ARRÊT DE LA COUR (septième chambre)
5 mai 2022 ( *1 )
« Renvoi préjudiciel – Politique sociale – Directive 2008/94/CE – Protection des travailleurs salariés en cas d’insolvabilité de l’employeur – Article 2, paragraphe 2 – Notion de “travailleur salarié” – Article 12, sous a) et c) – Limites à la responsabilité des institutions de garantie – Personne exerçant, sur la base d’un contrat de travail conclu avec une société commerciale, les fonctions de membre du conseil d’administration et de directeur de cette société – Cumul de fonctions – Jurisprudence
nationale refusant à cette personne le bénéfice des garanties prévues par cette directive »
Dans l’affaire C‑101/21,
ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Nejvyšší správní soud (Cour administrative suprême, République tchèque), par décision du 11 février 2021, parvenue à la Cour le 18 février 2021, dans la procédure
HJ
contre
Ministerstvo práce a sociálních věcí,
LA COUR (septième chambre),
composée de M. J. Passer, président de chambre, MM. F. Biltgen (rapporteur) et N. Wahl, juges,
avocat général : M. J. Richard de la Tour,
greffier : M. A. Calot Escobar,
vu la procédure écrite,
considérant les observations présentées :
– pour le gouvernement tchèque, par MM. M. Smolek et J. Vláčil, en qualité d’agents,
– pour le gouvernement espagnol, par Mme M. J. Ruiz Sánchez, en qualité d’agent,
– pour la Commission européenne, par MM. J. Hradil et B.‑R. Killmann, en qualité d’agents,
vu la décision prise, l’avocat général entendu, de juger l’affaire sans conclusions,
rend le présent
Arrêt
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 2, paragraphe 2, et de l’article 12, sous a) et c), de la directive 2008/94/CE du Parlement européen et du Conseil, du 22 octobre 2008, relative à la protection des travailleurs salariés en cas d’insolvabilité de l’employeur (JO 2008, L 283, p. 36), telle que modifiée par la directive (UE) 2015/1794 du Parlement européen et du Conseil, du 6 octobre 2015 (JO 2015, L 263, p. 1) (ci-après la « directive 2008/94 »).
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant le requérant au principal, HJ au Ministerstvo práce a sociálních věcí (ministère du travail et des affaires sociales, République tchèque) au sujet d’une demande de paiement de rémunérations non versées par une société en état d’insolvabilité.
Le cadre juridique
Le droit de l’Union
3 Conformément au considérant 7 de la directive 2008/94, les États membres peuvent fixer les limites à la responsabilité des institutions de garantie, limites qui doivent être compatibles avec l’objectif social de cette directive et peuvent prendre en considération les différents niveaux de créances.
4 L’article 1er de ladite directive énonce :
« 1. La présente directive s’applique aux créances des travailleurs salariés résultant de contrats de travail ou de relations de travail et existant à l’égard d’employeurs qui se trouvent en état d’insolvabilité au sens de l’article 2, paragraphe 1.
2. Les États membres peuvent, à titre exceptionnel, exclure du champ d’application de la présente directive les créances de certaines catégories de travailleurs salariés, en raison de l’existence d’autres formes de garantie, s’il est établi que celles-ci assurent aux intéressés une protection équivalente à celle qui résulte de la présente directive.
3. Les États membres peuvent, si une telle disposition est déjà applicable dans leur législation nationale, continuer d’exclure du champ d’application de la présente directive les gens de maison occupés par une personne physique. »
5 L’article 2, paragraphe 2, de la même directive prévoit :
« La présente directive ne porte pas atteinte au droit national en ce qui concerne la définition des termes “travailleur salarié”, “employeur”, “rémunération”, “droit acquis” et “droit en cours d’acquisition”.
Toutefois, les États membres ne peuvent exclure du champ d’application de la présente directive :
a) les travailleurs à temps partiel au sens de la directive 97/81/CE [du Conseil, du 15 décembre 1997, concernant l’accord-cadre sur le travail à temps partiel conclu par l’UNICE, le CEEP et la CES (JO 1998, L 14, p. 9)] ;
b) les travailleurs ayant un contrat [de travail] à durée déterminée au sens de la directive 1999/70/CE [du Conseil, du 28 juin 1999, concernant l’accord-cadre CES, UNICE et CEEP sur le travail à durée déterminée (JO 1999, L 175, p. 43)] ;
c) les travailleurs ayant une relation de travail intérimaire au sens de l’article 1er, point 2), de la directive 91/383/CEE [du Conseil, du 25 juin 1991, complétant les mesures visant à promouvoir l’amélioration de la sécurité et de la santé au travail des travailleurs ayant une relation de travail à durée déterminée ou une relation de travail intérimaire (JO 1991, L 206, p. 19)]. »
6 L’article 3, premier alinéa, de la directive 2008/94 énonce :
« Les États membres prennent les mesures nécessaires afin que les institutions de garantie assurent, sous réserve de l’article 4, le paiement des créances impayées des travailleurs salariés résultant de contrats de travail ou de relations de travail y compris, lorsque le droit national le prévoit, des dédommagements pour cessation de la relation de travail. »
7 L’article 12 de la directive 2008/94 est libellé comme suit :
« La présente directive ne porte pas atteinte à la faculté des États membres :
a) de prendre les mesures nécessaires en vue d’éviter des abus ;
[...]
c) de refuser ou de réduire l’obligation de paiement visée à l’article 3, ou l’obligation visée à l’article 7 dans les cas où le travailleur salarié possédait, seul ou conjointement avec ses parents proches, une partie essentielle de l’entreprise ou de l’établissement de l’employeur et exerçait une influence considérable sur ses activités. »
Le droit tchèque
Loi no 118/2000
8 Le zákon č. 118/2000 Sb., o ochraně zaměstnanců při platební neschopnosti zaměstnavatele a o změně některých zákonů (loi no 118/2000 sur la protection des travailleurs salariés en cas d’insolvabilité de l’employeur et modifiant certaines lois) transpose la directive 2008/94 dans l’ordre juridique tchèque.
9 Conformément à l’article 2, paragraphe 3, de la loi no 118/2000, celle-ci ne s’applique pas à un travailleur salarié qui était, pendant la période pertinente, travailleur salarié d’un employeur en état d’insolvabilité et qui était, pendant cette période, son organe statutaire ou un membre de son organe statutaire et détenait une participation correspondant au moins à la moitié du capital de cet employeur.
10 Aux termes de l’article 3, sous a), de la loi no 118/2000, on entend par « travailleur salarié », aux fins de cette loi, « la personne physique avec laquelle l’employeur a conclu une relation de travail, un accord portant sur l’exécution d’un travail [...] ou un accord portant sur une activité de travail, sur la base desquelles il pouvait prétendre au versement d’un salaire pour la période pertinente et qui ne lui a pas été versé par l’employeur ».
Le code du travail
11 Aux termes de l’article 2 du zákon č. 262/2006 Sb., zákoník práce (loi no 262/2006 établissant le code du travail) (ci-après le « code du travail ») :
« (1) Un travail salarié est un travail exercé dans le cadre d’un lien de hiérarchie vis-à-vis de l’employeur et de subordination du travailleur salarié, pour le compte de l’employeur et selon les instructions de l’employeur et que le travailleur salarié accomplit pour l’employeur.
(2) Un travail salarié doit être réalisé en contrepartie d’un salaire, d’une paie ou d’une rémunération pour le travail réalisé, aux frais et sous la responsabilité de l’employeur, durant un horaire défini et sur un lieu de travail de l’employeur ou éventuellement sur un autre lieu convenu. »
12 L’article 4 de ce code est libellé comme suit :
« La relation de travail est régie par la présente loi ; lorsque la présente loi ne peut être appliquée, la relation de travail est régie par le code civil, et ce toujours conformément aux principes fondamentaux régissant les relations de travail. »
13 L’article 6 dudit code énonce :
« Un travailleur salarié est une personne physique qui s’est engagée à effectuer un travail salarié dans une relation de travail de base. »
La loi relative aux sociétés commerciales et aux coopératives
14 L’article 59, paragraphes 1 et 2, du zákon č. 90/2012 Sb., o obchodních společnostech a družstvech (loi no 90/2012 relative aux sociétés commerciales et aux coopératives), prévoit :
« (1) Les droits et les obligations entre une société commerciale et le membre de son organe élu sont régis, mutatis mutandis, par les dispositions du code civil relatives au mandat, sauf dispositions contraires de la loi ou d’un contrat concernant l’exercice de la fonction, lorsqu’il a été conclu. Les dispositions du code civil relatives à la gestion de biens d’autrui ne s’appliquent pas.
(2) Dans une société de capitaux, le contrat de fonction est conclu par écrit et il doit être approuvé, y compris ses modifications, par l’organe suprême de la société ; en l’absence d’une telle adoption, le contrat ne produit pas d’effets. [...] »
15 L’article 60 de cette loi énonce :
« Dans une société de capitaux, le contrat concernant l’exercice de la fonction doit également contenir les données suivantes :
a) la définition de toutes les composantes de la rémunération qui revient ou peut revenir à un membre d’un organe élu, y compris toute prestation éventuelle en nature, le versement de cotisations au système de retraite ou d’autres prestations ;
[...] »
16 L’article 435, paragraphe 3, de ladite loi prévoit :
« Le conseil d’administration d’une société anonyme est régi par les principes et les consignes approuvés par l’assemblée générale, à condition qu’ils soient conformes à la réglementation et aux statuts. Toutefois, nul n’est autorisé à donner des consignes au conseil d’administration concernant la gestion des affaires ; […] »
Les faits au principal et la question préjudicielle
17 Alors qu’il travaillait pour AA, société commerciale, depuis l’année 2010 en tant qu’architecte sur la base d’un contrat de travail, le requérant au principal a été élu, au cours du mois de septembre 2017, président du conseil d’administration de cette société et a conclu, à cet effet, un contrat avec ladite société dans lequel il était précisé qu’il n’avait pas droit à une rémunération pour l’exercice de cette fonction.
18 Par la suite, un avenant à son contrat de travail initial a été conclu, indiquant qu’il avait, en tant que travailleur salarié, droit à un salaire. Cet avenant précisait qu’il occupait, depuis le mois d’octobre 2017, la fonction de directeur de AA.
19 AA étant devenue insolvable au cours de l’année 2018, le requérant au principal a introduit auprès de l’Úřad práce České republiky – krajská pobočka pro hl. m. Prahu (bureau pour l’emploi de la République tchèque – antenne régionale pour la capitale Prague, République tchèque) une demande visant à obtenir, sur la base de la loi no 118/2000, le paiement de ses rémunérations afférentes aux mois de juillet à septembre 2018 (ci-après la « période en cause »).
20 Cette demande a été rejetée au motif que le requérant au principal ne pouvait être qualifié de travailleur salarié, au sens de l’article 3, sous a), de la loi no 118/2000.
21 La réclamation introduite par le requérant au principal a été rejetée par le ministère du travail et des affaires sociales. Celui-ci a en effet considéré que, pendant la période en cause, le requérant au principal avait exercé, dans le cadre de ses fonctions de président du conseil d’administration et de directeur de AA, une seule et même activité, à savoir la direction commerciale de cette société, et qu’il ne pouvait donc être considéré comme étant lié par une relation de travail avec ladite
société.
22 Le recours introduit devant le Městský soud v Praze (cour municipale de Prague, République tchèque) a également été rejeté par un jugement du 11 juin 2020. Cette juridiction a considéré, en application de la jurisprudence nationale relative au « cumul de fonctions », que, dans la mesure où, pendant la période en cause, le requérant au principal avait cumulé les fonctions de directeur et de président du conseil d’administration de cette société, il n’existait pas de lien de hiérarchie ni de lien
de subordination avec cette dernière, de sorte qu’il ne pouvait être qualifié de travailleur salarié, au sens de la loi no 118/2000.
23 En outre, ladite juridiction a écarté les arguments du requérant au principal tirés de ce que, pendant la période en cause, il n’exerçait pas uniquement des activités relevant de la direction commerciale de AA, mais qu’il travaillait également en tant que responsable de chantier et gestionnaire de projets. Elle a constaté que le requérant au principal avait été élu président du conseil d’administration en vue d’éviter une situation économique défavorable à la société, telle une faillite. Or, la
loi no 118/2000 n’aurait pas pour finalité de réparer le préjudice que les membres de l’organe statutaire d’une société en état d’insolvabilité subissent en conséquence de leur direction commerciale infructueuse.
24 Le requérant au principal a saisi la juridiction de renvoi d’un pourvoi en cassation contre ce jugement.
25 Cette juridiction relève que, selon la jurisprudence nationale relative au cumul de fonctions, laquelle fait l’objet d’un débat entre les juridictions tchèques, notamment entre le Nejvyšší soud (Cour suprême, République tchèque) et l’Ústavní soud (Cour constitutionnelle, République tchèque), un contrat de travail conclu entre une société commerciale et une personne, prévoyant que cette dernière cumule les fonctions de membre de l’organe statutaire et de directeur de cette société, serait valide
au regard du code du travail. Toutefois, une personne se trouvant dans une telle situation ne pourrait être qualifiée de travailleur salarié, au sens de la loi no 118/2000. En effet, même s’il existe un contrat de travail, un membre de l’organe statutaire qui dirige l’activité de la société commerciale ne saurait exercer ses fonctions dans le cadre d’un lien de subordination, de sorte qu’il n’existerait pas de relation de travail entre ce membre et ladite société.
26 La juridiction de renvoi se demande si l’article 2, paragraphe 2, et l’article 12, sous a) et c), de la directive 2008/94 s’opposent à une telle jurisprudence nationale.
27 Elle rappelle, à cet égard, que, selon une jurisprudence constante de la Cour, la directive 2008/94 poursuit une finalité sociale qui vise à garantir un niveau minimal de protection à tous les travailleurs salariés en cas d’insolvabilité de l’employeur (voir, en ce sens, arrêts du 10 février 2011, Andersson, C‑30/10, EU:C:2011:66, point 25, et du 5 novembre 2014, Tümer, C‑311/13, EU:C:2014:2337, point 37) et que les États membres ne peuvent donc exclure certaines personnes de cette protection que
dans les cas spécifiques déterminés par cette directive (voir, en ce sens, arrêts du 16 décembre 1993, Wagner Miret, C‑334/92, EU:C:1993:945, point 14 ; du 17 novembre 2011, van Ardennen, C‑435/10, EU:C:2011:751, point 39, et du 5 novembre 2014, Tümer, C‑311/13, EU:C:2014:2337, point 37). En outre, l’éventuelle exclusion d’un droit doit être objectivement justifiée et constituer une mesure nécessaire en vue d’éviter des abus (arrêt du 21 février 2008, Robledillo Núñez, C‑498/06, EU:C:2008:109,
point 44).
28 Dans ces conditions, le Nejvyšší správní soud (Cour administrative suprême) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :
« L’article 2, lu en combinaison avec l’article 12, sous a) et c), de la directive [2008/94], s’oppose-t-il à une jurisprudence nationale en vertu de laquelle le directeur d’une société commerciale n’est pas considéré comme un “travailleur salarié” aux fins de la satisfaction de créances salariales en vertu de cette directive au seul motif que ce directeur, tout en étant un travailleur salarié [au sens de ladite directive], est par ailleurs membre d’un organe statutaire de la même société ? »
Sur la question préjudicielle
29 Par sa question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 2, paragraphe 2, et l’article 12, sous a) et c), de la directive 2008/94 doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une jurisprudence nationale selon laquelle une personne qui exerce, sur la base d’un contrat de travail, cumulativement les fonctions de directeur et de membre de l’organe statutaire d’une société ne peut être qualifiée de travailleur salarié et, par suite, ne peut bénéficier des garanties
prévues par ladite directive.
30 À titre liminaire, il convient de rappeler que, aux termes de l’article 1er, paragraphe 1, de la directive 2008/94, celle-ci s’applique aux créances des travailleurs salariés résultant de contrats de travail ou de relations de travail et existant à l’égard d’employeurs qui se trouvent en état d’insolvabilité, au sens de l’article 2, paragraphe 1, de cette directive. Par ailleurs, l’article 3 de ladite directive instaure une obligation de paiement des créances impayées des travailleurs salariés.
Il s’ensuit que relèvent du champ d’application de la directive 2008/94 les travailleurs salariés, au sens de cette directive.
31 Il importe d’ajouter que les situations que la jurisprudence nationale en cause au principal exclut du bénéfice de la loi no 118/2000 ne relèvent pas des exceptions prévues à l’article 1er, paragraphes 2 et 3, de ladite directive. En effet, d’une part, si l’article 1er, paragraphe 2, de la directive 2008/94 autorise les États membres, à titre exceptionnel, à exclure du champ d’application de cette directive les créances de certaines catégories de travailleurs salariés, c’est à la condition qu’il
existe d’autres formes de garantie qui assurent aux intéressés une protection équivalente à celle résultant de ladite directive. Or, en l’occurrence, il ressort de la décision de renvoi que la jurisprudence nationale en cause au principal n’accorde pas une telle protection équivalente aux personnes membres de l’organe statutaire d’une société et qui exercent en outre, sur la base d’un contrat de travail, les fonctions de directeur de cette société. D’autre part, l’article 1er, paragraphe 3, de la
directive 2008/94 concerne les gens de maison occupés par une personne physique, ce qui n’est pas le cas des personnes visées par la jurisprudence nationale en cause au principal.
32 Afin d’apporter à la juridiction de renvoi une réponse utile, il convient, en premier lieu, d’examiner la compatibilité d’une jurisprudence nationale telle que celle en cause au principal avec l’article 2, paragraphe 2, de la directive 2008/94.
33 À cet égard, il importe de souligner que la directive 2008/94 ne définit pas elle-même la notion de « travailleur salarié » et prévoit, à son article 2, paragraphe 2, premier alinéa, qu’elle ne porte pas atteinte au droit national en ce qui concerne la définition de ce terme, sous réserve que certaines catégories de travailleurs, précisées à son article 2, paragraphe 2, second alinéa, qui ne sont pas pertinentes aux fins de la présente affaire, n’en soient pas exclues.
34 Toutefois, il ressort de la jurisprudence de la Cour que la marge d’appréciation dont disposent les États membres pour définir cette notion n’est pas sans limite. Ainsi, selon cette jurisprudence, l’article 2, paragraphe 2, premier alinéa, de la directive 2008/94 doit être interprété à la lumière de la finalité sociale de cette directive qui consiste à garantir un minimum de protection à tous les travailleurs salariés au niveau de l’Union en cas d’insolvabilité de l’employeur par le paiement des
créances impayées résultant de contrats ou de relations de travail et portant sur la rémunération afférente à une période déterminée. Les États membres ne sauraient, dès lors, à leur gré définir le terme « travailleur salarié » de manière à mettre en péril la finalité sociale de ladite directive (voir, par analogie, arrêt du 5 novembre 2014, Tümer, C‑311/13, EU:C:2014:2337, point 42).
35 En outre, la Cour a déjà jugé que, compte tenu de cette finalité sociale de la directive 2008/94 ainsi que des termes de son article 1er, paragraphe 1, la définition du terme « travailleur salarié » se rapporte nécessairement à une relation de travail qui fait naître un droit, existant à l’égard de l’employeur, de demander une rémunération pour le travail effectué (voir, par analogie, arrêt du 5 novembre 2014, Tümer, C‑311/13, EU:C:2014:2337, point 44). Ainsi, il serait contraire à ladite
finalité sociale de priver des personnes, auxquelles la réglementation nationale reconnaît généralement la qualité de travailleurs salariés et qui disposent, en vertu de cette réglementation, de créances salariales résultant de contrats de travail ou de relations de travail à l’égard de leur employeur visées à l’article 1er, paragraphe 1, et à l’article 3, premier alinéa, de cette directive, de la protection que ladite directive prévoit en cas d’insolvabilité de l’employeur (voir, par analogie,
arrêt du 5 novembre 2014, Tümer, C‑311/13, EU:C:2014:2337, point 45).
36 Il s’ensuit que la circonstance qu’une personne exerçant la fonction de directeur d’une société commerciale soit également membre de l’organe statutaire de cette dernière ne permet pas, en soi, de présumer ou d’exclure l’existence d’une relation de travail ni la qualification de cette personne comme étant un travailleur salarié, au sens de la directive 2008/94.
37 Partant, l’article 2, paragraphe 2, premier alinéa, de la directive 2008/94 doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une jurisprudence nationale telle que celle en cause au principal selon laquelle une personne qui exerce, sur la base d’un contrat de travail, cumulativement les fonctions de directeur et de membre de l’organe statutaire d’une société commerciale ne peut être qualifiée de travailleur salarié, au sens de ladite directive.
38 En l’occurrence, il ressort de la décision de renvoi que le requérant au principal exerçait cumulativement les fonctions de directeur et de président du conseil d’administration de AA sur la base d’un contrat de travail conclu avec cette société et qu’il percevait, à ce titre, une rémunération. Dès lors que, selon la juridiction de renvoi, un tel contrat de travail est valide au regard du code du travail, il n’est pas exclu que le requérant au principal puisse être considéré comme étant un
travailleur salarié, au sens de l’article 2, paragraphe 2, premier alinéa, de la directive 2008/94, ce qu’il incombe, toutefois, à la juridiction de renvoi de vérifier.
39 S’agissant, en deuxième lieu, de la conformité d’une jurisprudence nationale telle que celle en cause au principal avec l’article 12, sous a), de la directive 2008/94, il convient de rappeler que cette disposition permet aux États membres de prendre les mesures nécessaires en vue d’éviter des abus.
40 En tant qu’elle institue une exception à une règle générale, ladite disposition doit être interprétée de façon restrictive. En outre, son interprétation doit être conforme à la finalité sociale de la directive 2008/94 (voir, par analogie, arrêt du 11 septembre 2003, Walcher, C‑201/01, EU:C:2003:450, point 38 et jurisprudence citée).
41 Il importe également de rappeler que les abus visés à l’article 12, sous a), de la directive 2008/94 sont les pratiques abusives portant préjudice aux institutions de garantie en créant artificiellement une créance salariale et en déclenchant ainsi, illégalement, une obligation de paiement à charge de ces institutions. Les mesures que les États membres sont autorisés à prendre conformément à cette disposition sont donc celles qui sont nécessaires afin d’éviter de telles pratiques (voir, par
analogie, arrêt du 11 septembre 2003, Walcher, C‑201/01, EU:C:2003:450, points 39 et 40).
42 En l’occurrence, il ressort de la décision de renvoi que la jurisprudence nationale en cause au principal vise à éviter que les personnes qui exercent cumulativement les fonctions de directeur et de membre du conseil d’administration d’une société commerciale puissent obtenir le paiement des créances salariales impayées en raison de l’insolvabilité de cette société, dès lors qu’elles sont susceptibles d’être en partie responsables de ladite insolvabilité. Partant, elle s’inscrit dans la logique
dont procède l’article 12, sous a), de la directive 2008/94.
43 Cependant, cette jurisprudence instaure une présomption irréfragable selon laquelle une telle personne n’exerce pas ses fonctions dans le cadre d’un lien de subordination mais dirige, en réalité, la société commerciale concernée et que, par conséquent, le fait de lui accorder le bénéfice des garanties prévues par la directive 2008/94 constituerait un abus, au sens de l’article 12, sous a), de celle-ci. Or, une présomption générale d’existence d’un abus, insusceptible d’être renversée au regard de
l’ensemble des éléments caractéristiques de chaque cas particulier, ne saurait être admise (voir, par analogie, arrêts du 4 mars 2004, Commission/France, C‑334/02, EU:C:2004:129, point 27, et du 25 octobre 2017, Polbud – Wykonawstwo, C‑106/16, EU:C:2017:804, point 64, ainsi que conclusions de l’avocate générale Kokott dans l’affaire Grenville Hampshire, C‑17/17, EU:C:2018:287, point 65).
44 Dès lors, une jurisprudence nationale telle que celle en cause au principal ne saurait être justifiée sur la base de l’article 12, sous a), de la directive 2008/94.
45 S’agissant, en troisième lieu, de la conformité d’une jurisprudence nationale telle que celle en cause au principal avec l’article 12, sous c), de la directive 2008/94, cette disposition autorise les États membres à refuser ou à réduire l’obligation de paiement visée à l’article 3 de cette directive ou l’obligation de garantie visée à l’article 7 de celle-ci dans les cas où le travailleur salarié possédait, seul ou conjointement avec ses parents proches, une partie essentielle de l’entreprise ou
de l’établissement de l’employeur et exerçait une influence considérable sur ses activités, ces deux conditions étant cumulatives.
46 Cette disposition repose, entre autres choses, sur une présomption implicite selon laquelle un travailleur salarié qui, simultanément, détenait une participation essentielle dans l’entreprise concernée et exerçait une influence considérable sur les activités de celle-ci peut, par là même, être en partie responsable de l’insolvabilité de cette entreprise (arrêt du 10 février 2011, Andersson, C‑30/10, EU:C:2011:66, point 24).
47 En l’occurrence, si la jurisprudence nationale en cause au principal pourrait, le cas échéant, se justifier par le fait qu’une personne qui cumule les fonctions de directeur et de membre du conseil d’administration d’une société commerciale est susceptible d’exercer une influence considérable sur les activités de cette société, il n’en demeure pas moins que cette jurisprudence ne contient aucune référence à la première condition prévue à l’article 12, sous c), de la directive 2008/94, à savoir
que le travailleur salarié devait posséder, seul ou conjointement avec ses parents proches, une partie essentielle de ladite société.
48 Il s’ensuit que l’article 12, sous a) et c), de la directive 2008/94 s’oppose à une jurisprudence nationale, telle que celle en cause au principal, qui instaure une présomption irréfragable selon laquelle une personne qui exerce, même sur la base d’un contrat de travail valide au regard du droit national, cumulativement les fonctions de directeur et de membre de l’organe statutaire d’une société commerciale ne peut être qualifiée de travailleur salarié, au sens de cette directive, et, partant, ne
peut bénéficier des garanties prévues par ladite directive.
49 Par conséquent, il convient de répondre à la question préjudicielle que l’article 2, paragraphe 2, et l’article 12, sous a) et c), de la directive 2008/94 doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une jurisprudence nationale selon laquelle une personne qui exerce, sur la base d’un contrat de travail valide au regard du droit national, cumulativement les fonctions de directeur et de membre de l’organe statutaire d’une société commerciale ne peut être qualifiée de travailleur salarié,
au sens de cette directive, et, partant, ne peut bénéficier des garanties prévues par ladite directive.
Sur les dépens
50 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (septième chambre) dit pour droit :
L’article 2, paragraphe 2, et l’article 12, sous a) et c), de la directive 2008/94/CE du Parlement européen et du Conseil, du 22 octobre 2008, relative à la protection des travailleurs salariés en cas d’insolvabilité de l’employeur, telle que modifiée par la directive (UE) 2015/1794 du Parlement européen et du Conseil, du 6 octobre 2015, doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une jurisprudence nationale selon laquelle une personne qui exerce, sur la base d’un contrat de travail
valide au regard du droit national, cumulativement les fonctions de directeur et de membre de l’organe statutaire d’une société commerciale ne peut être qualifiée de travailleur salarié, au sens de cette directive, et, partant, ne peut bénéficier des garanties prévues par ladite directive.
Signatures
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
( *1 ) Langue de procédure : le tchèque.