Affaire C-238/05
Asnef-Equifax, Servicios de Información sobre Solvencia y Crédito, SL
et
Administración del Estado
contre
Asociación de Usuarios de Servicios Bancarios (Ausbanc)
(demande de décision préjudicielle, introduite par le Tribunal Supremo)
«Concurrence — Article 81 CE — Système d'échange d'informations entre établissements financiers sur la solvabilité des clients — Demande de décision préjudicielle — Recevabilité — Incidence sur le commerce entre États membres — Restriction de la concurrence — Profit pour les utilisateurs»
Conclusions de l'avocat général M. L. A. Geelhoed, présentées le 29 juin 2006
Arrêt de la Cour (troisième chambre) du 23 novembre 2006
Sommaire de l'arrêt
1. Questions préjudicielles — Compétence de la Cour
(Art. 234 CE)
2. Concurrence — Ententes — Accords entre entreprises
(Art. 81, § 1, CE)
3. Concurrence — Ententes — Pratique concertée — Notion
(Art. 81, § 1, CE)
4. Concurrence — Ententes — Atteinte à la concurrence
(Art. 81, § 1, CE)
5. Concurrence — Ententes — Interdiction — Exemption — Conditions
(Art. 81, § 1 et 3, CE)
1. Dans le cadre de la procédure prévue à l'article 234 CE, il n'appartient pas à la Cour, eu égard à la répartition des fonctions entre elle et les juridictions nationales, de vérifier si la décision par laquelle elle a été saisie a été prise conformément aux règles d'organisation et de procédure juridictionnelles de droit national.
Dans le cadre de la coopération entre la Cour et les juridictions nationales instituée par l'article 234 CE, il appartient au seul juge national qui est saisi du litige et qui doit assumer la responsabilité de la décision juridictionnelle à intervenir d'apprécier, au regard des particularités de l'affaire, tant la nécessité d'une décision préjudicielle pour être en mesure de rendre son jugement que la pertinence des questions qu'il pose à la Cour. En conséquence, dès lors que les questions
préjudicielles posées portent sur l'interprétation du droit communautaire, la Cour est, en principe, tenue de statuer.
Toutefois, dans des hypothèses exceptionnelles, il appartient à la Cour d'examiner les conditions dans lesquelles elle est saisie par le juge national en vue de vérifier sa propre compétence. En effet, l'esprit de collaboration qui doit présider au fonctionnement du renvoi préjudiciel implique que, de son côté, le juge national ait égard à la fonction confiée à la Cour, qui est de contribuer à l'administration de la justice dans les États membres et non de formuler des opinions consultatives sur des
questions générales ou hypothétiques.
À cet égard, le rejet d'une demande formée par une juridiction nationale n'est possible que s'il apparaît de manière manifeste que l'interprétation sollicitée du droit communautaire n'a aucun rapport avec la réalité ou l'objet du litige au principal ou encore lorsque le problème est de nature hypothétique ou que la Cour ne dispose pas des éléments de fait et de droit nécessaires pour répondre de façon utile aux questions qui lui sont posées.
Tel n'est pas le cas lorsque la solution du litige dont la juridiction de renvoi est saisie peut nécessiter l'application à la fois du droit communautaire et du droit national de la concurrence, et que, par sa demande de décision préjudicielle, le juge national vise, en substance, à garantir le respect de la règle de la primauté du droit communautaire.
(cf. points 14-17, 20-21)
2. L'interprétation et l'application de la condition figurant à l'article 81, paragraphe 1, CE relative à l'incidence des accords sur le commerce entre États membres doivent prendre comme point de départ la finalité de cette condition, qui est de déterminer, en matière de réglementation de la concurrence, le domaine du droit communautaire par rapport à celui des États membres. C'est ainsi que relèvent du domaine du droit communautaire toute entente et toute pratique susceptibles d'affecter le
commerce entre États membres dans un sens qui pourrait nuire à la réalisation des objectifs d'un marché unique entre les États membres, notamment en cloisonnant les marchés nationaux ou en modifiant la structure de la concurrence dans le marché commun.
Pour être susceptibles d'affecter le commerce entre États membres, une décision, un accord ou une pratique doivent, sur la base d'un ensemble d'éléments objectifs de droit ou de fait, permettre d'envisager avec un degré de probabilité suffisant qu'ils exercent une influence directe ou indirecte, actuelle ou potentielle, sur les courants d'échanges entre États membres, et cela de manière à faire craindre qu'ils puissent entraver la réalisation d'un marché unique entre États membres. Il faut, en
outre, que cette influence ne soit pas insignifiante.
Ainsi, une incidence sur les échanges intracommunautaires résulte en général de la réunion de plusieurs facteurs qui, pris isolément, ne seraient pas nécessairement déterminants. Pour vérifier si une entente affecte sensiblement le commerce entre États membres, il faut l'examiner dans son contexte économique et juridique.
À cet égard, d'une part, le simple fait que des opérateurs des autres États membres figurent parmi les participants à une entente nationale est un élément important dans l'appréciation à porter, mais il n'est pas déterminant en soi pour pouvoir en conclure que la condition relative aux effets sur le commerce entre États membres est remplie.
D'autre part, le fait qu'une entente n'a pour objet que la commercialisation des produits dans un seul État membre ne suffit pas pour exclure que le commerce entre États membres puisse être affecté. En effet, une entente s'étendant à l'ensemble du territoire d'un État membre a, par sa nature même, pour effet de consolider des cloisonnements de caractère national, entravant ainsi l'interpénétration économique voulue par le traité.
En outre, la circonstance qu'un accord ou une pratique favorisent une augmentation du volume du commerce entre États membres n'exclut pas que cet accord ou cette pratique puissent affecter ce commerce.
C'est ainsi que, s'agissant d'un système d'échange d'informations entre établissements financiers sur la solvabilité des clients, il appartient à la juridiction nationale de vérifier si, eu égard aux caractéristiques du marché en cause, il existe un degré suffisant de probabilité que la mise en oeuvre d'un tel système exerce une influence directe ou indirecte, actuelle ou potentielle, sur l'offre de crédit dans l'État membre concerné par des opérateurs d'autres États membres et que cette influence
ne soit pas insignifiante.
Dans le cadre de cette appréciation, il appartient à la juridiction nationale de tenir compte de l'évolution prévisible des conditions de concurrence et du flux d'échanges entre États membres. Sur ce point, il lui faut prendre en considération, par exemple, le développement éventuel d'activités transfrontalières et l'incidence prévisible d'éventuelles initiatives politiques ou législatives visant à réduire les obstacles juridiques ou techniques au commerce.
(cf. points 33-39, 43-44)
3. Il est inhérent aux dispositions du traité relatives à la concurrence que tout opérateur économique doit déterminer de manière autonome la politique qu'il entend suivre sur le marché commun. Ainsi, une telle exigence d'autonomie s'oppose à toute prise de contact directe ou indirecte entre des opérateurs économiques de nature soit à influencer le comportement sur le marché d'un concurrent actuel ou potentiel, soit à dévoiler à un tel concurrent le comportement que l'on est décidé à tenir
soi-même sur le marché ou que l'on envisage d'adopter sur celui-ci, lorsque ces contacts ont pour objet ou pour effet d'aboutir à des conditions de concurrence qui ne correspondraient pas aux conditions normales du marché en cause, compte tenu de la nature des produits ou des prestations fournies, de l'importance et du nombre des entreprises ainsi que du volume dudit marché.
Toutefois, ladite exigence d'autonomie n'exclut pas le droit des opérateurs économiques de s'adapter intelligemment au comportement constaté ou à escompter de leurs concurrents.
Dès lors, la compatibilité d'un système d'échange d'informations entre établissements financiers sur la solvabilité des clients avec les règles communautaires de concurrence ne peut être appréciée de façon abstraite. Elle est fonction des conditions économiques sur les marchés concernés et des caractéristiques propres au système en cause, telles que, notamment, sa finalité, les conditions d'accès et de participation à l'échange, ainsi que la nature des informations échangées - celles-ci pouvant, par
exemple, être publiques ou confidentielles, agrégées ou détaillées, historiques ou actuelles - leur périodicité et leur importance pour la fixation des prix, des volumes ou des conditions de la prestation.
(cf. points 52-54)
4. Un système d'échange d'informations entre établissements financiers sur la solvabilité des clients, en réduisant le taux de défaillance des emprunteurs, est en principe de nature à améliorer le fonctionnement de l'offre de crédit. En effet, si les établissements financiers, en raison d'un manque d'informations sur le risque de défaillance des emprunteurs, ne peuvent distinguer, parmi ces derniers, ceux dont la probabilité de défaillance est plus importante, le risque supporté de ce fait par
ces établissements s'en trouvera nécessairement augmenté et ceux-ci auront tendance à l'intégrer dans le calcul du coût du crédit pour tous les emprunteurs, y compris ceux qui présentent le risque de défaillance le plus faible, ces derniers devant alors supporter un coût plus élevé que si lesdits établissements étaient en mesure d'évaluer plus précisément la probabilité de remboursement, tendance qu'un système d'échange d'informations tel que précité est précisément de nature à atténuer.
En outre, un système d'échange d'informations entre établissements financiers sur la solvabilité des clients, en diminuant l'importance des informations détenues par les établissements financiers sur leurs propres clients, apparaît, en principe, susceptible d'augmenter la mobilité des consommateurs de crédit et est apte à faciliter l'entrée de nouveaux concurrents sur le marché.
Il s'ensuit que l'article 81, paragraphe 1, CE doit être interprété en ce sens qu'un système d'échange d'informations entre établissements financiers sur la solvabilité des clients n'a pas, en principe, pour effet de restreindre la concurrence au sens de cette disposition, pour autant que le ou les marchés concernés ne sont pas fortement concentrés, que ce système ne permet pas d'identifier les créanciers et que les conditions d'accès et d'utilisation pour les établissements financiers ne sont pas
discriminatoires, en droit comme en fait.
(cf. points 55-56, 61, 72, disp. 1)
5. Dans le cas où un système d'échange d'informations entre établissements financiers sur la solvabilité des clients restreindrait la concurrence au sens de l'article 81, paragraphe 1, CE, l'applicabilité de l'exemption prévue au paragraphe 3 de cet article est subordonnée aux quatre conditions cumulatives énoncées à cette dernière disposition et il appartient au juge national de vérifier si ces conditions sont remplies. Pour que soit remplie la condition relative au fait qu'une partie équitable
du profit doit être réservée aux utilisateurs, il n'est pas nécessaire, en principe, que chaque consommateur tire profit individuellement d'un accord, d'une décision ou d'une pratique concertée. En revanche, il est nécessaire que l'incidence globale sur les consommateurs dans les marchés en cause soit favorable.
(cf. point 72, disp. 2)
ARRÊT DE LA COUR (troisième chambre)
23 novembre 2006 (*)
«Concurrence – Article 81 CE – Système d’échange d’informations entre établissements financiers sur la solvabilité des clients – Demande de décision préjudicielle – Recevabilité – Incidence sur le commerce entre États membres – Restriction de la concurrence – Profit pour les utilisateurs»
Dans l’affaire C‑238/05,
ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 234 CE, introduite par le Tribunal Supremo (Espagne), par décision du 13 avril 2005, parvenue à la Cour le 30 mai 2005, dans la procédure
Asnef-Equifax, Servicios de Información sobre Solvencia y Crédito, SL,
Administración del Estado
contre
Asociación de Usuarios de Servicios Bancarios (Ausbanc),
LA COUR (troisième chambre),
composée de M. A. Rosas, président de chambre, MM. A. Borg Barthet, J. Malenovský, U. Lõhmus et A. Ó Caoimh (rapporteur), juges,
avocat général: M. L. A. Geelhoed,
greffier: M^me M. Ferreira, administrateur principal,
vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 26 avril 2006,
considérant les observations présentées:
– pour Asnef-Equifax, Servicios de Información sobre Solvencia y Crédito, SL, par M^es A. Creus Carreras et O. Amador Peñate, abogados,
– pour l’Asociación de Usuarios de Servicios Bancarios (Ausbanc), par M^es L. Pineda Salido et M. Mateos Ferres, abogados, ainsi que par M^me M. Rodríguez Teijeiro, procuradora,
– pour le gouvernement polonais, par M. T. Nowakowski, en qualité d’agent,
– pour la Commission des Communautés européennes, par MM. F. Castillo de la Torre et E. Gippini Fournier, en qualité d’agents,
ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 29 juin 2006,
rend le présent
Arrêt
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 81 CE.
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant Asnef‑Equifax, Servicios de Información sobre Solvencia y Crédito, SL (ci‑après «Asnef‑Equifax») ainsi que l'Administración del Estado à l’Asociación de Usuarios de Servicios Bancarios (ci‑après l’«Ausbanc») à propos d’un système d’échange d’informations entre établissements financiers sur la solvabilité des clients (ci‑après le «fichier»).
Le cadre juridique
La réglementation communautaire
3 Selon son quatrième considérant, le règlement (CE) nº 1/2003 du Conseil, du 16 décembre 2002, relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence prévues aux articles 81 et 82 du traité (JO 2003, L 1, p. 1), a pour but notamment de reconnaître aux autorités compétentes en matière de concurrence et aux juridictions des États membres le pouvoir d’appliquer non seulement l’article 81, paragraphe 1, CE, mais également le paragraphe 3 de ce même article.
4 L’article 3, paragraphes 1 et 2, du règlement n° 1/2003 dispose:
«1. Lorsque les autorités de concurrence des États membres ou les juridictions nationales appliquent le droit national de la concurrence à des accords, des décisions d’associations d’entreprises ou des pratiques concertées au sens de l’article 81, paragraphe 1, du traité susceptibles d’affecter le commerce entre États membres au sens de cette disposition, elles appliquent également l’article 81 du traité à ces accords, décisions ou pratiques concertées. [...]
2. L’application du droit national de la concurrence ne peut pas entraîner l’interdiction d’accords, de décisions d’associations d’entreprises ou de pratiques concertées qui sont susceptibles d’affecter le commerce entre États membres, mais qui n’ont pas pour effet de restreindre la concurrence au sens de l’article 81, paragraphe 1, du traité, ou qui satisfont aux conditions énoncées à l’article 81, paragraphe 3, du traité ou qui sont couverts par un règlement ayant pour objet l’application de
l’article 81, paragraphe 3, du traité. Le présent règlement n’empêche pas les États membres d’adopter et de mettre en œuvre sur leur territoire des lois nationales plus strictes qui interdisent ou sanctionnent un comportement unilatéral d’une entreprise.»
La réglementation nationale
5 Le droit espagnol de la concurrence est régi principalement par la loi 16/1989 relative à la défense de la concurrence (Ley 16/1989 de Defensa de la Competencia), du 17 juillet 1989 (ci‑après la «LDC»). Ainsi que le Tribunal Supremo le relève, le libellé des articles 1^er et 3 de cette loi est, en substance, pratiquement identique à celui de l’article 81, paragraphes 1 et 3, CE. Selon l’article 4, paragraphe 1, de la LDC, le Tribunal de Defensa de la Competencia (tribunal de la concurrence)
peut autoriser les accords, décisions, recommandations et pratiques visés à l’article 1^er de la même loi dans les hypothèses et aux conditions énoncées à l’article 3 de celle‑ci.
Le litige au principal et les questions préjudicielles
6 Le 21 mai 1998, Asnef‑Equifax, dont fait partie, en qualité d’associée, l’Asociación Nacional de Entidades Financieras (Association nationale des établissements financiers), a présenté, au titre de l’article 4 de la LDC, une demande d’autorisation du fichier, la gestion de celui-ci devant être assurée par elle-même.
7 Selon les règles établies pour le fonctionnement du fichier, celui‑ci «a pour objet la fourniture de services d’information sur la solvabilité et le crédit au moyen du traitement automatisé de données relatives aux risques encourus par les établissements opérant dans le domaine des activités de prêt et de crédit». Les informations reprises dans le fichier auraient un contenu analogue à celui prévu par la circulaire 3/1995, qui réglemente le Central de Información de Riesgos (fichier central
d’informations sur les risques, ci‑après le «CIR») géré par la Banque centrale espagnole, lequel est déjà accessible aux organismes financiers en Espagne. Les informations en question portent sur l’identité et l’activité économique des débiteurs, ainsi que sur des situations particulières telles que la faillite ou l’insolvabilité.
8 Contrairement à l’avis négatif du Servicio de Defensa de la Competencia (organe administratif chargé de la protection de la concurrence), le Tribunal de Defensa de la Competencia a, le 3 novembre 1999, autorisé le fichier en application des critères d’exemption prévus à l’article 3 de la LDC, pour une durée de cinq ans, à la condition, d’une part, qu’il soit accessible à tous les établissements financiers de manière non discriminatoire et moyennant paiement de la redevance correspondante et,
d’autre part, qu’il ne divulgue pas les informations relatives aux créanciers qu’il contient. La décision de ce Tribunal n’aborde pas la question de l’applicabilité de l’article 81 CE.
9 L’Ausbanc a introduit un recours en annulation contre la décision dudit Tribunal devant l’Audiencia Nacional. Celle‑ci, par l’arrêt contesté au principal, a fait droit audit recours. Cette dernière juridiction a estimé que le fichier, en ce qu’il restreint la libre concurrence, entre dans les prévisions de l’article 1^er de la LDC et ne peut pas être autorisé en vertu de l’article 3 de cette loi, car les conditions nécessaires à son application ne sont pas remplies. Il résulte de l’exposé
des motifs du vote majoritaire des membres de l’Audiencia Nacional que cette juridiction s’est référée non seulement au droit espagnol, mais également à l’arrêt de la Cour du 28 mai 1998, Deere/Commission (C‑7/95 P, Rec. p. I‑3111), et notamment aux points 5, 10, 88 et 123 de celui-ci.
10 Saisi d’un pourvoi en cassation formé par Asnef-Equifax et l’Administración del Estado, le Tribunal Supremo considère qu’il existe un doute raisonnable sur la question de savoir si, dans une hypothèse de marché atomisé, les accords conclus en vue de la création de fichiers d’informations sur le crédit sont potentiellement restrictifs de la concurrence dans la mesure où ils sont de nature à promouvoir ou à faciliter la collusion et si, le cas échéant, ils sont néanmoins susceptibles d’être
autorisés au motif que les conditions de dérogation prévues à l’article 81, paragraphe 3, CE sont réunies.
11 Dans ces circonstances, le Tribunal Supremo a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:
«1) Ressort-il d’une interprétation de l’article 81, paragraphe 1, [CE] que sont compatibles avec le marché commun des accords d’échange d’informations entre établissements financiers, concernant la situation de solvabilité et de défaillance de leurs clients, en ce que de tels accords ont une incidence sur les politiques économiques de l’Union et sur le marché commun du crédit et ont pour effet de restreindre la concurrence dans le secteur des établissements financiers et de crédit?
2) Ressort-il d’une interprétation de l’article 81, paragraphe 3, [CE] qu’un État membre peut autoriser, à travers ses autorités de concurrence, des accords d’échange d’informations entre établissements financiers, par la création d’un fichier d’informations sur le crédit concernant leurs clients, au motif que les consommateurs et utilisateurs de ces services financiers tirent profit de la constitution d’un tel fichier?»
Sur les questions préjudicielles
Sur la recevabilité de la demande de décision préjudicielle
12 En premier lieu, la Commission des Communautés européennes, observant que la décision du Tribunal de Defensa de la Competencia est fondée non sur l’article 81 CE, mais sur les articles 1^er et 3 de la LDC, soulève la question de la recevabilité de la demande de décision préjudicielle. Elle doute que le Tribunal Supremo, en tant qu’instance de cassation, puisse appliquer d’autres dispositions légales que celles sur lesquelles se sont fondées les instances inférieures. Bien que la juridiction
de renvoi affirme que l’article 81 CE est applicable à l’affaire au principal, elle n’expliquerait pas le motif sur lequel repose une telle affirmation. Par ailleurs, la Commission observe que ladite décision, dont la légalité est mise en cause dans le litige au principal, a été adoptée en 2001, à savoir avant l’entrée en vigueur du règlement n° 1/2003.
13 En second lieu, la Commission fait valoir que la décision de renvoi ne fournit pas d’informations sur la question de savoir si le fichier est susceptible d’affecter sensiblement le commerce entre États membres, alors même que, pour que les obligations découlant de l’article 3 du règlement n° 1/2003 ou de l’arrêt du 13 février 1969, Wilhelm e.a. (14/68, Rec. p. 1), trouvent à s’appliquer, l’article 81 CE doit être matériellement applicable.
14 Tout d’abord, il importe d’observer que, dans le cadre de la procédure prévue à l’article 234 CE, il n’appartient pas à la Cour, eu égard à la répartition des fonctions entre elle et les juridictions nationales, de vérifier si la décision par laquelle elle a été saisie a été prise conformément aux règles d’organisation et de procédure juridictionnelles de droit national (voir arrêts du 20 octobre 1993, Balocchi, C‑10/92, Rec. p. I‑5105, points 16 et 17, ainsi que du 16 septembre 1999, WWF
e.a., C‑435/97, Rec. p. I‑5613, point 33).
15 Il convient ensuite de rappeler que, conformément à une jurisprudence constante, dans le cadre de la coopération entre la Cour et les juridictions nationales instituée par l’article 234 CE, il appartient au seul juge national qui est saisi du litige et qui doit assumer la responsabilité de la décision juridictionnelle à intervenir d’apprécier, au regard des particularités de l’affaire, tant la nécessité d’une décision préjudicielle pour être en mesure de rendre son jugement que la pertinence
des questions qu’il pose à la Cour. En conséquence, dès lors que les questions préjudicielles posées portent sur l’interprétation du droit communautaire, la Cour est, en principe, tenue de statuer (voir, notamment, arrêts du 15 décembre 1995, Bosman, C‑415/93, Rec. p. I‑4921, point 59, et du 13 juillet 2006, Manfredi e.a., C‑295/04 à C‑298/04, non encore publié au Recueil, point 26).
16 Toutefois, la Cour a également indiqué que, dans des hypothèses exceptionnelles, il lui appartient d’examiner les conditions dans lesquelles elle est saisie par le juge national en vue de vérifier sa propre compétence (arrêt Manfredi e.a., précité, point 27). En effet, l’esprit de collaboration qui doit présider au fonctionnement du renvoi préjudiciel implique que, de son côté, le juge national ait égard à la fonction confiée à la Cour, qui est de contribuer à l’administration de la justice
dans les États membres et non de formuler des opinions consultatives sur des questions générales ou hypothétiques (arrêt du 22 novembre 2005, Mangold, C‑144/04, Rec. p. I‑9981, point 36).
17 Il résulte d’une jurisprudence constante que le rejet d’une demande formée par une juridiction nationale n’est possible que s’il apparaît de manière manifeste que l’interprétation sollicitée du droit communautaire n’a aucun rapport avec la réalité ou l’objet du litige au principal ou encore lorsque le problème est de nature hypothétique ou que la Cour ne dispose pas des éléments de fait et de droit nécessaires pour répondre de façon utile aux questions qui lui sont posées (voir, notamment,
arrêts Bosman, précité, point 61, et du 10 janvier 2006, IATA et ELFAA, C‑344/04, Rec. p. I-403, point 24).
18 Or, dans la présente affaire, il n’apparaît pas de manière manifeste que l’interprétation de l’article 81 CE n’a aucun rapport avec la réalité ou l’objet du litige dont est saisie la juridiction de renvoi, lequel n’est à l’évidence pas de nature hypothétique.
19 En effet, contrairement à ce que la Commission a laissé entendre lors de l’audience, il résulte de la décision de renvoi que le Tribunal Supremo considère que «l’arrêt [de l’Audiencia Nacional] se fonde sur les principes établis par les articles 1^er et 3 de la [LDC] et sur les dispositions de l’ancien article 85 du traité [instituant] la Communauté économique européenne, dans l’interprétation qu’en a donnée la jurisprudence de la Cour de justice […]».
20 Or, il n’est pas exclu qu’une même situation de fait puisse relever à la fois du droit communautaire et du droit national en matière de concurrence, même si ceux-ci considèrent les pratiques concernées sous des aspects différents (voir, en ce sens, arrêt du 26 novembre 1998, Bronner, C‑7/97, Rec. p. I‑7791, point 19 et jurisprudence citée).
21 Par ailleurs, le Tribunal Supremo a expressément motivé sa demande de décision préjudicielle par la nécessité d’éviter des interprétations contradictoires ou divergentes, en déclarant notamment que cette demande «constitue l’expression des devoirs de collaboration entre les juridictions nationales et communautaires». Ainsi, la juridiction de renvoi vise en substance à garantir le respect de la règle de la primauté du droit communautaire.
22 En outre, les arguments de l’Ausbanc, selon lesquels le fichier n’aurait pas d’incidence sensible sur les échanges entre États membres, de sorte que la Cour ne serait pas compétente pour statuer sur la demande de décision préjudicielle, concernent le fond des questions posées. Dès lors que la vérification de l’existence d’une telle incidence relève de l’appréciation de la juridiction nationale, lesdits arguments sont, en principe, sans pertinence pour vérifier la recevabilité de ladite
demande.
23 Enfin, en ce qui concerne l’ampleur des indications figurant dans la décision de renvoi relatives à une éventuelle incidence sur le commerce entre États membres, il convient de rappeler que l’exigence de précision quant au contexte factuel et réglementaire vaut tout particulièrement dans le domaine de la concurrence, qui est caractérisé par des situations de fait et de droit complexes (voir arrêt du 13 avril 2000, Lehtonen et Castors Braine, C‑176/96, Rec. p. I‑2681, point 22, ainsi que
ordonnance du 8 octobre 2002, Viacom, C-190/02, Rec. p. I‑8287, point 22).
24 Certes, dans la présente affaire, la décision de renvoi ne fournit pas d’informations précises et détaillées relatives à une telle incidence. Toutefois, cette décision a fourni à la Cour des informations suffisantes pour lui permettre de donner une réponse utile à la juridiction de renvoi, en interprétant les règles de droit communautaire au regard de la situation faisant l’objet du litige au principal.
25 Dans ces conditions, il convient de considérer que la demande de décision préjudicielle est recevable.
Sur le fond
26 Par ses deux questions, qu’il convient d’examiner ensemble, la juridiction de renvoi demande en substance si l’article 81 CE doit être interprété en ce sens qu’un système d’échange d’informations sur le crédit, tel que le fichier, relève de la prohibition énoncée au paragraphe 1 dudit article et, dans l’affirmative, si un tel système peut bénéficier de l’exemption prévue au paragraphe 3 de ce même article, en raison notamment de l’éventuelle existence d’un profit pour les utilisateurs
résultant de la mise en œuvre de ce système.
27 L’Ausbanc soutient que le fichier restreint la concurrence dans la mesure où il suppose un échange de renseignements qui sont normalement considérés comme des secrets d’affaires entre concurrents, éliminant ainsi les facteurs de risque que comporte toute décision d’entreprise et facilitant une réaction homogène des établissements financiers à l’égard d’un demandeur de crédit. Asnef‑Equifax, le gouvernement polonais et la Commission soutiennent, pour l’essentiel, qu’un fichier tel que celui en
cause au principal ne restreint pas la concurrence.
28 Aux termes de l’article 81, paragraphe 1, CE, sont incompatibles avec le marché commun et interdits tous accords entre entreprises, toutes décisions d’associations d’entreprises et toutes pratiques concertées qui sont susceptibles d’affecter le commerce entre États membres et qui ont pour objet ou pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l’intérieur du marché commun.
29 Il convient dès lors d’examiner si ces conditions sont susceptibles d’être remplies dans l’affaire au principal.
30 À titre liminaire, il y a lieu de relever, d’une part, qu’il ressort du dossier que l’Asociación Nacional de Entidades Financieras fait partie, en qualité de membre, d’Asnef‑Equifax, à laquelle la gestion du fichier a été confiée, et, d’autre part, que la nécessaire participation des établissements de crédit à ce fichier implique inévitablement une certaine coopération entre concurrents sous la forme d’un échange indirect des informations concernant le crédit.
31 Il en résulte que l’article 81, paragraphe 1, CE est susceptible de s’appliquer à la conception et à la mise en œuvre du fichier, sans qu’il soit nécessaire de qualifier précisément la forme de la coopération ainsi établie entre lesdits établissements.
32 En effet, si ladite disposition distingue la notion de «pratique concertée» de celle d’«accords entre entreprises» ou de «décisions d’associations d’entreprises», c’est dans le dessein d’appréhender, sous les interdictions de cette disposition, différentes formes de coordination et de collusion entre entreprises (arrêt du 8 juillet 1999, Commission/Anic Partecipazioni, C‑49/92 P, Rec. p. I‑4125, point 112). Dès lors, dans la présente affaire, une qualification précise de la nature de la
coopération en cause au principal ne serait pas susceptible de modifier l’analyse juridique qui s’impose en vertu de l’article 81 CE.
Sur l’incidence sur le commerce entre États membres
33 L’interprétation et l’application de la condition figurant à l’article 81, paragraphe 1, CE relative à l’incidence des accords sur le commerce entre États membres doivent prendre comme point de départ la finalité de cette condition, qui est de déterminer, en matière de réglementation de la concurrence, le domaine du droit communautaire par rapport à celui des États membres. C’est ainsi que relèvent du domaine du droit communautaire toute entente et toute pratique susceptibles d’affecter le
commerce entre États membres dans un sens qui pourrait nuire à la réalisation des objectifs d’un marché unique entre les États membres, notamment en cloisonnant les marchés nationaux ou en modifiant la structure de la concurrence dans le marché commun (voir arrêt Manfredi e.a., précité, point 41).
34 Pour être susceptibles d’affecter le commerce entre États membres, une décision, un accord ou une pratique doivent, sur la base d’un ensemble d’éléments objectifs de droit ou de fait, permettre d’envisager avec un degré de probabilité suffisant qu’ils exercent une influence directe ou indirecte, actuelle ou potentielle, sur les courants d’échanges entre États membres, et cela de manière à faire craindre qu’ils puissent entraver la réalisation d’un marché unique entre États membres (voir
arrêts du 11 juillet 1985, Remia e.a./Commission, 42/84, Rec. p. 2545, point 22, et du 25 octobre 2001, Ambulanz Glöckner, C‑475/99, Rec. p. I‑8089, point 48). Il faut, en outre, que cette influence ne soit pas insignifiante (voir, en ce sens, arrêts du 25 novembre 1971, Béguelin Import, 22/71, Rec. p. 949, point 16; du 28 avril 1998, Javico, C‑306/96, Rec. p. I‑1983, point 16, ainsi que Manfredi e.a., précité, point 42).
35 Ainsi, une incidence sur les échanges intracommunautaires résulte en général de la réunion de plusieurs facteurs qui, pris isolément, ne seraient pas nécessairement déterminants (voir arrêts du 21 janvier 1999, Bagnasco e.a., C‑215/96 et C‑216/96, Rec. p. I‑135, point 47, ainsi que du 29 avril 2004, British Sugar/Commission, C‑359/01 P, Rec. p. I‑4933, point 27). Pour vérifier si une entente affecte sensiblement le commerce entre États membres, il faut l’examiner dans son contexte économique
et juridique (voir, en ce sens, arrêt du 27 avril 1994, Almelo, C‑393/92, Rec. p. I‑1477, point 37).
36 À cet égard, d’une part, le simple fait que des opérateurs des autres États membres figurent parmi les participants à une entente nationale est un élément important dans l’appréciation à porter, mais il n’est pas déterminant en soi pour pouvoir en conclure que la condition relative aux effets sur le commerce entre États membres est remplie (voir arrêt Manfredi e.a., précité, point 44).
37 D’autre part, la Cour a déjà jugé que le fait qu’une entente n’ait pour objet que la commercialisation des produits dans un seul État membre ne suffit pas pour exclure que le commerce entre États membres puisse être affecté (voir arrêt du 11 juillet 1989, Belasco e.a./Commission, 246/86, Rec. p. I‑2117, point 33). En effet, une entente s’étendant à l’ensemble du territoire d’un État membre a, par sa nature même, pour effet de consolider des cloisonnements de caractère national, entravant
ainsi l’interpénétration économique voulue par le traité CE (arrêts du 17 octobre 1972, Vereeniging van Cementhandelaren/Commission, 8/72, Rec. p. 977, point 29, ainsi que Manfredi e.a., précité, point 45).
38 En outre, la circonstance qu’un accord ou une pratique favorisent une augmentation du volume du commerce entre États membres n’exclut pas que cet accord ou cette pratique puissent affecter ce commerce dans le sens précisé au point 34 du présent arrêt (voir, en ce sens, arrêt du 13 juillet 1966, Consten et Grundig/Commission, 56/64 et 58/64, Rec. p. 429, 495).
39 Il appartient à la juridiction nationale de vérifier si, eu égard aux caractéristiques du marché en cause, il existe un degré suffisant de probabilité que la mise en œuvre du fichier exerce une influence directe ou indirecte, actuelle ou potentielle, sur l’offre de crédit en Espagne par des opérateurs d’autres États membres et que cette influence ne soit pas insignifiante.
40 Toutefois, la Cour statuant sur renvoi préjudiciel peut, le cas échéant, apporter des précisions visant à guider la juridiction nationale dans son interprétation (voir, notamment, arrêts du 17 octobre 2002, Payroll e.a., C‑79/01, Rec. p. I‑8923, point 29, ainsi que Manfredi e.a., précité, point 48).
41 En l’occurrence, il ressort du dossier que le fichier est en principe ouvert à tout établissement opérant dans le domaine des activités de prêt et de crédit, à savoir un grand éventail d’entreprises ayant des profils divers. À la différence du CIR, géré par la Banque centrale espagnole, il n’est pas prévu de seuils minimaux, de sorte que les informations sur le crédit figurant dans ce fichier concernent un plus grand nombre d’opérations de crédit que celles contenues dans le CIR. En outre,
les informations émanant dudit fichier sont transmises par voie informatique et donc d’une manière plus efficace que celles fournies par le CIR.
42 Dès lors, la possibilité d’avoir accès au fichier ainsi que les conditions imposées à cet effet apparaissent susceptibles d’avoir une importance non négligeable dans le choix des entreprises établies dans des États membres autres que le Royaume d’Espagne d’exercer ou non leurs activités dans ce dernier État.
43 Selon une jurisprudence constante, et ainsi qu’il découle du point 34 du présent arrêt, l’article 81, paragraphe 1, CE n’exige pas que les ententes visées à cette disposition aient affecté sensiblement les échanges intracommunautaires, mais il demande qu’il soit établi que ces ententes sont de nature à avoir un tel effet (voir, en ce sens, arrêts du 1^er février 1978, Miller/Commission, 19/77, Rec. p. 131, point 15; du 17 juillet 1997, Ferriere Nord/Commission, C‑219/95 P, Rec. p. I‑4411,
point 19, ainsi que Bagnasco e.a., précité, point 48).
44 Ainsi, il convient de tenir compte de l’évolution prévisible des conditions de concurrence et du flux d’échanges entre État membres. Sur ce point, il appartient à la juridiction de renvoi de prendre en considération, par exemple, le développement éventuel d’activités transfrontalières et l’incidence prévisible d’éventuelles initiatives politiques ou législatives visant à réduire les obstacles juridiques ou techniques au commerce.
45 Si la juridiction de renvoi considère que le fichier est susceptible d’affecter le commerce entre États membres dans le sens précisé au point 34 du présent arrêt, il lui appartiendra d’examiner s’il a pour objet ou pour effet de restreindre la concurrence au sens de l’article 81, paragraphe 1, CE.
Sur l’existence d’une restriction de la concurrence
46 Il est constant que l’objet essentiel des systèmes d’échange d’informations sur le crédit, tels que le fichier, est de mettre à la disposition des fournisseurs de crédit des informations pertinentes sur les emprunteurs existants ou potentiels, notamment en ce qui concerne la manière dont ces derniers ont précédemment honoré leurs dettes. La nature des informations disponibles peut varier selon le type de système mis en œuvre. Dans l’affaire au principal, le fichier comporte, ainsi que M.
l’avocat général l’a relevé aux points 46 et 47 de ses conclusions, des éléments négatifs, comme le défaut de paiement, et des éléments positifs, tels que les soldes créditeurs, les avals, les cautions et garanties, les opérations de leasing ou la disposition temporaire d’actifs.
47 De tels fichiers, qui, ainsi que le gouvernement polonais l’indique, existent dans de nombreux États, augmentent la quantité des informations disponibles pour les établissements de crédit sur les emprunteurs potentiels, en atténuant la disparité existant entre le créancier et le débiteur en ce qui concerne la détention d’informations, facilitant ainsi une prévisibilité accrue de la probabilité de remboursement. Ce faisant, de tels fichiers sont en principe susceptibles de réduire le taux de
défaillance des emprunteurs et, partant, d’améliorer le fonctionnement de l’offre de crédit.
48 Les fichiers tels que celui en cause au principal n’ayant ainsi pas pour objet, par leur nature même, d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l’intérieur du marché commun au sens de l’article 81, paragraphe 1, CE, il appartient donc à la juridiction de renvoi de vérifier s’ils n’ont pas pour effet de le faire.
49 À cet égard, il convient de souligner que l’appréciation des effets des accords ou des pratiques au regard de l’article 81 CE implique la nécessité de prendre en considération le cadre concret dans lequel ils s’insèrent, notamment le contexte économique et juridique dans lequel opèrent les entreprises concernées, la nature des biens ou services affectés, ainsi que les conditions réelles du fonctionnement et de la structure du marché ou des marchés en question (voir, en ce sens, arrêts du 15
décembre 1994, DLG, C‑250/92, Rec. p. I‑5641, point 31; du 12 décembre 1995, Oude Luttikhuis e.a., C‑399/93, Rec. p. I‑4515, point 10, ainsi que Javico, précité, point 22).
50 Or, si l’article 81, paragraphe 1, CE ne limite pas une telle appréciation aux seuls effets actuels, celle‑ci devant également tenir compte des effets potentiels de l’accord ou pratique en cause sur la concurrence dans le marché commun, un accord échappe toutefois à la prohibition de l’article 81 CE lorsqu’il n’affecte le marché que d’une manière insignifiante (arrêts du 9 juillet 1969, Völk, 5/69, Rec. p. 295, point 7; Deere/Commission, précité, point 77, ainsi que Bagnasco e.a., précité,
point 34).
51 Selon la jurisprudence en matière d’accords sur l’échange d’informations, ceux‑ci sont contraires aux règles de concurrence lorsqu’ils atténuent ou suppriment le degré d’incertitude sur le fonctionnement du marché en cause avec comme conséquence une restriction de la concurrence entre entreprises (arrêts Deere/Commission, précité, point 90, et du 2 octobre 2003, Thyssen Stahl/Commission, C‑194/99 P, Rec. p. I‑10821, point 81).
52 En effet, il est inhérent aux dispositions du traité relatives à la concurrence que tout opérateur économique doit déterminer de manière autonome la politique qu’il entend suivre sur le marché commun. Ainsi, selon ladite jurisprudence, une telle exigence d’autonomie s’oppose à toute prise de contact directe ou indirecte entre des opérateurs économiques de nature soit à influencer le comportement sur le marché d’un concurrent actuel ou potentiel, soit à dévoiler à un tel concurrent le
comportement que l’on est décidé à tenir soi-même sur le marché ou que l’on envisage d’adopter sur celui-ci, lorsque ces contacts ont pour objet ou pour effet d’aboutir à des conditions de concurrence qui ne correspondraient pas aux conditions normales du marché en cause, compte tenu de la nature des produits ou des prestations fournies, de l’importance et du nombre des entreprises ainsi que du volume dudit marché (voir arrêt Commission/Anic Partecipazioni, précité, points 116 ainsi que 117 et
jurisprudence citée).
53 Toutefois, ladite exigence d’autonomie n’exclut pas le droit des opérateurs économiques de s’adapter intelligemment au comportement constaté ou à escompter de leurs concurrents (arrêts précités Deere/Commission, point 87; Commission/Anic Partecipazioni, point 117, et Thyssen Stahl/Commission, point 83).
54 Dès lors, ainsi qu’il résulte du point 49 du présent arrêt, la compatibilité d’un système d’échange d’informations, tel que le fichier, avec les règles communautaires de concurrence ne peut être appréciée de façon abstraite. Elle est fonction des conditions économiques sur les marchés concernés et des caractéristiques propres au système en cause, telles que, notamment, sa finalité, les conditions d’accès et de participation à l’échange, ainsi que la nature des informations échangées –
celles‑ci pouvant, par exemple, être publiques ou confidentielles, agrégées ou détaillées, historiques ou actuelles – leur périodicité et leur importance pour la fixation des prix, des volumes ou des conditions de la prestation.
55 Ainsi qu’il est indiqué au point 47 du présent arrêt, les fichiers tels que celui en cause au principal, en réduisant le taux de défaillance des emprunteurs, sont en principe de nature à améliorer le fonctionnement de l’offre de crédit. En effet, ainsi que M. l’avocat général l’a relevé, en substance, au point 54 de ses conclusions, si les établissements financiers, en raison d’un manque d’informations sur le risque de défaillance des emprunteurs, ne peuvent distinguer, parmi ces derniers,
ceux dont la probabilité de défaillance est plus importante, le risque supporté de ce fait par ces établissements s’en trouvera nécessairement augmenté et ceux‑ci auront tendance à l’intégrer dans le calcul du coût du crédit pour tous les emprunteurs, y compris ceux qui présentent le risque de défaillance le plus faible, ces derniers devant alors supporter un coût plus élevé que si lesdits établissements étaient en mesure d’évaluer plus précisément la probabilité de remboursement. En principe, les
fichiers tels que celui susmentionné sont de nature à atténuer une telle tendance.
56 En outre, de tels fichiers, en diminuant l’importance des informations détenues par les établissements financiers sur leurs propres clients, apparaissent, en principe, susceptibles d’augmenter la mobilité des consommateurs de crédit. Par ailleurs, ces fichiers sont aptes à faciliter l’entrée de nouveaux concurrents sur le marché.
57 Néanmoins, l’existence ou non en l’espèce d’une restriction de concurrence au sens de l’article 81, paragraphe 1, CE dépend du contexte économique et juridique dans lequel s’insère le fichier, et notamment des conditions économiques du marché ainsi que des caractéristiques propres dudit fichier.
58 À cet égard, en premier lieu, il convient de relever que, si l’offre sur un marché est fortement concentrée, l’échange de certaines informations peut être, selon notamment le type d’informations échangées, de nature à permettre aux entreprises de connaître la position et la stratégie commerciale de leurs concurrents sur le marché, faussant ainsi la rivalité sur ce marché et augmentant la probabilité d’une collusion, voire facilitant celle-ci. En revanche, si l’offre est atomisée, la diffusion
et l’échange d’informations entre concurrents peuvent être neutres, voire positifs, pour la nature compétitive du marché (voir, en ce sens, Thyssen Stahl/Commission, précité, points 84 et 86). Dans la présente affaire, il est constant, ainsi qu’il ressort du point 10 du présent arrêt, que la juridiction de renvoi a introduit sa demande de décision préjudicielle «dans une hypothèse de marché atomisé», ce qu’il lui appartiendra de vérifier.
59 En deuxième lieu, pour que les fichiers tels que celui en cause au principal ne soient pas susceptibles de dévoiler la position sur le marché ou la stratégie commerciale des concurrents, il importe que l’identité des créanciers ne soit pas révélée, directement ou indirectement. Dans la présente affaire, il ressort de la décision de renvoi que le Tribunal de Defensa de la Competencia a imposé à Asnef-Equifax, qui l’a acceptée, une condition selon laquelle les informations relatives aux
créanciers contenues dans le fichier ne doivent pas être divulguées.
60 En troisième lieu, il importe également que de tels fichiers soient accessibles de façon non discriminatoire, en droit comme en fait, à tous les opérateurs actifs dans le domaine pertinent. En effet, dans le cas où une telle accessibilité ne serait pas assurée, certains de ces derniers seraient désavantagés, puisqu’ils disposeraient de moins d’informations pour évaluer le risque encouru, ce qui ne faciliterait pas non plus l’entrée de nouveaux opérateurs sur le marché.
61 Il s’ensuit que, pour autant que le ou les marchés concernés ne sont pas fortement concentrés, que le système ne permet pas d’identifier les créanciers et que les conditions d’accès et d’utilisation pour les établissements financiers ne sont pas discriminatoires, un système d’échange d’informations tel que le fichier n’est pas susceptible, en principe, d’avoir pour effet une restriction de la concurrence au sens de l’article 81, paragraphe 1, CE.
62 En effet, si, dans ces conditions, de tels systèmes sont de nature à réduire l’incertitude quant au risque de défaillance des demandeurs de crédit, ils ne sont toutefois pas susceptibles de diminuer l’incertitude quant aux risques de la concurrence. Ainsi, chaque opérateur agirait normalement de manière indépendante et autonome au moment d’adopter un comportement déterminé, compte tenu des risques présentés par lesdits demandeurs. Contrairement à ce que fait valoir l’Ausbanc, il ne saurait
être automatiquement inféré de la seule existence d’un tel échange d’informations sur le crédit que celui‑ci conduirait à un éventuel comportement collectif anticoncurrentiel, tel qu’un boycott de certains emprunteurs potentiels.
63 Par ailleurs, ainsi que M. l’avocat général l’a relevé, en substance, au point 56 de ses conclusions, les éventuelles questions relatives à l’aspect sensible des données à caractère personnel ne relevant pas, en tant que telles, du droit de la concurrence, elles peuvent être résolues sur le fondement des dispositions pertinentes en matière de protection de telles données. Dans l’affaire au principal, il ressort du dossier que, en vertu des règles applicables au fichier, les consommateurs
intéressés peuvent, en conformité avec la législation espagnole, vérifier et, le cas échéant, faire corriger, voire éliminer, les données qui les concernent.
Sur l’applicabilité de l’article 81, paragraphe 3, CE
64 Ce n’est que dans l’hypothèse où la juridiction de renvoi constaterait, à la lumière des considérations exposées aux points 58 à 62 du présent arrêt, qu’il existe bien en l’espèce une restriction de la concurrence au sens de l’article 81, paragraphe 1, CE qu’une analyse par cette juridiction au regard des dispositions du paragraphe 3 de cet article s’avérerait nécessaire pour résoudre le litige au principal.
65 L’applicabilité de l’exemption prévue à l’article 81, paragraphe 3, CE est subordonnée aux quatre conditions cumulatives énoncées à cette même disposition. Il faut, premièrement, que l’entente concernée contribue à améliorer la production ou la distribution des produits ou services en cause, ou à promouvoir le progrès technique ou économique, deuxièmement, qu’une partie équitable du profit qui en résulte soit réservée aux utilisateurs, troisièmement, qu’elle n’impose aucune restriction non
indispensable aux entreprises participantes et, quatrièmement, qu’elle ne leur donne pas la possibilité d’éliminer la concurrence pour une partie substantielle des produits ou services en cause (voir, en ce sens, arrêts du 17 janvier 1984, VBVB et VBBB/Commission, 43/82 et 63/82, Rec. p. 19, point 61, ainsi que Remia e.a./Commission, précité, point 38).
66 Il résulte du dossier, et notamment de la seconde question posée par la juridiction de renvoi, que cette dernière vise à obtenir une réponse de la Cour en ce qui concerne, en particulier, la deuxième de ces conditions, qui prévoit qu’une partie équitable du profit qui résulte de l’accord, de la décision ou de la pratique en cause doit être réservée aux utilisateurs. En effet, ladite juridiction s’interroge, en substance, sur la question de savoir si, dans l’hypothèse où tous les utilisateurs
ne tireraient pas profit du fichier, celui-ci pourrait néanmoins bénéficier de l’exemption prévue à l’article 81, paragraphe 3, CE.
67 Outre les effets potentiels exposés aux points 55 et 56 du présent arrêt, les fichiers tels que celui en cause au principal sont de nature à aider à prévenir les situations de surendettement pour les consommateurs de crédit, ainsi que, en principe, à entraîner globalement une disponibilité plus grande du crédit. Ces avantages économiques objectifs pourraient, dans l’hypothèse où le fichier restreindrait la concurrence au sens de l’article 81, paragraphe 1, CE, être de nature à compenser les
inconvénients d’une telle restriction éventuelle, ce qu’il appartiendrait, le cas échéant, à la juridiction de renvoi de vérifier.
68 Certes, il ne saurait, en principe, être exclu que, ainsi que l’Ausbanc le laisse entendre, certains demandeurs de crédit se trouvent, en raison de l’existence de tels fichiers, confrontés à des majorations des taux d’intérêt, voire à des refus de crédit.
69 Toutefois, sans qu’il soit nécessaire de se prononcer sur la question de savoir si de tels demandeurs bénéficieraient néanmoins d’un éventuel effet de discipline en matière de crédit ou d’une protection contre le surendettement, cette circonstance ne saurait, par elle‑même, s’opposer à ce que la condition selon laquelle une partie équitable du profit doit être réservée aux utilisateurs soit remplie.
70 En effet, au regard de l’article 81, paragraphe 3, CE, c’est le caractère favorable de l’incidence sur l’ensemble des consommateurs dans les marchés pertinents qui doit être pris en considération et non pas l’incidence sur chaque membre de cette catégorie de consommateurs.
71 Il y a lieu en outre de relever que, ainsi qu’il ressort des points 55 et 67 du présent arrêt, les fichiers tels que celui en cause au principal sont, dans les conditions propices, de nature à entraîner une disponibilité accrue du crédit, y compris pour les demandeurs pour lesquels les taux d’intérêt pourraient être excessifs en l’absence d’une connaissance appropriée de leur situation personnelle par les créanciers.
72 Au regard de l’ensemble de ce qui précède, il y a lieu de répondre comme suit aux questions posées:
– L’article 81, paragraphe 1, CE doit être interprété en ce sens qu’un système d’échange d’informations sur le crédit, tel que le fichier, n’a pas, en principe, pour effet de restreindre la concurrence au sens de cette disposition, pour autant que le ou les marchés concernés ne sont pas fortement concentrés, que ce système ne permet pas d’identifier les créanciers et que les conditions d’accès et d’utilisation pour les établissements financiers ne sont pas discriminatoires, en droit comme en
fait.
– Dans le cas où un système d’échange d’informations sur le crédit, tel que ledit fichier, restreindrait la concurrence au sens de l’article 81, paragraphe 1, CE, l’applicabilité de l’exemption prévue au paragraphe 3 de cet article est subordonnée aux quatre conditions cumulatives énoncées à cette dernière disposition. Il appartient au juge national de vérifier si ces conditions sont remplies. Pour que soit remplie la condition relative au fait qu’une partie équitable du profit doit être
réservée aux utilisateurs, il n’est pas nécessaire, en principe, que chaque consommateur tire profit individuellement d’un accord, d’une décision ou d’une pratique concertée. En revanche, il est nécessaire que l’incidence globale sur les consommateurs dans les marchés en cause soit favorable.
Sur les dépens
73 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle‑ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (troisième chambre) dit pour droit:
1) L’article 81, paragraphe 1, CE doit être interprété en ce sens qu’un système d’échange d’informations sur le crédit entre établissements financiers, tel que le fichier d’informations sur la solvabilité des clients en cause au principal, n’a pas, en principe, pour effet de restreindre la concurrence au sens de cette disposition, pour autant que le ou les marchés concernés ne sont pas fortement concentrés, que ce système ne permet pas d’identifier les créanciers et que les conditions d’accès
et d’utilisation pour les établissements financiers ne sont pas discriminatoires, en droit comme en fait.
2) Dans le cas où un système d’échange d’informations sur le crédit, tel que ledit fichier, restreindrait la concurrence au sens de l’article 81, paragraphe 1, CE, l’applicabilité de l’exemption prévue au paragraphe 3 de cet article est subordonnée aux quatre conditions cumulatives énoncées à cette dernière disposition. Il appartient au juge national de vérifier si ces conditions sont remplies. Pour que soit remplie la condition relative au fait qu’une partie équitable du profit doit être
réservée aux utilisateurs, il n’est pas nécessaire, en principe, que chaque consommateur tire profit individuellement d’un accord, d’une décision ou d’une pratique concertée. En revanche, il est nécessaire que l’incidence globale sur les consommateurs dans les marchés en cause soit favorable.
Signatures
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* Langue de procédure: l’espagnol.