La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

06/10/2021 | CJUE | N°C-598/19

CJUE | CJUE, Arrêt de la Cour, Confederación Nacional de Centros Especiales de Empleo (Conacee) contre Diputación Foral de Guipúzcoa., 06/10/2021, C-598/19


 ARRÊT DE LA COUR (cinquième chambre)

6 octobre 2021 ( *1 )

[Texte rectifié par ordonnance du 6 décembre 2021]

« Renvoi préjudiciel – Passation des marchés publics – Directive 2014/24/UE – Article 20 – Marchés réservés – Législation nationale réservant le droit de participer à certaines procédures de passation de marchés publics aux centres spéciaux d’emploi à initiative sociale – Conditions additionnelles non prévues par la directive – Principes d’égalité de traitement et de proportionnalité »

Dans l’aff

aire C‑598/19,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par ...

 ARRÊT DE LA COUR (cinquième chambre)

6 octobre 2021 ( *1 )

[Texte rectifié par ordonnance du 6 décembre 2021]

« Renvoi préjudiciel – Passation des marchés publics – Directive 2014/24/UE – Article 20 – Marchés réservés – Législation nationale réservant le droit de participer à certaines procédures de passation de marchés publics aux centres spéciaux d’emploi à initiative sociale – Conditions additionnelles non prévues par la directive – Principes d’égalité de traitement et de proportionnalité »

Dans l’affaire C‑598/19,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Tribunal Superior de Justicia del País Vasco (Cour supérieure de justice du Pays basque, Espagne), par décision du 17 juillet 2019, parvenue à la Cour le 6 août 2019, dans la procédure

Confederación Nacional de Centros Especiales de Empleo (Conacee)

contre

Diputación Foral de Gipuzkoa,

LA COUR (cinquième chambre),

composée de M. E. Regan, président de chambre, MM. M. Ilešič, E. Juhász, C. Lycourgos (rapporteur) et I. Jarukaitis, juges,

avocat général : M. E. Tanchev,

greffier : M. A. Calot Escobar,

vu la procédure écrite,

considérant les observations présentées :

– pour la Confederación Nacional de Centros Especiales de Empleo (Conacee), par M. F. Toll Musteros, Procurador, assisté de Mes L. García Del Río et A. Larrañaga Ysasi-Ysasmendi, abogados,

– pour la Diputación Foral de Gipuzkoa, par Mme B. Urizar Arancibia, Procuradora et Me I. Arrue Espinosa, abogado,

– pour le gouvernement espagnol, par M. J. Rodríguez de la Rúa Puig, en qualité d’agent,

– pour la Commission européenne, par Mmes M. Jáuregui Gómez et L. Haasbeek ainsi que par M. P. Ondrůšek, en qualité d’agents,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 29 avril 2021,

rend le présent

Arrêt

1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 20 de la directive 2014/24/UE du Parlement européen et du Conseil, du 26 février 2014, sur la passation des marchés publics et abrogeant la directive 2004/18/CE (JO 2014, L 94, p. 65).

2 Cette demande a été introduite dans le cadre d’un litige opposant la Confederación Nacional de Centros Especiales de Empleo (Conacee) (Confédération nationale des centres spéciaux d’emploi, Espagne) à la Diputación Foral de Gipuzkoa (conseil foral de la province de Gipuzkoa, Espagne) au sujet d’une décision du conseil de gouvernement de ce conseil foral, du 15 mai 2018, portant approbation des instructions destinées aux pouvoirs adjudicateurs de cette institution concernant certains marchés
réservés.

Le cadre juridique

Le droit de l’Union

La directive 2004/18/CE

3 La directive 2004/18/CE du Parlement européen et du Conseil, du 31 mars 2004, relative à la coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux, de fournitures et de services (JO 2004, L 134, p. 114), a été abrogée avec effet au 18 avril 2016. L’article 19, premier alinéa, de cette directive disposait :

« Les États membres peuvent réserver la participation aux procédures de passation de marchés publics à des ateliers protégés ou en réserver l’exécution dans le cadre de programmes d’emplois protégés, lorsque la majorité des travailleurs concernés sont des personnes handicapées qui, en raison de la nature ou de la gravité de leurs déficiences, ne peuvent exercer une activité professionnelle dans des conditions normales. »

La directive 2014/24

4 Les considérants 1 et 36 de la directive 2014/24 énoncent :

« (1) La passation de marchés publics par les autorités des États membres ou en leur nom doit être conforme aux principes du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, notamment la libre circulation des marchandises, la liberté d’établissement et la libre prestation de services, ainsi qu’aux principes qui en découlent comme l’égalité de traitement, la non-discrimination, la reconnaissance mutuelle, la proportionnalité et la transparence. Toutefois, en ce qui concerne les marchés publics
dépassant un certain montant, des dispositions devraient être élaborées pour coordonner les procédures nationales de passation de marchés afin de garantir que ces principes soient respectés en pratique et que la passation des marchés publics soit ouverte à la concurrence.

[...]

(36) L’emploi et le travail contribuent à l’insertion dans la société et constituent des éléments essentiels pour garantir l’égalité des chances pour tous. Les ateliers protégés peuvent jouer un rôle considérable à cet égard. Cela vaut également pour d’autres entreprises sociales ayant pour objectif principal de soutenir l’intégration ou la réintégration sociale et professionnelle des personnes handicapées ou défavorisées telles que les chômeurs, les membres de minorités défavorisées ou de groupes
socialement marginalisés pour d’autres raisons. Toutefois, de tels ateliers ou entreprises pourraient ne pas être en mesure de remporter des marchés dans des conditions de concurrence normales. Dès lors, il convient de prévoir que les États membres aient la possibilité de réserver le droit de participer aux procédures de passation de marchés publics ou de certains lots de ceux-ci à de tels ateliers ou entreprises ou d’en réserver l’exécution dans le cadre de programmes d’emplois protégés. »

5 Aux termes de l’article 2, paragraphe 1, points 5 et 10, de cette directive :

« Aux fins de la présente directive, on entend par :

[...]

5. “marchés publics”, des contrats à titre onéreux conclus par écrit entre un ou plusieurs opérateurs économiques et un ou plusieurs pouvoirs adjudicateurs et ayant pour objet l’exécution de travaux, la fourniture de produits ou la prestation de services ;

[...]

10. “opérateur économique”, toute personne physique ou morale ou entité publique, ou tout groupement de ces personnes et/ou entités, y compris toute association temporaire d’entreprises, qui offre la réalisation de travaux et/ou d’ouvrages, la fourniture de produits ou la prestation de services sur le marché ».

6 L’article 18 de ladite directive, intitulé « Principes de la passation de marchés », dispose, à son paragraphe 1 :

« Les pouvoirs adjudicateurs traitent les opérateurs économiques sur un pied d’égalité et sans discrimination et agissent d’une manière transparente et proportionnée.

Un marché ne peut être conçu dans l’intention de le soustraire au champ d’application de la présente directive ou de limiter artificiellement la concurrence. La concurrence est considérée comme artificiellement limitée lorsqu’un marché est conçu dans l’intention de favoriser ou de défavoriser indûment certains opérateurs économiques. »

7 Sous le titre « Marchés réservés », l’article 20 de cette même directive prévoit :

« 1.   Les États membres peuvent réserver le droit de participer aux procédures de passation de marchés publics à des ateliers protégés et à des opérateurs économiques dont l’objet principal est l’intégration sociale et professionnelle de personnes handicapées ou défavorisées, ou prévoir l’exécution de ces marchés dans le contexte de programmes d’emplois protégés, à condition qu’au moins 30 % du personnel de ces ateliers, opérateurs économiques ou programmes soient des travailleurs handicapés ou
défavorisés.

2.   L’appel à la concurrence renvoie au présent article. »

Le droit espagnol

8 La Ley 9/2017 de Contratos del Sector Público, por la que se transponen al ordenamiento jurídico español las Directivas del Parlamento Europeo y del Consejo 2014/23/UE y 2014/24/UE, de 26 de febrero de 2014 (loi 9/2017, sur les marchés publics, qui transpose dans l’ordre juridique espagnol les directives 2014/23/UE et 2014/24/UE du Parlement européen et du Conseil, du 26 février 2014), du 8 novembre 2017 (BOE no 272, du 9 novembre 2017, p. 107714) (ci‑après la « loi sur les contrats publics »),
transpose dans le droit espagnol la directive 2014/24. La quatrième disposition additionnelle de cette loi, intitulée « Contrats réservés », prévoit :

« 1. Le Conseil des ministres ou l’organe compétent dans le cadre des communautés autonomes et des collectivités locales fixe, par voie de décision, des pourcentages minimaux destinés à réserver le droit de participer aux procédures de passation de certains marchés ou de certains de leurs lots aux centres spéciaux d’emploi d’initiative sociale et aux entreprises d’insertion, réglementé[s] respectivement par le Real Decreto Legislativo 1/2013 por el que se aprueba el Texto Refundido de la Ley
General de derechos de las personas con discapacidad y de su inclusión social [(décret royal législatif 1/2013, portant approbation de la refonte de la loi générale sur les droits des personnes handicapées et leur intégration sociale), du 29 novembre 2013 (ci‑après le “décret royal législatif 1/2013)”], et par la Ley 44/2007 para la regulación del régimen de las empresas de inserción [(loi 44/2007, portant réglementation du régime des entreprises d’insertion)], du 13 décembre 2007, qui remplissent
les conditions établies par ladite réglementation pour pouvoir être qualifiés comme tels, ou fixe un pourcentage minimum destiné à réserver l’exécution de ces marchés dans le cadre de programmes d’emplois protégés, à condition que le pourcentage de travailleurs handicapés ou en situation d’exclusion sociale au sein des centres spéciaux d’emploi, des entreprises d’insertion ou des programmes soit celui prévu par leur cadre réglementaire de référence et soit, en tout état de cause, d’au moins 30 %.

La décision susmentionnée du Conseil des ministres ou de l’organe compétent dans le cadre des communautés autonomes et des collectivités locales fixe les conditions minimales visant à garantir l’exécution des dispositions du paragraphe précédent.

[...]

2. L’appel à la concurrence renvoie au présent article.

[...] »

9 La quatorzième disposition finale de la loi sur les contrats publics, qui définit la notion de « centres spéciaux d’emploi d’initiative sociale » auxquels la quatrième disposition additionnelle de cette loi réserve l’accès aux marchés, dispose :

« [...] Sont considérés comme centres spéciaux d’emploi d’initiative sociale les centres remplissant les conditions établies aux paragraphes 1 et 2 [de l’article 43 de la refonte de la loi générale sur les droits des personnes handicapées et leur intégration sociale] qui reçoivent, directement ou indirectement, le soutien et la participation à plus de 50 % d’une ou plusieurs entités, publiques ou privées, à but non lucratif ou dont le caractère social est reconnu dans les statuts, que ce soit des
associations, des fondations, des personnes morales de droit public, des coopératives d’initiative sociale ou d’autres entités relevant de l’économie sociale, ainsi que les centres dont la propriété est détenue par les sociétés commerciales dont le capital social appartient majoritairement à l’une des entités susvisées, de manière directe ou indirecte (à travers la notion de société dominante régie par l’article 42 du code de commerce), pour autant que leurs statuts ou leur pacte social imposent
toujours le réinvestissement intégral de leurs bénéfices en faveur de la création d’opportunités d’emploi pour les personnes handicapées et de l’amélioration continue de leur compétitivité et de leur activité d’économie sociale, en conservant, dans tous les cas, la faculté de choisir de les réinvestir dans le centre spécial d’emploi lui‑même ou dans d’autres centres spéciaux d’emploi d’initiative sociale. »

10 L’article 43 de la refonte de la loi générale sur les droits des personnes handicapées et leur intégration sociale, qui définit les centres spéciaux d’emploi, dispose, à ses paragraphes 1, 2 et 4 :

« 1.   Les centres spéciaux d’emploi ont pour objectif principal d’exercer une activité de production de biens ou de services, en participant régulièrement aux opérations du marché, et pour finalité de garantir un emploi rémunéré aux personnes handicapées ; ils sont également un moyen d’inclure le plus grand nombre de ces personnes dans le régime de l’emploi ordinaire. [...]

2.   Le personnel des centres spéciaux d’emploi devra être constitué par le plus grand nombre de travailleurs handicapés que permet la nature du processus de production, ces derniers devant en toute hypothèse constituer 70 % de ce personnel.

[...]

4.   [Ce paragraphe reprend la définition des centres spéciaux d’emploi d’initiative sociale, telle qu’elle figure à la quatorzième disposition finale de la loi sur les contrats publics]. »

Le litige au principal et la question préjudicielle

11 La Conacee est une association à but non lucratif de droit espagnol dont les membres sont des fédérations et des associations de centres spéciaux d’emploi.

12 Le 23 juillet 2018, la Conacee a introduit devant le Tribunal Superior de Justicia del País Vasco (Cour supérieure de justice du Pays basque, Espagne) un recours contentieux administratif tendant à l’annulation de la décision de la Diputación Foral de Gipuzkoa, du 15 mai 2018, qui a approuvé les instructions destinées aux pouvoirs adjudicateurs de cette institution et a réservé aux centres spéciaux d’emploi d’initiative sociale ou aux entreprises d’insertion le droit de participer aux procédures
de passation des marchés ou de certains de leurs lots, ainsi que l’exécution d’une partie de ces marchés dans le cadre de programmes d’emplois protégés.

13 La réserve de contrats inclus dans ces instructions est celle qui figure dans la quatrième disposition additionnelle et la quatorzième disposition finale de la loi sur les contrats publics, qui transposent dans l’ordre juridique espagnol l’article 20 de la directive 2014/24.

14 Ces dispositions réserveraient l’accès aux marchés visés à cet article 20 aux centres spéciaux d’emploi d’initiative sociale et aux entreprises d’insertion, excluant de ce fait du champ d’application desdites dispositions et, par conséquent, de l’accès à ces marchés réservés les centres spéciaux d’emploi d’initiative entrepreneuriale que la Conacee représente au niveau national.

15 La juridiction de renvoi indique que lesdites dispositions, en délimitant le champ d’application personnel des marchés réservés, imposent des conditions supplémentaires par rapport à celles prévues à l’article 20 de la directive 2014/24. La limitation du champ d’application de cet article aux seuls « centres spéciaux d’emploi d’initiative sociale » aurait pour conséquence d’exclure de l’accès aux marchés réservés des entreprises ou des opérateurs économiques qui remplissent pourtant les
conditions prévues à cet article 20 en ce que, d’une part, au moins 30 % de leurs employés sont des personnes handicapées ou défavorisées et, d’autre part, leur objet principal consiste à promouvoir l’intégration sociale et professionnelle de ces personnes.

16 Dans ces conditions, le Tribunal Superior de Justicia del País Vasco (Cour supérieure de justice du Pays basque) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :

« L’article 20 de la directive [2014/24] doit-il être interprété en ce sens que la portée subjective de l’accès aux marchés réservés visés par cette disposition ne peut pas être définie en des termes qui, en imposant des conditions supplémentaires liées à la constitution, à la nature et aux finalités des opérateurs ou des entreprises, à leur activité ou à leurs investissements, ou d’une autre sorte, excluent de son champ d’application des entreprises ou des opérateurs économiques qui remplissent
la condition selon laquelle au moins 30 % de leurs employés sont des personnes handicapées et qui poursuivent la finalité ou l’objectif consistant à promouvoir l’intégration sociale et professionnelle de ces personnes ? »

Sur la question préjudicielle

17 Par sa question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 20, paragraphe 1, de la directive 2014/24 doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à ce qu’un État membre impose des conditions supplémentaires par rapport à celles énoncées à cette disposition, excluant de ce fait des procédures de passation de marchés publics réservés certains opérateurs économiques qui remplissent les conditions prévues à ladite disposition.

18 L’article 20, paragraphe 1, de la directive 2014/24 confère aux États membres la faculté de réserver les procédures de passation de marchés publics à certaines entités et subordonne celle-ci à la satisfaction des deux conditions cumulatives qu’il énumère, à savoir, d’une part, que les participants à la procédure soient des ateliers protégés ou des opérateurs économiques dont l’objet principal est l’intégration sociale et professionnelle de personnes handicapées ou défavorisées et, d’autre part,
qu’au moins 30 % du personnel de ces ateliers et de ces opérateurs économiques soit constitué par de telles personnes.

19 Afin de répondre à la question posée, il convient de déterminer si ces deux conditions sont limitativement énumérées à cet article 20, paragraphe 1, en ce sens que cette disposition s’oppose à ce que les États membres imposent des conditions supplémentaires et excluent de ce fait des procédures de passation des marchés publics réservés, visées à ladite disposition, les opérateurs économiques qui, bien qu’ils satisfassent aux conditions posées à celle-ci, ne remplissent pas les conditions
supplémentaires fixées par le droit national.

20 Conformément à une jurisprudence constante, lors de l’interprétation d’une disposition du droit de l’Union, il y a lieu de tenir compte non seulement des termes de celle-ci, mais également des objectifs poursuivis par la réglementation dont elle fait partie ainsi que de la genèse de cette réglementation (arrêt du 15 novembre 2018, Verbraucherzentrale Baden-Württemberg, C‑330/17, EU:C:2018:916, point 23 et jurisprudence citée).

21 En premier lieu, s’agissant du libellé de l’article 20, paragraphe 1, de la directive 2014/24, il convient de constater, premièrement, que cette disposition confère aux États membres la faculté de réserver à des ateliers protégés et à certains opérateurs économiques le droit de participer à des procédures de passation de marchés publics et énonce les conditions auxquelles est subordonnée cette faculté. Comme l’a indiqué, en substance, M. l’avocat général aux points 41 et 42 de ses conclusions,
ladite disposition est ainsi formulée en des termes qui n’indiquent nullement que l’ensemble des entités qui remplissent ces conditions doivent bénéficier de ce droit.

22 Deuxièmement, la seconde condition posée à cette disposition, selon laquelle au moins 30 % du personnel des entités visées à cette dernière doit être constitué par des personnes handicapées ou défavorisées, ne constitue qu’une exigence minimale.

23 Troisièmement, il importe de souligner que la référence aux « opérateurs économiques » indique, eu égard à la définition de ces termes figurant à l’article 2, point 10, de cette directive et ainsi que l’a relevé, en substance, M. l’avocat général au point 42 de ses conclusions, une certaine généralité et une certaine indétermination quant aux entités pouvant bénéficier des procédures de passation de marchés publics visées à cet article 20, paragraphe 1, pour autant que ces opérateurs aient pour
objet principal l’intégration sociale et professionnelle des personnes handicapées ou défavorisées.

24 Il résulte ainsi du libellé de l’article 20, paragraphe 1, de la directive 2014/24 que, lorsqu’ils décident de réserver à certaines entités le droit de participer à des procédures de passation de marchés publics, en vertu de cette disposition, les États membres jouissent d’une certaine latitude dans la mise en œuvre des conditions énoncées par cette même disposition.

25 En deuxième lieu, s’agissant de l’objectif poursuivi par l’article 20, paragraphe 1, de la directive 2014/24, il ressort du considérant 36 de cette directive que, pour que l’emploi et le travail contribuent à l’insertion dans la société et à garantir l’égalité des chances pour tous, la faculté prévue par cette disposition doit être employée au profit des ateliers protégés et des opérateurs économiques ayant pour objectif principal de soutenir l’intégration ou la réintégration sociale et
professionnelle des personnes handicapées ou défavorisées, telles que les chômeurs, les membres de minorités défavorisées ou de groupes socialement marginalisés pour d’autres raisons, qui ne sont pas en mesure de remporter des marchés dans des conditions de concurrence normales.

26 Il s’ensuit que le législateur de l’Union a voulu favoriser, au moyen de l’emploi et du travail, l’insertion des personnes handicapées ou défavorisées dans la société, en permettant aux États membres de réserver le droit de participer à des procédures de passation de marchés publics ou de certains lots aux ateliers protégés et aux opérateurs économiques qui, eu égard à la finalité sociale qu’ils poursuivent, interviennent dans le marché avec un désavantage concurrentiel.

27 Ainsi, l’article 20, paragraphe 1, de la directive 2014/24 poursuit un objectif de politique sociale, relatif à l’emploi. Or, en l’état actuel du droit de l’Union, les États membres disposent d’une large marge d’appréciation dans la définition des mesures susceptibles de réaliser un objectif déterminé en matière de politique sociale et d’emploi (voir, en ce sens, arrêt du 19 septembre 2018, Bedi, C‑312/17, EU:C:2018:734, point 59 et jurisprudence citée).

28 Par conséquent, l’examen de l’objectif poursuivi par l’article 20, paragraphe 1, de la directive 2014/24 permet de confirmer l’interprétation découlant du libellé de cette disposition, en ce sens que, eu égard à cette marge d’appréciation, les États membres jouissent d’une certaine latitude dans la mise en œuvre de ladite disposition. Il s’ensuit que l’article 20, paragraphe 1, de la directive 2014/24 ne comporte pas de conditions limitativement énumérées, mais laisse aux États membres la
possibilité d’adopter des conditions supplémentaires, auxquelles les entités visées à cette disposition doivent satisfaire pour être autorisées à participer aux procédures de passation de marchés publics réservés en vertu de ladite disposition, pour autant que ces conditions supplémentaires contribuent à garantir les objectifs de politique sociale et d’emploi poursuivis par celle-ci.

29 Cette interprétation est également corroborée, en troisième lieu, par la genèse de l’article 20, paragraphe 1, de la directive 2014/24. En effet, l’article 19, paragraphe 1, de la directive 2004/18, qui était applicable aux marchés réservés jusqu’à l’abrogation de cette directive par la directive 2014/24, fixait des exigences plus strictes quant à la participation aux procédures de passation de marchés publics qui pouvaient être réservés par les États membres, s’agissant tant des entités
autorisées à participer à ces procédures, qui étaient limitées aux ateliers protégés, que des personnes employées par ces entités, qui devaient être constituées en majorité de personnes handicapées qui, en raison de la nature ou de la gravité de leurs déficiences, ne pouvaient pas exercer une activité professionnelle dans des conditions normales.

30 Or, il importe de relever qu’il ne ressort pas de la directive 2014/24 ou de la genèse de celle-ci que le législateur de l’Union, lorsqu’il a élargi le champ d’application personnel des procédures de passation de marchés publics réservés par l’article 20, paragraphe 1, de la directive 2014/24, aurait eu pour intention d’aboutir à ce que les opérateurs économiques visés par cette disposition, qui emploient un pourcentage plus faible de personnes handicapées ou défavorisées, supplantent les
opérateurs économiques répondant aux exigences plus strictes de l’article 19, paragraphe 1, de la directive 2004/18. Un tel résultat irait, d’ailleurs, à l’encontre de l’objectif poursuivi par l’article 20, paragraphe 1, de la directive 2014/24, qui, ainsi qu’il ressort du point 26 du présent arrêt, vise l’insertion des personnes handicapées ou défavorisées dans la société au moyen de l’emploi et du travail.

31 Cependant, ainsi que l’a relevé, en substance, M. l’avocat général au point 51 de ses conclusions, c’est précisément ce qui se produirait si les États membres étaient tenus d’accepter la participation de tous les opérateurs économiques remplissant les conditions fixées à cet article 20, paragraphe 1, aux procédures de passation de marchés publics réservés. En effet, il existerait un risque que, dans une telle situation, des opérateurs économiques répondant aux exigences plus strictes qui étaient
posées à l’article 19, paragraphe 1, de la directive 2004/18 soient contraints de licencier certains travailleurs handicapés ou défavorisés parmi les moins productifs afin d’être en mesure de participer à ces procédures de passation de marchés publics sur un pied d’égalité concurrentiel avec les opérateurs économiques dont seulement 30 % du personnel est constitué de travailleurs handicapés ou défavorisés.

32 Par conséquent, il convient d’interpréter l’article 20, paragraphe 1, de la directive 2014/24 en ce sens que les conditions qu’il énumère ne sont pas limitatives et que les États membres ont la faculté d’imposer, le cas échéant, des conditions supplémentaires que les entités visées à cette disposition doivent remplir afin d’être autorisées à participer aux procédures de passation de marchés publics réservés.

33 Pour autant, il importe de relever que les États membres, en faisant usage de cette faculté, doivent respecter les règles fondamentales du traité FUE, notamment celles relatives à la libre circulation des marchandises, à la liberté d’établissement et à la libre prestation de services, ainsi que les principes qui en découlent tels ceux d’égalité de traitement et de proportionnalité (voir, en ce sens, arrêt du 3 octobre 2019, Irgita, C‑285/18, EU:C:2019:829, point 48 et jurisprudence citée),
lesquels sont, par ailleurs, reflétés à l’article 18 de la directive 2014/24.

34 Ainsi, la juridiction de renvoi devra examiner la conformité à ces principes de la réglementation nationale en cause au principal selon laquelle, dans le cadre des procédures de passation des marchés publics réservés, prévues à l’article 20, paragraphe 1, de la directive 2014/24, les centres spéciaux d’emploi doivent, d’une part, recevoir directement ou indirectement, le soutien et la participation, à plus de 50 %, d’entités à but non lucratif, et, d’autre part, réinvestir intégralement leurs
bénéfices dans leur propre établissement ou dans un autre centre de même nature.

35 Afin de fournir à cette juridiction les éléments nécessaires pour effectuer un tel examen, il y a lieu de relever ce qui suit.

36 En premier lieu, il convient de rappeler que le principe d’égalité de traitement, qui appartient aux principes fondamentaux du droit de l’Union, impose que des situations comparables ne soient pas traitées de manière différente et que des situations différentes ne soient pas traitées de manière égale à moins qu’un tel traitement ne soit objectivement justifié (voir, en ce sens, arrêt du 17 décembre 2020, Centraal Israëlitisch Consistorie van België e.a., C‑336/19, EU:C:2020:1031, point 85 ainsi
que jurisprudence citée).

37 En particulier, dans le domaine du droit de l’Union en matière de marchés publics, le principe d’égalité de traitement, qui constitue la base des règles de l’Union relatives aux procédures de passation des marchés publics, signifie, notamment, que les soumissionnaires doivent se trouver sur un pied d’égalité au moment où ils préparent leurs offres et a pour objectif de favoriser le développement d’une concurrence saine et effective entre les entreprises participant à un marché public (voir, en ce
sens, arrêt du 11 juillet 2019, Telecom Italia, C‑697/17, EU:C:2019:599, points 32 et 33 ainsi que jurisprudence citée).

38 Ainsi, en l’occurrence, la juridiction de renvoi devra, notamment, déterminer si les centres spéciaux d’emploi d’initiative sociale se trouvent dans la même situation que les centres spéciaux d’emploi d’initiative entrepreneuriale en ce qui concerne l’objectif poursuivi par l’article 20, paragraphe 1, de la directive 2014/24.

39 Aux fins de cette détermination, cette juridiction devra tenir compte, en particulier, d’une part, du fait qu’il ressort de la réglementation nationale qu’un centre spécial d’emploi, qu’il soit d’initiative sociale ou entrepreneuriale, a pour finalité de garantir un emploi rémunéré aux personnes handicapées et est considéré comme un moyen d’inclure le plus grand nombre de ces personnes dans le régime de l’emploi ordinaire, et que, d’autre part, un centre spécial d’emploi inclut dans son personnel
au moins 70 % de personnes handicapées.

40 Il s’ensuit que, sous réserve des vérifications de la juridiction de renvoi, les centres spéciaux d’emploi d’initiative entrepreneuriale semblent se trouver, au même titre que les centres spéciaux d’emploi d’initiative sociale, dans une situation dans laquelle ils ne seraient pas en mesure de participer aux procédures de passation de marchés publics dans des conditions de concurrence normales.

41 Cependant, cette juridiction devra également vérifier si, ainsi que le gouvernement espagnol l’a, en substance, indiqué dans ses observations écrites, les centres spéciaux d’emploi d’initiative sociale, en raison des caractéristiques qui leur sont propres, sont en mesure de mettre en œuvre plus efficacement l’objectif d’insertion sociale poursuivi par l’article 20, paragraphe 1, de la directive 2014/24, ce qui pourrait justifier objectivement une différence de traitement par rapport aux centres
spéciaux d’initiative entrepreneuriale. À cet égard, ce gouvernement précise que les centres spéciaux d’emploi d’initiative sociale maximisent la valeur sociale et non économique étant donné, premièrement, qu’ils n’ont pas de but lucratif et qu’ils réinvestissent tous leurs bénéfices aux fins de leurs objectifs sociaux, deuxièmement, qu’ils se caractérisent par l’adoption de principes démocratiques et participatifs dans leur gouvernance et, troisièmement, qu’ils parviennent ainsi à ce que leur
activité ait une plus grande incidence sociale, en fournissant des emplois de meilleure qualité et de meilleures possibilités d’intégration et de réintégration sociale et professionnelle des personnes handicapées ou défavorisées.

42 En deuxième lieu, il résulte d’une jurisprudence constante que, conformément au principe de proportionnalité, qui constitue un principe général du droit de l’Union, les règles établies par les États membres ou les pouvoirs adjudicateurs dans le cadre de la mise en œuvre des dispositions de la directive 2014/24, telles que les règles destinées à arrêter les conditions d’application de l’article 20, paragraphe 1, de cette directive, ne doivent pas aller au-delà de ce qui est nécessaire pour
atteindre les objectifs visés par cette directive (voir, en ce sens, arrêt du 30 janvier 2020, Tim, C‑395/18, EU:C:2020:58, point 45 et jurisprudence citée).

43 À cet égard, il y a lieu de relever que tant la condition tenant au soutien et à la participation, directe ou indirecte, à plus de 50 %, d’entités à but non lucratif que celle relative à l’obligation de réinvestir l’intégralité des bénéfices dans les centres spéciaux d’emploi d’initiative sociale, citées au point 34 du présent arrêt, apparaissent aptes à garantir que de tels centres spéciaux d’emploi ont pour objet principal l’insertion des personnes handicapées ou défavorisées, ainsi que l’exige
l’article 20, paragraphe 1, de la directive 2014/24.

44 [Tel que rectifié par ordonnance du 6 décembre 2021] Quant au point de savoir si ces exigences ne vont pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif, il revient à la juridiction de renvoi de vérifier si tant le fait qu’une entité à but lucratif participe majoritairement, de manière directe ou indirecte, dans un centre spécial d’emploi que le réinvestissement d’une partie seulement des bénéfices dans lesdits centres seraient de nature à assurer que ces derniers puissent
atteindre ledit objectif d’une manière aussi efficace que par l’application des conditions mentionnées au point précédent.

45 En troisième lieu, il importe d’ajouter, à l’instar du gouvernement espagnol et de la Commission européenne, qu’il ne semble pas ressortir de l’analyse de la réglementation espagnole, présentée par ce gouvernement en réponse aux questions pour réponse écrite posées par la Cour, que les opérateurs économiques constitués conformément au droit d’autres États membres seraient exclus du droit de participer aux procédures de passation de marchés publics réservés, prévu par cette réglementation
espagnole, pour autant que ces opérateurs remplissent les conditions expressément prévues, dans ladite réglementation, pour les centres spéciaux d’emploi d’initiative sociale. Cependant, il revient à la juridiction de renvoi d’effectuer les vérifications nécessaires à cet égard.

46 Eu égard aux considérations qui précèdent, il convient de répondre à la question posée que l’article 20, paragraphe 1, de la directive 2014/24 doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à ce qu’un État membre impose des conditions supplémentaires par rapport à celles énoncées à cette disposition, excluant de ce fait des procédures de passation de marchés publics réservés certains opérateurs économiques qui remplissent les conditions prévues à ladite disposition, sous réserve du
respect, par cet État membre, des principes d’égalité de traitement et de proportionnalité.

Sur les dépens

47 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

  Par ces motifs, la Cour (cinquième chambre) dit pour droit :

  L’article 20, paragraphe 1, de la directive 2014/24/UE du Parlement européen et du Conseil, du 26 février 2014, sur la passation des marchés publics et abrogeant la directive 2004/18/CE, doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à ce qu’un État membre impose des conditions supplémentaires par rapport à celles énoncées à cette disposition, excluant de ce fait des procédures de passation de marchés publics réservés certains opérateurs économiques qui remplissent les conditions prévues à
ladite disposition, sous réserve du respect, par cet État membre, des principes d’égalité de traitement et de proportionnalité.

  Signatures

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

( *1 ) Langue de procédure : l’espagnol.


Synthèse
Formation : Cinquième chambre
Numéro d'arrêt : C-598/19
Date de la décision : 06/10/2021
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demande de décision préjudicielle, introduite par le Tribunal Superior de Justicia del País Vasco.

Renvoi préjudiciel – Passation des marchés publics – Directive 2014/24/UE – Article 20 – Marchés réservés – Législation nationale réservant le droit de participer à certaines procédures de passation de marchés publics aux centres spéciaux d’emploi à initiative sociale – Conditions additionnelles non prévues par la directive – Principes d’égalité de traitement et de proportionnalité.

Rapprochement des législations

Droit d'établissement

Libre prestation des services


Parties
Demandeurs : Confederación Nacional de Centros Especiales de Empleo (Conacee)
Défendeurs : Diputación Foral de Guipúzcoa.

Composition du Tribunal
Avocat général : Tanchev
Rapporteur ?: Lycourgos

Origine de la décision
Date de l'import : 30/06/2023
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:2021:810

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award