ARRÊT DE LA COUR (première chambre)
16 janvier 2019 ( *1 )
« Renvoi préjudiciel – Coopération judiciaire en matière civile – Compétence judiciaire, reconnaissance et exécution des décisions en matière d’obligations alimentaires – Règlement (CE) no 44/2001 – Article 5, point 2 – Article 27 – Article 35, paragraphe 3 – Compétence, reconnaissance et exécution des décisions en matière matrimoniale et en matière de responsabilité parentale – Règlement (CE) no 2201/2003 – Article 19 – Litispendance – Article 22, sous a) – Article 23, sous a) –Non-reconnaissance
des décisions en cas de contrariété manifeste avec l’ordre public – Article 24 – Interdiction de procéder au contrôle de la compétence de la juridiction d’origine – Motif de non-reconnaissance fondée sur une méconnaissance des règles de litispendance – Absence »
Dans l’affaire C‑386/17,
ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par la Corte suprema di cassazione (Cour de cassation, Italie), par décision du 26 octobre 2016, parvenue à la Cour le 27 juin 2017, dans la procédure
Stefano Liberato
contre
Luminita Luisa Grigorescu,
LA COUR (première chambre),
composée de Mme R. Silva de Lapuerta, vice-présidente, faisant fonction de président de la première chambre, MM. J.‑C. Bonichot, A. Arabadjiev, E. Regan et C. G. Fernlund (rapporteur), juges,
avocat général : M. Y. Bot,
greffier : M. A. Calot Escobar,
vu la procédure écrite,
considérant les observations présentées :
– pour M. Liberato, par Mes F. Ongaro et A. Castellani, avvocati,
– pour le gouvernement italien, par Mme G. Palmieri, en qualité d’agent, assistée de M. P. Pucciariello, avvocato dello Stato,
– pour le gouvernement tchèque, par MM. M. Smolek et J. Vláčil ainsi que par Mme A. Kasalická, en qualité d’agents,
– pour la Commission européenne, par Mme E. Montaguti et M. M. Wilderspin, en qualité d’agents,
ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 6 septembre 2018,
rend le présent
Arrêt
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation du règlement (CE) no 2201/2003 du Conseil, du 27 novembre 2003, relatif à la compétence, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière matrimoniale et en matière de responsabilité parentale abrogeant le règlement (CE) no 1347/2000 (JO 2003, L 338, p. 1).
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant M. Stefano Liberato à Mme Luminita Luisa Grigorescu au sujet d’une demande de reconnaissance en Italie d’une décision en matière matrimoniale, de responsabilité parentale et d’obligations alimentaires prononcée en Roumanie.
Le cadre juridique
Le droit de l’Union
Le règlement no 2201/2003
3 Les considérants 11 et 21 du règlement no 2201/2003 énoncent :
« (11) Les obligations alimentaires sont exclues du champ d’application du présent règlement car elles sont déjà régies par le règlement [(CE) no 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 2001, L 12, p. 1)]. Les juridictions compétentes en vertu du présent règlement seront généralement compétentes pour statuer en matière d’obligations alimentaires par application de l’article 5,
[point] 2, du règlement [no 44/2001].
[...]
(21) La reconnaissance et l’exécution des décisions rendues dans un État membre devraient reposer sur le principe de la confiance mutuelle et les motifs de non-reconnaissance devraient être réduits au minimum nécessaire. »
4 L’article 12 du règlement no 2201/2003, intitulé « Prorogation de compétence », énonce, à son paragraphe 1 :
« Les juridictions de l’État membre où la compétence est exercée en vertu de l’article 3 pour statuer sur une demande en divorce, en séparation de corps ou en annulation du mariage des époux sont compétentes pour toute question relative à la responsabilité parentale liée à cette demande lorsque
a) au moins l’un des époux exerce la responsabilité parentale à l’égard de l’enfant
et
b) la compétence de ces juridictions a été acceptée expressément ou de toute autre manière non équivoque par les époux et par les titulaires de la responsabilité parentale, à la date à laquelle la juridiction est saisie, et qu’elle est dans l’intérêt supérieur de l’enfant. »
5 L’article 17 de ce règlement, intitulé « Vérification de la compétence », dispose :
« La juridiction d’un État membre saisie d’une affaire pour laquelle sa compétence n’est pas fondée aux termes du présent règlement et pour laquelle une juridiction d’un autre État membre est compétente en vertu du présent règlement se déclare d’office incompétente. »
6 L’article 19 dudit règlement prévoit :
« 1. Lorsque des demandes en divorce, en séparation de corps ou en annulation du mariage sont formées entre les mêmes parties devant des juridictions d’États membres différents, la juridiction saisie en second lieu sursoit d’office à statuer jusqu’à ce que la compétence de la juridiction première saisie soit établie.
2. Lorsque des actions relatives à la responsabilité parentale à l’égard d’un enfant, ayant le même objet et la même cause, sont introduites auprès de juridictions d’États membres différents, la juridiction saisie en second lieu sursoit d’office à statuer jusqu’à ce que la compétence de la juridiction première saisie soit établie.
3. Lorsque la compétence de la juridiction première saisie est établie, la juridiction saisie en second lieu se dessaisit en faveur de celle-ci. Dans ce cas, la partie ayant introduit l’action auprès de la juridiction saisie en second lieu peut porter cette action devant la juridiction première saisie. »
7 L’article 22 du règlement no 2201/2003, intitulé « Motifs de non- reconnaissance des décisions de divorce, de séparation de corps ou d’annulation du mariage », dispose :
« Une décision rendue en matière de divorce, de séparation de corps ou d’annulation du mariage n’est pas reconnue :
a) si la reconnaissance est manifestement contraire à l’ordre public de l’État membre requis ;
[...]
c) si elle est inconciliable avec une décision rendue dans une instance opposant les mêmes parties dans l’État membre requis ; [...]
[...] »
8 L’article 23 de ce règlement, intitulé « Motifs de non-reconnaissance des décisions en matière de responsabilité parentale », est libellé comme suit :
« Une décision rendue en matière de responsabilité parentale n’est pas reconnue :
a) si la reconnaissance est manifestement contraire à l’ordre public de l’État membre requis eu égard aux intérêts supérieurs de l’enfant ;
[...]
e) si elle est inconciliable avec une décision rendue ultérieurement en matière de responsabilité parentale dans l’État membre requis ;
[...] »
9 L’article 24 dudit règlement, intitulé « Interdiction du contrôle de la compétence de la juridiction d’origine », énonce :
« Il ne peut être procédé au contrôle de la compétence de la juridiction de l’État membre d’origine. Le critère de l’ordre public visé à l’article 22, [sous] a), et à l’article 23, [sous] a), ne peut être appliqué aux règles de compétence visées aux articles 3 à 14. »
Le règlement no44/2001
10 L’article 5 du règlement no 44/2001 dispose :
« Une personne domiciliée sur le territoire d’un État membre peut être attraite, dans un autre État membre :
[...]
2) en matière d’obligation alimentaire, devant le tribunal du lieu où le créancier d’aliments a son domicile ou sa résidence habituelle ou, s’il s’agit d’une demande accessoire à une action relative à l’état des personnes, devant le tribunal compétent selon la loi du for pour en connaître, sauf si cette compétence est uniquement fondée sur la nationalité d’une des parties ;
[...] »
11 L’article 27 de ce règlement est rédigé comme suit :
« 1. Lorsque des demandes ayant le même objet et la même cause sont formées entre les mêmes parties devant des juridictions d’États membres différents, la juridiction saisie en second lieu sursoit d’office à statuer jusqu’à ce que la compétence du tribunal premier saisi soit établie.
2. Lorsque la compétence du tribunal premier saisi est établie, le tribunal saisi en second lieu se dessaisit en faveur de celui-ci. »
12 L’article 34 du même règlement prévoit :
« Une décision n’est pas reconnue si :
1) la reconnaissance est manifestement contraire à l’ordre public de l’État membre requis ;
[...]
3) elle est inconciliable avec une décision rendue entre les mêmes parties dans l’État membre requis ;
4) elle est inconciliable avec une décision rendue antérieurement dans un autre État membre ou dans un État tiers entre les mêmes parties dans un litige ayant le même objet et la même cause, lorsque la décision rendue antérieurement réunit les conditions nécessaires à sa reconnaissance dans l’État membre requis. »
13 L’article 35 du règlement no 44/2001 énonce :
« 1. De même, les décisions ne sont pas reconnues si les dispositions des sections 3, 4 et 6 du chapitre II ont été méconnues, ainsi que dans le cas prévu à l’article 72.
2. Lors de l’appréciation des compétences mentionnées au paragraphe précédent, l’autorité requise est liée par les constatations de fait sur lesquelles la juridiction de l’État membre d’origine a fondé sa compétence.
3. Sans préjudice des dispositions du paragraphe 1, il ne peut être procédé au contrôle de la compétence des juridictions de l’État membre d’origine. Le critère de l’ordre public visé à l’article 34, point 1, ne peut être appliqué aux règles de compétence. »
Le droit italien
14 L’article 150 du codice civile (code civil), intitulé « Séparation de corps », dispose :
« La séparation de corps des époux est possible.
La séparation peut être judiciaire ou consensuelle.
Seuls les conjoints sont en droit de demander la séparation judiciaire ou l’homologation de la convention de séparation. »
15 L’article 151 du code civil, intitulé « Séparation judiciaire », prévoit :
« La séparation peut être demandée lorsque se produisent, même indépendamment de la volonté de l’un des époux ou des deux, des faits qui rendent intolérable la poursuite de la vie commune ou qui nuisent gravement à l’éducation des enfants.
En prononçant la séparation, si les conditions sont réunies et si une demande est formulée en ce sens, le juge prononce la séparation aux torts d’un des époux, compte tenu de son comportement contraire aux devoirs qui découlent du mariage. »
16 La juridiction de renvoi précise que la responsabilité parentale et l’obligation d’entretien de l’enfant sont régis de la même manière, en cas de séparation et de divorce, par les articles 337 bis à 337 octies du code civil.
Le litige au principal et les questions préjudicielles
17 M. Liberato et Mme Grigorescu se sont mariés à Rome (Italie) le 22 octobre 2005 et ont vécu ensemble dans cet État membre jusqu’à la naissance de leur enfant, le 20 février 2006. Le lien conjugal s’étant progressivement détérioré, la mère a emmené l’enfant en Roumanie et n’est plus, depuis lors, rentrée en Italie.
18 Par requête du 22 mai 2007, M. Liberato a saisi le Tribunale di Teramo (tribunal de Térame, Italie) d’une demande de séparation de corps et d’attribution de la garde de l’enfant. Mme Grigorescu, qui a comparu devant ce tribunal, a conclu au rejet de cette demande au fond et a formé une demande reconventionnelle tendant à ce que M. Liberato soit tenu de lui verser une contribution au titre de l’entretien de l’enfant. Par jugement du 19 janvier 2012, ledit tribunal a prononcé la séparation de corps
des époux aux torts de Mme Grigorescu et, par ordonnance séparée, a renvoyé l’affaire à l’instruction en ce qui concerne les demandes réciproques des parties en matière d’exercice de la responsabilité parentale.
19 Alors que la procédure relative à la responsabilité parentale introduite devant le Tribunale di Teramo (tribunal de Térame) était encore pendante, le 30 septembre 2009, Mme Grigorescu a saisi la Judecătoria București (tribunal de première instance de Bucarest, Roumanie) et demandé le divorce, la garde exclusive de l’enfant et une contribution à l’entretien de l’enfant à la charge du père.
20 M. Liberato a comparu devant ce tribunal et a soulevé une exception de litispendance, en faisant valoir qu’il avait déjà engagé une procédure en séparation de corps et en responsabilité parentale en Italie. Néanmoins, par jugement du 31 mai 2010, ledit tribunal a prononcé le divorce des époux, attribué la garde de l’enfant à la mère, déterminé les modalités de l’exercice du droit de visite du père et fixé le montant de la pension à verser par ce dernier en faveur de l’enfant.
21 Ce jugement a acquis force de chose jugée à la suite d’un arrêt de la Curtea de Apel București (cour d’appel de Bucarest, Roumanie) du 12 juin 2013 qui a confirmé le jugement du Tribunalul București (tribunal de grande instance de Bucarest, Roumanie) du 3 décembre 2012, par lequel ce tribunal avait rejeté l’appel formé par M. Liberato contre le jugement du 31 mai 2010.
22 La procédure de séparation en Italie s’est conclue ultérieurement par un jugement du 8 juillet 2013 du Tribunale di Teramo (tribunal de Térame). Ce tribunal a attribué la garde exclusive de l’enfant au père et a ordonné son retour immédiat en Italie. Ledit tribunal a également fixé les modalités de l’exercice du droit de visite de la mère en Italie et a imposé à cette dernière une contribution à l’entretien de l’enfant.
23 En particulier, le Tribunale di Teramo (tribunal de Térame) a rejeté la demande incidente par laquelle Mme Grigorescu avait demandé, sur la base du règlement no 2201/2003, la reconnaissance en Italie du jugement de divorce du Tribunalul București (tribunal de grande instance de Bucarest) du 3 décembre 2012. Le Tribunale di Teramo (tribunal de Térame) a en effet fait observer que la procédure de divorce avait été engagée en Roumanie après l’introduction en Italie de la procédure de séparation de
corps et que, par suite, les juridictions roumaines avaient enfreint l’article 19 du règlement no 2201/2003 en ne sursoyant pas à statuer.
24 Mme Grigorescu a interjeté appel de ce jugement et a formé, à titre liminaire, une demande incidente tendant à la reconnaissance de l’arrêt de la Curtea de Apel București (cour d’appel de Bucarest) du 12 juin 2013, qui avait rejeté l’exception de litispendance au motif que les deux affaires n’avaient pas un objet identique selon le droit procédural roumain.
25 Par un arrêt du 31 mars 2014, la Corte d’appello di L’Aquila (cour d’appel de L’Aquila, Italie) a réformé le jugement du Tribunale di Teramo (tribunal de Térame) du 8 juillet 2013 et accueilli l’exception relative à la force de chose jugée acquise par la décision de divorce prononcée par les juges roumains, qui concernait également la garde de l’enfant et la contribution à l’entretien de ce dernier. Cette cour d’appel a considéré que la violation, par les organes judiciaires de l’État membre
saisis en second lieu, en l’occurrence la Roumanie, du régime de la litispendance en droit de l’Union n’était pas pertinente aux fins de l’examen des conditions de reconnaissance des mesures définitives adoptées par cet État et qu’il n’existait aucun motif, notamment d’ordre public, faisant obstacle à la reconnaissance de la décision roumaine.
26 M. Liberato a formé un pourvoi en cassation contre cet arrêt de la Corte d’appello di L’Aquila (cour d’appel de L’Aquila).
27 La juridiction de renvoi indique que la décision rendue en Roumanie règle à la fois la question du lien matrimonial, celle de la responsabilité parentale et celle de l’obligation alimentaire. Dans la procédure en séparation de corps entamée en Italie, les mêmes demandes avaient été formulées, sauf en ce qui concerne la demande relative au lien matrimonial, qui n’était pas identique, car l’ordre juridique italien exige qu’il soit établi, avant le divorce, que les conditions fixées par la loi pour
la séparation de corps entre époux soient remplies.
28 Cette juridiction expose qu’il n’existe pas de motifs tirés de l’article 22, sous c), du règlement no 2201/2003, de l’article 23, sous e), de ce règlement et de l’article 34, paragraphe 4, du règlement no 44/2001 faisant obstacle à la reconnaissance de la décision roumaine en ce qui concerne, respectivement, le statut matrimonial, la responsabilité parentale et les obligations alimentaires.
29 Selon ladite juridiction, il convient toutefois d’examiner si une violation, selon elle manifeste, des dispositions relatives à la litispendance en droit de l’Union, prévues à l’article 19 du règlement no 2201/2003 et à l’article 27 du règlement no 44/2001, par les juridictions dont émane la décision faisant l’objet d’une demande de reconnaissance, peut être considérée comme étant un motif faisant obstacle à la reconnaissance de cette décision en raison de sa contrariété à l’ordre public.
30 Dans ces conditions, la Corte suprema di cassazione (Cour de cassation, Italie) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
« 1) La violation des règles de litispendance figurant à l’article 19, paragraphes 2 et 3, du règlement [no 2201/2003] n’a-t-elle d’incidence que sur la détermination de la compétence juridictionnelle et, par conséquent, l’article 24 [de ce règlement] s’applique-t-il ou, au contraire, cette violation fait-elle obstacle à ce que la décision rendue dans l’État membre dont l’autorité juridictionnelle a été saisie en second lieu soit reconnue dans l’État membre dont l’autorité juridictionnelle a été
saisie en premier lieu, pour des motifs d’ordre public procédural, compte tenu du fait que [cet article 24] renvoie uniquement aux règles de compétence juridictionnelle figurant aux articles 3 à 14 et non à l’article 19 dudit règlement ?
2) L’interprétation de l’article 19 du règlement no 2201/2003 en vertu de laquelle il ne représente qu’un critère de détermination de la compétence juridictionnelle est-elle contraire à la notion de “litispendance” prévue en droit de l’Union ainsi qu’à la fonction et à la finalité de cette disposition, qui vise à énoncer un ensemble de règles impératives d’ordre public procédural garantissant la création d’un espace commun, caractérisé par la confiance et la loyauté procédurale réciproque entre
États membres, au sein duquel la reconnaissance automatique et la libre circulation des décisions peuvent opérer ? »
Sur les questions préjudicielles
31 Il importe de relever, à titre liminaire, que les questions posées par la juridiction de renvoi concernent l’interprétation du seul règlement no 2201/2003. Toutefois, alors que, comme l’énonce le considérant 11 de ce règlement, les obligations alimentaires ne sont pas couvertes par ledit règlement, mais par le règlement no 44/2001, il ressort de la décision de renvoi que l’affaire au principal porte sur la reconnaissance d’une décision intervenue non seulement en matière matrimoniale et de
responsabilité parentale mais également en matière d’obligations alimentaires. Par conséquent, il y a lieu de répondre aux questions posées à l’aune des règlements nos 2201/2003 et 44/2001.
32 Par ses questions, qu’il convient d’examiner ensemble, la juridiction de renvoi demande, en substance, si les règles de litispendance figurant à l’article 27 du règlement no 44/2001 et à l’article 19 du règlement no 2201/2003 doivent être interprétées en ce sens que, lorsque, dans le cadre d’un litige en matière matrimoniale, de responsabilité parentale ou d’obligations alimentaires, la juridiction deuxième saisie adopte, en violation de ces règles, une décision devenue définitive, les
juridictions de l’État membre dont relève la juridiction première saisie peuvent refuser de reconnaître cette décision au motif de sa contrariété manifeste avec l’ordre public .
33 À cet égard, il convient de rappeler que, le 30 septembre 2009, une juridiction roumaine a été saisie par Mme Grigorescu d’une demande en divorce entre elle-même et M. Liberato, d’une demande portant sur la garde de leur enfant et d’une demande de contribution à l’entretien de ce dernier, alors qu’une juridiction italienne avait été saisie, avant cette date, d’une demande en séparation de corps entre les époux ainsi que d’une demande portant sur la garde de l’enfant, introduites par M. Liberato,
et d’une demande reconventionnelle de contribution à l’entretien de l’enfant, formée par Mme Grigorescu.
34 C’est en se fondant sur la différence d’objet des demandes en matière matrimoniale, l’une visant le divorce et l’autre la séparation de corps, que la juridiction roumaine a considéré qu’il n’y avait pas litispendance au sens de l’article 19 du règlement no 2201/2003 et qu’elle s’est estimée compétente pour connaître du recours introduit par Mme Grigorescu.
35 Or, ainsi que la Cour l’a précédemment jugé, s’il importe en matière matrimoniale, selon les termes de l’article 19, paragraphe 1, du règlement no 2201/2003, que les demandes concernent les mêmes parties, celles-ci peuvent avoir un objet distinct, pourvu qu’elles portent sur une séparation de corps, un divorce ou une annulation de mariage. La Cour en a déduit qu’une situation de litispendance ou d’action dépendante peut exister, au sens de l’article 19 du règlement no 2201/2003, lorsque deux
juridictions d’États membres différents sont saisies d’une procédure de séparation de corps pour l’une et d’une procédure de divorce pour l’autre. Dans de telles circonstances et en cas d’identité de parties, la juridiction saisie en second lieu sursoit d’office à statuer jusqu’à ce que la compétence de la juridiction première saisie soit établie (arrêt du 6 octobre 2015, A, C‑489/14, EU:C:2015:654, points 33 et 34).
36 En outre, et ainsi que M. l’avocat général l’a relevé aux points 56 et 57 de ses conclusions, si, lors de l’instance relative au lien matrimonial, des demandes relatives à la responsabilité parentale ont été formées, les règles de la litispendance relatives à la désunion s’appliquent. Il en est de même en matière d’aliments dès lors que les demandes sont accessoires à l’action relative à l’état des personnes, conformément à l’article 5, point 2, du règlement no 44/2001. Il s’ensuit que les
premières demandes relèvent de l’article 19, paragraphe 1, du règlement no 2201/2003, tandis que les secondes sont régies par l’article 27 du règlement no 44/2001.
37 En l’occurrence, la juridiction première saisie d’une demande en séparation de corps s’est estimée compétente sur le fondement de l’article 12, paragraphe 1, du règlement no 2201/2003 pour statuer sur les demandes en matière de responsabilité parentale et d’obligations alimentaires à l’égard de l’enfant, au motif que Mme Grigorescu s’était constituée partie dans le litige devant elle et avait donc accepté la compétence de cette juridiction.
38 Il en résulte que, dans une situation telle que celle en cause au principal, la juridiction saisie en deuxième lieu d’une demande en divorce ainsi que de demandes en matière de responsabilité parentale et d’obligations alimentaires qui refuse de surseoir à statuer et s’estime compétente pour connaître de ces demandes méconnaît les dispositions de l’article 19 du règlement no 2201/2003 et celles de l’article 27 du règlement no 44/2001.
39 Afin de répondre aux questions posées par la juridiction de renvoi, il convient de relever que l’article 19 du règlement no 2201/2003 est rédigé en des termes proches de ceux utilisés à l’article 27 du règlement no 44/2001 et met en place un mécanisme équivalent à celui prévu à ce dernier article pour traiter des cas de litispendance. Il y a lieu par conséquent de tenir compte des considérations de la Cour relatives à ce dernier règlement pour l’interprétation du règlement no 2201/2003 (voir, en
ce sens, arrêt du 6 octobre 2015, A, C‑489/14, EU:C:2015:654, point 27).
40 Il importe de rappeler ensuite les caractéristiques du mécanisme établi par le règlement no 2201/2003.
41 Ce règlement est fondé sur la coopération et la confiance mutuelle entre les juridictions, lesquelles doivent conduire à la reconnaissance mutuelle des décisions judicaires, pierre angulaire de la création d’un véritable espace judiciaire (arrêt du 15 février 2017, W et V, C‑499/15, EU:C:2017:118, point 50 ainsi que jurisprudence citée).
42 Dans ce contexte, les règles de litispendance jouent un rôle important.
43 Ainsi que la Cour l’a précédemment jugé, ces règles tendent, dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice au sein de l’Union, à éviter des procédures parallèles devant les juridictions de différents États membres et la contrariété de décisions qui pourraient en résulter. À cet effet, le législateur de l’Union a entendu mettre en place un mécanisme clair et efficace pour résoudre les cas de litispendance, fondé sur l’ordre chronologique dans lequel les juridictions ont été saisies
(voir, en ce sens, arrêt du 6 octobre 2015, A, C‑489/14, EU:C:2015:654, points 29 et 30 ainsi que jurisprudence citée, et, par analogie, s’agissant du règlement no 44/2001, arrêt du 27 février 2014, Cartier parfums-lunettes et Axa Corporate Solutions assurances, C‑1/13, EU:C:2014:109, point 40).
44 Afin d’assurer la mise en œuvre effective du règlement no 2201/2003 et conformément au principe de confiance mutuelle sur lequel il repose, il convient de souligner, premièrement, ainsi que M. l’avocat général l’a relevé au point 59 de ses conclusions, qu’il appartient à chaque juridiction, conformément à l’article 17 de ce règlement, de vérifier sa compétence (voir, en ce sens, arrêts du 15 juillet 2010, Purrucker, C‑256/09, EU:C:2010:437, point 73 ; du 12 novembre 2014, L, C‑656/13,
EU:C:2014:2364, point 58, ainsi que du 15 février 2017, W et V, C‑499/15, EU:C:2017:118, point 54).
45 Deuxièmement, selon l’article 24 du règlement no 2201/2003, il ne peut être procédé au contrôle de la compétence de la juridiction de l’État membre d’origine (arrêt du 9 novembre 2010, Purrucker, C‑296/10, EU:C:2010:665, point 85). Il en va de même sous l’empire du règlement no 44/2001, conformément à l’article 35, paragraphe 3, de celui-ci.
46 Troisièmement, conformément au considérant 21 du règlement no 2201/2003, celui‑ci est fondé sur la conception selon laquelle la reconnaissance et l’exécution des décisions rendues dans un État membre doivent reposer sur le principe de la confiance mutuelle et les motifs de non‑reconnaissance doivent être réduits au minimum nécessaire (arrêt du 19 novembre 2015, P, C‑455/15 PPU, EU:C:2015:763, point 35).
47 C’est à la lumière de ces considérations qu’il convient d’examiner si la circonstance qu’une décision devenue définitive a été adoptée en méconnaissance des règles de litispendance prévues à l’article 27 du règlement no 44/2001 et à l’article 19 du règlement no 2201/2003 constitue un motif d’ordre public faisant obstacle, sur le fondement de l’article 34 du règlement no 44/2001 ainsi que de l’article 22, sous a), et de l’article 23, sous a), du règlement no 2201/2003, à ce que cette décision
puisse être reconnue par les juridictions de l’État membre dont relève la juridiction première saisie.
48 À cet égard, il convient de relever que, selon les termes mêmes de l’article 24 du règlement no 2201/2003, le critère de l’ordre public visé à l’article 22, sous a), et à l’article 23, sous a), de ce règlement ne peut être appliqué aux règles de compétence visées aux articles 3 à 14 dudit règlement.
49 Il importe, dès lors, de déterminer si les règles de litispendance constituent des règles de compétence au même titre que celles figurant aux articles 3 à 14 de ce règlement.
50 À cet égard, s’il est vrai que les règles de litispendance prévues à l’article 19 du règlement no 2201/2003 ne figurent pas au nombre des règles de compétence expressément visées à l’article 24 de ce règlement, ce même article 19 fait partie du chapitre II dudit règlement, intitulé « compétence ».
51 De plus, ainsi que M. l’avocat général l’a relevé au point 77 de ses conclusions, lorsque, comme dans l’affaire au principal, la juridiction première saisie, statuant sur une demande incidente de reconnaissance, vérifie si les règles de litispendance ont été correctement appliquées par la juridiction saisie en second lieu et, partant, apprécie les raisons pour lesquelles cette dernière n’a pas décliné sa compétence, la juridiction première saisie procède ainsi nécessairement au contrôle de la
compétence de la juridiction saisie en second lieu. Or, ainsi qu’il a été rappelé au point 45 du présent arrêt, l’article 24 du règlement no 2201/2003 ne l’autorise pas à effectuer un tel contrôle.
52 Ainsi, nonobstant le fait que l’interdiction énoncée à l’article 24 de ce règlement ne contient pas de référence expresse à l’article 19 dudit règlement, une violation alléguée de ce dernier article ne permet pas à la juridiction première saisie, sous peine de contrôler la compétence de la juridiction deuxième saisie, de refuser la reconnaissance d’une décision rendue par cette dernière en violation de la règle de litispendance contenue dans cette disposition (voir, par analogie, s’agissant de
l’article 15 du règlement no 2201/2003, arrêt du 19 novembre 2015, P, C‑455/15 PPU, EU:C:2015:763, point 45).
53 Ces considérations sont également applicables aux règles de litispendance figurant à l’article 27 du règlement no 44/2001, en matière d’obligations alimentaires, dès lors que l’article 35, paragraphe 3, de ce règlement prévoit également qu’il ne peut être procédé au contrôle de la compétence des juridictions de l’État membre d’origine.
54 Il convient d’ajouter que le juge de l’État requis ne saurait, sous peine de remettre en question la finalité des règlements nos 2201/2003 et 44/2001, refuser la reconnaissance d’une décision émanant d’un autre État membre au seul motif qu’il estime que, dans cette décision, le droit national ou le droit de l’Union a été mal appliqué (voir, en ce sens, arrêts du 16 juillet 2015, Diageo Brands, C‑681/13, EU:C:2015:471, point 49, et du 19 novembre 2015, P, C‑455/15 PPU, EU:C:2015:763, point 46).
55 Cette analyse est corroborée par le fait que les motifs de non-reconnaissance d’une décision en raison de sa contrariété manifeste avec l’ordre public, figurant à l’article 22, sous a), et à l’article 23, sous a), du règlement no 2201/2003 ainsi qu’à l’article 34 du règlement no 44/2001, doivent recevoir une interprétation stricte en ce qu’ils constituent un obstacle à la réalisation de l’un des objectifs fondamentaux de ces règlements, tel que rappelé au point 46 du présent arrêt (voir, en ce
sens, arrêt du 19 novembre 2015, P, C‑455/15 PPU, EU:C:2015:763, point 36).
56 Par conséquent, il y a lieu de répondre aux questions posées que les règles de litispendance figurant à l’article 27 du règlement no 44/2001 et à l’article 19 du règlement no 2201/2003 doivent être interprétées en ce sens que, lorsque, dans le cadre d’un litige en matière matrimoniale, de responsabilité parentale ou d’obligations alimentaires, la juridiction deuxième saisie adopte, en violation de ces règles, une décision devenue définitive, elles s’opposent à ce que les juridictions de l’État
membre dont relève la juridiction première saisie refusent, pour cette seule raison, de reconnaître cette décision. En particulier, cette violation ne saurait, à elle seule, justifier la non-reconnaissance de ladite décision au motif de sa contrariété manifeste à l’ordre public de cet État membre.
Sur les dépens
57 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (première chambre) dit pour droit :
Les règles de litispendance figurant à l’article 27 du règlement (CE) no 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, et à l’article 19 du règlement (CE) no 2201/2003 du Conseil, du 27 novembre 2003, relatif à la compétence, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière matrimoniale et en matière de responsabilité parentale abrogeant le règlement (CE) no 1347/2000, doivent
être interprétées en ce sens que, lorsque, dans le cadre d’un litige en matière matrimoniale, de responsabilité parentale ou d’obligations alimentaires, la juridiction deuxième saisie adopte, en violation de ces règles, une décision devenue définitive, elles s’opposent à ce que les juridictions de l’État membre dont relève la juridiction première saisie refusent, pour cette seule raison, de reconnaître cette décision. En particulier, cette violation ne saurait, à elle seule, justifier la
non-reconnaissance de ladite décision au motif de sa contrariété manifeste à l’ordre public de cet État membre.
Signatures
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( *1 ) Langue de procédure : l’italien.