ARRÊT DE LA COUR (dixième chambre)
25 mai 2023 ( *1 )
« Renvoi préjudiciel – Fiscalité – Taxe sur la valeur ajoutée (TVA) – Directive 2006/112/CE – Droit à déduction de la TVA – Refus – Refus fondé sur la nullité de l’opération en vertu du droit civil national »
Dans l’affaire C‑114/22,
ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Naczelny Sąd Administracyjny (Cour suprême administrative, Pologne), par décision du 23 novembre 2021, parvenue à la Cour le 18 février 2022, dans la procédure
Dyrektor Izby Administracji Skarbowej w Warszawie
contre
W. sp. z o.o.,
LA COUR (dixième chambre),
composée de M. D. Gratsias, président de chambre, MM. I. Jarukaitis (rapporteur) et Z. Csehi, juges,
avocat général : Mme T. Ćapeta,
greffier : M. A. Calot Escobar,
vu la procédure écrite,
considérant les observations présentées :
– pour le Dyrektor Izby Administracji Skarbowej w Warszawie, par M. B. Kołodziej, Mme D. Pach et M. T. Wojciechowski,
– pour W. sp. z o.o., par M. M. Kwietko-Bębnowski, doradca podatkowy,
– pour le gouvernement polonais, par M. B. Majczyna, en qualité d’agent,
– pour la Commission européenne, par Mme A. Armenia et M. I. Barcew, en qualité d’agents,
vu la décision prise, l’avocate générale entendue, de juger l’affaire sans conclusions,
rend le présent
Arrêt
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 167, de l’article 168, sous a), de l’article 178, sous a), et de l’article 273 de la directive 2006/112/CE du Conseil, du 28 novembre 2006, relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée (JO 2006, L 347, p. 1), telle que modifiée par la directive 2010/45/UE du Conseil, du 13 juillet 2010 (JO 2010, L 189, p. 1) (ci-après la « directive 2006/112 »), lus à la lumière des principes de neutralité fiscale et de
proportionnalité.
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant le Dyrektor Izby Administracji Skarbowej w Warszawie (directeur de l’administration fiscale de Varsovie, Pologne, ci-après le « directeur de l’administration fiscale ») à W. sp. z o.o. au sujet du droit à déduction de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) mentionnée sur une facture adressée à W. et datée du 27 octobre 2015.
Le cadre juridique
Le droit de l’Union
3 Aux termes de l’article 63 de la directive 2006/112 :
« [...] la taxe devient exigible au moment où la livraison de biens ou la prestation de services est effectuée. »
4 L’article 167 de la même directive prévoit :
« Le droit à déduction prend naissance au moment où la taxe déductible devient exigible. »
5 L’article 168 de ladite directive dispose :
« Dans la mesure où les biens et les services sont utilisés pour les besoins de ses opérations taxées, l’assujetti a le droit, dans l’État membre dans lequel il effectue ces opérations, de déduire du montant de la taxe dont il est redevable les montants suivants :
a) la TVA due ou acquittée dans cet État membre pour les biens qui lui sont ou lui seront livrés et pour les services qui lui sont ou lui seront fournis par un autre assujetti ;
[...] »
6 Aux termes de l’article 178 de la directive 2006/112 :
« Pour pouvoir exercer le droit à déduction, l’assujetti doit remplir les conditions suivantes :
a) pour la déduction visée à l’article 168, point a), en ce qui concerne les livraisons de biens et les prestations de services, détenir une facture établie conformément aux dispositions du titre XI, chapitre 3, sections 3 à 6 ;
[...] »
7 L’article 273 de cette directive prévoit :
« Les États membres peuvent prévoir d’autres obligations qu’ils jugeraient nécessaires pour assurer l’exacte perception de la TVA et pour éviter la fraude, sous réserve du respect de l’égalité de traitement des opérations intérieures et des opérations effectuées entre États membres par des assujettis, et à condition que ces obligations ne donnent pas lieu dans les échanges entre les États membres à des formalités liées au passage d’une frontière.
La faculté prévue au premier alinéa ne peut être utilisée pour imposer des obligations de facturation supplémentaires à celles fixées au chapitre 3. »
Le droit polonais
8 L’article 88, paragraphe 3a, point 4, sous c), de l’ustawa o podatku od towarów i usług (loi relative à la taxe sur les biens et services), du 11 mars 2004 (Dz. U. 2011, no 177, position 1054), dans sa version applicable au litige au principal (ci-après la « loi sur la TVA »), dispose :
« 3a. Les factures et documents douaniers ne peuvent servir de justificatifs à la déduction de la taxe en amont, au remboursement d’un crédit de taxe ou au remboursement de la taxe acquittée en amont lorsque :
[...]
4. les factures, les factures rectificatives ou les documents douaniers émis :
[...]
c) constatent des opérations auxquelles s’appliquent les dispositions des articles 58 et 83 du code civil – pour la partie relative à ces opérations. »
9 L’article 58 de l’ustawa – Kodeks cywilny (loi portant code civil), du 23 avril 1964, texte consolidé (Dz. U. 2020, position 1740) (ci-après le « code civil »), prévoit :
« 1. Un acte juridique contraire à la loi ou visant à contourner la loi est nul et non avenu, à moins qu’une disposition pertinente n’en dispose autrement [...]
2. Un acte juridique contraire aux règles de la vie en société est nul.
3. Si une partie seulement de l’acte juridique est frappée de nullité, les autres parties de l’acte restent en vigueur, à moins qu’il ne ressorte des circonstances que l’acte n’aurait pas été exécuté en l’absence des dispositions frappées de nullité. »
10 Aux termes de l’article 83 du code civil :
« 1. La manifestation de volonté fictive à l’égard de l’autre partie avec son accord est nulle. Lorsqu’elle est exprimée afin de dissimuler un autre acte juridique, la validité de cette manifestation de volonté est appréciée en fonction des caractéristiques de cet acte.
2. Le caractère fictif de la manifestation de volonté n’affecte pas les effets de l’acte juridique réalisé, à titre onéreux, sur le fondement d’une déclaration fictive, lorsque, en raison de cet acte, un tiers acquiert un droit ou est libéré d’une obligation, sauf si le tiers a agi de mauvaise foi. »
Le litige au principal et la question préjudicielle
11 Le 27 octobre 2015, M. sp. z o.o. S.K.A. a établi une facture portant sur une cession de marques au profit de W. soumise à la TVA, laquelle a été déclarée et acquittée par W.
12 Par une décision du 20 octobre 2017, l’administration fiscale a remis en cause le droit à déduction de la TVA dont avait bénéficié W., relatif à cette facture, sur le fondement de l’article 88, paragraphe 3a, point 4, sous c), de la loi sur la TVA, au motif que la cession de marques en cause était nulle en vertu de l’article 58, paragraphe 2, du code civil, comme étant contraire aux règles de vie en société, au sens de cette disposition.
13 Cette décision a été confirmée par une décision du 11 octobre 2018 du directeur de l’administration fiscale, qui a, toutefois, considéré que la cession de marques en cause était un acte fictif, au sens de l’article 83 du code civil.
14 W. a formé un recours contre cette dernière décision devant le Wojewódzki Sąd Administracyjny w Warszawie (tribunal administratif de voïvodie de Varsovie, Pologne), qui a annulé ladite décision par un arrêt du 29 mai 2019, au motif que l’administration fiscale n’avait pas apporté la preuve du caractère fictif de l’opération en cause.
15 Le directeur de l’administration fiscale a formé un pourvoi contre cet arrêt devant le Naczelny Sąd Administracyjny (Cour suprême administrative, Pologne), la juridiction de renvoi.
16 Cette juridiction éprouve des doutes sur la conformité de l’article 88, paragraphe 3a, point 4, sous c), de la loi sur la TVA avec la directive 2006/112.
17 Elle relève qu’il ne ressort pas de cette directive qu’un assujetti puisse perdre son droit à déduction de la TVA qui lui a été facturée au motif que l’opération en cause n’est pas conforme au droit civil national, le droit à déduction faisant partie intégrante, selon la jurisprudence de la Cour, du système de la TVA et ne pouvant en principe pas être limité. Elle considère que l’autonomie de la TVA par rapport aux règles du droit civil national et la neutralité de la TVA plaident en ce sens que
l’invalidité d’une opération juridique au regard de ce droit ne devrait pas automatiquement entraîner l’exclusion du droit à déduction.
18 Elle relève, à cet égard, qu’il ressort de la jurisprudence de la Cour que les dérogations au droit à déduction de la TVA ne sont admises que dans les cas expressément prévus par les dispositions de la directive 2006/112, qu’elles sont d’interprétation stricte et que ce droit doit être refusé lorsqu’il est établi, au vu d’éléments objectifs, qu’il est invoqué frauduleusement ou abusivement.
19 Elle ajoute que, si, conformément à l’article 273 de la directive 2006/112, les États membres ont la faculté d’adopter des mesures afin d’assurer l’exacte perception de la TVA et d’éviter la fraude, ils sont toutefois tenus d’exercer leur compétence dans le respect du droit de l’Union et de ses principes généraux, dont le principe de neutralité, et dans le respect du principe de proportionnalité.
20 Dans ces conditions, le Naczelny Sąd Administracyjny (Cour suprême administrative) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :
« Faut-il interpréter les dispositions de l’article 167, de l’article 168, sous a), de l’article 178, sous a), et de l’article 273 de la directive 2006/112[...] ainsi que les principes de neutralité et de proportionnalité en ce sens qu’ils s’opposent à une disposition nationale, telle que l’article 88, paragraphe 3a, point 4, sous c), de la [loi sur la TVA], qui prive l’assujetti du droit de déduire la TVA afférente à l’acquisition d’un droit (d’un bien) qui est réputée fictive au sens du droit
civil national, sans qu’il soit besoin de vérifier si le résultat visé est un avantage fiscal dont l’octroi serait contraire à un ou plusieurs objectifs de [cette] directive et s’il a constitué le but essentiel de la solution contractuelle adoptée ? »
Sur la question préjudicielle
21 À titre liminaire, il y a lieu de relever que le directeur de l’administration fiscale considère que la demande de décision préjudicielle doit être déclarée irrecevable, en application de l’article 94, sous a), du règlement de procédure de la Cour, au motif qu’elle n’exposerait pas les faits pertinents du litige au principal ni les données factuelles sur lesquelles la question préjudicielle est fondée, ne précisant pas les raisons pour lesquelles l’opération en cause présente un caractère fictif.
22 À cet égard, il convient de rappeler que, en vertu d’une jurisprudence constante et conformément à l’article 94 de ce règlement de procédure, la nécessité de parvenir à une interprétation du droit de l’Union qui soit utile pour le juge national exige que celui-ci définisse le cadre factuel et réglementaire dans lequel s’insèrent les questions qu’il pose ou que, à tout le moins, il explique les hypothèses factuelles sur lesquelles ces questions sont fondées. La décision de renvoi doit, en outre,
indiquer les raisons précises qui ont conduit le juge national à s’interroger sur l’interprétation du droit de l’Union et à estimer nécessaire de poser une question préjudicielle à la Cour (arrêt du 24 février 2022, Suzlon Wind Energy Portugal, C‑605/20, EU:C:2022:116, point 31 et jurisprudence citée).
23 En l’occurrence, il est vrai que la juridiction de renvoi n’a pas fourni d’informations concernant les raisons pour lesquelles l’opération en cause dans le litige au principal a été considérée comme fictive par le directeur de l’administration fiscale. En revanche, elle indique, sommairement mais clairement, le contenu de la décision de ce dernier refusant le droit à déduction qui fait l’objet de ce litige, et expose avec précision les raisons pour lesquelles elle éprouve des doutes quant à la
compatibilité de la disposition de droit national constituant le fondement juridique de cette décision au regard de la directive 2006/112 et des principes de neutralité fiscale et de proportionnalité.
24 Il s’ensuit que la demande de décision préjudicielle est recevable.
25 Par sa question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 167, l’article 168, sous a), l’article 178, sous a), et l’article 273 de la directive 2006/112, lus en combinaison avec les principes de neutralité fiscale et de proportionnalité, doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une législation nationale en vertu de laquelle l’assujetti est privé du droit à déduction de la TVA acquittée en amont du seul fait que cette opération est regardée comme fictive et
frappée de nullité en application des dispositions du droit civil national, sans qu’il soit nécessaire d’établir qu’elle procède d’une fraude à la TVA ou d’un abus de droit.
26 Ainsi qu’il ressort de la décision de renvoi, cette question est posée dans le contexte d’un litige dans lequel le directeur de l’administration fiscale a rejeté le recours de l’assujetti contre une décision remettant en cause le droit à déduction de la TVA, en raison du caractère fictif de l’opération de cession de marques réalisée en amont, en se fondant sur une disposition de la loi sur la TVA qui a pour effet d’interdire un tel droit lorsqu’est applicable à l’opération taxable en cause une
règle du code civil, selon laquelle la manifestation de volonté fictive à l’égard de l’autre partie avec son accord est nulle.
27 À cet égard, il convient de rappeler que, selon une jurisprudence constante de la Cour, le droit des assujettis de déduire de la TVA dont ils sont redevables la TVA due ou acquittée pour les biens acquis et les services reçus par eux en amont constitue un principe fondamental du système commun de la TVA. Le droit à déduction prévu aux articles 167 et suivants de la directive 2006/112 fait donc partie intégrante du mécanisme de la TVA et ne peut, en principe, être limité, dès lors que les
exigences ou les conditions tant matérielles que formelles auxquelles ce droit est subordonné sont respectées par les assujettis souhaitant l’exercer [arrêts du 28 juillet 2011, Commission/Hongrie, C‑274/10, EU:C:2011:530, points 42 et 43, ainsi que du 24 novembre 2022, Finanzamt M (Étendue du droit à déduction de la TVA), C‑596/21, EU:C:2022:921, point 21 et jurisprudence citée].
28 Le régime des déductions vise à soulager entièrement l’entrepreneur du poids de la TVA due ou acquittée dans le cadre de toutes ses activités économiques. Le système commun de la TVA garantit, par conséquent, la neutralité quant à la charge fiscale de toutes les activités économiques, quels que soient les buts ou les résultats de ces activités, à condition que lesdites activités soient, en principe, elles-mêmes soumises à la TVA [arrêts du 14 février 1985, Rompelman, 268/83, EU:C:1985:74,
point 19 ; du 21 juin 2012, Mahagében et Dávid, C‑80/11 et C‑142/11, EU:C:2012:373, point 39, ainsi que du 24 novembre 2022, Finanzamt M (Étendue du droit à déduction de la TVA), C‑596/21, EU:C:2022:921, point 22].
29 Le droit à déduction de la TVA est néanmoins subordonné au respect d’exigences ou de conditions tant matérielles que de nature formelle.
30 Les exigences ou conditions matérielles requises pour la naissance de ce droit sont énumérées à l’article 168 de la directive 2006/112. Ainsi, pour pouvoir bénéficier dudit droit, il faut, d’une part, que l’intéressé soit un « assujetti », au sens de cette directive, et, d’autre part, que les biens ou les services invoqués pour fonder le droit à déduction de la TVA soient utilisés en aval par l’assujetti pour les besoins de ses propres opérations taxées et que, en amont, comme le précise le
point a) de cet article, ces biens soient livrés ou ces services soient rendus par un autre assujetti.
31 En outre, selon l’article 167 de la directive 2006/112, le droit à déduction prend naissance au moment où la taxe déductible devient exigible, l’exigibilité de cette taxe intervenant, en vertu de l’article 63 de cette directive, au moment où la livraison de biens ou la prestation de services est effectuée. Il s’ensuit que le droit à déduction est, en principe, subordonné à la preuve de la réalisation effective de l’opération (voir, en ce sens, arrêts du 26 mai 2005, António Jorge, C‑536/03,
EU:C:2005:323, points 24 et 25 ; du 27 juin 2018, SGI et Valériane, C‑459/17 et C‑460/17, EU:C:2018:501, points 34 ainsi que 35, et du 29 septembre 2022, Raiffeisen Leasing, C‑235/21, EU:C:2022:739, point 40). Ainsi, en l’absence de réalisation effective de la livraison de biens ou de la prestation de services, aucun droit à déduction ne peut prendre naissance.
32 La Cour a d’ailleurs déjà jugé qu’il est inhérent au mécanisme de la TVA qu’une opération d’acquisition fictive ne puisse ouvrir droit à aucune déduction de cette taxe, une telle opération ne pouvant avoir un quelconque lien de rattachement avec les opérations taxées en aval (arrêt du 8 mai 2019, EN.SA., C‑712/17, EU:C:2019:374, points 24 et 25 ainsi que jurisprudence citée).
33 Ainsi, en premier lieu, le refus d’accorder à un assujetti le droit à déduction dans des circonstances telles que celles en cause dans le litige au principal peut être justifié par la constatation que la preuve de la réalisation effective de l’opération invoquée pour fonder le droit à déduction n’est pas rapportée.
34 En effet, pour pouvoir conclure à l’existence, en principe, du droit à déduction dans de telles circonstances, il est nécessaire de vérifier si la cession de marques invoquée pour fonder ce droit a été effectivement réalisée et si les marques concernées ont été utilisées par l’assujetti pour les besoins de ses opérations taxées.
35 À cet égard, il convient de rappeler que la charge de la preuve pèse sur l’assujetti, qui est tenu de fournir des preuves objectives que des biens ou des services lui ont effectivement été livrés ou fournis en amont par un autre assujetti, pour les besoins de ses propres opérations soumises à la TVA et à l’égard desquels il s’est effectivement acquitté de la TVA (arrêts du 21 novembre 2018, Vădan, C‑664/16, EU:C:2018:933, point 44 ; du 11 novembre 2021, Ferimet, C‑281/20, EU:C:2021:910, point 39,
et du 16 février 2023, DGRFP Cluj, C‑519/21, EU:C:2023:106, point 100).
36 Quant à l’évaluation des preuves produites en vue d’établir l’existence de l’opération imposable, elle doit être effectuée par le juge national conformément aux règles de preuve du droit national, en procédant à une appréciation globale de tous les éléments et circonstances de fait du cas d’espèce (arrêt du 6 septembre 2012, Mecsek-Gabona, C‑273/11, EU:C:2012:547, point 53, et ordonnance du 9 janvier 2023, A.T.S. 2003, C‑289/22, EU:C:2023:26, point 46 ainsi que jurisprudence citée).
37 Si, dans l’affaire en cause au principal, il résulte de cette appréciation, à laquelle il appartient à la juridiction de renvoi de se livrer, que la cession de marques invoquée n’a pas été effectivement réalisée, aucun droit à déduction ne peut prendre naissance.
38 Dans ce contexte, ainsi que le fait valoir le gouvernement polonais dans ses observations écrites, la juridiction de renvoi pourra prendre en considération la circonstance, à la supposer établie, que, malgré l’apparente conclusion d’un contrat de cession, les parties auraient en réalité continué à agir comme si le cédant était toujours le titulaire des marques en cause, W. n’en étant que le détenteur précaire.
39 Si, en revanche, il ressort de cette appréciation globale que ladite cession a été effectivement réalisée et que les marques cédées ont été utilisées en aval par l’assujetti pour les besoins de ses opérations taxées, le droit à déduction ne saurait, en principe, lui être dénié.
40 Toutefois, en second lieu, ce droit peut être refusé à l’assujetti s’il est établi, au vu d’éléments objectifs, qu’il est invoqué frauduleusement ou abusivement.
41 En effet, il importe de rappeler que la lutte contre la fraude, l’évasion fiscale et les abus éventuels est un objectif reconnu et encouragé par la directive 2006/112 et que la Cour a itérativement jugé que les justiciables ne sauraient frauduleusement ou abusivement se prévaloir des normes du droit de l’Union. Dès lors, quand bien même les conditions matérielles du droit à déduction seraient réunies, il appartient aux autorités et aux juridictions nationales de refuser le bénéfice de ce droit
s’il est établi, au vu d’éléments objectifs, que ledit droit est invoqué frauduleusement ou abusivement (arrêts du 3 mars 2005, Fini H, C‑32/03, EU:C:2005:128, points 34 et 35 ; du 19 octobre 2017, Paper Consult, C‑101/16, EU:C:2017:775, point 43, ainsi que du 1er décembre 2022, Aquila Part Prod Com, C‑512/21, EU:C:2022:950, point 26).
42 S’agissant de la fraude, selon une jurisprudence constante, le bénéfice du droit à déduction doit être refusé non seulement lorsqu’une fraude à la TVA est commise par l’assujetti lui-même, mais également lorsqu’il est établi, au vu d’éléments objectifs, que l’assujetti, auquel les biens ou les services servant de base pour fonder le droit à déduction ont été livrés ou fournis, savait ou aurait dû savoir que, par l’acquisition de ces biens ou services, il participait à une opération impliquée dans
une telle fraude (voir, en ce sens, arrêts du 6 décembre 2012, Bonik, C‑285/11, EU:C:2012:774, point 40 ; du 11 novembre 2021, Ferimet, C‑281/20, EU:C:2021:910, point 48, et du 1er décembre 2022, Aquila Part Prod Com, C‑512/21, EU:C:2022:950, point 27).
43 Le refus du droit à déduction étant une exception à l’application du principe fondamental que constitue ce droit, il incombe aux autorités fiscales d’établir à suffisance de droit les éléments objectifs permettant de conclure que l’assujetti a commis une fraude à la TVA ou savait ou aurait dû savoir que l’opération invoquée pour fonder le droit à déduction était impliquée dans une telle fraude. Il appartient ensuite aux juridictions nationales de vérifier que les autorités fiscales concernées ont
établi l’existence de tels éléments objectifs (ordonnance du 9 janvier 2023, A.T.S. 2003, C‑289/22, EU:C:2023:26, point 53 et jurisprudence citée).
44 En ce qui concerne l’abus de droit, il ressort d’une jurisprudence itérative que la constatation d’une pratique abusive en matière de TVA exige, d’une part, que les opérations en cause, malgré l’application formelle des conditions prévues par les dispositions pertinentes de la directive 2006/112 et de la législation nationale la transposant, aient pour résultat l’obtention d’un avantage fiscal dont l’octroi serait contraire à l’objectif poursuivi par ces dispositions et, d’autre part, qu’il
résulte d’un ensemble d’éléments objectifs que le but essentiel de ces opérations se limite à l’obtention de cet avantage fiscal (arrêts du 21 février 2006, Halifax e.a., C‑255/02, EU:C:2006:121, points 74 et 75 ; du 17 décembre 2015, WebMindLicenses, C‑419/14, EU:C:2015:832, point 36, ainsi que du 15 septembre 2022, HA.EN., C‑227/21, EU:C:2022:687, point 35).
45 Quant à la question de savoir si le but essentiel d’une opération se limite à l’obtention de cet avantage fiscal, il convient de rappeler que, en matière de TVA, la Cour a déjà jugé que, lorsque l’assujetti a le choix entre deux opérations, il n’est pas tenu de choisir celle qui implique le paiement du montant de la TVA le plus élevé, mais a le droit, au contraire, de choisir la structure de son activité de manière à limiter sa dette fiscale. Les assujettis sont ainsi généralement libres de
choisir les structures organisationnelles et les modalités transactionnelles qu’ils estiment les plus appropriées pour leurs activités économiques et pour limiter leurs charges fiscales (arrêt du 17 décembre 2015, WebMindLicenses, C‑419/14, EU:C:2015:832, point 42, et ordonnance du 9 janvier 2023, A.T.S. 2003, C‑289/22, EU:C:2023:26, point 40).
46 Par conséquent, le principe d’interdiction des pratiques abusives, qui s’applique au domaine de la TVA, prohibe les montages purement artificiels, dépourvus de réalité économique, effectués à la seule fin d’obtenir un avantage fiscal dont l’octroi serait contraire aux objectifs de la directive 2006/112 (arrêts du 16 juillet 1998, ICI, C‑264/96, EU:C:1998:370, point 26 , et du 27 octobre 2011, Tanoarch, C‑504/10, EU:C:2011:707, point 51, ainsi qu’ordonnance du 9 janvier 2023, A.T.S. 2003,
C‑289/22, EU:C:2023:26, point 41).
47 Il y a lieu également de rappeler que les mesures que les États membres ont la faculté d’adopter en vertu de l’article 273 de la directive 2006/112 afin d’assurer l’exacte perception de la TVA et d’éviter la fraude ne doivent pas aller au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre de tels objectifs. Elles ne peuvent, dès lors, être utilisées de manière telle qu’elles remettraient systématiquement en cause le droit à déduction de la TVA et, partant, la neutralité de la TVA (arrêt du 9 décembre
2021, Kemwater ProChemie, C‑154/20, EU:C:2021:989, point 28 et jurisprudence citée).
48 En l’occurrence, d’une part, il convient de relever qu’il ne ressort pas des explications fournies par la juridiction de renvoi que les éléments au vu desquels un acte juridique, relatif à une opération soumise à la TVA, peut être qualifié de fictif et donc déclaré nul, en vertu des règles du droit civil national, coïncident avec les éléments qui, conformément aux indications figurant aux points 33 à 38 du présent arrêt, permettent de qualifier, au regard du droit de l’Union, une opération
économique soumise à cette taxe d’opération fictive et donc de justifier, conformément à la jurisprudence rappelée au point 32 de cet arrêt, le refus d’accorder à l’assujetti un droit à déduction. Une telle nullité ne saurait donc, en principe, justifier ce refus.
49 D’autre part, il ressort des constatations de la juridiction de renvoi que la législation nationale en cause vise, de manière générale, toute situation dans laquelle l’assujetti a accompli un acte juridique considéré comme fictif et donc nul en application du code civil, sans qu’il soit nécessaire d’établir, indépendamment des règles de droit civil applicables et au vu d’éléments objectifs, que ce droit a été invoqué frauduleusement ou abusivement. Or, si le caractère fictif, en vertu des
dispositions de droit civil national, du contrat passé entre l’assujetti et l’émetteur de la facture peut constituer un indice d’une pratique frauduleuse ou abusive au sens et pour l’application de la directive 2006/112, une telle pratique ne saurait être déduite de cette seule circonstance.
50 Dans ces conditions, eu égard à l’ensemble de ce qui précède, il y a lieu de conclure que, en prévoyant que l’annulation, en vertu d’une règle de droit civil, d’un acte juridique considéré comme fictif entraîne le refus du droit à déduction de la TVA, sans qu’il soit nécessaire d’établir que les éléments permettant de qualifier, au regard du droit de l’Union, une opération économique taxable d’opération fictive soient réunis ou, lorsque cette opération a été effectivement réalisée, que ce droit à
déduction a été exercé de manière frauduleuse ou abusive, une réglementation nationale telle que celle en cause au principal va au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs de la directive 2006/112 visant à assurer l’exacte perception de la TVA et à éviter la fraude.
51 Il convient dès lors de répondre à la question posée que l’article 167, l’article 168, sous a), l’article 178, sous a), et l’article 273 de la directive 2006/112, lus à la lumière des principes de neutralité fiscale et de proportionnalité, doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une législation nationale en vertu de laquelle l’assujetti est privé du droit à déduction de la TVA acquittée en amont du seul fait qu’une opération économique taxable est regardée comme fictive et frappée
de nullité en application des dispositions du droit civil national, sans qu’il soit nécessaire d’établir que les éléments permettant de qualifier, au regard du droit de l’Union, cette opération de fictive sont réunis ou, lorsque ladite opération a été effectivement réalisée, qu’elle procède d’une fraude à la TVA ou d’un abus de droit.
Sur les dépens
52 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (dixième chambre) dit pour droit :
L’article 167, l’article 168, sous a), l’article 178, sous a), et l’article 273 de la directive 2006/112/CE du Conseil, du 28 novembre 2006, relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée, telle que modifiée par la directive 2010/45/UE du Conseil, du 13 juillet 2010, lus à la lumière des principes de neutralité fiscale et de proportionnalité,
doivent être interprétés en ce sens que :
ils s’opposent à une législation nationale en vertu de laquelle l’assujetti est privé du droit à déduction de la taxe sur la valeur ajoutée acquittée en amont du seul fait qu’une opération économique taxable est regardée comme fictive et frappée de nullité en application des dispositions du droit civil national, sans qu’il soit nécessaire d’établir que les éléments permettant de qualifier, au regard du droit de l’Union, cette opération de fictive sont réunis ou, lorsque ladite opération a été
effectivement réalisée, qu’elle procède d’une fraude à la taxe sur la valeur ajoutée ou d’un abus de droit.
Signatures
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( *1 ) Langue de procédure : le polonais.