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15/12/2016 | CJUE | N°C-652/15

CJUE | CJUE, Arrêt de la Cour, Furkan Tekdemir contre Kreis Bergstraße., 15/12/2016, C-652/15


CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. PAOLO MENGOZZI

présentées le 15 décembre 2016 ( 1 )

Affaire C‑652/15

FurkanTekdemir,

contre

Kreis Bergstraße

[demande de décision préjudicielle formée par le Verwaltungsgericht Darmstadt (tribunal administratif de Darmstadt, Allemagne)]

«Renvoi préjudiciel — Accord d’association entre l’Union européenne et la Turquie — Droit de séjour des membres de la famille d’un travailleur turc appartenant au marché régulier de l’emploi d’un État membre —

Clause de standstill — Article 13 de la décision no 1/80 — Nouvelle restriction — Obligation pour les mineurs de moins de 16 ans de p...

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. PAOLO MENGOZZI

présentées le 15 décembre 2016 ( 1 )

Affaire C‑652/15

FurkanTekdemir,

contre

Kreis Bergstraße

[demande de décision préjudicielle formée par le Verwaltungsgericht Darmstadt (tribunal administratif de Darmstadt, Allemagne)]

«Renvoi préjudiciel — Accord d’association entre l’Union européenne et la Turquie — Droit de séjour des membres de la famille d’un travailleur turc appartenant au marché régulier de l’emploi d’un État membre — Clause de standstill — Article 13 de la décision no 1/80 — Nouvelle restriction — Obligation pour les mineurs de moins de 16 ans de posséder un titre de séjour — Enfant né en Allemagne d’un parent travailleur turc — Obligation d’aller en Turquie introduire la demande de titre de séjour —
Existence éventuelle d’une raison impérieuse d’intérêt général justifiant de nouvelles restrictions — Gestion efficace des flux migratoires — Proportionnalité»

I – Introduction

1. M. Nedim Tekdemir, le père du requérant au principal, FurkanTekdemir, est un ressortissant turc. Il est entré en Allemagne en 2005. Il y exerce une activité salariée au moins depuis l’année 2009. Il a obtenu, dans un premier temps, un permis de séjour à durée limitée pour des raisons humanitaires qui a été prorogé jusqu’en 2013, avant de se voir délivrer un permis de séjour valable jusqu’au 6 octobre 2016. Ce permis de séjour a été accordé en raison de l’existence d’un droit de séjour sur le
territoire allemand au titre de l’accord créant une association entre la Communauté économique européenne et la Turquie, qui a été signé, le 12 septembre 1963, à Ankara par la République de Turquie, d’une part, ainsi que par les États membres de la CEE et la Communauté, d’autre part, et qui a été conclu, approuvé et confirmé au nom de cette dernière par la décision 64/732/CEE du Conseil, du 23 décembre 1963 ( 2 ) (ci-après l’« accord d’association CEE‐Turquie »), et de la décision no 1/80, du
19 septembre 1980, relative au développement de l’association (ci-après la « décision no 1/80 »), adoptée par le conseil d’association institué par ledit accord. Il semble constant que le père a les moyens d’assurer la subsistance de sa famille en Allemagne.

2. Mme Derya Tekdemir, la mère du requérant au principal, de nationalité turque également, est entrée en Allemagne au mois de novembre 2013 sous couvert d’un visa touristique Schengen. Au cours de ce même mois, elle a introduit une demande d’asile auprès des autorités allemandes. Elle est en possession d’une autorisation de séjour pour demandeur d’asile. La procédure relative à cette demande était toujours pendante au moment où la juridiction de renvoi, le Verwaltungsgericht Darmstadt (tribunal
administratif de Darmstadt, Allemagne), a saisi la Cour du présent renvoi préjudiciel.

3. Les parents du requérant au principal se sont mariés au mois de septembre 2015.

4. Furkan Tekdemir, le requérant au principal, est né le 16 juin 2014 en Allemagne. Il est ressortissant turc et possède un passeport turc. Le 10 juillet 2014, il a sollicité, auprès du Kreis Bergstraße (service des étrangers, Allemagne), la délivrance d’un permis de séjour sur le fondement de l’article 33 du Gesetz über den Aufenthalt, die Erwerbstätigkeit und die Integration von Ausländern im Bundesgebiet (Aufenthaltsgesetz) (loi sur le séjour, l’emploi et l’intégration des étrangers sur le
territoire fédéral), du 30 juillet 2004 ( 3 ), dans sa version publiée le 25 février 2008 ( 4 ) (ci-après l’« AufenthG »), modifiée en dernier lieu par l’article 3 de l’Asylverfahrensbeschleunigungsgesetz (la loi relative à l’accélération des procédures d’asile), du 23 octobre 2015 ( 5 ). Cette disposition prévoit qu’« un permis de séjour peut être délivré d’office à un enfant qui naît sur le territoire fédéral lorsqu’un des parents est en possession d’un permis de séjour, d’un permis
d’établissement ou d’un permis de séjour permanent UE. Si, à la date de la naissance, les deux parents ou le parent qui a l’autorité parentale exclusive sont en possession d’un permis de séjour, d’un permis d’établissement ou d’un permis de séjour permanent UE, un permis de séjour est délivré d’office à l’enfant né sur le territoire fédéral. Le séjour d’un enfant né sur le territoire fédéral dont le père ou la mère est en possession à la date de la naissance d’un visa ou qui est en droit de
séjourner en étant exempté de visa est réputé permis jusqu’à l’expiration du visa ou du séjour régulier exempté de visa ».

5. Le 27 juillet 2015, le service des étrangers a rejeté cette demande en arguant du fait que, dans une situation dans laquelle un seul des deux parents est titulaire d’un permis de séjour, l’article 33 de l’AufenthG confère à l’autorité compétente un pouvoir d’appréciation illimité pour accorder ou refuser un permis de séjour. Dans le cadre de la marge d’appréciation ouverte à l’administration, il conviendrait également de tenir compte de la relation parent/enfant sans que, pour autant, une
décision favorable au demandeur en résulte nécessairement. Au contraire, pour le service des étrangers, il serait tolérable d’exiger du requérant au principal qu’il agisse par la voie de la procédure de visa même si cela aboutit inévitablement à ce que le demandeur et sa mère seraient, tout au moins provisoirement, séparés du père.

6. Le 17 août 2015, le requérant au principal a introduit un recours contre cette décision de rejet devant le Verwaltungsgericht Darmstadt (tribunal administratif de Darmstadt) dans le cadre duquel il argue du fait que, en raison de la position juridique particulière de son père au regard, notamment, de l’article 6, paragraphe 1, ( 6 ) et de l’article 13 ( 7 ) de la décision no 1/80, il devrait se voir reconnaître un droit au regroupement familial. En effet, il résulte de la législation nationale
applicable en 1980 que les étrangers âgés de moins de 16 ans étaient exemptés de l’obligation de détenir un permis de séjour. L’état du droit antérieur était donc plus favorable au requérant au principal que l’article 33 de l’AufenthG qui serait, ainsi, contraire à la clause de standstill contenue à l’article 13 de la décision no 1/80. Le service des étrangers reste, pour sa part, d’avis qu’il ne serait pas déraisonnable d’attendre du père du requérant au principal qu’il poursuive en Turquie sa
communauté de vie familiale avec son fils et son épouse, étant donné qu’il n’est pas reconnu comme demandeur d’asile ou réfugié et qu’il a la nationalité turque.

7. La juridiction de renvoi, pour sa part, rappelle la jurisprudence de la Cour relative à la clause de standstill et, en particulier, le fait que ladite clause trouve à s’appliquer y compris aux législations qui portent sur les droits des membres de la famille des travailleurs turcs relatifs au regroupement familial dans la mesure où une législation qui rend difficile ou impossible le regroupement familial peut influencer négativement la décision d’un ressortissant turc d’exercer une activité
économique de manière stable dans un État membre de l’Union européenne ( 8 ). Ladite juridiction souligne, en outre, que le requérant au principal est réputé se trouver en situation régulière sur le territoire allemand et que son père, également en situation régulière, appartient au marché régulier de l’emploi en Allemagne. De plus, le droit allemand confère, en principe, une protection particulière à l’unité familiale ainsi qu’à la relation parents/enfant. Toutefois, l’obligation faite aux
étrangers de moins de 16 ans de détenir un permis de séjour constitue une nouvelle restriction, au sens de l’article 13 de la décision no 1/80. Or, une telle restriction ne saurait constituer une violation dudit article pour autant qu’elle soit justifiée par une raison impérieuse d’intérêt général, qu’elle soit de nature à parvenir à l’objectif légitime poursuivi et n’aille pas au-delà de ce qui est nécessaire pour l’atteindre.

8. Dans ces conditions, le juge a quo s’interroge, en premier lieu, sur la présence, en l’espèce, d’une raison impérieuse d’intérêt général, l’obligation faite aux étrangers de moins de 16 ans de détenir un permis de séjour ayant été instaurée, selon les autorités nationales, afin de parvenir à une gestion efficace des flux migratoires. En second lieu, ledit juge s’interroge sur les « exigences qualitatives » qu’une telle raison impérieuse doit satisfaire et rappelle notamment à cet égard que le
requérant au principal est né en Allemagne et continue d’y vivre en situation régulière avec ses parents, dont l’un est un travailleur turc titulaire de droits reconnus au titre de l’accord d’association CEE‑Turquie et de la décision no 1/80.

9. Ainsi confronté à une difficulté liée à l’interprétation du droit de l’Union, le Verwaltungsgericht Darmstadt (tribunal administratif de Darmstadt) a décidé de surseoir à statuer et, par décision de renvoi parvenue au greffe de la Cour le 7 décembre 2015, de saisir cette dernière des questions préjudicielles suivantes :

« 1) L’objectif d’une gestion efficace des flux migratoires constitue-t-il une raison impérieuse d’intérêt général qui est de nature à refuser à un ressortissant turc, né sur le territoire fédéral, l’exemption de l’obligation de détenir un permis de séjour à laquelle il peut prétendre en vue de la clause de standstill de l’article 13 de la [décision no 1/80] ?

2) Pour le cas où la [Cour] répondrait par l’affirmative à cette question[,] quelles sont les exigences qualitatives devant être posées à l’égard d’une “raison impérieuse d’intérêt général” en rapport avec l’objectif d’une gestion efficace des flux migratoires ? »

10. La présente affaire a bénéficié d’observations écrites déposées par le requérant au principal, les gouvernements allemand et autrichien ainsi que par la Commission européenne.

11. Lors de l’audience qui s’est tenue devant la Cour le 13 octobre 2016, ont déposé des observations orales le requérant au principal, le gouvernement allemand ainsi que la Commission.

II – Analyse juridique

12. Pour rappel, la Cour a jugé qu’une nouvelle restriction « est prohibée sauf à ce qu’elle relève des limitations visées à l’article 14 [de la décision no 1/80] ou à ce qu’elle soit justifiée par une raison impérieuse d’intérêt général, soit propre à garantir la réalisation de l’objectif légitime poursuivi et n’aille pas au-delà de ce qui est nécessaire» ( 9 ). L’analyse qui suit consistera donc en la vérification préalable de l’existence d’une telle raison impérieuse avant de s’assurer du
caractère proportionné de la législation en cause au principal.

A – Sur l’existence d’une raison impérieuse d’intérêt général

13. Il est de jurisprudence constante que la clause de standstill énoncée à l’article 13 de la décision no 1/80 « prohibe de manière générale l’introduction de toute nouvelle mesure interne qui aurait pour objet ou pour effet de soumettre l’exercice par un ressortissant turc d’une liberté économique sur le territoire de l’État membre concerné à des conditions plus restrictives que celles qui lui étaient applicables à la date d’entrée en vigueur de ladite décision [...] à l’égard de cet État
membre» ( 10 ). Il est constant entre les parties que l’article 33 de l’AufenthG constitue une nouvelle restriction, au sens de l’article 13 de la décision no 1/80, en ce qu’il constitue un durcissement des conditions de séjour des enfants mineurs nés en Allemagne de parents ressortissants d’États tiers.

14. Il est également constant que le père du requérant au principal est un travailleur appartenant au marché régulier de l’emploi du fait qu’il exerce, en Allemagne, une activité salariée. C’est à la seule situation du travailleur turc résidant dans l’État membre concerné qu’il convient de se référer pour apprécier s’il y a lieu d’écarter l’application d’une mesure nationale telle que l’article 33 de l’AufenthG, s’il s’avère qu’elle est de nature à affecter sa liberté d’exercer une activité salariée
dans cet État membre ( 11 ). Or, la situation du père du requérant au principal se trouve indéniablement affectée, puisque l’article 33 de l’AufenthG rend le séjour régulier de son enfant né en Allemagne plus difficile à obtenir et donc la persistance du regroupement familial plus incertaine. Partant, l’article 33 de l’AufenthG, qui durcit les conditions de séjour sur le territoire allemand des enfants mineurs, nés en Allemagne et y ayant leur résidence, de ressortissants turcs résidant dans ce
même État membre en qualité de travailleurs, par rapport à celles applicables lors de l’entrée en vigueur de la décision no 1/80, est donc de nature à affecter l’exercice, en Allemagne, des libertés économiques de ces travailleurs ( 12 ) et relève donc bien du champ d’application de l’article 13 de la décision no 1/80.

15. Comme je le rappelais en exergue de mon analyse, une nouvelle restriction, au sens de l’article 13 de la décision no 1/80, peut être justifiée soit par les motifs invoqués à l’article 14 de ladite décision ( 13 ), soit par une raison impérieuse d’intérêt général. Il s’agit désormais d’une jurisprudence bien établie ( 14 ). Si l’article 33 de l’AufenthG ne saurait relever de cet article 14, le gouvernement allemand fait valoir – comme cela ressort, par ailleurs, du libellé de la première question
préjudicielle adressée à la Cour – que l’obligation nouvelle, imposée aux enfants mineurs nés sur le territoire allemand de parents travailleurs turcs installés en Allemagne, de détenir un titre de séjour est justifiée par une raison impérieuse d’intérêt général, à savoir la gestion efficace des flux migratoires.

16. À ce jour, dans le cadre de l’interprétation de la clause de standstill contenue dans la décision no 1/80, la Cour a consacré, de manière explicite, deux raisons impérieuses d’intérêt général, à savoir l’objectif de prévenir l’entrée et le séjour irréguliers ( 15 ) ainsi que l’objectif visant à garantir une intégration réussie des ressortissants d’États tiers dans l’État membre concerné ( 16 ). Elle a laissé planer le doute sur deux autres motifs de justification potentiels tirés de la
prévention des mariages forcés et de la promotion de l’intégration ( 17 ). J’ai déjà eu l’occasion de faire remarquer que la Cour ne se montre pas particulièrement exigeante lorsqu’il s’agit de reconnaître l’existence d’une raison impérieuse d’intérêt général, laissant ainsi une certaine marge de manœuvre aux États membres ( 18 ).

17. Je demeure plutôt d’avis que, à ce stade du raisonnement et à cette étape du test relatif à la justification éventuelle d’une nouvelle restriction, au sens de l’article 13 de la décision no 1/80, la Cour devrait s’en tenir à une analyse in abstracto de la raison impérieuse invoquée par le gouvernement allemand. Or, la recherche d’une gestion efficace des flux migratoires est un des objectifs de la politique commune de l’immigration visés à l’article 79, paragraphe 1, TFUE et elle n’apparaît pas,
en tant que telle, contraire à l’objectif poursuivi par l’accord d’association CEE‑Turquie. La raison impérieuse d’intérêt général invoquée par le gouvernement allemand me paraît d’autant plus admissible que, comme chacun le sait, l’Union est confrontée, depuis quelques années, à une crise migratoire sans précédent et qu’il serait, à mon sens, malvenu que la Cour refuse à un État membre la possibilité d’invoquer – sans que cela soit, de toute façon, suffisant pour justifier la législation en
cause au principal – la poursuite d’un objectif que l’Union elle-même tente désespérément d’atteindre. Si la Cour devait suivre une approche plus concrète, l’on pourrait toutefois se demander si la question du droit de séjour en Allemagne d’un enfant né sur le territoire allemand et y ayant toujours résidé – donc n’ayant jamais migré, à proprement parler – a véritablement trait à la gestion des flux migratoires.

18. Néanmoins, si la Cour devait reconnaître la gestion efficace de flux migratoires comme une raison impérieuse d’intérêt général, il reste cependant à vérifier que l’article 33 de l’AufenthG se révèle effectivement propre à garantir la réalisation de l’objectif légitime poursuivi et ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire pour l’atteindre, puisque je crois que tel est le sens de la seconde question préjudicielle.

B – Sur le caractère proportionné de l’obligation faite aux enfants de moins de 16 ans nés en Allemagne de détenir un titre de séjour

1. Remarque liminaire

19. Avant d’entamer l’analyse, je souhaite formuler une remarque liminaire tenant à la clarification de la portée de la seconde question adressée à la Cour.

20. Je suis ainsi d’avis que la formulation quelque peu énigmatique de cette question peut être facilement surmontée en l’interprétant en ce sens que la juridiction de renvoi interroge la Cour sur la troisième phase du test qu’elle a énoncé – et confirmé – en présence de nouvelles restrictions afin de déterminer si celles-ci sont susceptibles d’être justifiées. Afin de fournir une réponse utile au juge a quo, je propose donc que la Cour se concentre maintenant sur la proportionnalité de la nouvelle
restriction examinée.

2. Analyse

21. Même si le droit allemand soumet les mineurs de moins de 16 ans à une obligation générale de disposer d’un titre de séjour, la situation qui nous préoccupe dans le présent renvoi préjudiciel est le cas particulier, régi en partie par l’article 33 de l’AufenthG, des enfants nés sur le territoire allemand de parents ressortissants d’États tiers dont l’un au moins se trouve en situation régulière.

22. La juridiction de renvoi interprète cette disposition en ce sens que le séjour de l’enfant né en Allemagne de parents ressortissants d’États tiers est réputé régulier pendant six mois. Au-delà de cette période, ce séjour doit être considéré comme régulier jusqu’à l’épuisement du droit de séjour du parent en situation de séjour régulier. Le gouvernement allemand soutient, pour sa part, une position différente. Afin de décider s’il y a lieu, sur le fondement de l’article 33 de l’AufenthG, de
délivrer d’office un titre de séjour à l’enfant mineur alors que celui-ci se trouve, de fait, en Allemagne où il vient de naître, les autorités allemandes peuvent exiger que l’enfant entame les démarches nécessaires pour demander un visa depuis le pays dont il a la nationalité ( 19 ). C’est dans le cadre du traitement de cette demande que l’incidence d’un éventuel droit au regroupement familial du parent résidant en Allemagne sur le propre droit au séjour du demandeur sera appréciée. Le
gouvernement allemand a indiqué qu’il avait peu de doutes, prima facie, sur l’issue favorable que les autorités devraient réserver à la demande qui sera introduite par le requérant au principal depuis la Turquie, puisque, en raison de la situation juridique de son père au regard de l’accord d’association CEE‑Turquie et de la décision no 1/80, un droit de séjour devrait lui être reconnu.

23. Si l’on s’en tient à la lettre de l’article 33 de l’AufenthG, les autorités allemandes peuvent délivrer d’office un permis de séjour à un enfant né en Allemagne si un de ses parents ressortissant d’État tiers est en possession d’un titre de séjour. Il est indéniable que cette disposition laisse une grande marge de manœuvre aux autorités allemandes pour décider si, oui ou non, elles font usage de leur faculté de délivrer d’office un permis de séjour. L’imprécision des conditions dans lesquelles
ces autorités « s’autosaisissent » d’un cas apparaît problématique. Il en est de même du fait que la délivrance d’un permis de séjour à l’enfant né en Allemagne d’un parent résidant régulièrement dans cet État ne soit qu’une potentialité. Ainsi, les autorités peuvent délivrer un titre de séjour à l’enfant qui remplit les conditions sus-évoquées – lieu de naissance, séjour régulier du parent – comme elles peuvent ne pas le lui délivrer, sans qu’aucun critère soit explicité.

24. Certes, l’article 33 de l’AufenthG, comme l’a rappelé le service des étrangers dans la décision en cause au principal, confère un pouvoir d’appréciation illimité pour, d’une part, examiner la situation d’un enfant relevant de son champ d’application et, d’autre part, statuer sur son droit de séjourner en Allemagne alors qu’il est encore présent sur le territoire allemand. Ce pouvoir d’appréciation illimité peut, en théorie, être une bonne chose si cela signifie que les autorités peuvent prendre
en considération une multitude d’éléments caractérisant la situation individuelle en cause. Après tout, la Cour exige bien une appréciation au cas par cas ( 20 ). C’est cependant plus inquiétant lorsque, comme dans le cas qui nous est soumis, aucune information n’est véritablement disponible sur les conditions dans lesquelles ce pouvoir d’appréciation est exercé. Le gouvernement allemand, interrogé sur ce point lors de l’audience devant la Cour, n’a pas été en mesure de l’éclairer sur les
principes devant – tout de même – guider l’appréciation de l’administration afin d’assurer la Cour que son pouvoir discrétionnaire ne se transforme pas, en pratique, en un pouvoir arbitraire. L’impression d’ensemble qui se dégage de tout ce qui précède est finalement celle d’un très large pouvoir discrétionnaire. Or, un tel pouvoir empêche que soient pris en compte et respectés les droits des travailleurs turcs au moment le plus opportun.

25. En outre, j’éprouve de sérieuses difficultés à voir le rapport entre l’objectif poursuivi d’une gestion efficace des flux migratoires et les conséquences induites par l’application de l’article 33 de l’AufenthG. En effet, la conséquence de la non‐délivrance d’« office » d’un titre de séjour sur le fondement de l’article 33 de l’AufenthG réside dans le fait que l’enfant né en Allemagne, y séjournant jusque‐là régulièrement avec au moins un de ses deux parents lui aussi en situation régulière, est
contraint d’abandonner le territoire allemand et sa famille pour se rendre dans un État tiers dont il a la nationalité, mais dans lequel il peut bien n’avoir jamais vécu et introduire, depuis cet État tiers, une demande de visa. Les raisons pour lesquelles un tel déplacement est exigé m’échappe, étant entendu que, comme l’illustre bien le cas du requérant au principal, tous les éléments nécessaires pour que l’administration statue d’ores et déjà sur sa situation sont déjà à sa disposition.

26. Ainsi, parce que les autorités allemandes n’ont pas souhaité – pour des raisons qui me semblent toujours obscures – délivrer « d’office » un permis de séjour au requérant au principal, elles l’obligent à se déplacer en Turquie alors qu’il est né et a toujours résidé en Allemagne. Eu égard à son très jeune âge, il est exclu qu’il se déplace seul ( 21 ). Sa mère demandant l’asile en Allemagne, il y a fort à parier – ne serait-ce que pour préserver les chances de succès de sa demande – qu’elle ne
puisse l’accompagner. Même si elle devait l’accompagner, son époux, qui a la qualité de travailleur turc, serait privé, en tout état de cause, de sa présence et de celle de son fils. Il reste la possibilité que le requérant au principal soit accompagné en Turquie par son père. Le service des étrangers a indiqué, dans la décision en cause au principal, qu’il n’était pas « déraisonnable » de l’envisager et d’attendre du père de l’enfant qu’il « poursuive en Turquie sa communauté de vie familiale
avec son fils ». Pourtant, obliger l’enfant à quitter le territoire, outre ses conséquences évidentes sur la vie de famille, pourrait également être interprété comme une tentative de dissuasion à l’installation et à la poursuite du séjour en Allemagne pour tous les membres de sa famille, y compris celui qui a la qualité de travailleur turc.

27. Peut-on, dès lors, davantage ignorer les droits que les travailleurs turcs tirent de l’accord d’association CEE‑Turquie ? La description des conséquences de l’application de la nouvelle restriction pour la famille du requérant au principal suffit pour démontrer son caractère tout à fait disproportionné. Les inconvénients majeurs causés au travailleur turc, qui a le choix entre poursuivre son activité salariée et voir sa vie familiale profondément perturbée ou renoncer à ladite activité sans
garantie de réinsertion professionnelle à son (éventuel) retour ne sauraient en aucun cas être justifiés par l’objectif légitime de gérer plus efficacement les flux migratoires. L’on est en droit de se demander en quoi l’obligation faite aux enfants nés en Allemagne de parents ressortissants d’États tiers en situation régulière de quitter l’Allemagne pour introduire une demande de titre de séjour se révélerait plus efficace en termes de gestion de ces flux. Pour ma part, je ne me l’explique pas.
Pire encore, je me demande si une telle gestion n’exigerait pas précisément l’inverse, c’est-à-dire de ne pas créer artificiellement et inutilement les conditions d’un déplacement dans un État tiers pour des enfants – dois-je le rappeler – nés en Allemagne et y séjournant de manière jusque-là régulière avec leur famille. Ce dernier élément tend ainsi à mettre en évidence un défaut de cohérence de la législation en cause au principal.

28. Pour ces raisons, je suis d’avis qu’une législation d’un État membre, introduite après l’entrée en vigueur de la décision no 1/80, dont l’application aboutit au résultat selon lequel l’enfant né sur le territoire de cet État membre d’un parent ayant la qualité de travailleur turc est obligé de se rendre dans l’État tiers dont il a la nationalité pour y introduire une demande de titre de séjour, avec la conséquence que ledit travailleur devra choisir entre rester en Allemagne et poursuivre son
activité économique tout en étant séparé de l’enfant ou accompagner son enfant et renoncer à cette activité pour une durée indéterminée, constitue une nouvelle restriction prohibée par l’article 13 de la décision no 1/80.

III – Conclusion

29. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, je suggère à la Cour de répondre comme suit aux questions préjudicielles posées par le Verwaltungsgericht Darmstadt (tribunal administratif de Darmstadt, Allemagne) :

L’objectif d’une gestion efficace des flux migratoires constitue une raison impérieuse d’intérêt général susceptible d’être invoquée par un État membre pour justifier une nouvelle restriction, au sens de l’article 13 de la décision no 1/80, du 19 septembre 1980, relative au développement de l’association, adoptée par le conseil d’association institué par l’accord créant une association entre la Communauté économique européenne et la Turquie, qui a été signé, le 12 septembre 1963, à Ankara par la
République de Turquie, d’une part, ainsi que par les États membres de la CEE et la Communauté, d’autre part, et qui a été conclu, approuvé et confirmé au nom de cette dernière par la décision 64/732/CEE du Conseil, du 23 décembre 1963.

Une législation d’un État membre, introduite après l’entrée en vigueur de la décision no 1/80, dont l’application aboutit au résultat selon lequel l’enfant né sur le territoire de cet État membre d’un parent ayant la qualité de travailleur turc est obligé de se rendre dans l’État tiers dont il a la nationalité pour y introduire une demande de titre de séjour, avec la conséquence que ledit travailleur devra choisir entre rester en Allemagne et poursuivre son activité économique tout en étant
séparé de l’enfant ou accompagner son enfant et renoncer à cette activité pour une durée indéterminée, constitue une nouvelle restriction prohibée par l’article 13 de la décision no 1/80.

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( 1 ) Langue originale : le français.

( 2 ) JO 1964, 217, p. 3685.

( 3 ) Adopté en tant qu’article 1er du Zuwanderungsgesetz (la loi sur l’immigration), BGBl I, p. 1950.

( 4 ) BGBl. 2008 I, p. 162.

( 5 ) BGBl I, p. 1722.

( 6 ) Ledit article 6, paragraphe 1, premier et deuxième tirets, est libellé comme suit :

« Sous réserve des dispositions de l’article 7 relatif au libre accès à l’emploi des membres de sa famille, le travailleur turc, appartenant au marché régulier de l’emploi d’un État membre :

– a droit, dans cet État membre, après un an d’emploi régulier, au renouvellement de son permis de travail auprès du même employeur, s’il dispose d’un emploi ;

– a le droit, dans cet État membre, après trois ans d’emploi régulier et sous réserve de la priorité à accorder aux travailleurs des États membres de la Communauté, de répondre dans la même profession auprès d’un employeur de son choix à une autre offre, faite à des conditions normales, enregistrée auprès des services de l’emploi de cet État membre ».

( 7 ) Aux termes duquel « [l]es États membres de la Communauté et de la Turquie ne peuvent introduire de nouvelles restrictions concernant les conditions d’accès à l’emploi des travailleurs et des membres de leur famille qui se trouvent sur leur territoire respectif en situation régulière en ce qui concerne le séjour et l’emploi ».

( 8 ) La juridiction de renvoi se fonde ici sur les arrêts du 11 mai 2000, Savas (C‑37/98, EU:C:2000:224), du 21 octobre 2003, Abatay e.a. (C‑317/01 et C‑369/01, EU:C:2003:572), ainsi que du 17 septembre 2009, Sahin (C‑242/06, EU:C:2009:554).

( 9 ) Arrêt du 12 avril 2016, Genc (C‑561/14, EU:C:2016:247, point 51 et jurisprudence citée).

( 10 ) Arrêt du 12 avril 2016, Genc (C‑561/14, EU:C:2016:247, point 33 et jurisprudence citée).

( 11 ) Arrêt du 12 avril 2016, Genc (C‑561/14, EU:C:2016:247, point 37).

( 12 ) Par analogie, voir arrêt du 12 avril 2016, Genc (C‑561/14, EU:C:2016:247, point 50).

( 13 ) Pour rappel, les motifs visés à cet article sont l’ordre public, la sécurité et la santé publiques.

( 14 ) Voir arrêt du 12 avril 2016, Genc (C‑561/14, EU:C:2016:247, point 51).

( 15 ) Arrêt du 7 novembre 2013, Demir (C‑225/12, EU:C:2013:725, point 41).

( 16 ) Arrêt du 12 avril 2016, Genc (C‑561/14, EU:C:2016:247, point 56).

( 17 ) Arrêt du 10 juillet 2014, Dogan (C‑138/13, EU:C:2014:2066, point 38).

( 18 ) Voir mes conclusions dans l’affaire Genc (C‑561/14, EU:C:2016:28, points 33 et 34).

( 19 ) Étant donné le parcours de vie du requérant au principal, il serait abusif de parler de la Turquie comme de son pays d’origine, étant entendu qu’il est né en Allemagne et qu’il y réside de manière continue depuis sa naissance.

( 20 ) Voir arrêt du 10 juillet 2014, Dogan (C‑138/13, EU:C:2014:2066, point 38).

( 21 ) La législation en cause au principal est d’application pour tous les mineurs de moins de 16 ans dont une grande majorité n’est pas en mesure de se déplacer seuls, a fortiori pour entamer des démarches de nature administrative.


Synthèse
Formation : Première chambre
Numéro d'arrêt : C-652/15
Date de la décision : 15/12/2016
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Renvoi préjudiciel – Accord d’association entre l’Union européenne et la Turquie – Décision no 1/80 – Article 13 – Clause de standstill – Droit de séjour des membres de la famille d’un travailleur turc appartenant au marché régulier de l’emploi d’un État membre – Existence éventuelle d’une raison impérieuse d’intérêt général justifiant de nouvelles restrictions – Gestion efficace des flux migratoires – Obligation faite aux ressortissants d’États tiers âgés de moins de 16 ans de détenir un permis de séjour – Proportionnalité.

Accord d'association

Relations extérieures

Libre circulation des travailleurs


Parties
Demandeurs : Furkan Tekdemir
Défendeurs : Kreis Bergstraße.

Composition du Tribunal
Avocat général : Mengozzi

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:2016:960

Source

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