Affaire C-314/06
Société Pipeline Méditerranée et Rhône (SPMR)
contre
Administration des douanes et droits indirectsetDirection nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED)
(demande de décision préjudicielle, introduite par la Cour de cassation (France))
«Directive 92/12/CEE — Droits d’accise — Huiles minérales — Pertes — Franchise de droits — Force majeure»
Conclusions de l'avocat général Mme J. Kokott, présentées le 18 juillet 2007
Arrêt de la Cour (deuxième chambre) du 18 décembre 2007
Sommaire de l'arrêt
1. Dispositions fiscales — Harmonisation des législations — Droits d'accise — Directive 92/12 — Force majeure au sens de l'article 14, paragraphe 1 — Notion
(Directive du Conseil 92/12, art. 14, § 1)
2. Dispositions fiscales — Harmonisation des législations — Droits d'accise — Directive 92/12 — «Pertes inhérentes à la nature des produits» au sens de l'article 14, paragraphe 1 — Notion
(Directive du Conseil 92/12, art. 14, § 1)
1. La notion de «force majeure» au sens de l’article 14, paragraphe 1, première phrase, de la directive 92/12 relative au régime général, à la détention, à la circulation et aux contrôles des produits soumis à accise, telle que modifiée par la directive 94/74, vise des circonstances étrangères à l’entrepositaire agréé, anormales et imprévisibles, dont les conséquences n’auraient pu être évitées malgré toutes les diligences déployées par celui-ci. La condition selon laquelle les circonstances
doivent être étrangères à l’entrepositaire agréé ne se limite pas à des circonstances extérieures à celui-ci dans un sens matériel ou physique, mais vise également des circonstances qui apparaissent objectivement comme échappant au contrôle de l’entrepositaire agréé ou situées en dehors de la sphère de responsabilité de celui-ci.
(cf. points 31, 33, 40, disp. 1)
2. Les pertes relatives à une partie des produits échappés d’un oléoduc dues au caractère fluide de ceux-ci et aux caractéristiques du sol sur lequel ils se sont répandus, qui ont fait obstacle à leur récupération, ne peuvent pas être considérées comme des «pertes inhérentes à la nature des produits» au sens de l’article 14, paragraphe 1, deuxième phrase, de la directive 92/12 relative au régime général, à la détention, à la circulation et aux contrôles des produits soumis à accise, telle que
modifiée par la directive 94/74. En effet, selon le libellé même de cette disposition, celle-ci s’applique seulement à des pertes inhérentes à la nature des produits survenues dans le cadre de certaines opérations indiquées de manière limitative, dont le transport. Tandis que la notion de pertes inhérentes à la nature des produits peut inclure des pertes dites «techniques», elle ne peut pas être étendue à des pertes accidentelles. En outre, étant donné que la franchise prévue pour de telles pertes
naturelles est distincte de celle prévue à la première phrase de l’article 14, paragraphe 1, de la directive 92/12 pour des pertes dues à des cas fortuits et à des cas de force majeure, la première franchise ne saurait être interprétée d’une manière extensive pour couvrir les situations dans lesquelles les conditions permettant de prétendre à la dernière ne seraient pas remplies.
(cf. points 42-44, disp. 2)
ARRÊT DE LA COUR (deuxième chambre)
18 décembre 2007 (*)
«Directive 92/12/CEE – Droits d’accise – Huiles minérales ? Pertes – Franchise de droits – Force majeure»
Dans l’affaire C‑314/06,
ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 234 CE, introduite par la Cour de cassation (France), par décision du 11 juillet 2006, parvenue à la Cour le 20 juillet 2006, dans la procédure
Société Pipeline Méditerranée et Rhône (SPMR)
contre
Administration des douanes et droits indirects
Direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED),
LA COUR (deuxième chambre),
composée de M. C. W. A. Timmermans (rapporteur), président de chambre, MM. L. Bay Larsen, K.Schiemann, P. Kūris et M^me C. Toader, juges,
avocat général: M^me J. Kokott,
greffier: M. M.-A. Gaudissart, chef d’unité,
vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 21 juin 2007,
considérant les observations présentées:
– pour la société Pipeline Méditerranée et Rhône (SPMR), par M^e H. Hazan, avocat,
– pour le gouvernement français, par MM. G. de Bergues et J.-Ch. Gracia, en qualité d’agents,
– pour le gouvernement italien, par M. I. M. Braguglia, en qualité d’agent, assisté de M. G. Albenzio, avvocato dello Stato,
– pour le gouvernement polonais, par M^me E. Ośniecka-Tamecka, en qualité d’agent,
– pour la Commission des Communautés européennes, par MM. J.‑P. Keppenne et W. Mölls, en qualité d’agents,
ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 18 juillet 2007,
rend le présent
Arrêt
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 14, paragraphe 1, de la directive 92/12/CEE du Conseil, du 25 février 1992, relative au régime général, à la détention, à la circulation et aux contrôles des produits soumis à accise (JO L 76, p. 1), telle que modifiée par la directive 94/74/CE du Conseil, du 22 décembre 1994 (JO L 365 p. 46, ci-après la «directive 92/12»).
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant la société Pipeline Méditerranée et Rhône (SPMR) (ci-après la «SPMR») à l’administration des douanes et droits indirects (ci-après l’«administration») ainsi qu’à la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED) au sujet de droits d’accise réclamés par l’administration à la SPMR sur des hydrocarbures qui se sont échappés d’un oléoduc dans lequel ces produits circulaient en suspension de droits d’accise,
par suite de fuites et, ensuite, de l’éclatement de cet oléoduc.
Le cadre juridique
Le droit communautaire
3 Aux termes du premier considérant de la directive 92/12, «l’établissement et le fonctionnement du marché intérieur impliquent la libre circulation des marchandises, y compris celles soumises aux droits [d’accise]». Le quatrième considérant de cette directive ajoute que, «pour assurer l’établissement et le fonctionnement du marché intérieur, l’exigibilité des accises doit être identique dans tous les États membres».
4 Ainsi que le précise son article 1^er, paragraphe 1, la directive 92/12 «fixe le régime des produits soumis à accise et autres impositions indirectes frappant directement ou indirectement la consommation de ces produits, à l’exclusion de la taxe sur la valeur ajoutée et des impositions établies par la Communauté».
5 L’article 3, paragraphe 1, de cette directive dispose:
«La présente directive est applicable, au niveau communautaire, aux produits suivants tels que définis dans les directives y afférentes:
– les huiles minérales,
[...]»
6 L’article 4 de ladite directive énonce que, aux fins de celle-ci, il y a lieu d’entendre par:
«a) entrepositaire agréé: la personne physique ou morale autorisée par les autorités compétentes d’un État membre, dans l’exercice de sa profession, à produire, transformer, détenir, recevoir et expédier des produits soumis à accise en suspension de droits [d’accise] dans un entrepôt fiscal;
b) entrepôt fiscal: tout lieu où sont produites, transformées, détenues, reçues ou expédiées par l’entrepositaire agréé dans l’exercice de sa profession, en suspension de droits [d’accise], des marchandises soumises à accise sous certaines conditions fixées par les autorités compétentes de l’État membre où est situé cet entrepôt fiscal;
c) régime suspensif: le régime fiscal applicable à la production, à la transformation, à la détention et à la circulation des produits en suspension de droits [d’accise];
[...]»
7 L’article 5 de la directive 92/12 prévoit:
«1. Les produits visés à l’article 3 paragraphe 1 sont soumis à accise lors de leur production sur le territoire de la Communauté tel que défini à l’article 2 ou lors de leur importation sur ce territoire.
Est considérée comme ‘importation d’un produit soumis à accise’, l’entrée de ce produit à l’intérieur de la Communauté [...]
Toutefois, lorsque ce produit est placé lors de son entrée à l’intérieur de la Communauté sous un régime douanier communautaire, l’importation de ce produit est considérée comme ayant lieu au moment où il sort du régime douanier communautaire.
2. Sans préjudice des dispositions nationales et communautaires en matière de régimes douaniers, lorsque les produits soumis à accise:
– sont en provenance, ou à destination, de pays tiers [...] et se trouvent sous le couvert de l’une des procédures suspensives énumérées à l’article 84 paragraphe 1 point a) du règlement (CEE) n° 2913/92 […], ou dans une zone franche ou dans un entrepôt franc,
– [...]
ils sont réputés être en suspension des droits [d’accise].
[…]»
8 L’article 6, paragraphe 1, de cette directive énonce:
«L’accise devient exigible lors de la mise à la consommation ou lors de la constatation des manquants qui devront être soumis à accise conformément à l’article 14 paragraphe 3.
Est considérée comme mise à la consommation de produits soumis à accise:
a) toute sortie, y compris irrégulière, d’un régime suspensif;
[...]»
9 L’article 12 de ladite directive dispose:
«L’ouverture et le fonctionnement d’entrepôts fiscaux sont subordonnés à l’autorisation des autorités compétentes des États membres.»
10 Aux termes de l’article 13 de la directive 92/12:
«L’entrepositaire agréé est tenu:
a) de fournir une garantie éventuelle en matière de production, de transformation et de détention ainsi qu’une garantie obligatoire en matière de circulation, sous réserve de l’article 15 paragraphe 3,
[…]
b) de se conformer aux obligations prescrites par l’État membre sur le territoire duquel se trouve l’entrepôt fiscal;
[…]
e) de se prêter à tout contrôle ou recensement.
[…]»
11 L’article 14 de cette directive dispose:
«1. L’entrepositaire agréé bénéficie d’une franchise pour les pertes intervenues en régime suspensif, dues à des cas fortuits ou à des cas de force majeure et établies par les autorités de chaque État membre. Il bénéficie également, en régime suspensif, d’une franchise pour les pertes inhérentes à la nature des produits durant le processus de production et de transformation, le stockage et le transport. Chaque État membre fixe les conditions dans lesquelles ces franchises sont accordées. Ces
franchises s’appliquent également aux opérateurs visés à l’article 16 lors du transport des produits en régime suspensif de droits [d’accise].
[...]
3. Sans préjudice de l’article 20, en cas de manquants autres que les pertes visées au paragraphe 1 et en cas de pertes pour lesquelles les franchises visées au paragraphe 1 ne sont pas accordées, les droits sont perçus en fonction des taux en vigueur dans l’État membre concerné au moment où les pertes, dûment établies par les autorités compétentes, se sont produites ou, le cas échéant, au moment de la constatation des manquants.
[…]»
12 L’article 15, paragraphe 3, de ladite directive énonce:
«Les risques inhérents à la circulation intracommunautaire sont couverts par la garantie constituée par l’entrepositaire agréé expéditeur telle que prévue à l’article 13 […]
Si des huiles minérales soumises à accise sont transportées à l’intérieur de la Communauté par voie maritime ou par conduits, les États membres peuvent dispenser les entrepositaires agréés expéditeurs de l’obligation de fournir la garantie visée au premier alinéa.
[…]»
Le droit national
13 L’article 158 C du code des douanes, qui transpose l’article 14, paragraphe 1, de la directive 92/12 en droit français, dispose:
«Les pertes de produits placés en entrepôt fiscal de stockage de produits pétroliers ne sont pas soumises à l’impôt s’il est justifié auprès de l’administration:
1° qu’elles résultent d’un cas fortuit ou d’un cas de force majeure;
2° ou qu’elles sont inhérentes à la nature des produits. Des arrêtés du ministre du Budget peuvent fixer à ce titre une limite forfaitaire aux pertes admissibles en franchise pour chacun des produits et pour chaque mode de transport.»
Le litige au principal et les questions préjudicielles
14 La SPMR, qui est un entrepositaire agréé, exploite un oléoduc dans lequel des hydrocarbures circulent en suspension de droits d’accise à destination de la Suisse. Après avoir constaté des fuites, puis, le 1er janvier 1997, un éclatement de cet oléoduc, la SPMR a demandé à bénéficier d’une franchise des droits d’accise réclamés par l’administration sur les 795 201 l de produits pétroliers qui auraient été perdus, sur la base de l’article 158 C du code des douanes. Estimant que les conditions
pour pouvoir invoquer la force majeure n’étaient pas remplies, l’administration a maintenu la réclamation des droits d’accise sur les quantités perdues, sous la seule déduction des quantités correspondant aux polluants récupérés dans le sol.
15 L’administration a fait assigner la SPMR en paiement devant le tribunal d’instance de Neuilly-sur-Seine. Toutefois, celui-ci a déclaré cette action prescrite.
16 Saisie en degré d’appel, la cour d’appel de Versailles a, par arrêts des 17 décembre 2002 et 23 mars 2004, infirmé le jugement rendu en première instance, considérant que la demande de l’administration est recevable et que la SPMR ne peut se prévaloir de la force majeure, notion qui se caractérise par l’existence de circonstances imprévisibles, irrésistibles et provenant d’une cause extérieure à l’entrepositaire agréé.
17 La SPMR a formé un pourvoi devant la Cour de cassation contre ces arrêts. Elle faisait notamment grief à la juridiction d’appel d’avoir décidé qu’elle ne pouvait se prévaloir d’un «cas fortuit» ou d’un «cas de force majeure» au sens de l’article 158 C du code des douanes et, par suite, de l’avoir déclarée tenue au paiement des droits et des taxes sur les produits pétroliers perdus, invoquant, à cet égard, deux moyens à l’appui de son pourvoi.
18 D’une part, la SPMR soutenait que, en exigeant que les pertes de produits pétroliers résultent de circonstances imprévisibles et extérieures à elle-même et en refusant de rechercher si les fuites et l’éclatement de l’oléoduc ayant entraîné ces pertes pouvaient avoir été irrésistibles pour elle, la cour d’appel a violé l’article 158 C du code des douanes. La SPMR affirmait, à l’inverse, que la seule irrésistibilité caractérise le «cas fortuit» ou le «cas de force majeure» au sens de cette
disposition.
19 D’autre part, la SPMR faisait valoir qu’elle pouvait bénéficier de la franchise prévue audit article 158 C également pour la raison que les pertes de produits pétroliers transportés par l’oléoduc défectueux étaient inhérentes à la nature, fluide, de ceux-ci. Le fait que l’administration a accepté de ne pas taxer les polluants récupérés dans le sol impliquerait, eu égard à ladite nature des produits pétroliers, que ceux qui n’ont pas pu être récupérés en raison de la nature du sol, ne fassent
pas non plus l’objet d’une taxation.
20 Après avoir relevé que le code des douanes transpose en droit français la directive 92/12 et s’être référée à la jurisprudence de la Cour selon laquelle la notion de force majeure n’a pas un contenu identique dans les divers domaines d’application du droit communautaire et sa signification doit être déterminée en fonction du cadre légal dans lequel elle est destinée à produire ses effets, la Cour de cassation a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles
suivantes:
«1) La notion de cas de force majeure à l’origine [de] pertes intervenues en régime suspensif, au sens de l’article 14, paragraphe 1, de la directive 92/12 [...], doit-elle être entendue dans le sens de circonstances imprévisibles, irrésistibles et provenant d’une cause extérieure à l’entrepositaire agréé qui se prévaut de ces circonstances à l’appui de sa demande de franchise ou suffit-il que ces circonstances aient été irrésistibles à l’égard de l’entrepositaire agréé?
2) Les pertes d’une partie des produits échappés d’un oléoduc dues à leur caractère fluide et aux caractéristiques du sol sur lequel ils se sont répandus, qui ont fait obstacle à leur récupération et entraîné leur taxation, peuvent-elles être considérées comme inhérentes à la nature des produits, au sens de l’article 14, paragraphe 1, de la directive 92/12 [...]?»
Sur les questions préjudicielles
Sur la première question, relative à la notion de «force majeure» au sens de l’article 14, paragraphe 1, première phrase, de la directive 92/12
21 Il y a lieu de rappeler que l’ordre juridique communautaire n’entend pas en principe définir ses qualifications en s’inspirant d’un ordre juridique national ou de plusieurs d’entre eux sans précision expresse (voir arrêts du 14 janvier 1982, Corman, 64/81, Rec. p. 13, point 8; du 2 avril 1998, EMU Tabac e.a., C-296/95, Rec. p. I‑1605, point 30, ainsi que du 22 mai 2003, Commission/Allemagne, C‑103/01, Rec. p. I‑5369, point 33). Pour autant que l’article 14, paragraphe 1, de la directive 92/12
prévoit, à sa troisième phrase, que chaque État membre détermine les conditions dans lesquelles les franchises prévues à la première phrase de cette disposition sont accordées, cette référence au droit national ne concerne pas le contenu ou la portée de la notion de «force majeure» figurant à ladite première phrase.
22 En effet, selon le quatrième considérant de la directive 92/12, l’exigibilité de l’accise doit être identique dans tous les États membres pour assurer l’établissement et le fonctionnement du marché intérieur. Dans la mesure où le contenu de la notion de force majeure est un facteur susceptible de contribuer, le cas échéant, à déterminer l’exigibilité de l’accise, cette notion revêt nécessairement un caractère autonome et l’uniformité de son interprétation dans tous les États membres doit être
assurée.
23 Selon une jurisprudence constante, établie dans des contextes divers comme celui de la réglementation agricole ou des règles relatives aux délais de recours énoncées à l’article 45 du statut de la Cour de justice, la notion de force majeure n’est pas limitée à celle d’impossibilité absolue, mais doit être entendue dans le sens de circonstances étrangères à l’opérateur, anormales et imprévisibles, dont les conséquences n’auraient pu être évitées malgré toutes les diligences déployées (voir, en
ce sens, arrêts du 15 décembre 1994, Bayer/Commission, C‑195/91 P, Rec. p. I‑5619, point 31, ainsi que du 17 octobre 2002, Parras Medina, C‑208/01, Rec. p. I‑8955, point 19 et jurisprudence citée).
24 Il en résulte que, comme la Cour l’a déjà précisé, la notion de force majeure comporte un élément objectif, relatif aux circonstances anormales et étrangères à l’opérateur, et un élément subjectif, tenant à l’obligation, pour l’intéressé, de se prémunir contre les conséquences de l’événement anormal en prenant des mesures appropriées sans consentir des sacrifices excessifs (voir, en ce sens, arrêt Bayer/Commission, précité, point 32, et ordonnance du 18 janvier 2005, Zuazaga Meabe/ OHMI,
C‑325/03 P, Rec. p. I‑403, point 25).
25 Toutefois, il est également de jurisprudence constante que, la notion de force majeure n’ayant pas un contenu identique dans les divers domaines d’application du droit communautaire, sa signification doit être déterminée en fonction du cadre légal dans lequel elle est destinée à produire ses effets (voir arrêts du 13 octobre 1993, An Bord Bainne Co-operative et Compagnie Inter-Agra, C‑124/92, Rec. p. I‑5061, point 10, ainsi que du 29 septembre 1998, First City Trading e.a., C‑263/97, Rec.
p. I‑5537, point 41).
26 Par conséquent, il y a lieu d’examiner si, en ce qui concerne la notion de «force majeure» au sens de l’article 14, paragraphe 1, première phrase, de la directive 92/12, l’économie et la finalité de cette directive imposent d’interpréter et d’appliquer de façon particulière les éléments constitutifs de la force majeure tels qu’ils résultent de la jurisprudence de la Cour citée au point 23 du présent arrêt.
27 À cet égard, il découle des premier et quatrième considérants de la directive 92/12 que celle-ci vise à assurer l’établissement et le fonctionnement du marché intérieur pour les marchandises soumises aux droits d’accise et, à cette fin, instaure un régime général dans lequel l’exigibilité de l’accise doit être identique dans tous les États membres.
28 En vertu de l’article 5, paragraphe 1, de la directive 92/12, sont soumis à l’accise les produits visés à l’article 3, paragraphe 1, de cette directive, parmi lesquels figurent les huiles minérales, lors de leur production sur le territoire de la Communauté ou lors de leur importation sur ce territoire. Tandis que le fait générateur de l’accise est la production ou l’importation sur ledit territoire des produits concernés, cette taxe ne devient exigible, aux termes de l’article 6, paragraphe
1, de ladite directive, que lors de la mise à la consommation ou lors de la constatation des manquants qui devront être soumis à accise conformément à l’article 14, paragraphe 3, de cette même directive. Est également considérée comme mise à la consommation en vertu dudit article 6, paragraphe 1, toute sortie, y compris irrégulière, d’un régime suspensif.
29 L’article 14, paragraphe 3, de la directive 92/12 prévoit que, sans préjudice de l’article 20 de celle-ci, en cas de manquants autres que les pertes visées au paragraphe 1 dudit article 14 et en cas de pertes pour lesquelles les franchises visées audit paragraphe 1 ne sont pas accordées, les droits sont perçus en fonction des taux en vigueur dans l’État membre concerné au moment où les pertes, dûment établies par les autorités compétentes, se sont produites ou, le cas échéant, au moment de la
constatation des manquants.
30 Il résulte de la lecture combinée de l’ensemble des dispositions mentionnées aux deux points précédents du présent arrêt que les huiles minérales sont soumises à l’accise du seul fait de leur production ou de leur importation sur le territoire de la Communauté et que les droits d’accise sont, en principe, également exigibles en cas de manquants et de pertes pour lesquelles une franchise n’a pas été accordée par les autorités compétentes. La franchise prévue à l’article 14, paragraphe 1,
première phrase, de la directive 92/12 pour les pertes dues à des cas de force majeure constitue une dérogation à cette règle générale, qui doit donc, ainsi que l’a relevé M^me l’avocat général au point 43 de ses conclusions, faire l’objet d’une interprétation stricte.
31 L’interprétation de la notion de force majeure retenue par la Cour dans d’autres secteurs du droit communautaire, rappelée au point 23 du présent arrêt, doit alors trouver application également dans le cadre de l’article 14, paragraphe 1, première phrase, de la directive 92/12. Un entrepositaire agréé ne peut donc prétendre au bénéfice de la franchise prévue à cette disposition que s’il démontre l’existence de circonstances qui sont étrangères à lui-même, anormales et imprévisibles, et dont
les conséquences n’auraient pu être évitées malgré toutes les diligences déployées.
32 À cet égard, il convient toutefois de considérer que, comme l’a soutenu la Commission des Communautés européennes, l’application de ces conditions dans le contexte de l’article 14, paragraphe 1, première phrase, de la directive 92/12 ne doit pas aboutir à imposer une responsabilité absolue à l’entrepositaire agréé pour les pertes de produits se trouvant dans un régime suspensif.
33 En particulier, la condition selon laquelle les circonstances entourant de telles pertes doivent être étrangères à l’entrepositaire agréé ne se limite pas à des circonstances extérieures à celui-ci, dans un sens matériel ou physique. Cette condition doit plutôt être interprétée comme visant des circonstances qui apparaissent objectivement comme échappant au contrôle de l’entrepositaire agréé ou situées en dehors de la sphère de responsabilité de celui-ci (voir, s’agissant de ce dernier
aspect, par analogie, arrêt du 5 février 1987, Denkavit, 145/85, Rec. p. 565, point 16).
34 Quant aux circonstances de l’affaire au principal, il ressort du dossier soumis à la Cour que la SPMR a allégué devant les juridictions nationales que les fuites qui ont affecté l’oléoduc concerné et, ensuite, l’éclatement de celui-ci, ayant provoqué les pertes pour lesquelles cette société prétend obtenir une franchise, sont imputables à un phénomène de corrosion fissurante inconnu à l’époque des faits et ne pouvant, donc, être détecté avec un dispositif technique disponible alors.
35 Même si les défaillances techniques d’une installation relèvent, en principe, de la responsabilité de celui qui l’exploite, il ne saurait être exclu qu’un phénomène de corrosion tel que celui décrit au point précédent du présent arrêt puisse être considéré comme constituant un «cas de force majeure» au sens de l’article 14, paragraphe 1, première phrase, de la directive 92/12, pour autant que sa survenance n’ait pu, d’aucune manière, être prévue, compte tenu de l’état des connaissances
technologiques disponibles à cette époque, et, dès lors, ait échappé à toute possibilité de contrôle de la part de l’entrepositaire agréé. Il incombe aux juridictions nationales de vérifier si ces conditions sont réunies dans l’espèce au principal.
36 Quant à la condition selon laquelle l’entrepositaire agréé doit avoir fait preuve de la diligence requise, la SPMR et la Commission ont fait valoir que cette condition est remplie lorsqu’il est établi que l’opérateur concerné s’est conformé à la réglementation technique applicable.
37 Bien que le respect des prescriptions techniques relatives à la qualité, à la construction, à la maintenance et à l’exploitation d’un oléoduc puisse être considéré comme une condition nécessaire pour que soit constatée l’existence d’un comportement diligent, ce respect n’est pas, en soi, décisif. En effet, une diligence suffisante présuppose en plus un comportement actif continu, orienté vers l’identification et l’évaluation des risques potentiels, ainsi que la capacité de prendre des
mesures adéquates et efficaces afin de prévenir la réalisation de tels risques.
38 Par ailleurs, ni le fait que, en vertu de l’article 12 de la directive 92/12, l’ouverture et le fonctionnement d’entrepôts fiscaux, comme un oléoduc dans des circonstances telles que celles de l’affaire au principal, sont subordonnés à l’autorisation des autorités compétentes des États membres, ni le fait qu’un entrepositaire agréé est soumis aux obligations énumérées à l’article 13 de cette directive, notamment celle de se prêter à tout contrôle, ni le fait qu’il peut être inféré de
l’article 15, paragraphe 3, deuxième alinéa, de ladite directive, concernant la possibilité de dispense, pour le transport d’huiles minérales par conduits, de l’obligation de fournir une garantie pour couvrir les risques inhérents à la circulation intracommunautaire, que le législateur communautaire considère le transport par oléoduc comme sûr ne constituent des facteurs pertinents pour déterminer si les conditions relatives à l’existence d’un cas de force majeure sont remplies. En effet, comme l’a
souligné M^me l’avocat général aux points 46 et 47 de ses conclusions, d’une part, l’agrément de l’entrepositaire agréé ainsi que les contrôles auxquels il est soumis, tels que prévus audit article 13, visent seulement à garantir que cet entrepositaire présente le degré de fiabilité requis pour le régime suspensif et, d’autre part, l’octroi d’une autorisation pour l’ouverture et le fonctionnement d’un entrepôt fiscal par les autorités compétentes d’un État membre ne rend pas celui-ci coresponsable
de l’accise sur les produits ayant fait l’objet de pertes par suite d’une défaillance technique du moyen de transport agréé.
39 Enfin, il ne saurait être soutenu que l’accise ne serait pas due pour les produits perdus au motif que ceux-ci n’ont jamais été mis à la consommation comme requis à l’article 6, paragraphe 1, de la directive 92/12 en tant que condition de l’exigibilité de l’impôt. En effet, ainsi qu’il a été exposé au point 30 du présent arrêt, les huiles minérales sont soumises à l’accise du seul fait de leur production ou de leur importation sur le territoire de la Communauté et les droits d’accise sont, en
principe, également exigibles en cas de manquants et de pertes pour lesquelles une franchise n’a pas été accordée par les autorités compétentes. Il s’ensuit que la mise à la consommation n’est pas déterminante pour la naissance de la dette fiscale.
40 Eu égard aux considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre à la première question que la notion de «force majeure» au sens de l’article 14, paragraphe 1, première phrase, de la directive 92/12 vise des circonstances étrangères à l’entrepositaire agréé, anormales et imprévisibles, dont les conséquences n’auraient pu être évitées malgré toutes les diligences déployées par celui-ci. La condition selon laquelle les circonstances doivent être étrangères à l’entrepositaire agréé ne se
limite pas à des circonstances extérieures à celui-ci dans un sens matériel ou physique, mais vise également des circonstances qui apparaissent objectivement comme échappant au contrôle de l’entrepositaire agréé ou situées en dehors de la sphère de responsabilité de celui-ci.
Sur la seconde question, relative à la notion de «pertes inhérentes à la nature des produits» au sens de l’article 14, paragraphe 1, deuxième phrase, de la directive 92/12
41 Par sa seconde question, la juridiction de renvoi cherche à savoir si les pertes relatives à une partie des produits pétroliers échappés d’un oléoduc dues au caractère fluide de ceux-ci et aux caractéristiques du sol sur lequel ils se sont répandus, qui ont fait obstacle à leur récupération, peuvent être considérées comme des «pertes inhérentes à la nature des produits» au sens de l’article 14, paragraphe 1, deuxième phrase, de la directive 92/12.
42 Selon le libellé même de cette disposition, celle-ci s’applique seulement à des pertes inhérentes à la nature des produits survenues dans le cadre de certaines opérations indiquées de manière limitative, dont le transport. Tandis que la notion de pertes inhérentes à la nature des produits peut, comme l’a fait remarquer le gouvernement italien, inclure des pertes dites «techniques», elle ne peut pas être étendue à des pertes accidentelles.
43 En outre, étant donné que la franchise prévue pour de telles pertes naturelles est distincte de celle prévue à la première phrase de l’article 14, paragraphe 1, de la directive 92/12 pour des pertes dues à des cas fortuits et à des cas de force majeure, la première franchise ne saurait être interprétée d’une manière extensive pour couvrir les situations dans lesquelles les conditions permettant de prétendre à la seconde ne seraient pas remplies.
44 Il convient dès lors de répondre à la seconde question que les pertes relatives à une partie des produits échappés d’un oléoduc dues au caractère fluide de ceux-ci et aux caractéristiques du sol sur lequel ils se sont répandus, qui ont fait obstacle à leur récupération, ne peuvent pas être considérées comme des «pertes inhérentes à la nature des produits» au sens de l’article 14, paragraphe 1, deuxième phrase, de la directive 92/12.
Sur les dépens
45 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (deuxième chambre) dit pour droit:
1) La notion de «force majeure» au sens de l’article 14, paragraphe 1, première phrase, de la directive 92/12/CEE du Conseil, du 25 février 1992, relative au régime général, à la détention, à la circulation et aux contrôles des produits soumis à accise, telle que modifiée par la directive 94/74/CE du Conseil, du 22 décembre 1994, vise des circonstances étrangères à l’entrepositaire agréé, anormales et imprévisibles, dont les conséquences n’auraient pu être évitées malgré toutes les diligences
déployées par celui-ci. La condition selon laquelle les circonstances doivent être étrangères à l’entrepositaire agréé ne se limite pas à des circonstances extérieures à celui-ci dans un sens matériel ou physique, mais vise également des circonstances qui apparaissent objectivement comme échappant au contrôle de l’entrepositaire agréé ou situées en dehors de la sphère de responsabilité de celui-ci.
2) Les pertes relatives à une partie des produits échappés d’un oléoduc dues au caractère fluide de ceux-ci et aux caractéristiques du sol sur lequel ils se sont répandus, qui ont fait obstacle à leur récupération, ne peuvent pas être considérées comme des «pertes inhérentes à la nature des produits» au sens de l’article 14, paragraphe 1, deuxième phrase, de la directive 92/12, telle que modifiée par la directive 94/74.
Signatures
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* Langue de procédure: le français.