Affaire C-446/05
Procédure pénale
contre
Ioannis Doulamis
(demande de décision préjudicielle, introduite par
le tribunal de première instance de Bruxelles)
«Article 81 CE, lu en combinaison avec l’article 10 CE — Législation nationale interdisant la publicité en matière de prestations de soins dentaires»
Conclusions de l'avocat général M. Y. Bot, présentées le 22 novembre 2007
Arrêt de la Cour (deuxième chambre) du 13 mars 2008
Sommaire de l'arrêt
Concurrence — Règles communautaires — Obligations des États membres
(Art. 3, § 1, g), CE, 10 CE et 81 CE)
L'article 81 CE, lu conjointement avec les articles 3, paragraphe 1, sous g), CE et 10, deuxième alinéa, CE, ne s'oppose pas à une législation nationale qui interdit à quiconque et à des prestataires de soins dentaires, dans le cadre d'une profession libérale ou d'un cabinet dentaire, de se livrer à quelque publicité que ce soit dans le domaine des soins dentaires. En effet, il y a violation des articles 10 CE et 81 CE lorsqu’un État membre soit impose ou favorise la conclusion d’ententes contraires
à l’article 81 CE ou renforce les effets de telles ententes, soit retire à sa propre réglementation son caractère étatique en déléguant à des opérateurs privés la responsabilité de prendre des décisions d’intervention d’intérêt économique. Or, une telle législation ne relève d’aucune des hypothèses d’application combinée des articles 10 CE et 81 CE.
(cf. points 20-21, 24 et disp.)
ARRÊT DE LA COUR (deuxième chambre)
13 mars 2008 (*)
«Article 81 CE, lu en combinaison avec l’article 10 CE – Législation nationale interdisant la publicité en matière de prestations de soins dentaires»
Dans l’affaire C‑446/05,
ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 234 CE, introduite par le tribunal de première instance de Bruxelles (Belgique), jugeant en matière de police correctionnelle, par décision du 7 décembre 2005, parvenue à la Cour le 14 décembre 2005, dans la procédure pénale contre
Ioannis Doulamis,
en présence de:
Union des Dentistes et Stomatologistes de Belgique (UPR),
Jean Totolidis,
LA COUR (deuxième chambre),
composée de M. C. W. A. Timmermans, président de chambre, MM. K. Schiemann, J. Makarczyk (rapporteur), J.-C. Bonichot et M^me C. Toader, juges,
avocat général: M. Y. Bot,
greffier: M. R. Grass,
vu la procédure écrite,
considérant les observations présentées:
– pour M. Doulamis, par M^e E. Koeune, avocat,
– pour le gouvernement belge, par M^me A. Hubert, en qualité d’agent,
– pour le gouvernement italien, par M. I. M. Braguglia, en qualité d’agent, assisté de M. P. Gentili, avvocato dello Stato,
– pour la Commission des Communautés européennes, par M. F. Arbault ainsi que M^mes O. Beynet et K. Mojzesowicz, en qualité d’agents,
ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 22 novembre 2007,
rend le présent
Arrêt
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 81 CE, lu conjointement avec les articles 3, paragraphe 1, sous g), CE et 10, deuxième alinéa, CE.
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’une procédure pénale engagée contre M. Doulamis, technicien dentaire, pour infraction, d’une part, à la réglementation relative à l’exercice de l’art dentaire et à l’exercice de l’art de guérir et, d’autre part, à la législation relative à la publicité en matière de soins dentaires.
Le cadre juridique
3 L’article 3 de la loi du 15 avril 1958 relative à la publicité en matière de soins dentaires (Moniteur belge du 5 mai 1958, p. 3542, ci-après la «loi du 15 avril 1958») sanctionne les comportements qui contreviennent à l’article 1^er de ladite loi, lequel est ainsi rédigé:
«Nul ne peut se livrer directement ou indirectement à quelque publicité que ce soit en vue de soigner ou de faire soigner par une personne qualifiée ou non, en Belgique ou à l’étranger, les affections, lésions ou anomalies de la bouche et des dents, notamment au moyen d’étalages ou d’enseignes, d’inscriptions ou de plaques susceptibles d’induire en erreur sur le caractère légal de l’activité annoncée, de prospectus, de circulaires, de tracts et de brochures, par la voie de la presse, des ondes et du
cinéma, par la promesse ou l’octroi d’avantages de toute nature tels que ristournes, transports gratuits de patients, ou par l’intervention de rabatteurs ou de démarcheurs.
Ne constitue pas la publicité définie au présent article, le fait pour les cliniques et polycliniques mutualistes de porter à la connaissance de leurs membres les jours et heures de consultations, le nom des titulaires de celles-ci et les modifications qui s’y rapportent.»
Le litige au principal et la question préjudicielle
4 Il ressort de la décision de renvoi que M. Doulamis est poursuivi, notamment, pour avoir fait de la publicité dans un annuaire téléphonique pour le Laboratoire dentaire Jean DOULAMIS et la Clinique dentaire Jean DOULAMIS, publicité prohibée par la loi du 15 avril 1958. Les encarts publicitaires ont été publiés, l’un dans les pages consacrées aux laboratoires dentaires, l’autre dans celles consacrées aux cliniques dentaires. Ces encarts contenaient des informations objectives, telles que les
services offerts, l’adresse, le numéro de téléphone et les horaires d’ouverture des deux établissements.
5 Devant la juridiction de renvoi, M. Doulamis a fait valoir que la publicité était un instrument indispensable à la libre concurrence économique. Ainsi, ayant invoqué les dispositions combinées des articles 10 CE et 81 CE, il s’est prévalu de l’arrêt du 21 septembre 1988, Van Eycke (267/86, Rec. p. 4769), pour affirmer que, vu l’obligation qui s’impose aux États membres de ne pas prendre ou maintenir en vigueur des mesures susceptibles d’éliminer l’effet utile des règles de concurrence
applicables aux entreprises, les poursuites dont il fait l’objet en ce qui concerne la publicité en matière de soins dentaires sont dépourvues de fondement.
6 À cet égard, M. Doulamis a soutenu que, compte tenu de l’activité qui y est exercée, la clinique dentaire dont il est propriétaire répond aux critères de la notion d’«entreprise» au sens de l’article 81 CE, qui s’applique aux membres des professions libérales. La juridiction de renvoi est encline à considérer que le prévenu a agi dans le cadre de l’exercice d’une profession libérale ainsi qu’en qualité d’exploitant et de propriétaire d’une clinique dentaire.
7 Ladite juridiction relève que la lecture conjointe des articles 3, paragraphe 1, sous g), CE, 10, deuxième alinéa, CE et 81 CE paraît impliquer qu’un État membre ne peut prendre ou maintenir en vigueur des mesures susceptibles d’altérer l’effet utile des règles de concurrence applicables aux entreprises.
8 À cet égard, elle constate qu’il n’est pas exclu que les dispositions de la loi du 15 avril 1958 soient susceptibles de mettre en cause la liberté du commerce entre les États membres, dans la mesure où elles pourraient nuire à la réalisation des objectifs d’un marché unique entre ces États.
9 Selon la juridiction de renvoi, qui se réfère, à cet égard, au point 89 des conclusions de l’avocat général Jacobs dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 12 septembre 2000, Pavlov e.a. (C‑180/98 à C‑184/98, Rec. p. I-6451), eu égard à l’hétérogénéité des professions libérales et aux caractéristiques propres des marchés sur lesquels elles opèrent, il semble nécessaire d’apprécier au cas par cas si une restriction imposée à la liberté d’agir aboutit en fait, sur le marché concerné, à une
restriction de la concurrence au sens de l’article 81 CE, le cas échéant en considération d’autres dispositions du traité CE, tels les articles 152 CE et 153 CE relatifs à la protection, respectivement, de la santé publique et des consommateurs.
10 Enfin, la juridiction de renvoi observe qu’il ressort du rapport de la Commission des Communautés européennes du 9 février 2004 sur la concurrence dans le secteur des professions libérales [COM(2004) 83 final] que les restrictions en matière de publicité dans le cadre de ces professions constituent une atteinte à la libre concurrence.
11 Dans ces conditions, le tribunal de première instance de Bruxelles a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante:
«L’article 81 CE, lu conjointement avec les articles 3, [paragraphe] 1, sous g), CE et 10, deuxième alinéa, CE, [doit-il être interprété] en ce sens qu’[il s’oppose] à ce qu’une loi nationale, en l’espèce la [loi du 15 avril 1958], interdise (à quiconque et) à des prestataires de soins dentaires, dans le cadre d’une profession libérale ou d’un cabinet dentaire, de se livrer à quelque publicité que ce soit, directement ou indirectement, dans le domaine des soins dentaires?»
Sur la question préjudicielle
Sur la recevabilité
12 Les gouvernements belge et italien expriment des doutes quant à la recevabilité de la présente demande de décision préjudicielle.
13 À cet égard, il convient de rappeler que, selon une jurisprudence constante, dans le cadre de la coopération entre la Cour et les juridictions nationales instituée à l’article 234 CE, il appartient au seul juge national, qui est saisi du litige et qui doit assumer la responsabilité de la décision juridictionnelle à intervenir, d’apprécier, au regard des particularités de l’affaire, tant la nécessité d’une décision préjudicielle pour être en mesure de rendre son jugement que la pertinence des
questions qu’il pose à la Cour. En conséquence, dès lors que les questions posées portent sur l’interprétation du droit communautaire, la Cour est, en principe, tenue de statuer (voir arrêts du 13 mars 2001, PreussenElektra, C-379/98, Rec. p. I‑2099, point 38, et du 19 février 2002, Arduino, C‑35/99, Rec. p. I‑1529, point 24).
14 Toutefois, dans des hypothèses exceptionnelles, il appartient à la Cour d’examiner les conditions dans lesquelles elle est saisie par le juge national en vue de vérifier sa propre compétence. Un refus de la Cour de statuer sur une question préjudicielle posée par une juridiction nationale n’est possible que lorsqu’il apparaît de manière manifeste que l’interprétation du droit communautaire sollicitée n’a aucun rapport avec la réalité ou l’objet du litige au principal, lorsque le problème est
de nature hypothétique ou lorsque la Cour ne dispose pas des éléments de fait et de droit nécessaires pour répondre de façon utile aux questions qui lui sont posées (voir, notamment, arrêts Arduino, précité, point 25, et du 21 février 2008, Part Service, C‑425/06, non encore publié au Recueil, point 34).
15 Cependant, aucune de ces conditions n’est remplie dans la présente affaire.
16 En effet, force est de relever que la décision de renvoi définit le cadre factuel et réglementaire national dans lequel s’insère la question posée. En outre, le juge de renvoi indique les raisons précises qui l’ont conduit à s’interroger sur l’interprétation du droit communautaire et à estimer nécessaire de poser une question préjudicielle à la Cour.
17 Par conséquent, il convient de constater que la demande de décision préjudicielle du tribunal de première instance de Bruxelles est recevable.
Sur le fond
18 Par sa question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 81 CE, lu conjointement avec les articles 3, paragraphe 1, sous g), CE et 10, deuxième alinéa, CE, s’oppose à une législation nationale, telle que la loi du 15 avril 1958, qui interdit à quiconque et à des prestataires de soins dentaires, dans le cadre d’une profession libérale ou d’un cabinet dentaire, de se livrer à quelque publicité que ce soit dans le domaine des soins dentaires, dans la mesure où une telle
interdiction serait susceptible de constituer une atteinte à la libre concurrence.
19 Selon une jurisprudence constante, s’il est vrai que, par eux-mêmes, les articles 81 CE et 82 CE concernent uniquement le comportement des entreprises et ne visent pas des mesures législatives ou réglementaires émanant des États membres, il n’en reste pas moins que ces articles, lus en combinaison avec l’article 10 CE, qui instaure un devoir de coopération, imposent aux États membres de ne pas prendre ou maintenir en vigueur des mesures, même de nature législative ou réglementaire,
susceptibles d’éliminer l’effet utile des règles de concurrence applicables aux entreprises (voir arrêt du 5 décembre 2006, Cipolla e.a., C‑94/04 et C‑202/04, Rec. p. I‑11421, point 46).
20 La Cour a jugé qu’il y a violation des articles 10 CE et 81 CE lorsqu’un État membre soit impose ou favorise la conclusion d’ententes contraires à l’article 81 CE ou renforce les effets de telles ententes, soit retire à sa propre réglementation son caractère étatique en déléguant à des opérateurs privés la responsabilité de prendre des décisions d’intervention d’intérêt économique (arrêt Cipolla e.a., précité, point 47).
21 Or, il convient de relever qu’une loi telle que la loi du 15 avril 1958, en ce qu’elle interdit aux prestataires de soins dentaires de faire de la publicité, ne relève d’aucune des hypothèses d’application combinée des articles 10 CE et 81 CE.
22 En effet, ainsi que M. l’avocat général l’a relevé au point 71 de ses conclusions, dans l’affaire au principal, il n’existe aucun élément de nature à démontrer que la loi du 15 avril 1958 favorise, renforce ou codifie une entente ou une décision d’entreprises. Il ne ressort pas davantage de la décision de renvoi que la disposition législative en cause ait été privée de son caractère étatique en ce que l’État membre en question aurait délégué à des opérateurs privés la responsabilité de
prendre des décisions d’intervention d’intérêt économique.
23 Enfin, à supposer même que M. Doulamis puisse, en tant que propriétaire d’une clinique dentaire, être qualifié d’«entreprise» au sens de l’article 81 CE, tel qu’interprété par la Cour (voir, en ce sens, arrêt du 23 avril 1991, Höfner et Elser, C‑41/90, Rec. p. I‑1979, point 21), il ne découle pas de la décision de renvoi que sont ici en cause un quelconque accord entre entreprises, une décision d’association d’entreprises ou une pratique concertée susceptibles d’affecter le commerce entre les
États membres et qui auraient pour objet ou pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser la concurrence à l’intérieur du marché commun.
24 Par conséquent, il convient de répondre à la question posée en ce sens que l’article 81 CE, lu conjointement avec les articles 3, paragraphe 1, sous g), CE et 10, deuxième alinéa, CE, ne s’oppose pas à une législation nationale, telle que la loi du 15 avril 1958, qui interdit à quiconque et à des prestataires de soins dentaires, dans le cadre d’une profession libérale ou d’un cabinet dentaire, de se livrer à quelque publicité que ce soit dans le domaine des soins dentaires.
Sur les dépens
25 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (deuxième chambre) dit pour droit:
L’article 81 CE, lu conjointement avec les articles 3, paragraphe 1, sous g), CE et 10, deuxième alinéa, CE, ne s’oppose pas à une législation nationale, telle que la loi du 15 avril 1958 relative à la publicité en matière de soins dentaires, qui interdit à quiconque et à des prestataires de soins dentaires, dans le cadre d’une profession libérale ou d’un cabinet dentaire, de se livrer à quelque publicité que ce soit dans le domaine des soins dentaires.
Signatures
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* Langue de procédure: le français.