ARRÊT DE LA COUR (cinquième chambre)
7 novembre 2024 ( *1 )
« Renvoi préjudiciel – Article 267 TFUE – Notion de “juridiction” – Juge de la chambre civile du Sąd Najwyższy (Cour suprême, Pologne) – Juge nommé par le président de la République de Pologne sur la base d’une résolution émanant de la Krajowa Rada Sądownictwa (Conseil national de la magistrature, Pologne) dans sa nouvelle composition – Renvoi préjudiciel émanant d’une formation de jugement n’ayant pas la qualité de tribunal indépendant et impartial, établi préalablement par la loi –
Irrecevabilité »
Dans l’affaire C‑326/23,
ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Sąd Najwyższy (Cour suprême, Pologne), en formation à juge unique, par décision du 15 mars 2023, parvenue à la Cour le 25 mai 2023, dans la procédure
C.W. S.A.,
C.O. S.A.,
D. sp. z o.o.,
G. S.A.,
C. sp. z o.o.,
C.1 S.A.
contre
Prezes Urzędu Ochrony Konkurencji i Konsumentów,
en présence de :
L. S.A.,
LA COUR (cinquième chambre),
composée de M. I. Jarukaitis (rapporteur), président de la quatrième chambre, faisant fonction de président de la cinquième chambre, MM. D. Gratsias et E. Regan, juges,
avocat général : M. N. Emiliou,
greffier : M. A. Calot Escobar,
vu la procédure écrite,
considérant les observations présentées :
– pour C. sp. z o.o., par Mes P. K. Rosiak, M. Sendrowicz et K. Szczepanowska-Kozłowska, radcowie prawni,
– pour le gouvernement polonais, par M. B. Majczyna et Mme S. Żyrek, en qualité d’agents,
– pour la Commission européenne, par Mme K. Herrmann et M. P. J. O. Van Nuffel, en qualité d’agents,
vu la décision prise, l’avocat général entendu, de juger l’affaire sans conclusions,
rend le présent
Arrêt
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, lu à la lumière de l’article 47, paragraphe 1, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »).
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant C.W. S.A., C.O. S.A., D. sp. z o.o., G. S.A., C. sp. z o.o. (ci-après la « société C ») et C.1 S.A. au Prezes Urzędu Ochrony Konkurencji i Konsumentów (président de l’Office de la protection de la concurrence et des consommateurs, Pologne) au sujet d’une décision infligeant des amendes à ces entreprises pour infraction aux règles du droit de la concurrence.
Le droit polonais
La Constitution de la République de Pologne
3 L’article 179 de la Konstytucja Rzeczypospolitej Polskiej (Constitution de la République de Pologne) prévoit :
« Les juges sont nommés par le président de la République sur proposition de la Krajowa Rada Sądownictwa (Conseil national de la magistrature, Pologne) [(ci-après la “KRS”)], pour une durée indéterminée. »
4 L’article 180 de la Constitution de la République de Pologne dispose :
« 1. Les juges sont inamovibles.
2. Un juge ne peut être révoqué, suspendu de ses fonctions, déplacé dans un autre ressort ou une autre fonction contre sa volonté qu’en vertu d’une décision de justice et uniquement dans les cas prévus par la loi.
[...] »
La loi sur la Cour suprême
5 L’article 29 de l’ustawa o Sądzie Najwyższym (loi sur la Cour suprême), du 8 décembre 2017 (Dz. U. de 2018, position 5), telle que modifiée par l’ustawa o zmianie ustawy o Sądzie Najwyższym oraz niektórych innych ustaw (loi modifiant la loi sur la Cour suprême et certaines autres lois), du 9 juin 2022 (Dz. U. de 2022, position 1259) (ci-après la « loi sur la Cour suprême »), prévoit :
« [...]
2. Dans le cadre des activités du [Sąd Najwyższy (Cour suprême)] ou de ses organes, il n’est pas permis de remettre en cause la légitimité des [juridictions], des organes constitutionnels de l’État ou des organes de contrôle et de protection du droit.
3. Le [Sąd Najwyższy (Cour suprême)] ou un autre organe du pouvoir ne peut constater ni apprécier la légalité de la nomination d’un juge ou du pouvoir d’exercer des missions en matière d’administration de la justice qui découle de cette nomination.
4. Les circonstances entourant la nomination d’un juge du [Sąd Najwyższy (Cour suprême)] ne peuvent pas constituer un motif exclusif pour contester une décision prise avec la participation de ce juge ou pour mettre en doute son indépendance et son impartialité.
5. Il est permis d’examiner le respect des exigences d’indépendance et d’impartialité par un juge du [Sąd Najwyższy (Cour suprême)] ou un juge délégué à [cette] cour, en tenant compte des circonstances entourant sa nomination et de son comportement après sa nomination, à la demande du justiciable visé au paragraphe 7, si, dans les circonstances d’une affaire donnée, cela peut conduire à une violation du principe d’indépendance ou d’impartialité affectant l’issue de l’affaire, en tenant compte de
la situation du justiciable et de la nature de l’affaire.
6. Une demande de constatation du respect des exigences visées au paragraphe 5 peut être déposée contre un juge du [Sąd Najwyższy (Cour suprême)] ou un juge délégué à cette cour affecté à une formation de jugement examinant :
1) un recours ;
[...]
7. Toute partie à la procédure devant le [Sąd Najwyższy (Cour suprême)] dans les cas visés au paragraphe 6 a le droit de déposer une telle demande.
[...]
15. Le [Sąd Najwyższy (Cour suprême)] examine la demande à huis‑clos dans une formation de cinq juges tirés au sort parmi l’ensemble des membres du [Sąd Najwyższy (Cour suprême)], après avoir entendu le juge visé par la demande, à moins qu’une audition ne soit impossible ou très difficile. Le juge peut présenter ses observations par écrit. Le juge concerné est exclu du tirage au sort.
[...]
21. L’ordonnance rendue à la suite de l’examen de la demande peut faire l’objet d’un recours devant [le Sąd Najwyższy (Cour suprême)] dans une formation de jugement à sept juges tirés au sort parmi l’ensemble des membres [du Sąd Najwyższy (Cour suprême)]. Le juge concerné et le juge qui a participé à l’ordonnance attaquée sont exclus du tirage au sort. »
Le code de procédure civile
6 L’article 49 de l’ustawa – Kodeks postępowania cywilnego (loi portant code de procédure civile), du 17 novembre 1964 (Dz. U. no 43, position 296), dans sa version applicable au litige au principal, dispose, à son paragraphe 1 :
« [...] la juridiction récuse un juge à la demande de celui-ci ou d’une partie, s’il existe une circonstance de nature à faire naître un doute légitime quant à l’impartialité de ce juge dans l’affaire concernée. »
Le litige au principal et les questions préjudicielles
7 Par une décision du 8 décembre 2009, le président de l’Office de la protection de la concurrence et des consommateurs a constaté que l’accord conclu par les entreprises concernées était constitutif d’une pratique restreignant la concurrence sur le marché polonais de la production et de la vente de ciment gris. Par conséquent, il a infligé à ces entreprises des amendes pour violation des règles du droit national et des règles du droit de l’Union en matière de concurrence.
8 Par jugement du 13 décembre 2013, le Sąd Okręgowy w Warszawie (tribunal régional de Varsovie, Pologne) a partiellement réformé cette décision et réduit les amendes imposées aux entreprises concernées.
9 À la suite des appels interjetés contre ce jugement, le Sąd Apelacyjny w Warszawie (cour d’appel de Varsovie, Pologne) a, par arrêt du 27 mars 2018, réduit le montant des amendes mentionnées au point 7 du présent arrêt.
10 Des pourvois en cassation ont été introduits contre ce dernier arrêt. Par arrêt du 29 juillet 2020, l’Izba Kontroli Nadzwyczajnej i Spraw Publicznych (chambre de contrôle extraordinaire et des affaires publiques) du Sąd Najwyższy (Cour suprême) (ci-après la « chambre de contrôle extraordinaire et des affaires publiques ») a partiellement annulé l’arrêt du 27 mars 2018 et a renvoyé l’affaire devant le Sąd Apelacyjny w Warszawie (cour d’appel de Varsovie), lequel a statué à nouveau par arrêt du
21 mai 2021.
11 La société C a formé un pourvoi contre ce dernier arrêt devant le Sąd Najwyższy (Cour suprême), en contestant notamment la régularité de la composition de la formation de jugement du Sąd Apelacyjny w Warszawie (cour d’appel de Varsovie) ayant rendu ledit dernier arrêt et celle de la formation du Sąd Najwyższy (Cour suprême) ayant rendu l’arrêt du 29 juillet 2020.
12 Une fois informée de la composition de la formation de la chambre de contrôle extraordinaire et des affaires publiques compétente pour statuer sur le pourvoi, la société C a introduit, sur le fondement de l’article 29, paragraphe 5, de la loi sur la Cour suprême, une demande visant à faire constater que l’un des juges composant cette formation ne répond pas aux conditions d’indépendance et d’impartialité, eu égard aux circonstances entourant sa nomination sur proposition de la KRS. Elle a, en
conséquence, demandé la récusation de ce juge.
13 Dans la demande de décision préjudicielle, la formation de renvoi, composée d’un juge unique, le juge T. S., qui est membre de la chambre civile du Sąd Najwyższy (Cour suprême) (ci-après la « chambre civile ») indique que l’affaire a été examinée « lors de l’audience tenue à huis clos devant la chambre de contrôle extraordinaire et des affaires publiques », le 15 mars 2023. Toutefois, il ressort des pièces dont dispose la Cour que le juge de renvoi fait partie de la formation de cinq juges tirés
au sort parmi l’ensemble des membres du Sąd Najwyższy (Cour suprême), qui a été désignée, conformément à l’article 29, paragraphe 15, de la loi sur la Cour suprême, pour connaître de la procédure incidente de contrôle du respect des exigences d’indépendance et d’impartialité (ci-après le « test d’indépendance et d’impartialité ») engagée à la demande de la société C.
14 Ce juge de renvoi émet des doutes sur la compatibilité avec le droit de l’Union du test d’indépendance et d’impartialité ainsi que de la procédure de récusation prévue par le droit polonais.
15 Estimant qu’il existe une place pour un « dialogue jurisprudentiel » permettant d’éviter une contradiction irréconciliable entre le droit de l’Union et le droit constitutionnel polonais, ledit juge de renvoi est d’avis que ni le premier ni le second de ces deux droits ne permettent de remettre en cause la nomination d’un juge et de contester l’aptitude de ce juge à statuer lorsqu’il n’existe pas de lien entre les circonstances entourant la nomination dudit juge et les circonstances de l’affaire
dont il est saisi ni de motif de contestation de son indépendance et de son impartialité autre que celui tenant à la régularité du processus de nomination.
16 Dans ces conditions, le Sąd Najwyższy (Cour suprême), en formation à juge unique, a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
« 1) L’article 19, paragraphe 1, second alinéa, [TUE], lu en combinaison avec l’article 47, paragraphe 1, de la [Charte], doit-il être interprété en ce sens que la juridiction saisie a l’obligation de ne pas tenir compte [d’une demande] d’une partie qui vise à remettre en cause, en violation du droit de l’Union et de la Constitution de l’État membre, la nomination d’un juge – qui n’est pas soumise à un contrôle juridictionnel en vertu du droit national et du droit de l’Union – en contestant
l’aptitude de ce juge à statuer, compte tenu de l’absence d’un lien entre les circonstances entourant la procédure de nomination [dudit] juge et les circonstances de l’affaire examinée et de l’absence de motif réel pour contester l’impartialité et l’indépendance [du même] juge sur la base de circonstances autres que la régularité de la procédure de nomination du juge contestée par la partie, y compris le comportement de ce juge après sa nomination et sa perméabilité aux influences du pouvoir
législatif ou exécutif, ce qui, au regard du droit national, fait qu’une telle action d’une partie équivaut à une actio popularis irrecevable et constitue un abus flagrant et manifeste du droit procédural national ?
2) L’article 19, paragraphe 1, second alinéa, [TUE], lu en combinaison avec l’article 47, paragraphe 1, de la [Charte], doit-il être interprété en ce sens que constitue un mécanisme efficace et suffisant pour satisfaire aux critères d’un tribunal établi par la loi, au sens du droit de l’Union, le fait que le droit national reconnaisse aux parties la possibilité de demander la vérification de l’incidence de l’ensemble des circonstances entourant la procédure de nomination et du comportement du
juge après sa nomination sur son impartialité et son indépendance dans l’affaire examinée dans le cadre d’un test [d’indépendance et d’impartialité] ou d’une demande de récusation du juge ? »
Sur la recevabilité de la demande de décision préjudicielle
17 La société C émet des doutes quant à la qualité de tribunal indépendant et impartial, établi préalablement par la loi, au sens de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, lu à la lumière de l’article 47 de la Charte, de l’organe de renvoi, composé du seul juge T. S., compte tenu des circonstances dans lesquelles est intervenue la nomination de ce juge à la chambre civile. La société C souligne plus particulièrement que ledit juge est l’un des juges à propos desquels la Cour européenne des
droits de l’homme a rendu l’arrêt du 3 février 2022, Advance Pharma sp. z o.o. c. Pologne (CE:ECHR:2022:0203JUD00146920, ci-après l’« arrêt Advance Pharma c. Pologne »).
18 La Commission européenne partage les doutes exprimés par la société C. Constatant que la demande de décision préjudicielle émane d’un juge unique nommé à la chambre civile dans les mêmes circonstances que celles ayant présidé à la nomination des juges ayant saisi la Cour de demandes de décisions préjudicielles dans les affaires ayant donné lieu à l’arrêt du 21 décembre 2023, Krajowa Rada Sądownictwa (Maintien en fonctions d’un juge) (C‑718/21, ci-après l’« arrêt Krajowa Rada Sądownictwa ,
EU:C:2023:1015), aux ordonnances du 15 mai 2024, Rzecznik Finansowy (C‑390/23, EU:C:2024:419), du 29 mai 2024, Rzecznik Praw Obywatelskich (Recours extraordinaire polonais) (C‑720/21, EU:C:2024:489), et du 29 mai 2024, Prokurator Generalny (Recoursextraordinaire polonais II) (C‑43/22, EU:C:2024:459), elle estime que cette instance de renvoi ne peut pas être considérée comme étant un tribunal établi préalablement par la loi, au sens des dispositions combinées de l’article 19, paragraphe 1, seconde
alinéa, TUE et de l’article 47, deuxième alinéa, de la Charte.
19 En réponse à une mesure d’organisation de la procédure décidée en application de l’article 62, paragraphe 1, du règlement de procédure de la Cour, le gouvernement polonais a confirmé que le juge unique composant l’organe de renvoi avait été nommé à la chambre civile le 10 octobre 2018 par le président de la République de Pologne sur la base d’une proposition de la KRS nouvellement composée, figurant dans la résolution no 330/2018 adoptée le 28 août 2018 par cette institution. Il a aussi confirmé
que cette nomination était intervenue alors que, par ordonnance du 27 septembre 2018, le Naczelny Sąd Administracyjny (Cour suprême administrative, Pologne) avait suspendu la force exécutoire de la résolution no 330/2018, que cette juridiction a finalement annulée par arrêt du 6 mai 2021.
20 À cet égard, il ressort d’une jurisprudence constante que, pour apprécier si un organisme de renvoi possède le caractère d’une « juridiction », au sens de l’article 267 TFUE, question qui relève uniquement du droit de l’Union, et donc apprécier si la demande de décision préjudicielle est recevable, la Cour tient compte d’un ensemble d’éléments, tels que, notamment, l’origine légale de cet organisme, sa permanence, le caractère obligatoire de sa juridiction, la nature contradictoire de sa
procédure, l’application, par l’organisme en cause, des règles de droit ainsi que son indépendance (voir, en ce sens, arrêts du 30 juin 1966, Vaassen-Göbbels, 61/65, EU:C:1966:39, p. 395 ; Krajowa Rada Sądownictwa, point 40 et jurisprudence citée, ainsi que du 7 mai 2024, NADA e.a., C‑115/22, EU:C:2024:384, point 35).
21 La Cour a relevé que le Sąd Najwyższy (Cour suprême) en tant que tel répond aux exigences ainsi rappelées et a précisé que, pour autant qu’une demande de décision préjudicielle émane d’une juridiction nationale, il doit être présumé que celle-ci remplit ces exigences indépendamment de sa composition concrète (arrêts du 29 mars 2022, Getin Noble Bank, C‑132/20, EU:C:2022:235, points 68 et 69, ainsi que Krajowa Rada Sądownictwa, point 41).
22 Elle a aussi rappelé qu’il résulte d’une jurisprudence constante que, dans le cadre de la procédure préjudicielle visée à l’article 267 TFUE, il n’appartient pas à la Cour, au vu de la répartition des fonctions entre elle et la juridiction nationale, de vérifier si la décision de renvoi a été prise conformément aux règles nationales d’organisation et de procédure judiciaires. La Cour doit s’en tenir à la décision de renvoi émanant d’une juridiction d’un État membre, tant qu’elle n’a pas été
rapportée dans le cadre des voies de recours prévues éventuellement par le droit national (arrêt Krajowa Rada Sądownictwa, point 42 et jurisprudence citée).
23 Aussi, en l’occurrence, bien qu’il ne ressorte pas clairement de la décision de renvoi ni du dossier dont dispose la Cour que l’instance de renvoi, composée d’un juge unique, soit compétente pour statuer, à elle seule, sur les demandes de test d’indépendance et d’impartialité et de récusation déposées par la société C, la demande de décision préjudicielle ne saurait être considérée comme étant irrecevable en raison de l’incompétence de cette instance.
24 Toutefois, la Cour a également précisé que la présomption mentionnée au point 21 du présent arrêt peut être renversée lorsqu’une décision définitive rendue par une juridiction d’un État membre ou une juridiction internationale conduirait à considérer que le juge constituant la juridiction de renvoi n’a pas la qualité de tribunal indépendant et impartial, établi préalablement par la loi, au sens de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, lu à la lumière de l’article 47, deuxième alinéa, de
la Charte (arrêts du 29 mars 2022, Getin Noble Bank, C‑132/20, EU:C:2022:235, point 72, et Krajowa Rada Sądownictwa, point 44).
25 Or, saisie par des formations de jugement composées de juges de la chambre de contrôle extraordinaire et des affaires publiques, la Cour a jugé que, à la lumière de sa propre jurisprudence relative à l’interprétation de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, lu à l’aune de l’article 47, deuxième alinéa, de la Charte, divers constats et appréciations effectués, d’une part, par la Cour européenne des droits de l’homme dans l’arrêt du 8 novembre 2021, Dolińska-Ficek et Ozimek c. Pologne
(CE:ECHR:2021:1108JUD004986819, ci-après l’« arrêt Dolińska-Ficek et Ozimek c. Pologne» ), et, d’autre part, par le Naczelny Sąd Administracyjny (Cour suprême administrative) dans un arrêt du 21 septembre 2021 conduisaient à considérer qu’une telle formation de jugement n’avait pas, en raison des modalités ayant présidé à la nomination des juges qui la composaient, la qualité de tribunal indépendant et impartial, établi préalablement par la loi, au sens de ces dispositions du droit de l’Union
[voir, en ce sens, arrêt Krajowa Rada Sądownictwa, points 46 à 58 ; ordonnances du 29 mai 2024, Rzecznik Praw Obywatelskich (Recours extraordinaire polonais), C‑720/21, EU:C:2024:489, point 24, et du 21 juin 2024, Kancelaria B., C‑810/23, EU:C:2024:543, point 23 ainsi que jurisprudence citée].
26 Au point 77 de l’arrêt Krajowa Rada Sądownictwa, la Cour a estimé que, appréhendés conjointement, l’ensemble des éléments tant systémiques que circonstanciels mentionnés aux points 47 à 57 de cet arrêt, d’une part, et aux points 62 à 76 dudit arrêt, d’autre part, qui avaient caractérisé la nomination, au sein de la chambre de contrôle extraordinaire et des affaires publiques, des trois juges constituant l’instance de renvoi dans l’affaire au principal concernée, avaient pour conséquence que cette
instance ne revêtait pas une telle qualité. En effet, la conjonction de l’ensemble de ces éléments était de nature à engendrer des doutes légitimes, dans l’esprit des justiciables, quant à l’imperméabilité de ces juges et de la formation de jugement dans laquelle ils siégeaient à l’égard d’éléments extérieurs, en particulier, d’influences directes ou indirectes des pouvoirs législatif et exécutif nationaux, et à leur neutralité par rapport aux intérêts qui s’affrontaient. Lesdits éléments étaient
ainsi susceptibles de conduire à une absence d’apparence d’indépendance ou d’impartialité desdits juges et de cette instance, propre à porter atteinte à la confiance que la justice doit inspirer à ces justiciables dans une société démocratique et un État de droit [arrêt Krajowa Rada Sądownictwa, point 77 ; ordonnances du 29 mai 2024, Rzecznik Praw Obywatelskich (Recours extraordinaire polonais), C‑720/21, EU:C:2024:489, point 25, et du 21 juin 2024, Kancelaria B., C‑810/23, EU:C:2024:543,
point 24 ainsi que jurisprudence citée].
27 La Cour en a, dès lors, conclu, au point 78 de l’arrêt Krajowa Rada Sądownictwa, que la présomption rappelée au point 21 du présent arrêt devait être tenue pour renversée et qu’il y avait lieu, en conséquence, de constater que la formation de jugement de la chambre de contrôle extraordinaire et des affaires publiques qui l’avait saisie de la demande de décision préjudicielle ne constituait pas une « juridiction », au sens de l’article 267 TFUE, de sorte que cette demande devait être déclarée
irrecevable.
28 Il reste à déterminer si les considérations émises par la Cour aux points 47 à 57 et 62 à 76 de l’arrêt Krajowa Rada Sądownictwa à propos des éléments ayant caractérisé la nomination, au sein de la chambre de contrôle extraordinaire et des affaires publiques, des juges composant l’instance de renvoi qui l’avait saisie d’une demande de décision préjudicielle dans l’affaire ayant conduit à cet arrêt, sont transposables à la situation du juge unique qui compose l’instance de renvoi dans l’affaire au
principal, en dépit du fait que ce juge a été nommé non pas à la chambre de contrôle extraordinaire et des affaires publiques, mais à la chambre civile.
29 À cet égard, il y a lieu de constater, en premier lieu, que l’arrêt Dolińska-Ficek et Ozimek c. Pologne et l’arrêt du Naczelny Sąd Administracyjny (Cour suprême administrative) du 21 septembre 2021, qui ont trait aux circonstances dans lesquelles les juges de la chambre de contrôle extraordinaire et des affaires publiques ont été nommés sur la base de la résolution no 331/2018, ont leur pendant, pour les sept juges de la chambre civile nommés sur la base de la résolution no 330/2018,
respectivement dans l’arrêt Advance Pharma c. Pologne et dans l’arrêt du Naczelny Sąd Administracyjny (Cour suprême administrative) du 6 mai 2021, par lequel cette juridiction a annulé cette dernière résolution.
30 En effet, ces sept juges de la chambre civile, parmi lesquels figure le juge T. S., ayant été nommés à l’issue d’une procédure identique à celle suivie pour la nomination des juges de la chambre de contrôle extraordinaire et des affaires publiques, la Cour européenne des droits de l’homme est parvenue, aux paragraphes 321 et 334 de l’arrêt Advance Pharma c. Pologne, à des conclusions identiques à celles qu’elle avait énoncées aux paragraphes 320 et 338 de l’arrêt Dolińska-Ficek et Ozimek
c. Pologne. Elle a ainsi constaté que, dans la mesure où elles étaient intervenues, d’une part, sur la base de propositions faites par la KRS dans une nouvelle composition qui ne présentait pas de garanties suffisantes d’indépendance à l’égard des pouvoirs législatif et exécutif et, d’autre part, alors même que la force exécutoire des résolutions de la KRS avait été suspendue par le Naczelny Sąd Administracyjny (Cour suprême administrative), ces nominations violaient manifestement les règles
nationales fondamentales gouvernant la procédure de nomination des juges.
31 En ce qui concerne, en second lieu, l’arrêt du Naczelny Sąd Administracyjny (Cour suprême administrative) du 6 mai 2021, il convient de relever que, par cet arrêt, cette juridiction a annulé la résolution no 330/2018, y compris en sa partie ayant proposé à la nomination les juges, en se fondant notamment sur des constats et des appréciations que l’arrêt du 21 septembre 2021, mentionné au point 54 de l’arrêt Krajowa Rada Sądownictwa, s’est limité à reprendre à l’identique.
32 Tel est le cas, en particulier, des constatations figurant aux points 7.1 à 7.6 de ces deux arrêts du Naczelny Sąd Administracyjny (Cour suprême administrative), selon lesquelles, appréciées dans leur contexte factuel et juridique, les modifications apportées aux dispositions nationales régissant le recours juridictionnel ouvert contre les résolutions de la KRS avaient manifestement eu pour objet d’empêcher qu’une juridiction puisse examiner dans quelle mesure la combinaison de différents
facteurs avait pu avoir pour conséquence que les juges récemment nommés au sein du Sąd Najwyższy (Cour suprême) sur proposition de la KRS dans sa nouvelle composition ne satisfaisaient pas aux exigences découlant de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, et d’empêcher que la Cour puisse se prononcer à cet égard.
33 Certes, dans l’appréciation globale du contexte juridique et factuel dans lequel les modifications de la législation polonaise étaient intervenues, la Cour a aussi relevé, aux points 52 et 66 de l’arrêt Krajowa Rada Sądownictwa, des éléments spécifiques à la chambre de contrôle extraordinaire et des affaires publiques. À ce point 52, la Cour s’est ainsi référée aux paragraphes 331 à 333 de l’arrêt Dolińska-Ficek et Ozimek c. Pologne, dans lesquels la Cour européenne des droits de l’homme a
souligné que la gravité de la violation de l’article 6, paragraphe 1, de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950, était d’autant plus avérée au vu de l’importance fondamentale et du caractère sensible des compétences dont est investie cette chambre. Quant au point 66 de l’arrêt Krajowa Rada Sądownictwa, il mentionne la création ex nihilo de la chambre de contrôle extraordinaire et des affaires publiques, le fait
que cette chambre soit exclusivement composée de juges nommés sur proposition de la KRS dans sa nouvelle composition et l’attribution à ladite chambre de compétences dans des matières particulièrement sensibles.
34 Or, s’il est indiqué dans la demande de décision préjudicielle que l’affaire a été examinée à l’audience de la chambre de contrôle extraordinaire et des affaires publiques, il est constant, néanmoins, que le juge qui compose l’instance de renvoi, qui a été tiré au sort pour faire partie de la formation spéciale chargée de statuer sur le test d’indépendance et d’impartialité, a été nommé à la chambre civile.
35 Il n’en demeure pas moins que les vices ayant affecté le processus ayant conduit à la nomination du juge T. S., rappelés aux points 30 et 31 du présent arrêt, sont identiques à ceux ayant affecté le processus de nomination des juges de la chambre de contrôle extraordinaire et des affaires publiques, et sont suffisants, à eux seuls, pour faire naître des doutes légitimes et sérieux, dans l’esprit des justiciables, quant à l’indépendance et à l’impartialité de ce juge, nonobstant sa nomination à
une chambre qui ne présente pas les mêmes caractéristiques que la chambre de contrôle extraordinaire et des affaires publiques.
36 À cet égard, il y a lieu de souligner que les circonstances de nature à faire naître de tels doutes systémiques tiennent, en principe, à la situation individuelle du ou des juges qui présentent une demande au titre de l’article 267 TFUE et, en particulier, aux irrégularités commises lors de leur nomination au sein du système judiciaire concerné, et non pas à l’affectation de ces juges à une formation de jugement déterminée (voir, en ce sens, arrêt du 29 mars 2022, Getin Noble Bank, C‑132/20,
EU:C:2022:235, points 72, 73 et 75).
37 Dans ces conditions, la présomption rappelée au point 21 du présent arrêt doit, en l’occurrence, être tenue pour renversée et il y a lieu, en conséquence, de constater que le juge de la chambre civile qui compose seul la formation de jugement ayant saisi la Cour de la demande de décision préjudicielle ne constitue pas une « juridiction », au sens de l’article 267 TFUE, de sorte que cette demande doit être déclarée irrecevable.
Sur les dépens
38 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (cinquième chambre) dit pour droit :
La demande de décision préjudicielle introduite par le Sąd Najwyższy (Cour suprême, Pologne), en formation à juge unique, par décision du 15 mars 2023, est irrecevable.
Signatures
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( *1 ) Langue de procédure : le polonais.