ARRÊT DE LA COUR (septième chambre)
22 juin 2016 ( *1 )
«Renvoi préjudiciel — Marque de l’Union européenne — Règlement (CE) no 207/2009 — Article 9, paragraphe 3, et article 102, paragraphe 1 — Obligation pour un tribunal des marques de l’Union européenne de rendre une ordonnance interdisant à un tiers de poursuivre des actes de contrefaçon — Absence de demande tendant à l’obtention d’une telle ordonnance — Notion de “raisons particulières” de ne pas prononcer une telle interdiction — Notion d’“indemnité raisonnable” pour des faits postérieurs à la
publication d’une demande d’enregistrement d’une marque de l’Union européenne et antérieurs à la publication de l’enregistrement d’une telle marque»
Dans l’affaire C‑280/15,
ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Harju Maakohus (tribunal de première instance de Harju, Estonie), par décision du 2 juin 2015, parvenue à la Cour le 10 juin 2015, dans la procédure
Irina Nikolajeva
contre
Multi Protect OÜ,
LA COUR (septième chambre),
composée de Mme C. Toader, président de chambre, Mme A. Prechal (rapporteur) et M. E. Jarašiūnas, juges,
avocat général : M. M. Wathelet,
greffier : M. A. Calot Escobar,
vu la procédure écrite,
considérant les observations présentées :
— pour Multi Protect OÜ, par Mes U. Ustav et T. Pukk, vandeadvokaadid,
— pour le gouvernement estonien, par Mme K. Kraavi-Käerdi, en qualité d’agent,
— pour le gouvernement hellénique, par M. K. Georgiadis, en qualité d’agent,
— pour la Commission européenne, par Mmes J. Samnadda et E. Randvere ainsi que par M. T. Scharf, en qualité d’agents,
ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 21 avril 2016,
rend le présent
Arrêt
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 9, paragraphe 3, et de l’article 102, paragraphe 1, du règlement (CE) no 207/2009 du Conseil, du 26 février 2009, sur la marque de l’Union européenne (JO 2009, L 78, p. 1).
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant Mme Irina Nikolajeva à Multi Protect OÜ, au sujet d’une action en contrefaçon d’une marque de l’Union européenne engagée par Mme Nikolajeva contre cette société.
Le cadre juridique
Le droit de l’Union
Le règlement no 207/2009
3 Aux termes de l’article 9 du règlement no 207/2009, intitulé « Droit conféré par la marque de l’Union européenne » :
« 1. La marque de l’Union européenne confère à son titulaire un droit exclusif. Le titulaire est habilité à interdire à tout tiers, en l’absence de son consentement, de faire usage dans la vie des affaires :
a) d’un signe identique à la marque de l’Union européenne pour des produits ou des services identiques à ceux pour lesquels celle-ci est enregistrée ;
b) d’un signe pour lequel, en raison de son identité ou de sa similitude avec la marque de l’Union européenne et en raison de l’identité ou de la similitude des produits ou des services couverts par la marque de l’Union européenne et le signe, il existe un risque de confusion dans l’esprit du public ; le risque de confusion comprend le risque d’association entre le signe et la marque ;
[...]
2. Il peut notamment être interdit, si les conditions énoncées au paragraphe 1 sont remplies :
a) d’apposer le signe sur les produits ou sur leur conditionnement ;
b) d’offrir les produits ou de les mettre dans le commerce ou de les détenir à ces fins ou d’offrir ou de fournir des services sous le signe ;
c) d’importer ou d’exporter les produits sous le signe ;
d) d’utiliser le signe dans les papiers d’affaires et la publicité.
3. Le droit conféré par la marque de l’Union européenne n’est opposable aux tiers qu’à compter de la publication de l’enregistrement de la marque. Toutefois, une indemnité raisonnable peut être exigée pour des faits postérieurs à la publication d’une demande de marque de l’Union européenne qui, après la publication de l’enregistrement de la marque, seraient interdits en vertu de celle-ci. Le tribunal saisi ne peut statuer au fond tant que l’enregistrement n’a pas été publié. »
4 L’article 14 du règlement no 207/2009, intitulé « Application complémentaire du droit national en matière de contrefaçon », dispose :
« 1. Les effets de la marque de l’Union européenne sont exclusivement déterminés par les dispositions du présent règlement. Par ailleurs, les atteintes à une marque de l’Union européenne sont régies par le droit national concernant les atteintes à une marque nationale conformément aux dispositions du titre X.
2. Le présent règlement n’exclut pas que des actions portant sur une marque de l’Union européenne soient intentées sur la base du droit des États membres concernant notamment la responsabilité civile et la concurrence déloyale.
3. Les règles de procédure applicables sont déterminées conformément aux dispositions du titre X. »
5 Aux termes de l’article 96 de ce règlement, intitulé « Compétence en matière de contrefaçon et de validité » :
« Les tribunaux des marques de l’Union européenne ont compétence exclusive :
a) pour toutes les actions en contrefaçon [...] ;
[...]
c) pour toutes les actions intentées à la suite de faits visés à l’article 9, paragraphe 3, deuxième phrase ;
[...] »
6 L’article 101 dudit règlement, intitulé « Droit applicable », prévoit :
« 1. Les tribunaux des marques de l’Union européenne appliquent les dispositions du présent règlement.
2. Pour toutes les questions qui n’entrent pas dans le champ d’application du présent règlement, le tribunal des marques de l’Union européenne applique son droit national, y compris son droit international privé.
3. À moins que le présent règlement n’en dispose autrement, le tribunal des marques de l’Union européenne applique les règles de procédure applicables au même type d’actions relatives à une marque nationale dans l’État membre sur le territoire duquel ce tribunal est situé. »
7 L’article 102 du même règlement, intitulé « Sanctions », dispose :
« 1. Lorsqu’un tribunal des marques de l’Union européenne constate que le défendeur a contrefait ou menacé de contrefaire une marque de l’Union européenne, il rend, sauf s’il y a des raisons particulières de ne pas agir de la sorte, une ordonnance lui interdisant de poursuivre les actes de contrefaçon ou de menace de contrefaçon. Il prend également, conformément à la loi nationale, les mesures propres à garantir le respect de cette interdiction.
2. Par ailleurs, le tribunal des marques de l’Union européenne applique la loi de l’État membre, y compris son droit international privé, dans lequel les actes de contrefaçon ou de menace de contrefaçon ont été commis. »
La directive 2004/48/CE
8 L’article 13 de la directive 2004/48/CE du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, relative au respect des droits de propriété intellectuelle (JO 2004, L 157, p. 45, et rectificatif JO 2004, L 195, p.16), intitulé « Dommages-intérêts », prévoit :
« 1. Les États membres veillent à ce que, à la demande de la partie lésée, les autorités judiciaires compétentes ordonnent au contrevenant qui s’est livré à une activité contrefaisante en le sachant ou en ayant des motifs raisonnables de le savoir de verser au titulaire du droit des dommages-intérêts adaptés au préjudice que celui-ci a réellement subi du fait de l’atteinte.
Lorsqu’elles fixent les dommages-intérêts, les autorités judiciaires :
a) prennent en considération tous les aspects appropriés tels que les conséquences économiques négatives, notamment le manque à gagner, subies par la partie lésée, les bénéfices injustement réalisés par le contrevenant et, dans des cas appropriés, des éléments autres que des facteurs économiques, comme le préjudice moral causé au titulaire du droit du fait de l’atteinte,
ou
b) à titre d’alternative, peuvent décider, dans des cas appropriés, de fixer un montant forfaitaire de dommages-intérêts, sur la base d’éléments tels que, au moins, le montant des redevances ou droits qui auraient été dus si le contrevenant avait demandé l’autorisation d’utiliser le droit de propriété intellectuelle en question.
2. Lorsque le contrevenant s’est livré à une activité contrefaisante sans le savoir ou sans avoir de motifs raisonnables de le savoir, les États membres peuvent prévoir que les autorités judiciaires pourront ordonner le recouvrement des bénéfices ou le paiement de dommages-intérêts susceptibles d’être préétablis. »
Le droit estonien
9 L’article 8, paragraphe 2, de la kaubamärgiseadus (loi sur les marques), du 22 mai 2002 (RT I 2002, 49, 308), dans sa version applicable au litige au principal, prévoit :
« Une marque enregistrée est juridiquement protégée à compter de la date du dépôt de la demande d’enregistrement [...] et jusqu’à l’expiration d’un délai de 10 ans à partir de la date de l’enregistrement. »
10 L’article 57 de cette loi, intitulé « Protection du droit exclusif », prévoit, à son paragraphe 1 :
« Le titulaire d’une marque peut introduire un recours contre toute personne portant atteinte à son droit exclusif, y compris contre un preneur de licence ayant méconnu les conditions du contrat de licence :
1) afin de faire cesser l’atteinte ;
2) aux fins de la réparation d’un dommage patrimonial causé volontairement ou par négligence, en ce compris les gains non réalisés, ainsi que du préjudice moral.
[...] »
11 Aux termes de l’article 4, paragraphe 2, du tsiviilkohtumenetluse seadustik (code de procédure civile), du 20 avril 2005 (RT I 2005, 26, 197), dans sa version applicable au litige au principal (ci-après le « code de procédure civile ») :
« Dans le cadre d’une procédure contentieuse, les parties déterminent l’objet du litige ainsi que le déroulement de la procédure, et décident de la présentation de demandes et de l’introduction de voies de recours ».
12 L’article 5 de ce code, intitulé « Principe dispositif », prévoit, à son paragraphe 1 :
« Il est statué sur un recours sur la base des faits et des demandes présentés par les parties, au regard de la prétention invoquée. »
13 L’article 439 dudit code, intitulé « Limites de la compétence pour statuer sur un recours », prévoit :
« Une juridiction ne saurait statuer au-delà des limites de la prétention invoquée, pas plus qu’elle ne peut se prononcer sur une prétention qui ne lui a pas été soumise. »
Le litige au principal et les questions préjudicielles
14 Mme Nikolajeva est titulaire de la marque verbale de l’Union européenne HolzProf. La demande d’enregistrement de cette marque a été déposée le 24 avril 2010, puis publiée le 31 mai 2010. Ladite marque a été enregistrée le 14 septembre 2010 sous le numéro CTM 00905381 et cet enregistrement a été publié le 16 septembre 2010.
15 Le 24 avril 2010, Mme Nikolajeva a conclu un contrat de licence en vertu duquel elle a donné à Holz Prof OÜ le droit d’utiliser sa marque, moyennant le paiement d’une redevance mensuelle de 1278 euros.
16 Alléguant que Multi Protect avait utilisé de manière illicite sa marque au cours de la période comprise entre le 3 mai 2010 et le 28 octobre 2011, notamment en faisant usage d’un signe identique à cette marque en tant que « mot-clé caché » sur un site accessible par Internet, Mme Nikolajeva a assigné cette société devant le Harju Maakohus (tribunal de première instance de Harju, Estonie).
17 Devant la juridiction de renvoi, Mme Nikolajeva a présenté trois chefs de conclusions.
18 En premier lieu, elle a demandé que soit constaté un acte de contrefaçon, constitué par l’usage illicite par Multi Protect de sa marque, en faisant valoir que cet usage contrevient à l’article 9, paragraphe 1, sous a), et paragraphe 2, sous d), du règlement no 207/2009.
19 En deuxième lieu, elle a invoqué l’enrichissement sans cause lié à cette contrefaçon, en réclamant le versement d’une somme de 22791 euros au titre de la restitution de l’avantage indûment obtenu par le biais de la contrefaçon alléguée, calculée en multipliant la durée de la contrefaçon, à savoir une période totale de 17 mois et 25 jours, par le montant de la redevance mensuelle fixée dans le contrat de licence concerné.
20 En troisième lieu, Mme Nikolajeva a demandé à être indemnisée du préjudice non patrimonial qu’elle aurait subi, à hauteur d’un montant à définir par le tribunal saisi. À ce titre, elle a notamment allégué que la saisine de la juridiction de renvoi ainsi que l’engagement d’une procédure pénale en raison des mêmes faits de contrefaçon lui ont causé des souffrances morales. En raison de ces mêmes faits, son état de santé se serait dégradé et le litige concerné aurait eu des effets négatifs en
matière de relations commerciales.
21 La juridiction de renvoi considère que, dans l’affaire au principal, se pose, en premier lieu, la question de savoir si l’article 102, paragraphe 1, première phrase, du règlement no 207/2009 doit être interprété en ce sens que, en tant que tribunal des marques de l’Union européenne, cette juridiction est tenue de rendre une ordonnance interdisant la poursuite des actes de contrefaçon, alors même que, dans le cadre de son recours, la requérante n’a pas demandé que soit ordonnée une telle
interdiction et n’a pas non plus invoqué une violation du droit exclusif conféré par sa marque postérieurement à la date du 28 octobre 2011, mais s’est bornée à demander la constatation d’actes de contrefaçon au cours d’une période antérieure à cette date.
22 Elle indique à cet égard que, en vertu du droit national applicable, en particulier le principe dispositif, énoncé à l’article 4, paragraphe 2, du code de procédure civile, et le principe ne ultra petita, consacré à l’article 439 de ce code, une juridiction nationale ne peut rendre une ordonnance telle que celle visée à l’article 102, paragraphe 1, première phrase, du règlement no 207/2009 que si une demande tendant à l’adoption d’une telle ordonnance lui a été présentée.
23 Se référant à l’arrêt du 14 décembre 2006, Nokia (C‑316/05, EU:C:2006:789), la juridiction de renvoi estime que, le cas échéant, se pose également la question de savoir si l’absence de demande de la requérante au principal visant à interdire la poursuite de la contrefaçon peut constituer une « raison particulière », au sens de l’article 102, paragraphe 1, première phrase, du règlement no 207/2009, qui justifierait que cette juridiction puisse faire droit au premier chef de conclusions de ladite
requérante sans devoir rendre une ordonnance prononçant cette interdiction.
24 En second lieu, la juridiction de renvoi s’interroge sur la portée de la notion d’« indemnité raisonnable », visée à l’article 9, paragraphe 3, deuxième phrase, dudit règlement et, notamment, sur les points de savoir si cette indemnité peut être obtenue pour des faits antérieurs à la publication d’une demande d’enregistrement de marque de l’Union européenne et si ladite indemnité est destinée à réparer l’intégralité du préjudice subi par le titulaire de la marque concernée, y compris le préjudice
moral subi.
25 C’est dans ces conditions que le Harju Maakohus (tribunal de première instance de Harju) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
« 1) Un tribunal des marques de l’Union européenne doit-il rendre une ordonnance, telle que prévue à l’article 102, paragraphe 1, du règlement no 207/2009, dans le cas, également, où le demandeur n’émet pas de prétention en ce sens et où les parties ne font pas valoir la circonstance selon laquelle le défendeur aurait contrefait ou menacé de contrefaire une marque de l’Union européenne, postérieurement à une certaine date située dans le passé, ou le fait qu’une telle prétention ou circonstance ne
soit pas invoquée constitue-t-il une “raison particulière”, au sens de la première phrase de la disposition précitée ?
2) L’article 9, paragraphe 3, du règlement no 207/2009 doit-il être interprété en ce sens que le titulaire d’une marque de l’Union européenne peut seulement exiger d’un tiers, en cas d’utilisation par celui-ci d’un signe identique à sa marque pendant la période comprise entre la publication de la demande d’enregistrement et la publication de l’enregistrement, une indemnité raisonnable au titre de l’article 9, paragraphe 3, deuxième phrase, dudit règlement, mais non une indemnisation au titre du
préjudice subi et de la valeur usuelle obtenue par le biais de l’acte de contrefaçon, et que le droit à une indemnité raisonnable est également exclu pour la période antérieure à la publication de la demande d’enregistrement ?
3) Quels types de frais et autres compensations l’indemnité raisonnable visée à l’article 9, paragraphe 3, deuxième phrase, du règlement no 207/2009 inclut-elle, et peut-elle inclure, et, le cas échéant, à quelles conditions, l’indemnisation du préjudice non patrimonial du titulaire de la marque ? »
Sur les questions préjudicielles
Sur la première question
26 Par sa première question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 102, paragraphe 1, du règlement no 207/2009 doit être interprété en ce sens qu’un tribunal des marques de l’Union européenne est tenu de rendre une ordonnance interdisant à un tiers de poursuivre des actes de contrefaçon, alors même que, devant ce tribunal, le titulaire de la marque n’a pas présenté de demande en ce sens.
27 Cette juridiction relève que, en application de certains principes du droit national en matière d’organisation du procès civil, en particulier les principes dispositif et ne ultra petita, consacrés aux articles 4, 5 et 439 du code de procédure civile, il lui est interdit de rendre une ordonnance telle que celle visée à l’article 102, paragraphe 1, du règlement no 207/2009, en l’absence d’une demande présentée en ce sens devant elle.
28 À cet égard, il y a lieu de rappeler que, aux termes de l’article 101, paragraphe 3, du règlement no 207/2009, le tribunal des marques de l’Union européenne applique, à moins que ce règlement n’en dispose autrement, les règles de procédure applicables au même type d’actions relatives à une marque nationale dans l’État membre sur le territoire duquel ce tribunal est situé.
29 Or, dès lors que ledit règlement n’en dispose pas autrement, il ne s’oppose pas à ce que lesdits principes dispositif et ne ultra petita soient appliqués.
30 Partant, l’article 102, paragraphe 1, du règlement no 207/2009 ne s’oppose pas à ce que, en application de ces principes du droit national en matière de procédure, un tribunal des marques de l’Union européenne s’abstienne de rendre une ordonnance interdisant à un tiers de poursuivre des actes de contrefaçon, au motif que le titulaire de la marque concernée n’a pas présenté de demande en ce sens.
31 L’absence d’obligation de rendre une ordonnance visée à l’article 102, paragraphe 1, du règlement no 207/2009 découlant, par conséquent, de l’application de règles du droit national relatives à la procédure, à laquelle ce règlement ne s’oppose pas, il n’y a pas lieu d’examiner le point de savoir si cette absence d’obligation se justifie en raison de l’existence d’une « raison particulière », au sens de cette disposition.
32 En tout état de cause, la circonstance selon laquelle, par son recours devant le tribunal des marques de l’Union européenne, le titulaire d’une marque de l’Union européenne s’est borné à demander que soit constaté un acte de contrefaçon, mais n’a pas demandé que soit ordonnée la cessation de celui-ci, ne saurait être qualifiée de « raison particulière », au sens de l’article 102, paragraphe 1, dudit règlement.
33 En effet, cette expression ne vise que des situations exceptionnelles dans lesquelles, au regard des caractéristiques particulières du comportement reproché au tiers, notamment le fait que celui-ci soit dans l’impossibilité de poursuivre les actes de contrefaçon ou de menace de contrefaçon qui lui sont reprochés, un tel tribunal n’est pas tenu de rendre une ordonnance interdisant à un tiers de poursuivre de tels actes, alors qu’une demande à cet effet a été introduite par le titulaire de la
marque (voir, en ce sens, arrêt du 14 décembre 2006, Nokia, C‑316/05, EU:C:2006:789, point 35).
34 Eu égard aux considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre à la première question que l’article 102, paragraphe 1, du règlement no 207/2009 doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à ce que, en application de certains principes du droit national en matière de procédure, un tribunal des marques de l’Union européenne s’abstienne de rendre une ordonnance interdisant à un tiers de poursuivre des actes de contrefaçon, au motif que, devant ce tribunal, le titulaire de la marque
concernée n’a pas présenté de demande en ce sens.
Sur les deuxième et troisième questions
35 Par ses deuxième et troisième questions, qu’il convient d’examiner ensemble, la juridiction de renvoi demande, en substance, d’une part, si l’article 9, paragraphe 3, deuxième phrase, du règlement no 207/2009 doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à ce que le titulaire d’une marque de l’Union européenne puisse réclamer une indemnité pour des faits de tiers antérieurs à la publication de la demande d’enregistrement de la marque concernée et, d’autre part, si, s’agissant de faits de tiers
postérieurs à la publication de la demande d’enregistrement de cette marque, mais antérieurs à la publication de l’enregistrement de celle-ci, la notion d’« indemnité raisonnable », figurant à cette disposition, s’entend des dommages-intérêts destinés à réparer la totalité du préjudice subi par ce titulaire, y compris la répétition de la valeur usuelle retirée par le tiers de l’utilisation de ladite marque ainsi que l’indemnisation du préjudice moral subi.
36 À cet égard, il y a lieu de constater que, en vertu de l’article 9, paragraphe 3, première phrase, du règlement no 207/2009, le droit conféré par la marque de l’Union européenne n’est opposable aux tiers qu’à compter de la publication de l’enregistrement de la marque concernée.
37 Il s’ensuit que le droit exclusif que confère à son titulaire la marque de l’Union européenne, lui permettant, notamment, d’interdire aux tiers l’usage de la marque concernée dans le cadre d’une action en contrefaçon au titre de l’article 9, paragraphes 1 et 2, du règlement no 207/2009, ne peut porter que sur des faits de tiers postérieurs à la publication de l’enregistrement de cette marque.
38 Toutefois, afin d’accorder une certaine mesure de protection au demandeur d’un enregistrement de marque dans la période se situant entre la date de la publication de la demande, date à partir de laquelle cette demande est censée être connue de tiers, et la date de publication de son enregistrement, l’article 9, paragraphe 3, deuxième phrase, du règlement no 207/2009 prévoit un droit à une « indemnité raisonnable » pour des faits ayant eu lieu au cours de cette période, qui, s’ils s’étaient
produits après la date de l’enregistrement de ladite marque, auraient été interdits.
39 Cette protection s’explique par l’ensemble de droits patrimoniaux que ledit règlement attache à la demande d’enregistrement d’une marque de l’Union européenne.
40 En effet, conformément à l’article 24 du règlement no 207/2009, figurant à la section 4 de ce dernier, intitulée « La marque de l’Union européenne comme objet de propriété », les demandes d’enregistrement de marques de l’Union européenne peuvent faire l’objet de plusieurs types d’actes juridiques, tels qu’un transfert, la constitution de droits réels ou des licences, qui ont en commun d’avoir pour objet ou pour effet de créer ou de transférer un droit sur la marque concernée (voir, en ce sens,
arrêt du 4 février 2016, Hassan, C‑163/15, EU:C:2016:71, point 21).
41 En l’espèce, la demande d’enregistrement de la marque en cause au principal a fait l’objet d’une licence dès son dépôt.
42 La valeur économique propre d’une demande d’enregistrement de marque de l’Union européenne découle également d’autres droits se rattachant à une telle demande. Ainsi, en vertu du règlement no 207/2009, le demandeur jouit en principe d’un droit de priorité, à partir de la date du dépôt de sa demande d’enregistrement de marque, sur les demandes déposées ultérieurement.
43 Par ailleurs, de telles considérations relatives à l’ensemble des droits patrimoniaux qui s’attachent à la demande d’enregistrement d’une marque ont notamment conduit la Cour européenne des droits de l’homme à juger que, au regard des circonstances de l’espèce considérées dans leur ensemble, une telle demande était susceptible de constituer un intérêt substantiel protégé au titre du droit fondamental de propriété consacré à l’article 1er du protocole additionnel no 1 à la convention européenne de
sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (voir, en ce sens, Cour EDH, 11 janvier 2007, Anheuser-Busch Inc. c. Portugal, CE:ECHR:2007:0111JUD007304901, § 73 à 78).
44 Eu égard à ces considérations, il y a lieu de constater que, dès lors que l’article 9, paragraphe 3, deuxième phrase, du règlement no 207/2009 comporte une exception strictement délimitée à la règle selon laquelle une marque de l’Union européenne n’est pas opposable préalablement à la publication de son enregistrement, aucune indemnité ne peut être exigée au titre de cette disposition pour des faits qui se sont produits antérieurement à la publication de la demande d’enregistrement d’une telle
marque.
45 Par ailleurs, l’article 9, paragraphe 3, deuxième phrase, du règlement no 207/2009 ne comportant aucun renvoi exprès au droit des États membres pour déterminer son sens et sa portée, il s’ensuit, selon une jurisprudence constante de la Cour, que la notion d’« indemnité raisonnable » figurant à cette disposition doit normalement recevoir une interprétation autonome et uniforme qui doit être recherchée en tenant compte du contexte de ladite disposition et de l’objectif poursuivi par la
réglementation concernée (voir, par analogie, arrêt du 14 décembre 2006, Nokia, C‑316/05, EU:C:2006:789, point 21 et jurisprudence citée).
46 Aux fins de cette interprétation, il y a lieu, ainsi que l’a également relevé la juridiction de renvoi, de prendre en compte le fait que la protection prenant la forme d’une « indemnité raisonnable », au sens de l’article 9, paragraphe 3, deuxième phrase, du règlement no 207/2009, pour les faits visés à cette disposition, doit, par sa nature, être plus limitée que celle dont bénéficie le titulaire d’une marque pour des faits postérieurs à la date d’enregistrement de celle-ci, dès lors que
l’intérêt à protéger au titre d’une demande d’enregistrement de marque est inférieur à celui dont doit bénéficier la marque par suite de son enregistrement.
47 En effet, les faits visés à l’article 9, paragraphe 3, deuxième phrase, dudit règlement interviennent à un moment où il n’est pas encore certain que la marque faisant l’objet d’une demande d’enregistrement sera effectivement enregistrée, dès lors que des motifs absolus ou relatifs de refus d’enregistrement peuvent encore s’y opposer totalement ou partiellement.
48 Ainsi, les droits conférés par une demande d’enregistrement de marque de l’Union européenne revêtent, avant l’enregistrement de la marque concernée, un caractère pouvant être qualifié de « conditionnel ».
49 Ce caractère conditionnel ressort d’ailleurs clairement de l’article 9, paragraphe 3, troisième phrase, du règlement no 207/2009, dans la mesure où celui-ci prévoit qu’une action fondée sur l’article 9, paragraphe 3, deuxième phrase, de ce règlement ne peut être portée devant un tribunal des marques de l’Union européenne qu’après la publication de l’enregistrement de la marque concernée.
50 Il s’ensuit que l’« indemnité raisonnable » pouvant être réclamée dans le cadre d’une action fondée sur l’article 9, paragraphe 3, deuxième phrase, du règlement no 207/2009 doit avoir une portée moindre que les dommages-intérêts que peut réclamer le titulaire d’une marque de l’Union européenne au titre du préjudice causé par un acte de contrefaçon.
51 La distinction entre ces deux types d’actions ressort également de l’énumération, à l’article 96 du règlement no 207/2009, des différentes compétences exclusives des tribunaux des marques de l’Union européenne, en ce que cet article mentionne séparément, sous a), les « actions en contrefaçon » et, sous c), les « actions intentées à la suite de faits visés à l’article 9, paragraphe 3, deuxième phrase », de ce règlement.
52 En outre, il y a lieu de constater que, dès lors que le règlement no 207/2009 ne contient pas de règles relatives aux dommages-intérêts pouvant être réclamés par le titulaire d’une marque de l’Union européenne pour des actes de contrefaçon, il découle de l’article 101, paragraphe 2, de ce règlement que, en principe, le tribunal des marques de l’Union européenne applique son droit national, y compris son droit international privé, en la matière. Il ressort, par ailleurs, de l’article 14,
paragraphe 2, dudit règlement que, en particulier, celui-ci ne s’oppose pas à l’application complémentaire du droit national en matière de contrefaçon et, en particulier, du droit national relatif à la responsabilité civile.
53 Dans ce contexte, l’article 13 de la directive 2004/48 prévoit certaines règles en matière de dommages-intérêts, visant à la réparation du préjudice causé par des actes de contrefaçon, qui diffèrent selon qu’il doit être considéré ou non que le tiers s’est livré à une activité contrefaisante en le sachant ou en ayant des motifs raisonnables de le savoir.
54 Ainsi, l’article 13, paragraphe 1, de cette directive prévoit un dédommagement en principe intégral du préjudice réellement subi, qui peut comprendre le préjudice moral, en cas d’actes de contrefaçon sciemment commis, alors que l’article 13, paragraphe 2, de cette directive ne permet que le recouvrement des bénéfices ou le paiement de dommages-intérêts susceptibles d’être préétablis, lorsque les actes de contrefaçon n’ont pas été commis sciemment.
55 Si ces dispositions ne s’appliquent, en tant que telles, qu’à des actes de contrefaçon et donc à des actes intervenus après la publication de l’enregistrement de la marque concernée et non aux actes antérieurs à cette publication, tels que ceux visés à l’article 9, paragraphe 3, deuxième phrase, du règlement no 207/2009, il peut cependant en être déduit, ainsi que l’a également relevé, en substance, M. l’avocat général au point 51 de ses conclusions, que la réparation due à titre d’« indemnité
raisonnable » ne saurait dépasser l’indemnisation réduite, prévue à l’article 13, paragraphe 2, de la directive 2004/48.
56 En effet, dès lors que l’article 9, paragraphe 3, deuxième phrase, du règlement no 207/2009 vise à attacher des droits de nature conditionnelle à une marque dès la publication de la demande d’enregistrement de celle-ci et avant même la publication de son enregistrement, l’« indemnité raisonnable », au sens de cette disposition, doit avoir une portée inférieure à celle des dommages-intérêts que peut réclamer le titulaire d’une marque de l’Union européenne pour des actes de contrefaçon postérieurs
à la publication de l’enregistrement de cette marque et qui visent, en principe, à assurer une réparation intégrale du préjudice réellement subi, qui peut comprendre, le cas échéant, le préjudice moral.
57 Aux fins de la détermination de l’« indemnité raisonnable », au sens de l’article 9, paragraphe 3, deuxième phrase, du règlement no 207/2009, il y a donc lieu de retenir le critère relatif au recouvrement des bénéfices et d’exclure de cette indemnité la réparation du préjudice plus large que peut avoir subi le titulaire de la marque concernée en raison de l’utilisation de cette dernière, pouvant comprendre, en particulier, le préjudice moral.
58 En effet, le critère relatif au recouvrement des bénéfices, en ce qu’il vise la répétition des bénéfices injustement retirés par des tiers de l’usage de la marque concernée durant la période visée à l’article 9, paragraphe 3, deuxième phrase, du règlement no 207/2009, s’inscrit dans l’objectif poursuivi par cette disposition, qui consiste à empêcher les tiers de tirer indûment profit de la valeur économique propre que représente la demande d’enregistrement d’une marque, alors qu’ils sont réputés
avoir eu connaissance de cette demande par suite de sa publication.
59 Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, il convient de répondre aux deuxième et troisième questions que l’article 9, paragraphe 3, deuxième phrase, du règlement no 207/2009 doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à ce que le titulaire d’une marque de l’Union européenne puisse réclamer une indemnité pour des faits de tiers antérieurs à la publication d’une demande d’enregistrement de marque. S’agissant de faits de tiers commis pendant la période postérieure à la publication
de la demande d’enregistrement de la marque concernée, mais antérieure à la publication de l’enregistrement de celle-ci, la notion d’« indemnité raisonnable », figurant à cette disposition, s’entend de la répétition des bénéfices effectivement retirés par des tiers de l’utilisation de cette marque au cours de ladite période. En revanche, cette notion d’« indemnité raisonnable » exclut la réparation du préjudice plus étendu éventuellement subi par le titulaire de ladite marque y compris, le cas
échéant, du préjudice moral.
Sur les dépens
60 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (septième chambre) dit pour droit :
1) L’article 102, paragraphe 1, du règlement (CE) no 207/2009 du Conseil, du 26 février 2009, sur la marque de l’Union européenne, doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à ce que, en application de certains principes du droit national en matière de procédure, un tribunal des marques de l’Union européenne s’abstienne de rendre une ordonnance interdisant à un tiers de poursuivre des actes de contrefaçon, au motif que, devant ce tribunal, le titulaire de la marque concernée n’a pas
présenté de demande en ce sens.
2) L’article 9, paragraphe 3, deuxième phrase, du règlement no 207/2009 doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à ce que le titulaire d’une marque de l’Union européenne puisse réclamer une indemnité pour des faits de tiers antérieurs à la publication d’une demande d’enregistrement de marque. S’agissant de faits de tiers commis pendant la période postérieure à la publication de la demande d’enregistrement de la marque concernée, mais antérieure à la publication de l’enregistrement de
celle-ci, la notion d’« indemnité raisonnable », figurant à cette disposition, s’entend de la répétition des bénéfices effectivement retirés par des tiers de l’utilisation de cette marque au cours de ladite période. En revanche, cette notion d’« indemnité raisonnable » exclut la réparation du préjudice plus étendu éventuellement subi par le titulaire de ladite marque y compris, le cas échéant, du préjudice moral.
Signatures
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( *1 ) Langue de procédure : l’estonien.