ORDONNANCE DE LA COUR (sixième chambre)
7 novembre 2013 (*)
«Renvoi préjudiciel – Article 53, paragraphe 2, du règlement de procédure de la Cour – Droits fondamentaux – Durée excessive de la procédure pénale – Suspension d’une procédure pénale, pour une durée indéterminée, en cas de maladie du prévenu rendant ce dernier incapable de participer consciemment à la procédure – Maladie irréversible du prévenu – Absence de mise en œuvre du droit de l’Union – Incompétence manifeste de la Cour»
Dans l’affaire C‑224/13,
ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Tribunale di Cagliari (Italie), par décision du 11 avril 2013, parvenue à la Cour le 26 avril 2013, dans la procédure pénale contre
Sergio Alfonso Lorrai,
LA COUR (sixième chambre),
composée de M. A. Borg Barthet, président de chambre, M^me M. Berger (rapporteur) et M. S. Rodin, juges,
avocat général: M. N. Jääskinen,
greffier: M. A. Calot Escobar,
vu la décision prise, l’avocat général entendu, de statuer par voie d’ordonnance motivée, conformément à l’article 53, paragraphe 2, du règlement de procédure de la Cour,
rend la présente
Ordonnance
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 47, deuxième alinéa, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la «Charte») et de l’article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (ci-après la «CEDH»).
2 Cette demande a été présentée dans le cadre de la procédure pénale engagée à l’encontre de M. Lorrai.
Le droit italien
3 L’article 70, paragraphe 1, du code de procédure pénale (codice di procedura penale, ci-après le «CPP») dispose:
«[L]orsque il existe des raisons que, du fait d’une maladie mentale [...], le prévenu ne soit pas en mesure de participer de façon consciente au procès, le juge, en cas de besoin, décide, le cas échéant d’office, de faire procéder à des vérifications par des experts.»
4 L’article 71, paragraphe 1, de ce code prévoit:
«Au cas où, à la suite des vérifications prévues à l’article 70, il apparaîtrait que l’état mental du prévenu ne lui permet pas de participer de façon consciente au procès, le juge ordonne la suspension de la procédure [...]»
5 Aux termes de l’article 72, paragraphe 1, dudit code, «[s]ix mois après l’adoption de l’ordonnance de suspension de la procédure [...], le juge décide de nouvelles vérifications par des experts de l’état mental du prévenu».
6 Enfin, l’article 159, premier alinéa, point 3, du code pénal (codice penale), prévoit:
«La prescription est suspendue [...] dans tous les cas de
[...]
3) [...] suspension de la procédure [...] en raison d’un empêchement des parties [...]».
Le litige au principal et les questions préjudicielles
7 Il ressort de la décision de renvoi que M. Lorrai, en raison du fait qu’il serait atteint d’une démence vasculaire ou d’une maladie du type Alzheimer, est incapable de participer consciemment à la procédure pénale engagée contre lui. Sa maladie étant, en l’état actuel de la recherche scientifique, irréversible, la procédure pénale à son encontre serait suspendue pour une durée illimitée. M. Lorrai resterait cependant soumis à des contrôles semestriels portant sur l’irréversibilité de sa
maladie.
8 Or, la juridiction de renvoi considère que ces contrôles sont inutiles, envahissent la sphère privée de l’accusé et portent atteinte à son «droit à l’oubli». Surtout, la réglementation en cause violerait le droit de celui‑ci à ce que sa cause soit entendue dans un délai raisonnable par un tribunal, au sens des articles 47, paragraphe 2, de la Charte et 6, paragraphe 1, de la CEDH. S’agissant de ce dernier article, la juridiction de renvoi considère que, à la suite de l’entrée en vigueur du
traité de Lisbonne, les droits fondamentaux garantis par la CEDH font partie du droit de l’Union en tant que principes généraux et que, par conséquent, il est possible de demander à la Cour de se prononcer sur l’interprétation dudit article.
9 C’est dans ces conditions que le Tribunale di Cagliari a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:
«1) L’interprétation de l’article 6 de la [CEDH] et de l’article 47, deuxième alinéa, de la [Charte] fait-elle obstacle à l’application des articles [70 à 72] du [CPP], dans la mesure où ceux-ci imposent, une fois vérifiée l’incapacité du prévenu à participer de façon consciente à la procédure en raison d’une pathologie irréversible et qui n’est pas susceptible d’amélioration, de suspendre la procédure pour une durée indéterminée, tout en soumettant le malade à des vérifications périodiques
d’experts?
2) L’interprétation de l’article 6 de la [CEDH] et de l’article 47, deuxième alinéa, de la [Charte] fait‑elle obstacle à l’application de l’article 159, premier alinéa, [point 3], du code pénal, dans la mesure où celui-ci impose la suspension pour une durée indéterminée de la prescription (prorogée de semestre en semestre conformément à l’article 72 du [CPP]) dans le cas de prévenus incapables de participer de façon consciente à la procédure en raison d’une pathologie irréversible et qui n’est
pas susceptible d’amélioration?»
Sur la compétence de la Cour
10 Par ses questions, la juridiction de renvoi cherche à savoir, en substance, si l’article 47, paragraphe 2, de la Charte et l’article 6, paragraphe 1, de la CEDH doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une réglementation nationale qui, à l’égard des prévenus incapables, en raison d’une maladie irréversible, de participer de façon consciente à la procédure pénale engagée à leur encontre, prévoit une suspension de la procédure et de la prescription pour une durée indéterminée.
11 À cet égard, il y a lieu de rappeler que, selon l’article 51, paragraphe 1, de la Charte, les dispositions de celle-ci s’adressent «aux États membres uniquement lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union». Cette limitation n’a pas été modifiée par l’entrée en vigueur, le 1^er décembre 2009, du traité de Lisbonne, depuis laquelle, en vertu de l’article 6, paragraphe l, TUE, la Charte a la même valeur juridique que les traités. Cet article précise en effet que les dispositions de la
Charte n’étendent en aucune manière les compétences de l’Union européenne telles que définies dans les traités (ordonnance du 7 février 2013, Pedone, C‑498/12, point 12).
12 Or, il ressort de la décision de renvoi que les questions posées portent exclusivement sur des dispositions du droit italien en matière de procédure pénale et aucun élément de cette décision ne laisse penser que lesdites dispositions viseraient à mettre en œuvre le droit de l’Union au sens de l’article 51, paragraphe 1, de la Charte.
13 En outre, si le droit de toute personne à voir sa cause entendue, dans un délai raisonnable, par un tribunal qui décide du bien-fondé d’une accusation en matière pénale dirigée contre elle, tel que garanti par l’article 6, paragraphe l, de la CEDH, constitue effectivement un principe général du droit de l’Union et a été réaffirmé à l’article 47 de la Charte (voir en ce sens, notamment, arrêt du 22 décembre 2010, DEB, C-279/09, Rec. p. I-13849, point 29, et ordonnance du 1^er mars 2011,
Chartry, C‑457/09, Rec. p. I‑819, point 25), il n’en demeure pas moins que la décision de renvoi ne contient aucun élément concret permettant de considérer que l’objet de la procédure au principal concerne l’interprétation ou l’application d’une règle de l’Union autre que celles figurant dans la Charte.
14 Il s’ensuit que la compétence de la Cour pour répondre à la présente demande de décision préjudicielle n’est pas établie.
15 Dans ces conditions, il y a lieu de constater, sur le fondement de l’article 53, paragraphe 2, de son règlement de procédure, que la Cour est manifestement incompétente pour répondre aux questions posées par le Tribunale di Cagliari.
Sur les dépens
16 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (sixième chambre) dit pour droit:
La Cour de justice de l’Union européenne est manifestement incompétente pour répondre aux questions posées par le Tribunale di Cagliari (Italie).
Signatures
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* Langue de procédure: l’italien.