deuxième questions que l’article 24, point 4, du règlement Bruxelles I bis doit être interprété en ce sens qu’une juridiction de l’État membre du domicile du défendeur, saisie en vertu de l’article 4, paragraphe 1, de ce règlement, d’une action en contrefaçon d’un brevet délivré dans un autre État membre, reste compétente pour connaître de cette action lorsque, dans le cadre de celle-ci, ce défendeur conteste, par
voie d’exception, la validité de ce brevet, alors que la compétence pour statuer sur cette validité appartient exclusivement aux juridictions de cet autre État membre.
Sur la troisième question
53 Par sa troisième question, la juridiction de renvoi demande si l’article 24, point 4, du règlement Bruxelles I bis doit être interprété en ce sens qu’il s’applique à une juridiction d’un État tiers et, par conséquent, confère une compétence exclusive à cette juridiction en ce qui concerne l’appréciation de la validité d’un brevet délivré ou validé dans cet État.
54 Conformément aux termes de l’article 24, point 4, de ce règlement, sont seules compétentes, notamment, en matière de validité des brevets, sans considération de domicile des parties, les juridictions de l’État membre de délivrance du brevet. Ainsi qu’il découle du point 33 du présent arrêt, cette disposition n’opère, à cet égard, pas de distinction entre un brevet national délivré dans un État membre et un brevet européen validé dans un État membre.
55 Il résulte du libellé de l’article 24, point 4, dudit règlement que cette disposition vise la compétence exclusive des juridictions des États membres pour les litiges en matière d’inscription ou de validité des brevets délivrés par ces États membres. En effet, ainsi que M. l’avocat général l’a relevé, en substance, au point 23 de ses conclusions du 5 septembre 2024, le régime prévu par le règlement Bruxelles I bis, à l’instar des actes qui l’ont précédé, est un régime de compétence interne à
l’Union européenne, poursuivant des objectifs propres tels que le bon fonctionnement du marché intérieur ainsi que l’établissement d’un espace de liberté, de sécurité et de justice.
56 À cet égard, la Cour a déjà jugé que l’article 24, point 4, du règlement Bruxelles I bis ne peut pas être considéré comme étant applicable dans une situation dans laquelle les brevets concernés sont délivrés ou validés non pas dans un État membre, mais dans un État tiers (voir, en ce sens, arrêt du 8 septembre 2022, IRnova, C‑399/21, EU:C:2022:648, point 35).
57 Partant, il y a lieu de constater que l’article 24, point 4, du règlement Bruxelles I bis ne s’applique pas à une juridiction d’un État tiers et, par conséquent, ne confère aucune compétence, exclusive ou non, à une telle juridiction en ce qui concerne l’appréciation de la validité d’un brevet délivré ou validé dans cet État.
58 Cela étant, au vu des doutes dont la juridiction de renvoi a fait état au sujet de l’interprétation de l’article 4, paragraphe 1, du règlement Bruxelles I bis et afin de fournir une réponse utile à cette juridiction, il convient encore de déterminer si, lorsqu’une juridiction d’un État membre est saisie, sur le fondement de cet article 4, paragraphe 1, d’une action en contrefaçon d’un brevet délivré ou validé dans un État tiers dans le cadre de laquelle est soulevée, par voie d’exception, la
question de la validité de ce brevet, cette juridiction est compétente, en application dudit article 4, paragraphe 1, pour statuer sur cette exception.
59 À cet égard, il y a lieu de rappeler que, pour relever du champ d’application du règlement Bruxelles I bis, il est requis que le rapport juridique en cause présente un élément d’extranéité. Celui-ci peut résulter tant de la localisation du domicile du défendeur que de l’objet du litige, ce dernier pouvant être situé dans un État tiers, dès lors que ce rapport est de nature à soulever, devant une juridiction d’un État membre, des questions relatives à la détermination de la compétence des
juridictions dans l’ordre international (voir, en ce sens, arrêt du 8 septembre 2022, IRnova, C‑399/21, EU:C:2022:648, points 27 à 29).
60 Or, il est constant que le rapport juridique en cause au principal, faisant l’objet de la troisième question, comporte des éléments d’extranéité qui sont liés, d’une part, au domicile du demandeur, en ce qu’il est situé dans un État membre autre que celui du domicile du défendeur, et, d’autre part, à son objet, en ce que le brevet en cause au principal a été validé dans un État tiers, à savoir en Turquie. Partant, ce rapport juridique relève du champ d’application de ce règlement.
61 Il s’ensuit que, en vertu de la règle générale énoncée à l’article 4, paragraphe 1, du règlement Bruxelles I bis, les juridictions de l’État membre du domicile du défendeur sont, en principe, compétentes pour connaître d’une action en contrefaçon introduite contre celui-ci par le titulaire d’un brevet délivré ou validé dans un État tiers qui est domicilié sur le territoire d’un autre État membre. En outre, la compétence de la juridiction de l’État membre ainsi saisie s’étend, en principe, en
vertu de cette règle générale, à la question de la validité de ce brevet soulevée par voie d’exception dans le cadre de cette action en contrefaçon.
62 Il convient toutefois d’observer que cette compétence de principe de la juridiction de l’État membre du domicile du défendeur qui est saisie d’un tel litige pour connaître de la partie de ce litige relative à la validité d’un brevet délivré ou validé dans un État tiers peut être limitée par des règles spéciales telles que celles édictées à l’article 73 du règlement Bruxelles I bis.
63 Ainsi, en vertu de l’article 73, paragraphe 1, de ce règlement, les juridictions des États contractants à la convention de Lugano sont exclusivement compétentes pour connaître d’une question relative à la validité d’un brevet délivré dans l’un de ces États contractants, puisque cette convention contient, à son article 22, point 4, une règle analogue à celle figurant à l’article 24, point 4, dudit règlement.
64 De même, une convention bilatérale conclue entre un État membre et un État tiers dans les conditions prévues à l’article 73, paragraphe 3, du même règlement peut stipuler que les juridictions de cet État tiers ont une compétence exclusive pour connaître de litiges relatifs à la validité de brevets délivrés dans ledit État tiers.
65 Par ailleurs, dans les conditions prévues aux articles 33 et 34 du règlement Bruxelles I bis, une juridiction d’un État membre dont la compétence est fondée sur l’article 4 de ce règlement peut être amenée à reconnaître la compétence des juridictions d’États tiers, en sursoyant à statuer, voire en mettant un terme à l’instance devant elle, lorsqu’une procédure est déjà pendante devant une juridiction d’un État tiers au moment où cette première juridiction est saisie soit d’une demande entre les
mêmes parties ayant le même objet et la même cause que la demande portée devant la juridiction de l’État tiers, soit d’une demande connexe à celle portée devant la juridiction de l’État tiers.
66 Sous réserve d’une vérification par la juridiction de renvoi, aucune limitation prévue par de telles règles spéciales ne paraît devoir être prise en considération en l’occurrence. En effet, la République de Turquie n’est pas un État contractant à la convention de Lugano et le dossier dont dispose la Cour ne comporte aucune indication quant à l’existence d’une convention applicable entre le Royaume de Suède et cet État tiers ou d’une procédure pendante devant une juridiction dudit État tiers, au
sens des articles 33 et 34 du règlement Bruxelles I bis.
67 Par ailleurs, ainsi que l’a relevé M. l’avocat général au point 23 de ses conclusions du 22 février 2024, la convention sur la délivrance des brevets européens, signée à Munich le 5 octobre 1973, ne contient aucune disposition définissant ou limitant expressément les compétences des juridictions des parties contractantes pour connaître de litiges transfrontaliers relatifs au brevet européen.
68 Cela étant, il y a lieu de déterminer si la compétence, fondée sur l’article 4, paragraphe 1, du règlement Bruxelles I bis, d’une juridiction d’un État membre pour connaître de la question de la validité d’un brevet délivré ou validé dans un État tiers lorsque cette question est soulevée par voie d’exception dans le cadre d’une action en contrefaçon dont cette juridiction est saisie est limitée par le droit international général.
69 À cet égard, il y a lieu de rappeler que les règles et les principes du droit international général lient, en tant que tels, les institutions de l’Union et font partie de l’ordre juridique de l’Union (voir, en ce sens, arrêts du 27 février 2018, Western Sahara Campaign UK, C‑266/16, EU:C:2018:118, point 47, et du 7 mai 2020, Rina, C‑641/18, EU:C:2020:349, point 54 ainsi que jurisprudence citée). Il en découle qu’un acte adopté en vertu des compétences de l’Union, tel que le règlement Bruxelles
I bis, doit être interprété, et son champ d’application circonscrit, à la lumière de ces règles et principes (voir, en ce sens, arrêts du 24 novembre 1992, Poulsen et Diva Navigation, C‑286/90, EU:C:1992:453, point 9, ainsi que du 3 septembre 2008, Kadi et Al Barakaat International Foundation/Conseil et Commission, C‑402/05 P et C‑415/05 P, EU:C:2008:461, point 291).
70 Or, d’une part, il y a lieu de relever qu’il résulte de la jurisprudence de la Cour que la compétence des juridictions d’un État membre, en raison de la localisation du domicile du défendeur sur le territoire de cet État membre, pour statuer dans un litige qui se rattache, au moins en partie, en raison de son objet, à un État tiers, n’est pas contraire au principe de droit international de l’effet relatif des traités (voir, en ce sens, arrêt du 1er mars 2005, Owusu, C‑281/02, EU:C:2005:120,
points 30 et 31).
71 D’autre part, il importe d’observer que cette compétence de la juridiction du domicile du défendeur doit s’exercer sans empiéter sur le principe de non-ingérence, en vertu duquel un État ne peut s’ingérer dans les affaires qui relèvent essentiellement de la compétence nationale d’un autre État.
72 Dans l’exercice de ses compétences, un État peut délivrer, valider et enregistrer des titres de propriété intellectuelle qui, sur le territoire de cet État, confèrent à leur titulaire des droits exclusifs de propriété intellectuelle, tels qu’un brevet. Il ressort d’ailleurs du rapport de M. P. Jenard sur la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 1979, C 59, p. 1), que l’une des raisons pour lesquelles
l’article 16, point 4, de cette convention, auquel correspond l’article 24, point 4, du règlement Bruxelles I bis, a conféré une compétence exclusive aux juridictions de l’État contractant ayant délivré un brevet pour statuer sur les litiges en matière d’inscription ou de validité de celui-ci réside dans le fait que « l’octroi d’un brevet national découle de la souveraineté nationale ». En outre, ainsi qu’il a été relevé au point 36 du présent arrêt, cette compétence exclusive est justifiée tant
par le fait que la délivrance des brevets implique l’intervention de l’administration nationale que par le fait que ces juridictions sont les mieux placées pour connaître des cas dans lesquels le litige porte lui-même sur la validité du brevet ou sur l’existence du dépôt ou de l’enregistrement.
73 Or, dès lors qu’une décision juridictionnelle annulant un brevet affecte l’existence ou, en cas d’annulation partielle, le contenu de ces droits exclusifs, seules les juridictions compétentes de cet État peuvent rendre une telle décision. En effet, il découle du principe de non-ingérence mentionné au point 71 du présent arrêt que seules les juridictions de l’État tiers de délivrance ou de validation d’un brevet sont compétentes pour déclarer la nullité de ce brevet, par une décision susceptible
d’entraîner la modification du registre national de cet État en ce qui concerne l’existence ou le contenu dudit brevet.
74 En revanche, la juridiction de l’État membre du domicile du défendeur, saisie, comme dans l’affaire au principal, sur le fondement de l’article 4, paragraphe 1, du règlement Bruxelles I bis, d’une action en contrefaçon dans le cadre de laquelle est soulevée par voie d’exception la question de la validité d’un brevet délivré ou validé dans un État tiers, est compétente pour statuer sur cette question si aucune des limitations visées aux points 63 à 65 du présent arrêt n’est applicable, étant donné
que la décision de cette juridiction sollicitée à cet égard n’est pas de nature à affecter l’existence ou le contenu de ce brevet dans cet État tiers, ou à entraîner la modification du registre national de celui-ci.
75 En effet, ainsi que M. l’avocat général l’a relevé au point 62 de ses conclusions du 22 février 2024 et que les parties au principal ainsi que la Commission européenne l’ont indiqué au cours de l’audience du 14 mai 2024 devant la Cour, cette décision a uniquement des effets inter partes, c’est-à-dire une portée limitée aux parties à l’instance. Ainsi, lorsque la question de la validité d’un brevet délivré dans un État tiers est soulevée par voie d’exception dans le cadre d’une action en
contrefaçon de ce brevet devant une juridiction d’un État membre, cette exception ne vise qu’à obtenir le rejet de cette action, et ne tend pas à obtenir une décision entraînant l’annulation totale ou partielle dudit brevet. En particulier, ladite décision ne peut en aucun cas comporter une injonction adressée à l’autorité administrative responsable de la tenue du registre national de l’État tiers concerné.
76 Il ressort de l’ensemble des considérations qui précèdent qu’il y a lieu de répondre à la troisième question que l’article 24, point 4, du règlement Bruxelles I bis doit être interprété en ce sens qu’il ne s’applique pas à une juridiction d’un État tiers et, par conséquent, ne confère aucune compétence, exclusive ou non, à une telle juridiction en ce qui concerne l’appréciation de la validité d’un brevet délivré ou validé par cet État. Si une juridiction d’un État membre est saisie, sur le
fondement de l’article 4, paragraphe 1, de ce règlement, d’une action en contrefaçon d’un brevet délivré ou validé dans un État tiers dans le cadre de laquelle est soulevée, par voie d’exception, la question de la validité de ce brevet, cette juridiction est compétente, en application de cet article 4, paragraphe 1, pour statuer sur cette exception, sa décision à cet égard n’étant pas de nature à affecter l’existence ou le contenu dudit brevet dans cet État tiers ou à entraîner la modification du
registre national de celui-ci.
Sur les dépens
77 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (grande chambre) dit pour droit :
1) L’article 24, point 4, du règlement (UE) no 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale,
doit être interprété en ce sens que :
une juridiction de l’État membre du domicile du défendeur, saisie en vertu de l’article 4, paragraphe 1, de ce règlement, d’une action en contrefaçon d’un brevet délivré dans un autre État membre, reste compétente pour connaître de cette action lorsque, dans le cadre de celle-ci, ce défendeur conteste, par voie d’exception, la validité de ce brevet, alors que la compétence pour statuer sur cette validité appartient exclusivement aux juridictions de cet autre État membre.
2) L’article 24, point 4, du règlement no 1215/2012
doit être interprété en ce sens que :
il ne s’applique pas à une juridiction d’un État tiers et, par conséquent, ne confère aucune compétence, exclusive ou non, à une telle juridiction en ce qui concerne l’appréciation de la validité d’un brevet délivré ou validé par cet État. Si une juridiction d’un État membre est saisie, sur le fondement de l’article 4, paragraphe 1, de ce règlement, d’une action en contrefaçon d’un brevet délivré ou validé dans un État tiers dans le cadre de laquelle est soulevée, par voie d’exception, la
question de la validité de ce brevet, cette juridiction est compétente, en application de cet article 4, paragraphe 1, pour statuer sur cette exception, sa décision à cet égard n’étant pas de nature à affecter l’existence ou le contenu dudit brevet dans cet État tiers ou à entraîner la modification du registre national de celui-ci.
Signatures
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( *1 ) Langue de procédure : le suédois.