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02/03/2023 | CJUE | N°C-16/22

CJUE | CJUE, Arrêt de la Cour, MS., 02/03/2023, C-16/22


 ARRÊT DE LA COUR (troisième chambre)

2 mars 2023 ( *1 )

« Renvoi préjudiciel – Espace de liberté, de sécurité et de justice – Coopération judiciaire en matière pénale – Directive 2014/41/UE – Décision d’enquête européenne – Article 1er, paragraphe 1 – Notion d’“autorité judiciaire” – Article 2, sous c) – Notion d’“autorité d’émission” – Décision émise par une administration fiscale sans validation par un juge ou un procureur – Administration fiscale assumant les droits et les obligations du parquet dan

s le cadre d’une enquête fiscale pénale »

Dans l’affaire C‑16/22,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au...

 ARRÊT DE LA COUR (troisième chambre)

2 mars 2023 ( *1 )

« Renvoi préjudiciel – Espace de liberté, de sécurité et de justice – Coopération judiciaire en matière pénale – Directive 2014/41/UE – Décision d’enquête européenne – Article 1er, paragraphe 1 – Notion d’“autorité judiciaire” – Article 2, sous c) – Notion d’“autorité d’émission” – Décision émise par une administration fiscale sans validation par un juge ou un procureur – Administration fiscale assumant les droits et les obligations du parquet dans le cadre d’une enquête fiscale pénale »

Dans l’affaire C‑16/22,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par l’Oberlandesgericht Graz (tribunal régional supérieur de Graz, Autriche), par décision du 21 décembre 2021, parvenue à la Cour le 6 janvier 2022, dans la procédure relative à la reconnaissance et à l’exécution d’une décision d’enquête européenne concernant

MS,

en présence de :

Staatsanwaltschaft Graz,

Finanzamt für Steuerstrafsachen und Steuerfahndung Düsseldorf,

LA COUR (troisième chambre),

composée de Mme K. Jürimäe (rapporteure), présidente de chambre, MM. M. Safjan, N. Piçarra, N. Jääskinen et M. Gavalec, juges,

avocat général : M. J. Richard de la Tour,

greffier : M. A. Calot Escobar,

vu la procédure écrite,

considérant les observations présentées :

– pour MS, par Me J. Herbst, Rechtsanwalt,

– pour le gouvernement autrichien, par M. A. Posch, Mmes J. Schmoll et M.‑T. Rappersberger, en qualité d’agents,

– pour le gouvernement allemand, par MM. J. Möller, P. Busche, M. Hellmann et D. Klebs, en qualité d’agents,

– pour la Commission européenne, par Mme S. Grünheid et M. M. Wasmeier, en qualité d’agents,

vu la décision prise, l’avocat général entendu, de juger l’affaire sans conclusions,

rend le présent

Arrêt

1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 1er, paragraphe 1, premier alinéa, et de l’article 2, sous c), i), de la directive 2014/41/UE du Parlement européen et du Conseil, du 3 avril 2014, concernant la décision d’enquête européenne en matière pénale (JO 2014, L 130, p. 1).

2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’une demande d’exécution, en Autriche, d’une décision d’enquête européenne émise par le Finanzamt für Steuerstrafsachen und Steuerfahndung Düsseldorf (service des affaires fiscales pénales et des enquêtes fiscales de Düsseldorf, Allemagne) (ci-après le « service des affaires fiscales pénales de Düsseldorf ») concernant MS.

Le cadre juridique

Le droit de l’Union

3 Les considérants 5 à 8 de la directive 2014/41 se lisent comme suit :

« (5) [...] il est devenu manifeste que le cadre existant pour l’obtention de preuves est trop fragmenté et trop complexe. Une nouvelle approche est donc nécessaire.

(6) Dans le programme de Stockholm, adopté par le Conseil européen les 10 et 11 décembre 2009, celui-ci a estimé qu’il convenait de poursuivre les travaux devant permettre la mise en place d’un système global d’obtention de preuves dans les affaires revêtant une dimension transfrontalière, sur le fondement du principe de reconnaissance mutuelle. Il a indiqué que les instruments qui existaient dans ce domaine constituaient un régime fragmentaire et qu’une nouvelle approche s’imposait, qui devait
être fondée sur le principe de reconnaissance mutuelle tout en tenant compte de la souplesse du système d’entraide judiciaire classique. Le Conseil européen a ainsi appelé de ses vœux un système global destiné à remplacer tous les instruments qui existent actuellement dans ce domaine, y compris la décision-cadre 2008/978/JAI [du Conseil, du 18 décembre 2008, relative au mandat européen d’obtention de preuves visant à recueillir des objets, des documents et des données en vue de leur
utilisation dans le cadre de procédures pénales (JO 2008, L 350, p. 72)], qui couvrirait, dans la mesure du possible, tous les types d’éléments de preuve, prévoirait des délais de mise en œuvre et limiterait autant que possible les motifs de refus.

(7) Cette nouvelle approche repose sur un instrument unique dénommé “décision d’enquête européenne”. Une décision d’enquête européenne doit être émise pour faire réaliser une ou plusieurs mesures d’enquête spécifiques dans l’État exécutant la décision d’enquête européenne (ci-après dénommé “État d’exécution”) en vue de recueillir des preuves. Cela comprend l’obtention de preuves qui sont déjà en possession de l’autorité d’exécution.

(8) La décision d’enquête européenne devrait avoir une portée horizontale et devrait dès lors s’appliquer à toutes les mesures d’enquête visant à recueillir des preuves. [...] »

4 L’article 1er de cette directive, intitulé « Décision d’enquête européenne et obligation de l’exécuter », prévoit, à son paragraphe 1, premier alinéa :

« La décision d’enquête européenne est une décision judiciaire qui a été émise ou validée par une autorité judiciaire d’un État membre (ci-après dénommé “État d’émission”) afin de faire exécuter une ou plusieurs mesures d’enquête spécifiques dans un autre État membre (ci-après dénommé “État d’exécution”) en vue d’obtenir des preuves conformément à la présente directive. »

5 Aux termes de l’article 2 de ladite directive, intitulé « Définitions » :

« Aux fins de la présente directive, on entend par :

[...]

c) “autorité d’émission” :

i) un juge, une juridiction, un juge d’instruction ou un procureur compétent(e) dans l’affaire concernée ; ou

ii) toute autre autorité compétente définie par l’État d’émission qui, dans le cas d’espèce, agit en qualité d’autorité chargée des enquêtes dans le cadre de procédures pénales, compétente pour ordonner l’obtention de preuves conformément au droit national. En outre, avant d’être transmise à l’autorité d’exécution, la décision d’enquête européenne est validée, après examen de sa conformité aux conditions d’émission prévues par la présente directive, en particulier les conditions prévues à
l’article 6, paragraphe 1, par un juge, une juridiction, un juge d’instruction ou un procureur dans l’État d’émission. Lorsque la décision d’enquête européenne a été validée par une autorité judiciaire, cette dernière peut également être considérée comme une autorité d’émission aux fins de la transmission de la décision d’enquête européenne ;

[...] »

6 L’article 4 de la même directive, intitulé « Types de procédures pour lesquelles la décision d’enquête européenne peut être émise », dispose :

« Une décision d’enquête européenne peut être émise :

a) aux fins des procédures pénales qui sont engagées par une autorité judiciaire, ou à engager devant celle-ci, concernant une infraction pénale conformément au droit de l’État d’émission ;

b) dans des procédures engagées par des autorités administratives relatives à des faits qui sont punissables selon le droit de l’État d’émission au titre d’infractions aux règles de droit, et lorsque la décision peut donner lieu à un recours devant une juridiction compétente, notamment en matière pénale ;

c) dans des procédures engagées par des autorités judiciaires pour des faits qui sont punissables selon le droit de l’État d’émission au titre d’infractions aux règles de droit, et lorsque la décision peut donner lieu à un recours devant une juridiction compétente, notamment en matière pénale ; et

d) en lien avec des procédures visées aux points a), b) et c) portant sur des faits ou des infractions pouvant engager la responsabilité d’une personne morale ou entraîner une peine à son encontre dans l’État d’émission. »

7 L’article 33 de la directive 2014/41, intitulé « Notifications », prévoit, à ses paragraphes 1 et 2 :

« 1.   Au plus tard le 22 mai 2017, chaque État membre communique à la Commission [européenne] les informations suivantes :

a) l’autorité ou les autorités qui, conformément à son droit interne, sont compétentes conformément à l’article 2, points c) et d), lorsque cet État membre est l’État d’émission ou d’exécution ;

[...]

2.   Chaque État membre peut également fournir à la Commission la liste des documents nécessaires qu’il exigerait au titre de l’article 22, paragraphe 4. »

8 Le formulaire relatif à la décision d’enquête européenne, figurant à l’annexe A de cette directive, contient, entre autres, une section K, dans laquelle doit notamment être indiqué le type d’autorité qui a émis la décision d’enquête européenne, à savoir une autorité judiciaire ou toute autre autorité compétente telle qu’elle est définie par le droit de l’État d’émission. Ce formulaire contient également une section L, dans laquelle doivent être indiquées, en tant que de besoin, les coordonnées de
l’autorité judiciaire ayant validé la décision d’enquête européenne.

Le droit allemand

9 Par une lettre de notification de la représentation permanente de la République fédérale d’Allemagne auprès de l’Union européenne du 14 mars 2017, cet État membre a indiqué, conformément à l’article 33, paragraphes 1 et 2, de la directive 2014/41 :

« En fonction des règles de compétence des Länder applicables, en Allemagne, sont susceptibles d’être des autorités d’émission et d’exécution, d’une part, l’ensemble des autorités judiciaires, et donc notamment le Generalbundesanwalt beim Bundesgerichtshof [(procureur général près la Cour fédérale de justice, Allemagne)], les parquets, les parquets généraux et la Zentrale Stelle in Ludwigsburg [[Office central d’enquête sur les crimes nationaux socialistes des ministères de la Justice des Länder
de Ludwigsburg, Allemagne)], ainsi que l’ensemble des juridictions compétentes en matière pénale.

D’autre part, sont également susceptibles d’être des autorités d’émission et d’exécution les autorités administratives qui, en vertu du droit allemand, sont compétentes en matière de poursuites et de répression des infractions administratives.

S’agissant des demandes que les autorités administratives allemandes adressent à un autre État membre de l’Union, il est prévu, conformément à l’article 2, sous c), de la [directive 2014/41] que celles‑ci doivent en principe être confirmées par le parquet près le tribunal régional dans le ressort duquel l’autorité administrative a son siège. Par dérogation à ce qui précède, les Länder peuvent attribuer la compétence pour cette confirmation à une juridiction ou ils peuvent régir de manière
dérogatoire la compétence territoriale du parquet chargé de la confirmation [...]

Les demandes émanant des autorités fiscales allemandes, qui, en vertu de l’article 386, paragraphe 2, de l’Abgabenordung [code allemand des impôts, dans sa version publiée du 1er octobre 2002 (BGBl. 2002 I, p. 3866 ; BGBl. 2003 I, p. 61)], mènent de manière autonome des enquêtes pénales, n’ont pas à être confirmées par une autorité judiciaire ou une juridiction. Dans un tel cas, en vertu des dispositions combinées de l’article 399, paragraphe 1, du code allemand des impôts et de l’article 77,
paragraphe 1, [du Gesetz über die internationale Rechtshilfe in Strafsachen (loi allemande relative à l’entraide judiciaire internationale en matière pénale), dans sa version publiée du 27 juin 1994 (BGBl. 1994 I, p. 1537)], les autorités fiscales assument les droits et les obligations d’un parquet et agissent donc elles-mêmes en qualité d’autorité judiciaire au sens de l’article 2, sous c), de la [directive 2014/41] ».

Le litige au principal et la question préjudicielle

10 Le service des affaires fiscales pénales de Düsseldorf mène une enquête pour fraude fiscale contre MS. Celle-ci, en tant que gérante d’une société à responsabilité limitée, est soupçonnée de ne pas avoir déclaré, au cours de la période allant de l’année 2015 jusqu’au mois de février de l’année 2020, des chiffres d’affaires générés par l’exploitation d’une maison close, une telle omission ayant une incidence fiscale d’environ 1,6 million d’euros.

11 Aux fins de cette enquête, ce service a émis une décision d’enquête européenne qu’il a transmise, le 23 juillet 2020, à la Staatsanwaltschaft Graz (parquet de Graz, Autriche). Par cette décision, ledit service a demandé au parquet de Graz de recueillir, auprès d’une banque située en Autriche, des documents relatifs à deux comptes bancaires ouverts au nom de MS concernant la période courant du 1er janvier 2015 au 28 février 2020.

12 Dans la section K de ladite décision, il a été indiqué que celle-ci a été émise par une « autorité judiciaire ». Par conséquent, le service compétent n’a pas rempli la section L de la même décision, dans laquelle doivent figurer, en cas de validation de cette dernière par une autorité judiciaire, les coordonnées de cette autorité.

13 Il ressort de la décision de renvoi que, conformément à la Strafprozessordnung (code autrichien de procédure pénale), une banque ne peut être tenue de fournir des renseignements sur des comptes bancaires et de transmettre des documents relatifs à ces comptes qu’en vertu d’une mesure d’enquête, qui doit être ordonnée par le parquet sur le fondement d’une autorisation judiciaire.

14 Par voie d’ordonnance rendue le 5 août 2020, sur demande du parquet de Graz, la Haft- und Rechtsschutzrichterin (juge de la détention et de la protection juridictionnelle) près le Landesgericht für Strafsachen Graz (tribunal régional de Graz statuant en matière pénale, Autriche) a autorisé la mise à exécution de la décision d’enquête européenne visée au point 11 du présent arrêt. Le 7 août 2020, le parquet de Graz a ordonné l’exécution de la mesure demandée.

15 MS a saisi l’Oberlandesgericht Graz (tribunal régional supérieur de Graz, Autriche), qui est la juridiction de renvoi, d’un recours contre l’ordonnance du 5 août 2020. Devant cette juridiction, MS allègue que le service des affaires fiscales pénales de Düsseldorf n’est ni une « autorité judiciaire », au sens de l’article 1er, paragraphe 1, de la directive 2014/41, ni une « autorité d’émission », au sens de l’article 2, sous c), de cette directive. Ce service ne serait donc pas compétent pour
émettre une décision d’enquête européenne.

16 La juridiction de renvoi souligne qu’elle est appelée à statuer sur la licéité de l’exécution de la décision d’enquête européenne émise par le service des affaires fiscales pénales de Düsseldorf. Elle précise que cette décision n’a pas été validée par une autorité judiciaire, tel que cela est prévu à l’article 2, sous c), ii), de la directive 2014/41 lorsque l’autorité d’émission est une autorité autre qu’un juge, une juridiction, un juge d’instruction ou un procureur compétent dans l’affaire
concernée. Il serait donc nécessaire de déterminer si l’administration fiscale, habilitée en vertu du droit allemand, en ce qui concerne certaines infractions pénales déterminées, à assumer les droits et les obligations du parquet, peut être assimilée à une « autorité judiciaire », au sens de l’article 1er, paragraphe 1, de cette directive, et à un « procureur », au sens de l’article 2, sous c), i), de ladite directive.

17 Selon cette juridiction, des arguments tirés du libellé et de la raison d’être de ces dispositions, telles qu’interprétées par la Cour dans l’arrêt du 8 décembre 2020, Staatsanwaltschaft Wien (Ordres de virement falsifiés) (C‑584/19, EU:C:2020:1002), et par l’avocat général Campos Sánchez-Bordona dans ses conclusions dans l’affaire Finanzamt für Steuerstrafsachen und Steuerfahndung Münster (C‑66/20, EU:C:2021:200), s’opposeraient à une telle assimilation.

18 Dans ce contexte, elle souligne que la position institutionnelle de l’administration fiscale, qui n’est pas mentionnée dans la liste des autorités judiciaires figurant à l’article 2, sous c), i), de la directive 2014/41 en tant qu’autorité d’émission, se distingue nettement de celle du parquet, qui est, lui, mentionné dans cette liste.

19 Ainsi, à la différence du parquet, l’administration fiscale serait une entité administrative, faisant partie du pouvoir exécutif, compétente en matière fiscale et intégrée dans la structure hiérarchique du ministère allemand des finances sans jouir d’aucune autonomie, indépendance et liberté d’action. Elle serait investie du pouvoir de mener une instruction pénale de manière autonome seulement à l’égard de certaines infractions pénales déterminées, et ce uniquement aussi longtemps qu’elle ne se
dessaisit pas elle-même d’une telle affaire au profit du parquet ou que celui-ci ne se saisit pas de ladite affaire, ce qui serait possible à tout moment et sans motif particulier. Lorsque le parquet mène l’enquête, l’administration fiscale aurait seulement les mêmes droits et obligations que ceux attribués aux services de police. Lorsqu’elle mène l’enquête de manière autonome, l’administration fiscale ne ferait qu’« assumer » les droits et les obligations dévolus au parquet dans l’enquête
pénale, sans les détenir elle-même.

20 Par contraste, la position institutionnelle d’un parquet se caractériserait par le fait qu’il agit devant les tribunaux en tant que garant de la légalité, qu’il participe effectivement à l’administration de la justice et qu’il sert l’intérêt général tenant au respect de la loi.

21 Toutefois, la juridiction de renvoi concède qu’il est également possible de considérer que l’administration fiscale, en assumant les droits et les obligations du parquet, soit assimilée à une « autorité judiciaire » et à une « autorité d’émission », au sens, respectivement, de l’article 1er, paragraphe 1, et de l’article 2, sous c), i), de la directive 2014/41.

22 En effet, il ressortirait de l’arrêt du 8 décembre 2020, Staatsanwaltschaft Wien (Ordres de virement falsifiés) (C‑584/19, EU:C:2020:1002, points 51 et 56 à 73), que l’unique condition, aux fins de qualifier une entité visée à l’article 2, sous c), i), de la directive 2014/41 d’« autorité d’émission », tiendrait à sa compétence dans l’affaire en cause et à l’émission de la décision d’enquête européenne dans le respect des garanties prévues par cette directive.

23 Dans ces circonstances, l’Oberlandesgericht Graz (tribunal régional supérieur de Graz) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :

« L’article 1er, paragraphe 1, [premier alinéa], et l’article 2, sous c), i), de la [directive 2014/41] doivent-ils être interprétés en ce sens que peut aussi être considéré comme une “autorité judiciaire” et comme une “autorité d’émission” au sens de ces articles un Finanzamt für Steuerstrafsachen und Steuerfahndung (service des affaires fiscales pénales et des enquêtes fiscales) allemand, qui, en vertu des dispositions du droit national, est habilité, en ce qui concerne certaines infractions
pénales déterminées, à assumer les droits et les obligations du parquet ? »

Sur la question préjudicielle

24 Par son unique question, la juridiction de renvoi cherche, en substance, à savoir si l’article 1er, paragraphe 1, premier alinéa, et l’article 2, sous c), i), de la directive 2014/41 doivent être interprétés en ce sens que l’administration fiscale d’un État membre qui, tout en relevant du pouvoir exécutif de ce dernier, mène, conformément au droit national, des enquêtes fiscales pénales de manière autonome, à la place du parquet et en assumant les droits et les obligations dévolus à ce dernier,
peut être qualifiée d’« autorité judiciaire » et d’« autorité d’émission », au sens, respectivement, de l’une et l’autre de ces dispositions.

25 Aux fins de l’interprétation de ces dispositions, il y a lieu de tenir compte non seulement des termes de celles-ci, mais également de leur contexte et des objectifs poursuivis par la réglementation dont elles font partie [voir, en ce sens, arrêt du 8 décembre 2020, Staatsanwaltschaft Wien (Ordres de virement falsifiés), C‑584/19, EU:C:2020:1002, point 49 et jurisprudence citée].

26 En premier lieu, s’agissant de l’interprétation littérale, il convient de rappeler que l’article 1er, paragraphe 1, premier alinéa, de la directive 2014/41 définit la décision d’enquête européenne comme une décision judiciaire qui a été émise ou validée par une autorité judiciaire d’un État membre afin de faire exécuter une ou plusieurs mesures d’enquête spécifiques dans un autre État membre en vue d’obtenir des preuves, conformément à cette directive.

27 La notion d’« autorité judiciaire » employée à cette disposition n’y est pas définie. Il convient donc de lire ladite disposition en combinaison avec les autres dispositions de la directive 2014/41, et en particulier avec l’article 2, sous c), de celle-ci.

28 Cette dernière disposition définit ce qu’il y a lieu d’entendre, aux fins de cette directive, par « autorité d’émission ». Ainsi, aux termes de l’article 2, sous c), i), de ladite directive, constitue une autorité d’émission « un juge, une juridiction, un juge d’instruction ou un procureur compétent(e) dans l’affaire concernée ». Aux termes de l’article 2, sous c), ii), de la même directive, constitue également une autorité d’émission « toute autre autorité compétente définie par l’État
d’émission qui, dans le cas d’espèce, agit en qualité d’autorité chargée des enquêtes dans le cadre de procédures pénales, compétente pour ordonner l’obtention de preuves conformément au droit national ». Il ressort, en outre, de cette dernière disposition que, lorsqu’une décision d’enquête européenne est émise par une telle « autre autorité », elle doit être validée par une autorité judiciaire, à savoir un juge, une juridiction, un juge d’instruction ou un procureur dans l’État d’émission, avant
d’être transmise à l’autorité d’exécution.

29 Il découle ainsi des termes clairs de l’article 2, sous c), de la directive 2014/41 que cette disposition opère une distinction entre deux catégories d’autorités d’émission, respectivement visées à ses points i) et ii).

30 Ainsi, l’article 2, sous c), i), de cette directive désigne expressément comme « autorités d’émission » les juges, les juridictions, les juges d’instruction ou les procureurs, sous la seule condition qu’ils soient compétents dans l’affaire concernée [voir, en ce sens, arrêt du 8 décembre 2020, Staatsanwaltschaft Wien (Ordres de virement falsifiés), C‑584/19, EU:C:2020:1002, points 50 et 51].

31 Ces quatre autorités partagent la caractéristique d’être toutes susceptibles de participer à l’administration de la justice [voir, par analogie, arrêt du 27 mai 2019, OG et PI (Parquets de Lübeck et de Zwickau), C‑508/18 et C‑82/19 PPU, EU:C:2019:456, point 60]. D’ailleurs, conformément à cette appréciation, elles sont, ainsi qu’il ressort de l’article 2, sous c), ii), de la directive 2014/41, qualifiées d’« autorités judiciaires », au sens de cette directive.

32 En outre, ainsi qu’il ressort du libellé même de l’article 2, sous c), i), de la directive 2014/41, en particulier de l’emploi de la conjonction de coordination « ou », cette disposition énumère de manière exhaustive ces quatre autorités.

33 Cette interprétation est confortée par l’article 2, sous c), ii), de cette directive, qui prévoit qu’une seconde catégorie d’autorités relève de la notion d’« autorité d’émission ». Cette catégorie recouvre toute autorité « autre » que celles visées à l’article 2, sous c), i), de ladite directive, à condition qu’une telle autorité soit compétente pour agir en qualité d’autorité chargée des enquêtes dans le cadre de procédures pénales [voir, en ce sens, arrêt du 16 décembre 2021, Spetsializirana
prokuratura (Données relatives au trafic et à la localisation), C‑724/19, EU:C:2021:1020, point 29]. Une décision d’enquête européenne émise par une telle autorité doit, avant sa transmission à l’autorité d’exécution, être validée par une « autorité judiciaire » relevant de l’article 2, sous c), i), de la même directive.

34 Par conséquent, la référence à « toute autre autorité », effectuée à l’article 2, sous c), ii), de la directive 2014/41, indique clairement que toute autorité qui n’est pas un juge, une juridiction, un juge d’instruction ou un procureur, visés à l’article 2, sous c), i), de cette directive, doit être examinée au regard de l’article 2, sous c), ii), de ladite directive. Une autorité non judiciaire, telle qu’une autorité administrative, est, partant, susceptible de relever de la notion d’« autorité
d’émission », au sens de l’article 2, sous c), ii), de la directive 2014/41, dans les conditions rappelées au point 33 du présent arrêt.

35 Il s’ensuit que l’article 2, sous c), de cette directive reflète, à ses points i) et ii), la distinction, inhérente au principe de séparation des pouvoirs qui caractérise le fonctionnement d’un État de droit, entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir exécutif. En effet, les autorités judiciaires s’entendent traditionnellement comme les autorités participant à l’administration de la justice, à la différence, notamment, des autorités administratives, qui relèvent du pouvoir exécutif (voir, en ce
sens, arrêt du 10 novembre 2016, Poltorak, C‑452/16 PPU, EU:C:2016:858, point 35).

36 Il découle de ce qui précède que, eu égard à son libellé, l’article 2, sous c), de la directive 2014/41 distingue deux catégories d’autorités d’émission, qui sont exclusives l’une de l’autre. La situation de toute autorité qui n’est pas mentionnée de manière explicite dans l’énumération figurant au point i) de cette disposition doit être examinée au titre du point ii) de celle-ci.

37 Or, les administrations fiscales des États membres ne figurent pas parmi les autorités ainsi limitativement énumérées au point i) de ladite disposition. Elles doivent, dès lors, être considérées comme des autorités d’émission au sens de l’article 2, sous c), ii), de cette directive, pour autant que les conditions prévues à cette disposition soient réunies.

38 En second lieu, le contexte dans lequel s’insère l’article 2, sous c), de la directive 2014/41 et l’objectif de celle-ci confortent également l’interprétation littérale de cette disposition exposée au point 36 du présent arrêt.

39 En effet, s’agissant de l’interprétation contextuelle, il importe, premièrement, d’observer que l’article 4 de la directive 2014/41, qui détermine les types de procédures pour lesquelles une décision d’enquête européenne peut être émise, identifie, à ce titre, tant des procédures engagées par une « autorité judiciaire » que des procédures engagées par des « autorités administratives ». Cet article vient ainsi corroborer la pertinence de la distinction entre ces deux types d’autorités dans le
cadre légal mis en place par cette directive et, plus particulièrement, à l’article 2, sous c), de celle-ci.

40 Deuxièmement, il ressort d’une lecture d’ensemble des dispositions figurant à l’article 1er, paragraphe 1, premier alinéa, et à l’article 2, sous c), de la directive 2014/41 que l’émission d’une décision d’enquête européenne, qui est une décision judiciaire, requiert, en tout état de cause, l’intervention d’une autorité judiciaire. En effet, une telle décision doit soit être émise par une telle autorité elle-même, soit être validée par celle-ci, lorsqu’elle a été émise par une « autre autorité »,
au sens de l’article 2, sous c), ii), de cette directive.

41 À l’instar du libellé de ces dispositions, leur contexte conduit à distinguer clairement les autorités judiciaires des autres autorités pouvant émettre une décision d’enquête européenne.

42 S’agissant de l’objectif de la directive 2014/41, il importe de rappeler que cette directive vise, ainsi qu’il ressort des considérants 5 à 8 de celle-ci, à remplacer le cadre fragmentaire et complexe qui existait jusqu’à l’adoption de ladite directive en matière d’obtention de preuves dans les affaires pénales revêtant une dimension transfrontalière et tend, par l’instauration d’un système simplifié et plus efficace fondé sur un instrument unique dénommé « décision d’enquête européenne », à
faciliter et à accélérer la coopération judiciaire en vue de contribuer à réaliser l’objectif assigné à l’Union de devenir un espace de liberté, de sécurité et de justice, en se fondant sur le degré de confiance élevé qui doit exister entre les États membres [arrêt du 16 décembre 2021, Spetsializirana prokuratura (Données relatives au trafic et à la localisation), C‑724/19, EU:C:2021:1020, point 36 ainsi que jurisprudence citée].

43 À cet égard, l’objectif tenant à une coopération simplifiée et efficace entre les États membres requiert une identification simple et non équivoque de l’autorité qui a émis une décision d’enquête européenne afin de déterminer si une telle décision doit, ou non, faire l’objet d’une validation par une autorité judiciaire en application de l’article 2, sous c), ii), de la directive 2014/41. L’interprétation, retenue au point 36 du présent arrêt et selon laquelle les deux catégories d’autorités
d’émission, au sens de l’article 2, sous c), de cette directive, sont exclusives l’une de l’autre, permet d’atteindre cet objectif, dès lors qu’elle est de nature à permettre de déterminer, sans équivoque, si une autorité d’émission relève du point i) ou du point ii) de cette disposition.

44 Il découle de ce qui précède que tant le libellé de l’article 2, sous c), de la directive 2014/41 que le contexte dans lequel s’insère cette disposition et l’objectif poursuivi par cette directive s’opposent à l’interprétation fonctionnelle évoquée par les gouvernements autrichien et allemand, selon laquelle, lorsque, en vertu du droit national, une administration fiscale assume les droits et les obligations dévolus au procureur, cette administration doit être assimilée à celui-ci et, partant,
être qualifiée d’« autorité d’émission », au sens de l’article 2, sous c), i), de ladite directive.

45 En effet, cette interprétation aurait pour conséquence qu’une administration fiscale relèverait, en fonction du cadre légal dans lequel elle exerce ses pouvoirs, des autorités d’émission visées soit à l’article 2, sous c), i), de la directive 2014/41, soit à l’article 2, sous c), ii), de celle-ci. En outre, ladite interprétation brouillerait la distinction claire opérée par cette directive entre les autorités judiciaires et les autorités administratives. Elle aurait pour autre conséquence,
lorsqu’une telle administration relève de la première de ces dispositions, de permettre l’émission d’une décision d’enquête européenne par une administration fiscale relevant du pouvoir exécutif sans nulle intervention d’une autorité judiciaire. Retenir une telle approche serait ainsi source d’insécurité juridique et risquerait de complexifier le système de mise en œuvre de la décision d’enquête européenne ainsi que, ce faisant, de compromettre l’instauration d’un système simplifié et efficace de
coopération entre les États membres en matière pénale.

46 Eu égard à l’ensemble des motifs qui précèdent, il y a lieu de répondre à la question posée que l’article 1er, paragraphe 1, premier alinéa, et l’article 2, sous c), i), de la directive 2014/41 doivent être interprétés en ce sens que :

– l’administration fiscale d’un État membre qui, tout en relevant du pouvoir exécutif de ce dernier, mène, conformément au droit national, des enquêtes fiscales pénales de manière autonome, à la place du parquet et en assumant les droits et les obligations dévolus à ce dernier ne peut être qualifiée d’« autorité judiciaire » et d’« autorité d’émission », au sens, respectivement, de l’une et l’autre de ces dispositions ;

– une telle administration est, en revanche, susceptible de relever de la notion d’« autorité d’émission », au sens de l’article 2, sous c), ii), de ladite directive, pour autant que les conditions énoncées à cette disposition soient respectées.

Sur les dépens

47 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

  Par ces motifs, la Cour (troisième chambre) dit pour droit :

  L’article 1er, paragraphe 1, premier alinéa, et l’article 2, sous c), i), de la directive 2014/41/UE du Parlement européen et du Conseil, du 3 avril 2014, concernant la décision d’enquête européenne en matière pénale,

  doivent être interprétés en ce sens que :

  – l’administration fiscale d’un État membre qui, tout en relevant du pouvoir exécutif de ce dernier, mène, conformément au droit national, des enquêtes fiscales pénales de manière autonome, à la place du parquet et en assumant les droits et les obligations dévolus à ce dernier ne peut être qualifiée d’« autorité judiciaire » et d’« autorité d’émission », au sens, respectivement, de l’une et l’autre de ces dispositions.

  – une telle administration est, en revanche, susceptible de relever de la notion d’« autorité d’émission », au sens de l’article 2, sous c), ii), de cette directive, pour autant que les conditions énoncées à cette disposition soient respectées.

  Signatures

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( *1 ) Langue de procédure : l’allemand.


Synthèse
Formation : Troisième chambre
Numéro d'arrêt : C-16/22
Date de la décision : 02/03/2023
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demande de décision préjudicielle, introduite par l'Oberlandesgericht Graz.

Renvoi préjudiciel – Espace de liberté, de sécurité et de justice – Coopération judiciaire en matière pénale – Directive 2014/41/UE – Décision d’enquête européenne – Article 1er, paragraphe 1 – Notion d’“autorité judiciaire” – Article 2, sous c) – Notion d’“autorité d’émission” – Décision émise par une administration fiscale sans validation par un juge ou un procureur – Administration fiscale assumant les droits et les obligations du parquet dans le cadre d’une enquête fiscale pénale.

Coopération judiciaire en matière pénale

Espace de liberté, de sécurité et de justice


Parties
Demandeurs : MS.

Composition du Tribunal
Avocat général : Richard de la Tour
Rapporteur ?: Jürimäe

Origine de la décision
Date de l'import : 30/06/2023
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:2023:148

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